Les Propos d’un franc-tireur, épisode du siège de Paris

Propos d’un franc-tireur, épisode du siège de Paris
A. Albane


PROPOS
D'UN
FRANC-TIREUR
EPISODE DU SIEGE DE PARIS

— Je ne sais pas, à vrai dire, comment les choses se passeront, dit le capitaine de francs-tireurs en allumant un cigare ; mais la France ne peut pas succomber. Il m’est aussi impossible d’imaginer l’Europe sans la France que de me figurer le monde sans l’Europe. Je ne doute pas de notre résurrection, et malgré nos accablans désastres j’ose dire que je ne désespère pas de la victoire.

Une exclamation ironique de Burskine l’interrompit. — Voyons, dit-il, raisonnons un peu, capitaine. Si l’armée française, organisée tant bien que mal, n’a pu tenir contre les armées allemandes, comment espérez-vous triompher à cette heure, où vous n’avez plus que des bandes sans ordre, sans discipline, mal équipées et mal armées ? N’est-il pas évident qu’elles seront absolument insuffisantes contre des troupes aguerries ? Vous accomplirez, je le veux bien, des prodiges de valeur individuelle ; vous harcèlerez, vous fatiguerez l’ennemi : où cela vous mènera-t-il ? A tuer quelques milliers de Prussiens, à enlever des fourgons, à ramasser des casques perdus ou de mauvais fusils oubliés dans les buissons… Croyez-vous contraindre ainsi le roi Guillaume à lever le siège ? Là…, sérieusement ; le croyez-vous ?… Ah ! si vous aviez une armée de secours, tout changerait ; mais vos armées sont captives en Allemagne. Que vous reste-t-il ici ? Des francs-tireurs, dont je ne songe point à médire en votre présence, mon capitaine, des gardes mobiles, braves jeunes gens, tout pleins de bonne volonté et d’inexpérience, et des gardes nationaux, qui ne font pas mal dans le paysage, derrière les remparts… Mais l’armée, qui la compose ?… Quelques régimens de marche peut-être, et des zouaves… de Châtillon.

Le vieux capitaine avait rougi. — Allons ! dites-le donc, s’écria-t-il en frappant du poing la table où il s’accoudait, nos soldats sont des lâches, n’est-ce pas ?… Parce que quelques pauvres diables échappés à grand’peine à nos récens désastres se sont débandés, parce que quelques malheureux se sont laissé égarer par les déclamateurs qui criaient qu’on les vendait et qu’ils étaient trahis, parce que quelques mauvais drôles peut-être, — il y en a partout, — ont un jour lâché pied en entraînant dans leur fuite de jeunes recrues encore hésitantes, on se croit le droit d’insulter l’année, et l’on s’en vient parler d’un air de dédain de nos régimens de marche et de nos zouaves de Châtillon… Eh bien ! vous les verrez à l’œuvre, si vous ne les y avez vus déjà, et ils vous arracheront des cris d’admiration. Oui, vous-même, Burskine, tout Anglais que vous êtes et ami sans doute du roi de Prusse, vous serez contraint de les admirer, et vous regretterez l’outrage que vous venez d’infliger à ces braves gens.

Sa voix vibrait et ses yeux étincelaient. Nous étions de vieux amis tous les trois ; chacun connaissait le cœur des autres, et nulle irritation, nul mauvais sentiment ne pouvait durer entre nous. Quelques mots de Burskine calmèrent le capitaine. — Je n’aime pas, dit-il, le roi Guillaume, ni ses pompes, qui sont funèbres, ni ses œuvres, qui le sont encore plus, et j’estime que le soldat français est toujours le premier soldat du monde,.. à la condition pourtant qu’il soit victorieux.

Je ne sais si tel était l’avis du capitaine, mais il demeura quelque temps silencieux. — Ou se figure trop, reprit-il ensuite avec calme, que le courage est quelque chose d’absolu, une vertu tout d’une pièce, et que celui qui a en soi l’étoffe d’un héros est par là même à l’abri de tout sentiment de crainte, de toute tentation de faiblesse ; c’est une erreur. Avant d’être capitaine de francs-tireurs, j’ai été soldat, j’ai servi dans les chasseurs de Vincennes, et je peux dire que j’ai connu des hommes d’une valeur éprouvée… Eh bien ! ma conviction est que le plus brave peut avoir ses instans d’hésitation,… je dirais presque de défaillance. Plus la nature est fine, délicate, nerveuse, plus elle est accessible à des impressions soudaines et vives qui traversent l’âme à l’improviste, et dont on ne triomphe que par un effort de la volonté. Les natures un peu matérielles et compactes sont également accessibles à la peur, c’est une conséquence de leur inertie, de leur défaut de ressort et d’initiative ; on voit fuir quelques hommes par exemple, on pense qu’ils ont pour cela de bonnes raisons, et on les suit. Chez les êtres doués d’une imagination vive, la panique a un caractère tout autre et en quelque sorte foudroyant. — C’est un choc électrique qui met en branle et bouleverse tout le système nerveux avant que l’esprit ou la volonté ait le temps d’intervenir.

— Ainsi le même homme pourrait se montrer brave ou ne l’être pas selon l’heure et les circonstances ?

— Je crois du moins que chacun de nous, pour se montrer en toute circonstance égal à lui-même, doit exercer une sorte de surveillance et de discipline intérieure qui ne permette pas à l’âme d’être prise à l’improviste… Si le sang-froid n’est pas tout le courage, il en est certainement la partie la plus solide en même temps que la sauvegarde. Et cela est si vrai que, si l’on donnait à l’homme qui a peur le temps de la réflexion, presque toujours il se conduirait bravement. Il mesurerait exactement le danger et se persuaderait que le plus sûr moyen et le moins sot d’y échapper est encore de faire bonne contenance. Voici par exemple les Allemands : eh bien ! leur courage est avant tout affaire de raisonnement et de méthode ; c’est parce qu’ils veulent la paix (je parle, bien entendu, des simples soldats et non pas des chefs, dont l’ambition damnée les jette sous le canon), c’est parce qu’ils désirent une paix prompte et la meilleure possible, qu’ils se battent avec résolution ; ils savent que la victoire est le plus court chemin pour retourner chez eux. Ils ont d’ailleurs une autre source de conviction : ce sont leurs officiers, qui le pistolet au poing brûlent la cervelle à celui qui reculé ; entre deux balles, dont l’une est infaillible et l’autre problématique, ils choisissent rationnellement cette dernière, qui est en même temps la plus glorieuse.

— Oui, dit Burskine, et comme leur façon de faire la guerre révèle bien cette race d’hommes à la fois raisonneuse et parcimonieuse ! Avec quelle circonspection ils procèdent, avec quelle économie ils se ménagent ! Pas d’entraînement chez eux ; nulle générosité, nulle ardeur, mais une ténacité froidement calculée, une rapacité sans scrupule. Chaque peuple du reste met ainsi dans la guerre le trait dominant de son génie ; il donne à son courage sa physionomie propre et le façonne en quelque sorte à son image. C’est ainsi qu’en Crimée les Russes nous étonnaient par une stoïque résignation ; ce sont là de solides troupes, de vaillans soldats, et pourtant il ne s’agit pour eux ni de prompte paix à conclure, ni d’avantages à conquérir ; indifférens aux causes, ils le sont également au but de la guerre. Aussi n’ont-ils aucune haine contre l’ennemi, à peine savent-ils son nom ; mais on a commandé, ils obéissent. Leur courage a, comme leur soumission, un caractère véritablement religieux, le tsar est pour eux le symbole divin, fatalité ou providence. On leur a dit de marcher, ils avancent ; on leur a dit de vaincre, ils combattent, et s’ils meurent, ce n’est point leur affaire, c’est aux chefs d’aviser. Mes compatriotes n’ont rien de cette abnégation et de ce courage passifs, ils connaissent et discutent les causes de la guerre, ils en calculent à merveille les avantages ou les périls ; mais, qu’elle soit juste ou non, la querelle de l’Angleterre devient aussitôt la leur propre. Le point d’honneur national, voilà ce qui fait battre le cœur de l’Anglais. Que sa nation soit la première en toutes choses, qu’elle égale et surpasse tous les peuples par sa puissance, son crédit, son industrie, sa flotte, par la valeur de ses soldats, et, s’il se peut, par son génie : voilà l’unique et puissante ambition d’un Anglais. C’est ainsi que les Romains autrefois combattaient pour la république ; ils nous ont transmis cette passion souveraine, et c’est l’honneur de l’Angleterre qui enflamme uniquement et soutient le courage de ses soldats. Il me semble qu’en cela du reste ils ressemblent un peu aux vôtres.

— Oh ! dit en souriant le capitaine, pour nous il y a autre chose, quelque chose de plus. Le Français, Burskine, se bat surtout pour la gloire. La gloire, cette flamme, ce rayon, ce rêve supérieur à toute réalité, voilà ce que le Français a poursuivi sur tous les champs de bataille de l’Europe et du monde… C’est le secret de sa force, c’est le secret aussi de ses faiblesses… Conquêtes, idées justes ou fausses, progrès social, alliances ou rancunes, tout ce qui semble le mener au combat, tout ce qu’il inscrit sur ses drapeaux, ce sont là des ombres, dont peut-être il est dupe lui-même et derrière lesquelles se cache la brillante étincelle… Aucun peuple au monde, sauf peut-être la Grèce, n’a fourni autant de héros aux légendes guerrières… C’est que le plus humble paysan suce en naissant le fait de la belle chimère, et tous, gardes mobiles, marins ou soldats, ils portent dans leurs veines le germe de cette fièvre sacrée, de cette furia francese qui nous a valu tant de victoires… Placez bien haut le prix du combat, et vous ferez naître les héros… Vous parliez tout à l’heure des soldats de Châtillon… Qu’était-il donc arrivé à ces soldats ? Eh ! mon Dieu, ils avaient perdu leur chimère ; elle avait disparu sous les ruines de l’empire, dans la poussière d’un immense désastre… Ils avaient été trompés ; ils étaient partis pour la gloire, et on les avait menés à Sedan ; ils avaient cru le triomphe assuré, et ils ne pouvaient comprendre qu’ils eussent été vaincus,… sauf par la trahison. Ils ne se demandaient pas si leur indiscipline et leur imprévoyance n’avaient pas été complices de ces défaites ; ils s’en prenaient à tout autour d’eux, à l’empereur d’abord, et aussi à la fortune, qui leur manquait de parole… Ils ne croyaient plus à la gloire… Que leur restait-il ? Le devoir et la patrie. Oui, certes, mais on avait un peu oublié de leur parler du devoir et de la patrie ; cela semblait sans doute trop élémentaire et, disons-le, un peu réactionnaire. La mode était d’énumérer amplement les droits de chacun : droits des citoyens et. des peuples, droits des gens, des soldats aussi, au premier rang desquels ils avaient inscrit tout naturellement le droit de discuter leurs chefs et le droit divine, la victoire… On les avait également entretenus des trompeuses utopies d’une paix universelle, de je ne sais quelle solidarité des peuples, rêveries creuses qui ne ressemblaient en rien à cette saine et virile fraternité humaine dont la France a la première arboré le drapeau ; cela tenait de la société secrète et ressemblait à une conjuration. On était de bonne foi peut-être ; mais, en amoncelant ainsi les nuages sur les frontières des peuples, on avait battu en brèche, sans y songer, les remparts de la patrie. Plus d’un soldat hésitait, doutait, se demandait où était l’ennemi… Ce ne pouvait être là que le vertige d’un jour… Il y a dans notre race un fonds exquis de bon sens et d’honneur qui survit à tout, et qui relèvera la France ; toutes les rêveries humanitaires, tous les sophismes de la Germanie n’y feront rien, pas plus que les canons Krupp du roi Guillaume. Nous pouvons être écrasés par la force, par le nombre, par l’habileté infernale des armées allemandes, — nous ne serons jamais définitivement vaincus… Notre victoire tardera peut-être, peut-être ne la verrai-je pas luire… Eh bien ! nous serons patiens.

— Ainsi soit-il, s’écria Burskine en se levant.

Il se faisait tard. En état de siège, on se couche de bonne heure, et nous songions à rentrer au logis ; mais ce soir-là toutes les écluses du ciel semblaient ouvertes, et devant le café des torrens d’eau clapotante et noirâtre roulaient sur l’asphalte du boulevard.

— Il n’est pas dix heures, dit Burskine ; si vous m’en croyez, laissons passer ce déluge. Il sera temps, quand on fermera le café, de nous mettre à la nage.

Nous allumâmes de nouveaux cigares, et chacun reprit sa place.

Nous étions absolument seuls au café du Helder, et les rares becs de gaz allumés de loin en loin sur le boulevard ne faisaient que rendre plus impénétrables les ténèbres, devenues en quelque sorte compactes par les flots épais qui tombaient du ciel. — Je ne puis entendre tomber cette pluie lourde et froide, dit tout à coup le capitaine, sans songer à mes pauvres camarades qui sont dans la terre… Un pan de leur capote sur le visage, une mince couche de terre par-dessus, voilà le dernier campement de ceux qui sont restés au champ de bataille… Nous autres du moins, nous avons des cercueils qui nous protègent un peu contre l’outrage de la pluie et de la terre délayée en boue noire… Ah ! j’ai trop aimé la guerre, comme le grand roi… Et si je dis cela, ce n’est pas parce que nous sommes vaincus, c’est à cause des camarades… Quand on est jeune, on trouve tout simple de mourir : on ne plaint ni soi-même ni les autres ; mais je suis vieux maintenant, et je ne me console pas de voir faucher la jeunesse.

En disant ces mots, la voix du capitaine s’était altérée ; je crus même apercevoir sous ses paupières baissées quelque chose qui ressemblait à une larme.

— Avez-vous perdu beaucoup des vôtres, capitaine ?

— Beaucoup trop, hélas !… un surtout, auquel je m’étais attaché,… je ne sais pourquoi… Tenez, je veux vous raconter son histoire… C’est court, et c’est triste… Ce sera d’ailleurs une suite naturelle à notre conversation de ce soir.

Je vous ai dit, continua-t-il, qu’il s’agit d’un de mes francs-tireurs ? Ce fut mon lieutenant qui me le présenta un soir au bivouac ; il m’avait annoncé un volontaire, et je ne m’attendais pas à voir un enfant, un grand garçon mince, fluet, d’une physionomie distinguée, avec des yeux bleus très doux et un sourire de jeune fille ; il avait des cheveux blonds, soyeux et touffus, qui bouclaient sur son front blanc comme celui d’une madone… C’est une faiblesse, mais je ne puis souffrir les cheveux frisés pour un soldat ; cela tient peut-être à ce que je suis chauve, et que j’ai pris l’habitude de contempler dans ma glace l’idéal du parfait militaire. Le fait est que les boucles blondes du jeune homme et aussi son air de grande jeunesse me déplaisaient. — Prenez-vous ma compagnie pour un pensionnat de demoiselles ? dis-je au lieutenant.. Où diable avez-vous péché cette espèce de fillette ?

Le jeune homme avait rougi ; pourtant il faisait bonne contenance.

— Votre nom ? dis-je.

— Germer.

— Votre âge ?

— J’aurai vingt ans dans six semaines.

— En êtes-vous bien sûr ?

Il me regarda et sourit.

— Si je ne suis pas mort d’ici-là.

— Serez-vous brave ?

Il eut une expression soudaine qui me fit plaisir.

— Je n’en sais rien, capitaine ; pourtant j’ai l’idée que je ferai honneur à votre compagnie.

Cela fut dit avec calme et simplicité. Ses yeux, malgré leur douceur, regardaient droit devant eux, bien en face, et dans la coupe du visage, dans l’ensemble des traits, il y avait quelque chose qui annonçait la volonté. Nous n’étions pas ensemble depuis dix minutes que toutes mes préventions avaient disparu. J’appris qu’il était orphelin ; sa mère était morte jeune ; il l’avait à peine connue. Son père, ancien militaire en retraite, avait été nommé lieutenant des chasses à Fontainebleau, où il s’était tué, il y a quelques années, d’une chute de cheval. Germer avait été depuis lors recueilli, avec ses deux jeunes sœurs, chez un oncle chargé de la tutelle. Il me présenta une lettre de ce dernier l’autorisant à s’engager dans ma compagnie pour la durée de la guerre. J’oubliais de vous dire que mon lieutenant avait un peu connu ses parens.

Nous causâmes bientôt amicalement. Ce qui me plaisait, c’est qu’il parlait beaucoup de sa famille, de ses sœurs surtout ; il y avait une étroite et touchante communauté d’âme entre ces trois jeunes êtres. Il arrivait souvent à Germer de dire, tout comme les souverains par la grâce de Dieu : « Nous avons décidé, nous pensons, nous voulons. » C’est en causant avec ses sœurs des malheurs de la France qu’il avait résolu de s’engager ; mais, bon Dieu, que d’illusions ! quelle singulière idée ils se faisaient à eux trois de la guerre ! Les pauvres enfans en étaient restés, je le crois en vérité, aux hauts faits de Jeanne d’Arc ou du prince Noir ; ils s’imaginaient ingénument que l’héroïsme de Germer allait bientôt immortaliser son nom en délivrant la France. Ils s’étaient monté la tête à la lecture de notre histoire, et ne se doutaient guère de ce que peut être une bataille en l’an de grâce et de civilisation 1870. Comment s’en étonner lorsque la plupart de nos généraux ont témoigné de la même ingénuité ?…

Je n’essayai pas de le désabuser ; un quart d’heure de champ de bataille instruit mieux qu’un long sermon. Or je savais qu’on s’attendait à un engagement pour le lendemain, et que le général D… comptait sur nous pour appuyer ses tirailleurs. J’en avertis Germer, qui ne manqua point de voir, dans cette occasion si promptement fournie de se distinguer, une faveur spéciale de la fortune ; j’eus même beaucoup de peine à le décider à prendre quelques heures de repos. La couche que j’avais à lui offrir n’était pas, il est vrai, des plus moelleuses ; c’était un grand carré de pommes de terre fraîchement remué dans un jardin de Vanves ; cela ne ressemblait guère au petit lit bien chaud où ses sœurs venaient chaque soir lui souhaiter une bonne nuit. Cependant le ciel était d’un beau bleu, pur et sombre, tout étincelant d’étoiles ; un vent léger frissonnait dans les arbres avec un murmure qui berçait le sommeil, et bientôt, sauf le soldat de garde, tout dormit dans le campement.

Le lendemain, c’était le 19 septembre. Dès l’aube, mes hommes étaient sur pied ; la toilette n’est pas longue en campagne, et le déjeuner prend peu de temps. Nous nous mimes en route, le fusil sur l’épaule, la cartouchière bien garnie. Nous avions fort bon air avec nos feutres a plumes noires, nos larges ceintures bleues et nos hautes guêtres. Nous marchions d’un bon pas, en grand ordre et en grand silence, à travers des terres cultivées, où de larges choux étalaient leurs feuilles bleuâtres toutes chargées de rosée ; une brume dense et froide couvrait encore les coteaux, mais sous ces voiles humides on devinait le soleil qui allait bientôt sécher les vapeurs et éclairer une journée splendide.

Je n’ai pas à vous raconter ce malheureux combat de Châtillon, dont les récentes péripéties sont présentes à tous les souvenirs ; vous vous rappelez comment le plan habilement combine du général D… échoua malgré l’héroïque effort de l’artillerie, malgré la solidité des troupes et des gardes mobiles de la Bretagne, par la faute de quelques soldats qui se débandèrent dès le commencement de la journée. On nous avait disséminés, mes francs-tireurs et moi, sur les pentes du coteau qui regardent vers Issy. Nous devions de là surveiller les mouvemens de l’ennemi, avec ordre, s’il se montrait en force, de nous replier sur l’aile droite de nos troupes. Par malheur, une partie de cette aile ayant fléchi dès le matin, nos lignes de tirailleurs se trouvèrent très exposées. L’ennemi cherchait à nous tourner, il fallut se replier vivement en se protégeant du mieux que l’on put. Tous ces mouvemens ne s’accomplirent pas sans quelque désordre. Mes hommes, recrutés presque tous en province, bons chasseurs pour la plupart, mais soldats novices, ne connaissaient guère mieux la manœuvre que le pays ; plusieurs se trouvèrent dispersés pendant la retraite, et ne parvinrent qu’assez tard dans la journée à rallier la compagnie.

J’avais depuis le matin perdu de vue Germer, et je commençais à m’inquiéter à son sujet, quand enfin je le vis paraître. Il arrivait hors d’haleine, le visage couvert de poussière et de sang.

— Êtes-vous blessé ? s’écria-t-on de tous côtés.

— Rien, une égratignure au front, cela ne vaut pas la peine d’en parler.

Le son de sa voix me frappa, il me sembla que depuis le matin elle avait changé de timbre. Il jeta un casque prussien à mes pieds. — J’ai tué celui qui le portait, nous dit-il. C’était, je crois, un officier bavarois.

Nous l’entourâmes. — Bravo ! m’écriai-je en lui frappant sur l’épaule ; c’est le plus jeune d’entre nous qui rapporte le premier trophée !

— Oui, reprit-il avec une sorte d’amertume, j’ai conquis un casque, et nous avons perdu Châtillon !

Il nous raconta qu’il s’était, au moment de la retraite, trouvé brusquement face à face avec cet officier bavarois, qu’une lutte s’était engagée, et qu’il l’avait tué d’un coup de baïonnette. Il nous donna ces détails brièvement, simplement, avec une hâte évidente d’en finir.

Il était tard, nous nous acheminâmes vers notre campement de la veille, dans le petit jardin de Vanves.

Nous étions assez abattus, l’insuccès de la journée nous pesait sur le cœur. Pendant cette soirée, il ne fut question que de la débandade qui avait tout compromis. L’indignation de mes hommes était extrême, et, je l’avoue, je n’étais point ce soir-là disposé à l’indulgence. On soupa sans gaîté ; Germer, harassé de fatigue, essaya vainement de prendre quelque nourriture ; il était d’une pâleur que rendait plus saisissante la cicatrice sanglante qu’il portait au front. Il nous quitta de bonne heure, et alla s’étendre dans un coin où il s’endormit. Cependant à plusieurs reprises, pendant la nuit, je crus entendre comme des soupirs étouffés ou un bruit de sanglots. Était-ce Germer qui pleurait ainsi ? Je fus sur le point de l’interroger, mais peut-être rêvait-il, et d’ailleurs sa tristesse pouvait se comprendre ; il avait vu de près un champ de bataille, des blessés, des morts ; lui-même il avait tué un homme, et tout cela pour aboutir à quelque chose qui ressemblait à une défaite ! Qu’y avait-il d’étonnant à ce que la ruine de ses brillantes illusions sur la gloire lui eût laissé quelque abattement au fond de l’âme, quelque regret peut-être de s’être engagé parmi nous à la légère ? Je ne pouvais en vérité ni m’en étonner, ni lui en vouloir.

Pendant les jours qui suivirent, nous demeurâmes tous plus ou moins sous une impression pénible, mais sans être découragés. A mesure que les calamités s’accumulaient, l’énergie de chacun de nous semblait s’accroître ; il en était de même dans tout Paris, et il devait en être de même bientôt dans toute la France. Il y a des races que le malheur foudroie, il en est d’autres qu’il exalte. Nous ne songions qu’à prendre une revanche, et Germer se montrait le plus impatient de nous tous. Cependant les jours passaient sans qu’on fît appel à notre bonne volonté. Mes hommes s’irritaient et accusaient nos chefs de mollesse : ils se figuraient qu’il eût suffi de vouloir et d’oser pour culbuter les Prussiens de leurs positions ; moi-même je me surprenais parfois à maugréer tout bas. Notre besogne en effet était ingrate ; elle se bornait à des promenades martiales, à des reconnaissances, pendant lesquelles nous trouvions rarement l’occasion d’échanger un coup de fusil avec l’ennemi ; encore cet échange se faisait-il le plus souvent sans grand dommage pour l’un et l’autre camp. Nous tournions autour de Paris comme des écureuils dans une cage, et vraiment il y avait de quoi se dégoûter du métier. L’affaire heureuse de Villejuif, où l’on se passa de nous, mit le comble à notre mauvaise humeur. Un soir pourtant je vis arriver Germer dans une agitation extraordinaire. — Capitaine, me dit-il, on va se battre demain, et nous n’en serons pas encore : on masse des régimens entre Ivry et Bicêtre, le combat sera sérieux. Permettez-moi, je vous en supplie, d’y prendre part. — Il ajouta qu’il connaissait un aide-de-camp du général X… et qu’il obtiendrait sûrement la faveur de se joindre à l’état-major ; puis il se mit en campagne, et revint deux heures après avec l’assurance qu’il pourrait assister à l’engagement du lendemain.

Nous étions cette nuit-là de garde aux avant-postes, près des Hautes-Bruyères. La nuit était très obscure, mais calme ; de temps en temps, un rayon électrique, partant de l’un des forts, jaillissait dans les ténèbres, et promenait son jet de flamme dans les profondeurs de la campagne ; tout s’éclairait alors, bois, coteaux, vallées ; on voyait apparaître en une vision rapide l’ennemi silencieux menant dans l’ombre ses redoutables travaux, les patrouilles furtives glissant au coin des bois, et les sentinelles prussiennes immobiles comme la mort, et que trahissait seule quelque rare étincelle allumée sur l’acier de leurs armes par la clarté magique. C’était vraiment un rare spectacle, et que rendait plus saisissant le solennel silence de la nuit.

Je ne pouvais dormir, et, le froid bientôt devenant intense, je me mis à marcher de long en large, en prenant garde toutefois d’éveiller mes compagnons. J’arrivai ainsi à un banc de pierre qui la veille au soir nous avait servi de table pour le souper, et sur cette pierre je vis Germer assis ; lui non plus ne dormait pas. Il me fit place sans rien dire. En face de nous s’élevait la chaîne élégante des hauteurs que domine la redoute de Châtillon. Plus bas, à nos pieds, Arcueil, Cachan, la vallée de la Bièvre, semblaient dormir dans un suaire de vapeurs glaciales ; mais l’obscurité nous cachait toutes choses, sauf dans les rares instans où passait comme un éclair le regard étincelant du phare. Tout surgissait alors, tout semblait revivre ; les arbres, les maisons, les rochers sortaient de l’ombre, pareils à des spectres qui se dressent hors du sépulcre, puis tout retombait au pouvoir de la nuit.

Qui peut dire d’où viennent nos pensées ? quelles vagues ressemblances ou quels contrastes évoquent nos lointains-souvenirs ? Ce petit coin de paysage que j’entrevoyais à peine m’en rappela un autre oublié depuis longtemps, un autre où j’avais fait une veillée d’un genre moins austère. Ce souvenir en ramena de plus anciens encore, et je me mis à remonter les longues étapes du passé. A mesure qu’avançait la nuit, je rajeunissais à vue d’œil ; la gravité de mon âge, celle plus lourde encore des événemens qui nous accablent s’évaporait à ce retour involontaire vers les équipées de ma folle jeunesse. Je ne sais où j’en étais quand la voix de Germer me posa cette brusque question :

— Capitaine, savez-vous ce que c’est que la peur ?

— La peur !… mais oui, parbleu ! La première fois que je me risquai à faire une déclaration galante, je sus ce que c’est que cette maladie-là. J’étais plus mort que vif, et je tremblais comme la feuille du saule. Je n’avais pas tort, car au premier mot que je dis on me mit à la porte. C’était une jolie brune, à l’air éveillé et bon enfant ; mais elle était rudement fidèle à mon colonel… J’oubliais de dire que c’était son mari… Eh ! croiriez-vous que je n’ai jamais osé me représenter devant elle ; je demandai à permuter…

— Mais, capitaine, à la guerre, vous n’avez jamais eu peur, vous ? La première fois que vous avez vu le feu ?…

— Eh bien ! c’était en Afrique, sur la limite de nos possessions, tout près de Biskra… Une tribu s’était révoltée, il fallait la réduire, et dame ! les Arabes tirent bien,.. Je voyais à mes côtés tomber les camarades ; quelques-uns, les nouveaux, par un mouvement machinal courbaient les épaules comme s’ils eussent voulu se rapetisse, et j’entendais en même temps autour de mes oreilles un petit bruissement singulier… Il me fallut un peu de temps pour comprendre que c’étaient les balles qui faisaient ce sifflement, et alors, le croiriez-vous ? je ressentis une sorte d’émotion, et je secouais la tête malgré moi pour me débarrasser de ce bourdonnement… Pure affaire d’imagination !… Bientôt le combat devint terriblement sérieux, et je n’y pensai plus… Il est bien plus facile de mourir qu’on ne le pense.

— Ce n’est pas la mort qui est à craindre, capitaine, c’est la peur. J’espère cependant faire mon devoir aujourd’hui, ajouta Germer comme se parlant à lui-même.

— J’y compte bien, lui dis-je : vous avez fait vos preuves d’ailleurs, et nous savons tous que vous êtes brave.

— Il ne faut pas dire cela en ce lieu, s’écria-t-il avec émotion et en étendant la main devant lui ; il ne faut pas parler ainsi devant ces témoins qui sont là-bas et qui savent le contraire. Les bois, les vallées, tout ici m’accable, monsieur, et votre estime plus encore que le reste. Vous qui n’avez jamais eu peur, vous ne savez pas ce que c’est que ce vertige. Laissez-moi vous le dire avec la sincérité d’un homme qui va peut-être mourir dans quelques heures, et que cette pensée ne fait pas trembler, je vous le jure. Vous rappelez-vous, capitaine, le poste où vous m’aviez placé le matin du 19 septembre ? C’était un petit chemin creux, profondément encaissé, — d’un côté un mur presque à hauteur d’appui, de l’autre un talus couronné de quelques buissons. — J’étais adossé à ce talus, et j’avais en face de moi le mur au-delà duquel s’élevaient des bois échelonnés sur la croupe d’un coteau. J’avais mission de surveiller ces bois, où l’on supposait que se cachait l’ennemi. Il se cachait bien en effet, car je n’apercevais pas un être vivant sous l’épaisseur du feuillage ; aucun bruit ne se faisait entendre. A ma droite, au haut du chemin montueux se tenait un de nos camarades, Gilbert, en embuscade comme moi. Plus bas, sur ma gauche, il y avait un soldat de la ligne ; mais, le chemin faisant à cet endroit un coude, je n’apercevais que sa baïonnette étincelant au soleil. Les forts tonnaient, et j’entendais au-dessus de ma tête le vol lourd des obus ; au loin, la fusillade et les mitrailleuses déchiraient l’air ; les décharges de l’artillerie se succédaient. Mon sang bouillait ; j’écoutais anxieusement. Tantôt il me semblait que les nôtres avançaient, gagnaient du terrain, et mon cœur bondissait ; puis il s’élevait des clameurs confuses, des bruits singuliers et terribles, auxquels succédaient tout à coup d’accablans silences. Des émotions contradictoires s’entre-choquaient en moi : espoir, enthousiasme, angoisses. Cependant ce qui m’affligeait surtout, c’est que le combat ne se rapprochait pas de nous, et que nous étions menacés de n’y point prendre part. J’aurais bien voulu monter sur le revers du fossé où j’étais adossé, de là sans doute j’aurais vu la bataille ; mais vous m’aviez fixé ma place, avec ordre d’y demeurer, et je n’osai bouger.

Plusieurs heures, je pense, s’écoulèrent dans cette attente. A différentes reprises, j’avais cru entendre des pas précipités et confus ; j’avais cru ressentir cette espèce d’ébranlement de l’air que produisent des hommes qui courent, et l’idée d’une fuite, d’une déroute, avait passé comme un nuage sur ma pensée, mais je l’avais repoussée. Fuir ! des soldats ! des Français ! cela ne se pouvait. D’ailleurs la bataille continuait ; la mitraille et le canon entre-croisaient leur rage. Un obus venait d’éclater tout près de moi sans me blesser, en me couvrant seulement de poussière. Quelques balles égarées, sortant je ne sais d’où, frappaient par instans les branches avec un bruit sec, ou s’amortissaient dans la terre du chemin. Je n’avais aucune peur, mais l’anxiété me dévorait. Que se passait-il ? que signifiaient ces bruits de la guerre : victoire ou défaite ? Étions-nous repoussés ? Comment le savoir ? Je cherchai de l’œil Gilbert, et je ne le vis plus ; peut-être avait-il changé de place, peut-être avait-il été tué. Je n’osais quitter mon poste pour m’en assurer. A ma gauche, je n’apercevais plus la baïonnette du soldat, et je pensai qu’on l’avait fait replier et qu’on m’avait oublié. C’est alors qu’au-dessus de ma tête j’entendis une respiration haletante, puis un froissement dans les branches, et du milieu d’un buisson violemment écarté surgit le visage pâle, effaré d’un zouave. Il promena dans le chemin un coup d’œil hagard ; je ne sais s’il me vit, mais il n’ouvrit pas la bouche, et, se redressant, il fit, sans parler, avec ses bras, un grand geste, geste inexprimable de découragement ou de malédiction, puis il disparut. Cet homme, cette apparition, cette fuite muette, me glacèrent. Il se faisait alors partout un grand silence, une de ces accalmies menaçantes comme il y en a parfois au milieu de la tempête. Il me sembla que je restais seul au monde, et qu’il se passait ce jour-là sous le ciel quelque chose d’étrange, d’inusité et de terrible, et, n’étant plus maître de moi, je voulus à tout prix savoir. Je m’élançai vers la crête du talus, j’y touchais, j’allais l’atteindre, quand je me sentis repoussé. Je me retins aux branches, j’avançai de nouveau ; mon fusil, embarrassé dans les broussailles, résista comme s’il eût été saisi par une main invisible… Alors, mon capitaine, la peur me prit, une peur insensée ; un nuage passa sur mes yeux, tout chancela autour de moi, et, me débarrassant brusquement de mon fusil, je le rejetai en arrière, et je m’enfuis. Oui, monsieur, je m’enfuis comme un lâche, sans savoir pourquoi, sans rien voir, sans penser, et je ne revins à moi qu’auprès de Paris, à quelques pas des remparts. Je suffoquais, le sang bouillonnait dans mes artères ; il me fallut plusieurs minutes avant de me reconnaître.

Des soldats ivres se dirigeaient vers une des portes où se pressait une foule inquiète qui les interrogeait. Je m’approchai ; des hommes du peuple, des femmes, entouraient un soldat. — Qu’y a-t-il ? que se passe-t-il ? demandait-on de toutes parts. — Eh bien ! répondait la voix avinée, il y a que nous sommes en déroute. — Mais qu’est-il arrivé ?… Avez-vous été surpris ? Les munitions ont-elles manqué ? — Des munitions ! répondait le soldat avec son impudence hébétée, nous n’avons pas seulement brûlé une cartouche, puisque nous sommes en déroute depuis ce matin.

D’indignation et de colère, je faillis me jeter sur cet homme, et puis je me souvins… La vérité m’apparut : qu’avais-je fait ?… Ah ! monsieur, il y a des tortures qui ne se peuvent dire. Oui, toute la vérité m’apparut. Je vous vis en pensée, vous, mon capitaine, je vis mes braves compagnons, mes sœurs, la France trahie et l’honneur perdu. Pardonnez, je pleure, ce souvenir me tue. Je me remis à courir ; mais cette fois j’allais à mon poste, j’allais reprendre mon arme jetée à terre et mourir. Ma résolution était ferme, absolue, et je ne craignais qu’une chose : c’était de ne pas retrouver mon chemin. J’appelai à mon aide tout mon sang-froid pour m’orienter, et quand j’eus fixé ma direction, je me mis en route. Bientôt je me croisai avec un détachement de troupes qui rentrait en bon ordre ; la retraite était donc commencée ! Je me cachai pour n’être pas aperçu des soldats ; ils marchaient d’un pas ferme, leurs visages étaient tristes pourtant, mais ils portaient haut la tête, comme des gens qui ont bien fait leur devoir.

Je hâtai ma course. L’artillerie tonnait toujours, et protégeait le retour de nos troupes ; par momens, la fusillade clair-semée éclatait encore à travers la campagne. — Pourvu qu’il se trouve une balle qui veuille de moi, me disais-je. — Tout à coup je reculai : un cadavre était devant moi, un Français, avec une balle dans le front ; comme je le trouvais heureux ! Tout autour, la terre piétinée, les herbes foulées, les buissons hachés ; des débris de toute sorte jonchaient le terrain. Pourtant j’approchais ; je reconnaissais les champs que j’avais traversés le matin, et tout cependant était changé. Les taillis avaient un aspect fatigué et flétri, comme ceux que la grêle a frappés ; des branches brisées pendaient aux arbres. Sur les coteaux, en face de moi, il y avait, sous le couvert du bois, de singuliers déplacemens d’ombres se mouvant en silence ; c’était l’ennemi, une soudaine décharge de mitraille me le prouva ; ce salut à l’adresse d’une colonne française qui défilait à peu de distance ne l’atteignit pas. J’avançais toujours. Encore des cadavres, des Prussiens cette fois, et des flaques de sang et des armes brisées… La guerre est chose affreuse ! Je n’y pensais pas ; j’étais arrivé, je le croyais du moins, quand un homme apparut à cent pas de moi, sortant de ce chemin vers lequel je me dirigeais ; à ma vue, il s’arrêta et me coucha en joue. Mon premier mouvement avait été de m’abriter derrière un arbre ; mais, monsieur, la rage me prit quand, entre ses mains, je crus reconnaître mon fusil, mon propre fusil, avec lequel il m’ajustait. Je m’élançai en avant au moment où le coup partait, et, mon pied ayant heurté contre une pierre, je tombai ; cette chute me sauva. J’avais roulé dans un sillon, et je vis aussitôt mon ennemi se diriger vers moi ; il voulait s’assurer sans doute s’il m’avait tué ou si j’étais seulement blessé. Je n’avais pas d’armes, je résolus de faire le mort et de le laisser approcher. Quand il ne fut plus qu’à une faible distance, je bondis tout à coup et je me précipitai sur lui. D’abord surpris par cette brusque attaque, il se remit vite, et, tandis que j’essayais de le désarmer, il parvint à tirer son revolver, et s’efforça de le décharger sur moi à bout portant. C’était un homme vigoureux, mais j’avais à cette heure une force surhumaine, la lutte fut courte. Je dégageai mon fusil, et, reculant d’un pas, je le frappai violemment ; la baïonnette avait pénétré dans la poitrine, il ouvrit les deux bras et tomba lourdement en arrière.

Un peu de calme me revint quand je me sentis armé de nouveau, j’étais redevenu un homme, un soldat, et j’osai alors affronter vos regards ;… mais vous comprenez, capitaine, que je n’ai pas fini de régler mon compte avec moi-même, et vous comprenez aussi pourquoi je tiens tant à me battre. J’ai une dette à payer, une dette de sang, et puis il faut que je sache enfin si vraiment je suis un lâche.

— Pas de déclamations ! dis-je en posant ma main sur son épaule, car il s’exaltait en parlant. Vous avez perdu la tête et commis un acte criminel ; c’est regrettable sans doute, mais vous vous êtes presque aussitôt efforcé de le réparer, vous avez triomphé de l’instinct pervers, dompté la bête effarée qui se cabrait, et vous l’avez ramenée à son devoir. Cela est bien et prouve que le fonds est bon, que, désormais sur vos gardes, vous saurez vous faire obéir de vous-même ; seulement du calme, mon enfant, beaucoup de calme ! Avec cela, on voit clair et on marche droit. Maintenant vous voyez cette ligne pâle à l’horizon ; c’est l’aube. Si vous tenez à être de la petite fête qui se prépare, il est temps, partez, et bonne chance !

Je lui tendis la main qu’il serra avec effusion. — Adieu, capitaine, dit-il d’une voix grave.

Je le rappelai. — Un mot encore, Germer : soyez prudent, vous entendez ? Je vous ordonne d’être prudent. Il ne s’agit pas de se faire tuer, songez-y bien, car les morts ne peuvent plus sauver la France, et ce ne sont pas eux qui reprendront Châtillon.

Il sourit tristement, me fit un signe de la main et partit. Je le suivis du regard ; il m’intéressait, et je lui savais gré de son honnête sincérité ; j’avais assez d’expérience pour démêler dans son aventure tous les symptômes d’une âme énergique et droite. Il avait assurément déployé plus de résolution et de courage pour reconquérir son fusil qu’il ne lui en aurait fallu pour le garder ; seulement il était jeune, et il s’était laissé surprendre par une excitation fébrile des nerfs : pour l’avenir, j’étais sûr de lui.

Je n’assistai pas ce jour-là au combat qui eut lieu entre l’Hay, Thiaiset Chevilly ; je vis seulement défiler les blessés, ce qui est une cruelle vision. Le soir, j’appris que Germer s’était distingué ; son sang-froid et son intrépidité avaient été remarqués, on vint m’en faire compliment. Le général X…, bon juge en de telles matières, me proposa de l’attacher d’une façon définitive à son état-major en récompense de sa belle attitude. Je transmis cette offre à Germer, qui refusa. — Restons ensemble, si vous voulez bien, capitaine, — me dit-il. Je ne demandais pas mieux, et nous gardâmes notre jeune camarade.

Jusqu’au 13 octobre, il ne se passa rien d’important. Ce jour-là, nous reçûmes l’avis qu’on allait attaquer l’ennemi entre Bagneux et Châtillon. Un éclair de joie illumina le visage de Germer. — Enfin ! s’écria-t-il avec un regard qui exprimait son espoir. Les troupes françaises étaient divisées en trois corps, sans compter la réserve. Une de nos divisions reçut l’ordre de se diriger sur Vanves et Clamart, tandis qu’une autre attaquait de front Bagneux. Nous, nous devions opérer entre les deux autres et aborder de face la position de Châtillon. Ma compagnie fut placée en tête des colonnes d’attaque. Nous étions soutenus par plusieurs bataillons de la ligne et de gardes mobiles, et cette fois par une forte artillerie. L’attaque fut donnée vigoureusement ; il nous fallut faire le siège de chaque maison, transformée en forteresse, enlever à la baïonnette chaque barricade et déloger l’ennemi, embusqué derrière les murs crénelés des parcs et des jardins. L’entrain des troupes était merveilleux, tous les obstacles cédaient devant elles, et l’ennemi éperdu reculait en désordre. Cependant, ayant reçu des renforts comme toujours, il parvint à se rallier, et comme toujours il reprit l’offensive. Nos soldats, enflammés par l’espoir d’une revanche, par le désir de vaincre, ne reculaient pas d’une semelle. Abrités à leur tour dans les maisons et derrière les barricades, ils résistaient avec énergie ; les Prussiens, bien plus nombreux, s’efforçaient de nous tourner. Ils faillirent bien un instant envelopper une troupe de mobiles ; ceux-ci s’étaient retranchés dans une cour de ferme dont ils avaient barricadé la porte avec des meubles, des charrettes brisées, des matelas, tout ce qui leur était tombé sous la main. Derrière ce rempart improvisé, ils tenaient en échec un détachement prussien.

J’étais à peu de distance dans un cimetière où mes francs-tireurs et moi nous étions fortifiés comme en un camp retranché, hélas ! parmi les tombes et sur la cendre des morts, dont nous venions profaner le repos ; de là, je dominais la ferme, et je m’aperçus qu’elle allait être cernée. Comment avertir les mobiles ? Je fis un signe, Germer s’élança, il avait vu et compris. Les Allemands heureusement ne tirent pas toujours bien, et, malgré la pluie de balles dont ils saluèrent son passage, il parvint à gagner la ferme et à s’y introduire. Il y eut a ce moment dans le petit blockhaus un peu d’hésitation dont les Prussiens profitèrent pour marcher en avant. La fusillade reprit aussitôt, vive, acharnée. Un certain nombre de mobiles s’efforçaient de faire une brèche dans le mur, le temps pressait ; les autres, appuyés à la frêle barricade à demi démantelée déjà, protégeaient leur travail, et parmi eux Germer, chargeant et déchargeant son fusil avec le calme d’un vieux soldat. C’est ainsi que je l’aperçus, debout, au milieu des nuages de poussière et de fumée ; puis une effroyable décharge retentit, et je ne vis plus rien.

Des troupes prussiennes s’avançaient en masses compactes, leurs renforts se succédaient ; on sonna la retraite. Pour garder les positions que nous avions conquises, il aurait fallu de notre côté faire avancer des forces considérables et engager une grande bataille. Cela n’entrait pas sans doute dans le plan de nos généraux, puisqu’au plus beau moment de la journée on rappelait nos soldats. Presque tous maugréaient, mais il fallait obéir et abandonner les points que nous avions si vaillamment emportés d’abord et défendus ensuite. La journée pourtant avait été glorieuse pour nous, et l’ennemi avait payé bien cher le droit que nous lui laissions de reprendre ses positions ; encore gardions-nous quelques avantages de terrain. Nos pertes d’ailleurs étaient peu nombreuses, et, sauf le désappointement de céder le champ de bataille conquis, tout le monde était satisfait.

Je revenais d’un pas alerte avec mes francs-tireurs, ceux du moins qui avaient pu me rejoindre, quand je fus abordé par un membre de la société de Genève. — Capitaine, me dit-il en me montrant sur la route une maison sur laquelle flottait le drapeau des ambulances, vous avez là un de vos hommes grièvement blessé.

Je le suivis dans une petite salle basse où sur des lits improvisés on avait déposé quelques blessés. Dans un angle, sur une chaise, il y avait une vareuse, une longue ceinture bleue et un feutre à plume noire, et tout près, sur un matelas, je reconnus Germer. Mon Dieu, qu’il était pâle ! et quel ravage en quelques heures ! La chemise, entr’ouverte et raide de sang, laissait voir la poitrine entourée de linges ensanglantés. Il était assoupi dans un sommeil qui ressemblait à la mort ; sa main droite serrait encore son fusil, dont il n’avait pas voulu se séparer. Debout à ses côtés, un sergent de mobiles le contemplait d’un air morne. — Il nous a tous sauvés, me dit-il ; mais il l’a payé cher.

Il était en effet tombé sur la barricade, où il était demeuré le dernier, et les Prussiens, après le combat, l’avaient rendu à nos infirmiers. J’interrogeai du regard le chirurgien, qui secoua tristement la tête.

Pauvre Germer !… Je vis en un instant passer comme dans un rêve les rues silencieuses de Fontainebleau, une maison paisible, deux jeunes filles, l’une près de l’autre, qui pensaient à leur frère, qui l’attendaient, qui à ce moment encore espéraient le revoir. Ah ! j’aurais donné de grand cœur tout mon bonheur en ce monde pour sauver cet enfant, pour prendre à mon compte les trois balles qui lui avaient fracassé la poitrine.

Je ne sais s’il entendit quelque bruit ou s’il devina ma présence, mais il ouvrit les yeux et me reconnut. — Et Châtillon ? me dit-il aussitôt avec un regard brillant de fièvre.

Il ne savait pas le résultat de la journée ; j’hésitais à répondre. Le sergent me devança. — Châtillon ! s’écria-t-il, eh bien ! camarade, ce sera pour une autre fois ; nous vous attendrons pour le reprendre.

Germer, sans une plainte, sans un soupir, laissa doucement retomber sa tête sur l’oreiller et ferma de nouveau les yeux.

Bientôt quelques camarades accoururent ; ils venaient annoncer à Germer qu’il allait être porté à l’ordre du jour. Il les entendit, et se tournant vers moi :

— C’est impossible, vous le savez bien, capitaine, dit-il d’une voix ferme. Il faut empêcher cela ; il faut réserver cet honneur à ceux qui sont sans peur et sans reproche. Moi, je ne veux voler l’estime de personne.

— Germer, lui dis-je, vous avez aujourd’hui sauvé la vie de plusieurs hommes au péril de la vôtre. Qu’attendez-vous donc pour vous pardonner ?

— J’ai sauvé quelques hommes, reprit-il douloureusement ; mais combien d’autres sont morts, mon capitaine ! combien d’autres mourront encore pour reprendre la redoute que nous avons abandonnée ! . » Ah ! c’est là que j’aurais voulu tomber en y plantant notre drapeau ; mais Dieu ne l’a pas permis… Et que de vies il faudra sacrifier encore ! ..- Ah ! ce sang !… ce sang !…

Un brusque sanglot souleva sa poitrine brisée, puis sa voix se raffermit : — Vous écrirez à mes sœurs, n’est-ce pas ?… Vous savez, capitaine ?… Fontainebleau.

— Je les consolerai, répondis-je, et quand elles sauront tout, elles seront fières de vous, Germer.

Un pâle sourire glissa sur ses lèvres ; mais bientôt secouant la tête : — Non, ne leur dites pas tout, cela leur ferait trop de peine. Et pourtant il ne faut pas les tromper… Ne racontez rien, capitaine,.. Vous direz à mes sœurs que je suis mort, voilà tout, et que je les aimais bien.

Sa voix faiblissait ; nous l’entendions à peine. Ses yeux se fermèrent ; un souffle entrecoupé souleva deux fois péniblement sa poitrine, puis s’éteignit.

Nous écoutions, penchés vers lui, haletans.

Tout à coup il se redressa, ouvrit tout grands les yeux, et s’élançant en avant : — A nous, Châtillon ! — cria-t-il d’une voix éclatante ; puis il retomba.

— Sacrebleu ! dit le sergent, c’était un brave soldat !


P. ALBANE.