Les Puissances navales du second ordre vis-à-vis de l’Angleterre et de la France

LES PUISSANCES NAVALES DU SECOND ORDRE.
VIS-À-VIS DE L’ANGLETERRE ET DE LA FRANCE.

L’émotion produite en Europe par la Note sur l’état des forces navales de la France n’est pas apaisée encore. C’est notre opinion maintenant qui est devenue le point de mire des commentaires de la presse étrangère. Parce qu’une circonstance heureuse nous a permis de porter les premiers à la connaissance du public la Note de M. le prince de Joinville, on ne veut pas voir dans nos paroles l’expression spontanée d’un sentiment personnel ; l’éloge et le blâme remontent plus haut, comme si l’accord de nos idées avec celles qu’a développées le jeune contre-amiral n’existait pas depuis long-temps, ce que prouve, de reste, le travail qui a paru dans ce recueil, en 1841, sur l’avenir de la marine à vapeur. C’est sous l’empire de préventions pareilles que le Journal de La Haye vient de discuter notre réponse aux contradicteurs de la Note. S’il s’en était tenu à une simple réfutation, nous ne nous y arrêterions point ; mais il a saisi ce prétexte pour publier une sorte de manifeste auquel sa position d’organe semi-officiel du gouvernement néerlandais[1] donne une certaine portée : la question qu’il a soulevée est trop grave pour que nous n’essayions pas au moins de l’éclaircir.

La pensée principale de cet article, quoique assez adroitement déguisée dans le début, peut se résumer ainsi : En cas de guerre maritime avec l’Angleterre, la France ne doit point compter sur l’alliance de la Hollande, pour deux raisons : la première, c’est que les marines secondaires n’ont rien à redouter de la suprématie de l’Angleterre, la souveraineté des mers étant reléguée au nombre des prétentions surannées des siècles barbares ; la seconde, c’est que cette suprématie, sans danger si c’est l’Angleterre qui la possède passant du côté de la France, conduirait à l’établissement de la monarchie universelle sur le continent (laquelle sans doute n’est pas reléguée au nombre des prétentions surannées des siècles barbares). Il y a là presque autant d’hérésies que de mots ; il ne nous sera pas difficile de le prouver.

La suprématie maritime de l’Angleterre n’est point à craindre pour les puissances navales du second ordre ! Les temps sont donc bien changés, et la politique anglaise aussi ; car, si notre mémoire est bonne, cette prudente et ambitieuse nation n’a pas été lente à profiter de la conflagration universelle allumée par la révolution de 89, pour détruire leur marine et leur enlever leurs colonies. Que sa première pensée ait été, aussitôt la guerre engagée entre elle et la république, de s’emparer de Toulon, rien de plus naturel ; qu’elle ne se soit pas crue forcée de conserver pour les Bourbons, dont elle prétendait vouloir relever le trône, ces vaisseaux redoutables qui, de la mer des Indes aux baies de la Nouvelle-Angleterre, avaient défendu avec trop de succès un grand fait et un grand principe, l’indépendance d’un peuple nouveau et l’indépendance de la mer, se conçoit. À la rigueur on ne peut pas lui faire un reproche d’avoir anéanti à Trafalgar la marine espagnole, déjà si rudement atteinte au cap Saint-Vincent : l’Espagne devait expier sa fidélité à une alliance traditionnelle, et c’est peut-être pour rendre la leçon plus complète que le cabinet britannique ne lui a pas restitué l’île de la Trinidad à la paix générale. Mais les petits peuples qui subissaient malgré eux notre domination continentale, qu’avaient-ils fait à l’Angleterre pour qu’elle les ait traités plus rudement encore ? Ils avaient des colonies, ils avaient des vaisseaux : voilà quel fut leur tort et la cause première de leur ruine. Aussi, voyez comme elle s’est pressée de leur porter des coups dont ils ne se sont point relevés. En 1795, la Hollande est envahie par Pichegru ; moins de deux ans après, la puissance navale de cette nation de marins périt au Doggersbank. Il fallait bien se hâter ; la restauration du stathoudérat, qu’on croyait imminente, aurait fait perdre à jamais l’occasion précieuse. Et le Danemark, dont la capitale fut bombardée deux fois, quel crime avait-il commis ? Il possédait une flotte qui pouvait devenir inquiétante une expédition de boucaniers, organisée sur une grande échelle, vint la lui dérober dans le port. Dès qu’une escadre portait ombrage à l’Angleterre, elle la confisquait, et l’on sait dans quel état elle la rendait quand un autre intérêt politique la forçait de s’en dessaisir. Enfin, pendant toute la durée des guerres de la république et de l’empire, on a vu ce peuple, qui accuse aujourd’hui nos plus illustres marins de rêver une guerre de pillage, se jeter comme des Normands, ses ancêtres, sur tous les rivages de l’Europe, bombarder les ports, dévaster les arsenaux, poursuivre jusqu’au fond des fleuves les pavillons sans défense, bloquer le monde enfin, et, non content d’avoir fermé à l’Europe toutes les avenues de l’Océan, se venger sur le capitole du Nouveau-Monde d’une grandeur future qu’il ne pouvait encore atteindre.

C’est ainsi que le champion de l’équilibre politique, pour rappeler ici l’expression curieuse du Journal de La Haye, a procédé dans son œuvre de désintéressement. Il y a mis tant d’ardeur, que presque toutes les marines secondaires qui existaient à la fin du XVIIIe siècle, ont disparu. Où sont les vaisseaux de Gênes ? Où sont les vaisseaux de Venise ? L’Espagne peut à peine équiper une frégate ; la Hollande ni le Danemark ne sauraient armer une flotte. Il ne reste plus que trois marines libres dans le monde, et encore, réunies toutes les trois par une alliance peut-être impossible, elles n’égaleraient pas la colossale marine britannique : la plus considérable des trois, la nôtre, s’est relevée enfin de ses longs désastres ; mais la marine de la Russie est acculée au fond de ses deux mers intérieures, et celle des États-Unis tarde trop peut-être à développer tous les élémens de sa force.

La souveraineté de l’Océan est une chimère ! La suprématie maritime a sur la suprématie continentale l’avantage de pouvoir se fonder sans la spoliation des autres états ! Mais il nous semble qu’en 1794 la Hollande possédait encore le Cap, Ceylan, des comptoirs dans l’Inde, une partie de la presqu’île de Malacca, la Guyane avec les Français et les Espagnols seuls pour voisins. Quel pavillon flotte aujourd’hui le long du chemin immense qui va de Batavia au Texel, à Singapore, à Trincomalé, sous la montagne de la Table ? N’était-ce pas autrefois le pavillon tricolore ? n’est-ce pas aujourd’hui l’union— jack ? À qui appartiennent à présent Démerari, Esséquibo ? La Hollande a-t-elle abandonné volontairement ces indispensables possessions ? Non, l’Angleterre les lui a prises, les payant à la vérité en monnaie continentale, avec la Belgique qui ne lui appartenait pas, et dont elle a reconnu ensuite l’indépendance sans vouloir entendre parler de la restitution de Ceylan, de la Guyane et du Cap.

Mais peut-être l’Angleterre est changée : elle est satisfaite de sa suprématie maritime ; elle est rassasiée de conquêtes. Nous le voulons bien ; pourtant ce qu’elle a fait par ambition jadis, elle le fera aujourd’hui par nécessité. Un de ses hommes d’état a trahi dernièrement le secret de cette loi impérieuse de la fatalité qui l’entraîne et qu’elle ne peut plus maîtriser. Que la Hollande y réfléchisse bien : elle est encore, après tout ce que l’Angleterre lui a ravi, la seconde puissance coloniale du monde. Java, depuis 1815, a déployé ses inépuisables ressources ; Java jette trop de café sur les marchés de l’Europe ; Java peut produire de l’opium ; le Japon, cet ultima Thule des fabricans du Lancashire, ne reçoit encore que des marchands bataves. La Hollande perdra, si elle n’y prend garde, et le Japon et Java. La nécessité contraindra l’Angleterre à profiter de la première occasion pour les lui enlever. Le gouvernement hollandais le sait bien. C’est pour détourner ce coup qui réduirait à la banqueroute un peuple immensément obéré, c’est pour ne pas compromettre le gage le plus solide de sa dette publique que ce gouvernement caresse l’Angleterre, et qu’en cas de guerre maritime il se mettrait peut-être à sa merci. Mauvais calcul : toutes les puissances qui ont compté sur ces sortes d’alliances où la force et la convoitise sont d’un côté, la faiblesse et l’objet convoité de l’autre, n’ont pas tardé à se repentir. Alliée ou non à la Hollande, l’Angleterre obéira d’abord à la voix de son intérêt : les nécessités fatales de sa grandeur lui défendent à jamais d’être juste et d’être généreuse.

En est-il de même de la France ? Faut-il que, pour rester grande, elle détruise des flottes, elle conquière des colonies ? Non, une mission bien différente lui est tracée par sa position géographique, par son histoire navale, par ses malheurs même ; elle est placée entre l’Angleterre et les marines secondaires pour protester contre la souveraineté de la mer, pour défendre les droits des faibles et l’indépendance des neutres : mission désintéressée qui ne convient qu’à elle seule, parce que seule elle est, quoi qu’on en dise, capable de se passionner et de combattre pour l’honneur des principes européens.

Le Journal de La Haye craint que, si jamais la France obtenait la suprématie maritime, elle ne menaçât la liberté des états du continent. Sérieusement le Journal de la Haye ne croit pas ce qu’il dit là. D’abord il sait bien qu’il n’est pas dans la nature probable des évènemens à venir que la France domine jamais sur la mer. Il ne se prépare rien, de nos jours, qui puisse faire espérer ou craindre, comme on voudra, que notre puissance navale soit autre chose qu’une résistance. Mais quand le sceptre maritime (nous admettons un moment l’impossible) passerait des mains de l’Angleterre à celles de la France, les marines secondaires devraient-elles commencer à trembler, s’il est vrai que la position insulaire de sa rivale suffise à présent pour écarter toutes leurs craintes ? Le continent serait-il voué désormais à un inévitable esclavage ? À cette assertion spécieuse notre réponse sera facile ; c’est l’histoire même de la Hollande qui nous la fournira. L’Espagne, au début du règne de Philippe II, était en pleine possession de la suprématie maritime et continentale ; les Provinces-Unies n’existaient pas. À la fin du XVIe siècle, de ce siècle qui avait vu avec terreur se dresser sur les deux mondes le fantôme menaçant de la monarchie universelle, il y avait un peuple de plus en Europe, un pavillon de plus sur l’océan. Un demi-siècle plus tard, cette république d’un million de citoyens à peine, maîtresse de la mer, était l’arbitre de l’Europe à la paix de Westphalie, et, chose plus étonnante encore, cinquante ans après, elle devenait l’ame d’une coalition qui parvint à renverser les desseins de Louis XIV, qu’on accusait aussi d’aspirer à la monarchie universelle.

Que la Hollande se rassure donc. La France ne réussirait point où l’Espagne de Charles-Quint a échoué. Une seule puissance jalouse sa nouvelle marine, pourtant si faible encore, convoite son île admirable de Java : c’est l’Angleterre. Alliée ou ennemie de cette puissance, le même danger la menace. Le plus sûr moyen pour elle de détourner ce danger, est d’être fidèle à son ancienne politique, de se jeter du côté où est la résistance, de s’opposer, dans la mesure de ses forces, à l’empire de la mer, comme elle s’est opposée autrefois à la souveraineté du continent. Vis-à-vis d’un ennemi naturel à qui son intérêt ne permet ni la justice ni la pitié, il n’y a de salut que dans la lutte.

  1. Nous n’avançons point ce fait à la légère. Le gouvernement des Pays-Bas se sert de ce journal pour expliquer ses actes et sa politique au reste de l’Europe par le canal d’une langue bien plus répandue que le hollandais. Tel était le rôle de l’ancienne Gazette de Leyde au XVIIIe siècle. Les enquêtes des états-généraux sur l’emploi des fonds secrets ont fait connaître le chiffre de la subvention que reçoit le Journal de La Haye.