Les Progrès de la science économique depuis Adam Smith

Les progrès de la science économique depuis Adam Smith
Maurice Block

Revue des Deux Mondes tome 97, 1890
LES PROGRES
DE LA
SCIENCE ECONOMIQUE
DEPUIS ADAM SMITH

À entendre certains publicistes, les doctrines économiques de l’école d’Adam Smith n’existeraient plus ; elles auraient été répudiées par presque tous les économistes modernes, qui auraient remplacé par des vérités solides les erreurs propagées par le savant écossais et ses partisans. Quand on parcourt ensuite les ouvrages de ces détracteurs des doctrines de « l’école classique, » on est tout étonné d’y trouver presque toujours les mêmes propositions, peu ou point modifiées. Si ces savans s’étaient bornés à dire aux économistes : nous n’attaquons pas votre science, elle est le produit de l’expérience ; mais la science pure ne suffit pas, elle reste volontiers dans les régions supérieures et la société n’en est pas affectée ; ce qu’il nous faut, c’est l’application, la pratique ; or votre pratique n’est pas la bonne, nous allons vous en proposer une meilleure, — s’ils avaient tenu ce langage, il y aurait eu possibilité de s’entendre. Le terrain de la discussion aurait été circonscrit et les débats auraient porté sur les véritables difficultés. Celles-ci auraient ainsi été plus facilement résolues… quand elles sont solubles. Au lieu de procéder de cette façon, c’est la science elle-même qu’on attaqua, la discussion porta à côté de la question, et les phrases remplacèrent les argumens. Ce n’est cependant pas sans raison que les adversaires de l’économie politique classique ont procédé ainsi. C’est qu’ils ne demandaient pas, pour la plupart, d’améliorer seulement la société, de la faire progresser ; ils prétendaient la transformer. Or la société se compose d’hommes, les hommes ont leur nature, et c’est sur cette nature que la science est fondée. Les réformateurs ne se préoccupaient pas de cette nature, ils l’auraient même volontiers mise en doute, car la science les gênait, et ils ne pouvaient que la contester.

On aura deviné que les réformateurs auxquels nous venons de faire allusion sont les socialistes. Les premiers qui se firent connaître étaient des utopistes, des rêveurs pour qui les hommes et la société étaient une matière première malléable et organisable à merci. Plus tard des politiciens s’emparèrent de cette veine et l’exploitèrent à leur profit. Nous n’avons qu’à nommer Lassalle et K. Marx, et l’on sait qu’ils ont eu des successeurs. Toutefois, les socialistes proprement dits ne sont pas les adversaires les plus sérieux de l’économie politique, et c’est dans le camp même des adeptes de la science qu’une scission s’est produite. Les économistes qui l’ont provoquée se sont déclarés plus ou moins explicitement les partisans de Rodbertus, Marx et Lassalle. Ils étaient jeunes alors et n’ont pu résister à l’éloquence de l’un et à la science très réelle, mais mal appliquée de tous les trois. Un groupe d’économistes allemands se sépara donc, en 1872, au congrès d’Eisenach, avec éclat, de l’école classique, lui reprochant de se complaire dans la théorie et de ne rien faire pour la pratique, de laisser les malheureux croupir dans la misère, sans rien tenter pour les en tirer, et cela par amour du « laisser faire » et par répugnance pour l’intervention du gouvernement. Ils fondèrent une société d’application, dite de la Socialpolitik, se proposant de rechercher les moyens de faire cesser les maux dont on se plaignait, sans reculer devant l’intervention gouvernementale.

La société de politique sociale s’est mise à la besogne et n’a pas tardé à s’apercevoir qu’il n’est pas aussi facile qu’on le croirait d’abord de modifier les relations économiques des hommes. Elle a cependant publié de bonnes monographies, que nous nous sommes empressés d’utiliser, et, depuis lors, quelques-uns de ses membres ont rédigé des traités, dans lesquels ils ont fait valoir leurs points de vue[1]. Nous avons étudié ces traités pour y relever les progrès, bien clairsemés, qui peuvent s’y trouver au milieu de la vieille science dont, — M. Ad. Wagner et d’autres l’ont avoué, — ils ne peuvent pas se passer. La jeune école d’économistes allemands a fait des prosélytes en Italie, en Angleterre et ailleurs ; nous avons pris connaissance des livres qui ont été publiés dans ces pays, et nous n’avons pu en tirer que peu de profit, comme on le verra par la suite[2].


I

En parcourant les ouvrages d’économie politique qui ont paru depuis un quart de siècle ; on y découvre, nous l’avons fait pressentir, peu de vérités nouvelles ; ce qui distingue donc l’école de la Socialpolitik de l’école fondée par Adam Smith et J. -B. Say, ce sont moins les doctrines que leur esprit et leurs tendances. Le mot tendances ne s’applique pas à l’école d’Adam Smith, elle n’en a jamais eu, elle expose les lois de la production des richesses, celles de leur circulation, de leur répartition et de leur consommation, sans autre préoccupation que celle de la vérité. Elle n’est sans doute pas infaillible, elle le sait, et ne cesse de consulter les faits pour redresser les erreurs dans lesquelles, elle peut tomber ; en un mot, elle cultive une science, et elle ne fait que cela. La nouvelle école ne méprise pas la vérité, sans doute, mais la vérité est le fait, c’est un point secondaire, c’est terre à terre ; elle ne se contente pas de savoir, elle veut encore réformer. Elle a un idéal, elle en a même plusieurs : elle veut que l’économie politique soit « éthique » ou morale[3], qu’elle favorise les classes inférieures, qu’elle se spécialise par pays, et qu’elle tienne compte des particularités individuelles. Ce sont là les tendances de la nouvelle école. On voit que l’école de la Socialpolitik est pleine de bonnes intentions, et comme nous savons où vont les bonnes intentions, nous nous en méfions un peu.

En effet, que peut signifier cette proposition que nous reproduisons textuellement : « La nouvelle école veut que l’économie politique soit éthique ? » Veut-elle aussi que la chimie soit grande et la physique petite, l’astronomie large et l’histoire naturelle étroite, ou préfère-t-elle d’autres adjectifs pour ces sciences ? Une science n’est ni morale, ni immorale, car elle se borne à formuler des vérités, ou ce qu’elle croit être des vérités ; elle est d’ailleurs impersonnelle ; ce n’est pas la science, c’est l’homme appliquant les lois économiques qui pèche contre la morale ou qui la respecte. Celui qui confond l’enseignement de la science avec les agissemens des hommes fait une confusion qui le met hors la discussion. Il est probable que l’école politico-sociale s’est mal exprimée, elle voulait peut-être simplement dire : l’homme étant susceptible, dans ses actions économiques, de transgresser les préceptes de la morale, il faut que l’État établisse des freins pour l’en empêcher. Si elle s’était exprimée ainsi, tout le monde lui aurait donné raison en principe ; seulement, l’application aurait montré que, sans s’en rendre compte, elle demande au gouvernement beaucoup plus de prescriptions et de restrictions que des hommes libéraux n’en peuvent admettre. C’est que, souvent, le bien et le mal sont tellement mêlés, que le frein les arrêterait tous les deux à la fois.

Du moins, eu égard à ses tendances prétendues pratiques et à son esprit autoritaire, c’était la seule pensée qu’on pouvait attribuer à cette société ; mais l’un ou l’autre des publicistes qui la composent pourrait ne pas se déclarer satisfait de notre commentaire. Nous allons donc reproduire quelques passages d’un exposé authentique de leurs doctrines, pris dans un ouvrage très estimé et qui, sous plusieurs rapports, a un vrai mérite, — nous ne le nommons pas, pour ne pas être obligé d’atténuer l’expression de notre jugement ; — eh bien, ce livre, pour nous faire connaître « l’essence et la nature de l’économie politique, » développe des idées que nous allons résumer, en conservant autant que possible les expressions mêmes de l’auteur. L’économie politique, dit-il, est sans doute un « phénomène d’ordre matériel » (eine Erscheinung materieller Art). Elle représente les hommes occupés à produire des biens matériels, à les échanger, à les employer ou consommer ; les hommes peinent et luttent pour les obtenir, l’acquisition de ces biens est le a but et le contenu (Zweck und Inhalt) de l’activité privée comme de l’activité publique. » Mais l’économie politique n’a pas seulement ce caractère, elle a aussi « une signification élevée, immatérielle, éthique et civilisatrice » (eine hohe immaterielle, ethische und culturelle Bedeutung). Cette « signification » est largement développée par l’auteur, et avec un goût littéraire digne d’éloge. Or, dans une définition, il ne s’agit pas de faire de belles phrases, mais de peindre la réalité ; l’auteur a préféré nous faire connaître son idéal.

On peut nous arrêter ici et dire : vous croyez peut-être que l’auteur parle de la science économique, le mot dont il se sert[4] s’emploie aussi pour « description de la vie économique » d’un pays ; la nouvelle école préfère même cette acception à l’autre, qui est employée par l’école classique. Supposons que l’auteur ait réellement pensé à la vie économique d’un pays, aux hommes travaillant pour se procurer leur pain quotidien et la satisfaction de leurs autres besoins, et demandons-nous dans quel coin de leur cœur ces hommes auront caché les aspirations « élevées, immatérielles, éthiques et culturales » qui, prétend-on, se dégagent des efforts qu’ils prodiguent pour gagner leur vie, pour atteindre à l’aisance, pour conquérir l’opulence ? Voyez-vous d’ici le cultivateur songeant à ses aspirations élevées en labourant son champ et en récoltant, son blé, le banquier signer ses traites en évoquant ses aspirations immatérielles, le cordonnier, le serrurier, le maçon pensera l’éthique à chaque coup de marteau qu’ils donnent, le pêcheur jeter ses filets en l’honneur des progrès de la culture humaine ! Nous ne nions cependant pas ces aspirations, mais ce n’est pas en luttant pour la vie qu’on les poursuit, c’est plutôt dans les momens où les soucis reposent. La vie économique est une vie de peine matérielle, et les nobles aspirations en consolent les âmes d’élite. Il est évident que ces publicistes allemands mêlent des choses très différentes, les actes de la vie économique, où l’homme est en lutte avec des difficultés matérielles, et les aspirations de la vie morale, qui peuvent se rencontrer sur le même terrain, mais qui n’en sont pas moins parfaitement distincts.

Ce n’est d’ailleurs pas en niant les faits qu’on en a raison. Adam Smith et ses successeurs ont attribué à l’amour de soi, à l’intérêt personnel, à l’égoïsme, — n’est-ce pas trois expressions pour une même chose ? — une grande influence sur les actions économiques des hommes ; l’école politico-sociale croit devoir, au nom de l’éthique, leur en faire un reproche ; mais, le reproche fait, et l’éthique satisfaite, l’école reconnaît expressément que l’homme pense en effet avant tout à soi, et que le nombre des hommes qui se sacrifient pour leur prochain est très modéré. Dans les livres récens, le reproche est ainsi formulé : l’école classique a eu tort de dire que l’homme est uniquement égoïste (personne n’a jamais dit cela), l’homme est aussi accessible aux sentimens altruistes. — Eh bien, vous trouverez cette même proposition ou d’autres analogues en toutes lettres dans les traités d’économistes de l’école classique !

Tout le monde sait d’ailleurs qu’on rencontre fréquemment dans l’homme des qualités opposées, qu’un individu peut être serré dans les affaires économiques et en même temps très large dans le domaine de la charité ou du patriotisme, qu’on peut être égoïste dans le train ordinaire des choses, et dévoué, prêt au sacrifice à ses momens. Au reste, on abuse du mot égoïsme, l’égoïste n’est pas nécessairement méchant. L’homme moyen ne veut de mal à personne, il est seulement indifférent ; il ne pense pas aux autres, voilà tout. A chaque occasion, c’est le Moi qui se présente en premier, et dans un grand nombre de cas, la Nature exige qu’on le satisfasse. L’homme ordinaire fera du bien à son prochain, s’il n’en résulte pour lui ni privation, ni souffrance. L’homme supérieur fera davantage… mais en cela l’école politico-sociale n’a absolument rien inventé, et ses « unités, » ses « sujets économiques » (manières de dire : les individus) ne sont pas meilleures que les « économies privées » (autre manière de dire : individus) des autres pays. La substitution d’un mot à un autre, et le remplacement d’un terme concret par une expression abstraite, ne constitue pas un progrès.

Jusqu’à présent, malgré les belles pages qu’elle a écrites en faveur des classes inférieures, l’école politico-sociale n’a pas encore fait hausser les salaires d’un centime. Or il ne semble pas possible d’augmenter les jouissances des ouvriers autrement qu’en élevant leurs revenus, car : pas d’argent, pas de jouissances. Nous ne sommes pas surpris de l’insuccès des partisans de la Socialpolilik, ils ont entrepris une chose qui est au-dessus de leurs forces, le taux des salaires ne dépendant ni des phrases que de savans professeurs peuvent mettre dans leurs livres, ni des prescriptions des gouvernemens les plus puissans, ni même toujours, et cela paraîtra plus étonnant encore, de la volonté soit des patrons, soit des ouvriers. Ce sont, d’une part, la consommation, et de l’autre, la concurrence internationale qui gouvernent les prix et par eux, au moins partiellement, les salaires. Les actions et réactions qui s’opèrent sur le marché universel, et même sur des marchés spéciaux, suivent des lois sur lesquelles les hommes n’ont qu’une influence limitée.

Nous venons de prononcer le mot loi, loi économique, loi naturelle ; l’admission ou le rejet des lois économiques est un des points qui distinguent le mieux l’école politico-sociale de l’école classique : celle-ci les admet, l’autre les rejette. En effet, les réformateurs ne peuvent pas admettre les lois économiques, car, s’il y a des lois, il faut qu’eux-mêmes les respectent, leur action s’en trouve limitée, et peut-être même à peu près annulée.

L’argument principal mis en avant par les adversaires des lois (même par ceux qui ne croient pas à cette liberté), c’est la liberté humaine. Ils prétendent que, s’il y a des lois naturelles, il n’y a pas de liberté. Nous avons réfuté ailleurs et plus à fond cet argument spécieux, ici nous devons être court. L’homme est libre, cela est vrai, nous en avons l’intime conviction, mais l’est-il d’une manière absolue ? Il faudrait qu’il fût un pur esprit pour l’être ; mais on sait que l’homme a un corps, et que ce corps n’obéit pas toujours à l’esprit, sans doute parce qu’il est soumis à ses propres lois. Ne nommons que deux de ces lois : 1° il faut que l’homme se nourrisse ; 2° l’homme craint la douleur et aime le plaisir. Au fond, l’esprit lui sert principalement pour procurer au corps ces deux ordres de satisfactions : l’entretien de la vie, les choses agréables. Et comme ces satisfactions sont obtenues par l’action intelligente de l’homme sur les forces de la nature, il est évident qu’il doit connaître les lois naturelles dont il a besoin, et c’est en suivant ces lois, et en mettant en œuvre les forces qu’elles gouvernent, qu’il fait travailler la nature à son profit. On objectera que la liberté ne s’applique pas aux choses matérielles, mais à la volonté ; si quelqu’un se trouve en présence du bien et du mal, que ce mal moral lui soit physiquement agréable, tandis que le bien moral se trouve lui être désagréable, cet homme ne choisira le bien que si sa volonté est complètement libre. Nous sommes d’accord, nous ne doutons pas, encore une fois, de la liberté morale de l’homme normal, car il faut faire abstraction des malades, des infirmes, des ivrognes et peut-être des gens passionnés ; seulement cette liberté aura-t-elle à s’exercer sur le domaine économique ? Nous en doutons, et nous allons donner nos raisons.

Rendons-nous bien compte de la nature et de l’étendue du domaine économique. La production y entre tout entière, et la production, c’est l’homme agissant sur la nature, non-seulement conformément à ses lois à elle, mais aussi conformément à ses lois à lui. C’est parce que l’homme est très sensible à la peine et au plaisir que la loi fondamentale de l’économie politique se formule ainsi : Obtenir, au moindre effort, le plus grand résultat possible. Aussi, un homme raisonnable n’entreprendra aucun travail avant de savoir si sa peine trouvera une compensation. On voit que les lois économiques influent sur les décisions du producteur. Du reste, quand l’homme est obligé de semer sur une bonne terre et non sur du sable ou des pierres, sous peine de ne rien récolter ; quand, pour faire des tissus, il lui faut du fil ; quand, pour établir un produit quelconque, il lui faut les matières premières, lesquelles doivent subir certaines manipulations sous peine d’insuccès ; quand, pour vendre, le commerçant est obligé d’avoir des marchandises qui conviennent au consommateur et ne dépassent pas le prix que ce dernier peut ou veut y mettre ; quand dans les opérations économiques il y a tant de conditions nécessaires à observer, peut-on nier l’action de lois naturelles, peut-on soutenir que le domaine économique est le même que le domaine moral ?

On répondra encore que l’homme est incontestablement soumis aux lois physiques, puisqu’il est mortel, mais que l’objection porte sur l’action morale. Nous allons aborder ce côté de la question. Établissons d’abord que, si les lois physiques exercent une influence aussi étendue sur la vie économique, il faut en parler avec plus de respect que ne leur en accordent les prétendus réformateurs qui veulent changer la société sans avoir préalablement modifié l’homme. Mais revenons à l’action morale et cherchons à préciser en quoi elle consiste. Il y a lieu de distinguer ici les actes intellectuels des actes moraux proprement dits.

Les actes intellectuels qui concernent les matières économiques consistent à chercher des motifs pour ou contre une entreprise, à peser les avantages et les inconvéniens des diverses solutions qui peuvent se présenter. Un négociant se demande, par exemple, s’il faut faire telle affaire avec New-York ou avec Calcutta ? Si, après avoir bien calculé les deux séries de conditions, il trouve que l’affaire avec Calcutta sera plus avantageuse que l’autre, pourra-t-il néanmoins se décider en faveur de New-York ? Quel homme se fera violence uniquement pour agir contrairement à son intérêt légitime ? Veuillez remarquer que la morale, « l’éthique, » n’a rien à voir dans l’affaire de Calcutta, ni dans celle de New-York. Ainsi donc, si de nombreux actes économiques sont dominés par des forces physiques, d’autres (parfois les mêmes) sont gouvernés par des forces intellectuelles. Quel est maintenant le rôle de la morale ?

La morale est également une force, personne ne le nie. Elle influe sur les actes des hommes, soit directement par la conscience, soit par le respect humain, soit par la crainte de Dieu, soit encore par la crainte de la justice. Sans doute, ces diverses causes ou mobiles de la morale en action sont de valeur très inégale, et nous ne savons pas toujours laquelle agit, mais dans la société il n’en faut dédaigner aucune. La morale est une des inspirations auxquelles la volonté humaine devrait toujours se soumettre. Malheureusement elle est souvent rebelle à son devoir, et dans la vie pratique il est heureux qu’à défaut d’une inspiration de la conscience, certains sentimens moins élevés maintiennent l’homme dans la bonne voie. En tout cas, la morale n’a de prise que sur la volonté, elle ne se trouve pas dans les propositions ou dans les axiomes de la science, mais dans les actes des hommes, elle peut donc entrer en action à l’occasion d’un fait économique. Un entrepreneur embauche des ouvriers. Selon ses calculs, il peut donner en moyenne 5 francs de salaire à chaque ouvrier, mais comme le travail se fait rare, il se dit : si je ne leur offrais que 4 francs ? — La science économique ne propose ni 4 francs, ni 5 francs, elle n’entre pas dans les minuties de la pratique, elle n’apparaît même pas dans les cas où la fixation du taux des salaires serait arbitraire ; l’arbitraire n’est pas scientifique. En pareil cas, c’est à la conscience de l’entrepreneur à parler ; qu’il se dise : c’est très mal de ma part de profiter de la misère de ces hommes ; je sais bien qu’ils ne m’auraient pas ménagé si le travail avait été abondant, ils auraient demandé 6 ou 7 francs, mais la morale commande précisément de faire du bien, même à ses ennemis,.. et l’entrepreneur ainsi raisonnant va au-delà de ce qu’il aurait strictement été obligé de faire. La morale commence au-delà de l’obligation stricte, et elle est toujours un acte humain volontaire ; lorsque, dans des questions de salaire, la loi naturelle agit, lorsque le taux est fixé par un concours de circonstances, il n’y a plus d’arbitraire : si le patron donne le prix qui résulte des conjonctures, il remplit simplement son devoir ; s’il donne moins, il agit contre sa conscience et manque à la morale ; s’il donne plus, il fait un cadeau[5].

Rappelons en passant une autre objection formulée contre l’admission de lois naturelles dans la science économique, c’est qu’il y aurait une différence entre la loi naturelle physique et la loi naturelle morale. En supposant qu’il y ait une différence, la science économique n’en serait pas touchée, car il n’est pas nécessaire que les lois d’ordre moral soient en tout identiques à celles de la chimie ou de la physique, il suffit qu’elles présentent un rapport de cause à effet. Voici une loi économique : ce qui est rare, est cher ; ce qui est abondant, à bon marché. On ne connaît aucun fait qui infirme cette loi, on a d’ailleurs démontré que cette loi est fondée sur la nature humaine. Par exemple, vous êtes dans un désert, on vous offre de l’eau, la seule qui soit accessible, à quel prix la paierez-vous ? Ou aussi, pour satisfaire tous vos besoins, il vous faut 20 hectolitres de blé, et vous en possédez 100, sans pouvoir vendre ni utiliser le surplus ; alors 80 hectolitres n’ont aucune valeur pour vous, car ils ne peuvent vous rendre le moindre service. Pouvez-vous changer le moral de l’homme au point de lui faire dédaigner l’eau dans le désert, au risque de mourir de soif, ou de lui faire considérer comme précieux le blé qu’il ne peut ni manger, ni vendre, ni utiliser d’une manière quelconque ? Ce sont des lois de sa nature qui font que, dans ces deux cas, l’eau soit précieuse et le blé sans valeur pour l’homme.


II

Dans cette partie de la science qui s’occupe de la production, le fond même de l’économie politique ne diffère pas sensiblement dans les deux camps. Plusieurs membres de la Société de politique sociale, et des plus distingués, l’ont expressément reconnu. Ils ne peuvent pas se passer des doctrines d’Adam Smith ; ils doivent se borner à leur mettre un nouveau vêtement. Ils continuent donc de compter trois agens producteurs, ou comme on dit aussi, trois facteurs de la production : la nature, le travail, le capital. Certains économistes de l’un et de l’autre camp ont voulu simplifier ; les uns ont tenté de supprimer le capital, — pas en fait, en nom seulement, — d’autres ont effacé en outre la nature et n’ont maintenu que le travail. Toutefois, la théorie qui ramène tout au travail ne s’est maintenue que chez les socialistes, qui avaient des raisons pour cela. Les économistes ont reconnu que les autres facteurs existent et ont une action manifeste, qu’il n’est donc pas possible de les dissimuler derrière le travail. Examinons donc séparément chaque facteur de la production, en faisant remarquer que toutes les écoles ont contribué plus ou moins au progrès des doctrines, l’école classique ne s’étant pas crue dispensée de travailler à l’avancement de la science.

C’est par la nature que nous commencerons. L’homme ne peut pas se passer de la collaboration de la nature, et celle-ci l’accorde tantôt gratuitement, tantôt d’une manière onéreuse. Il y a gratuité quand on n’a fait aucun effort pour s’emparer des forces de la nature ; dès qu’il y a effort, il ne peut plus être question de gratuité ; dans certains cas, pour que la nature nous donne tout ce qu’elle peut, nous sommes obligés d’approprier l’instrument dont elle se sert. Il en a été ainsi de la terre. Seulement, appropriée ou non, la nature, en collaborant aux œuvres de l’homme, y met du sien, de sorte qu’en distribuant la valeur du produit, et après avoir fait la part du capital et du travail, il y a un reste qui serait la part de la nature, si dame Nature voulait passer à la caisse. En attendant, c’est l’homme qui la contraint à collaborer, — ou son ayant-droit, — qui reçoit cette part. Et comme la nature appropriée se présente le plus souvent sous la forme de terres que le propriétaire loue pour un fermage (en anglais, rent), c’est sous le nom de « rente du sol » que, à la suite de Ricardo, la part rémunérative de la nature est entrée dans la science économique.

Nous devons supposer que le lecteur connaît la doctrine de Ricardo, qui a donné lieu à de si longs et si ardens débats. Cette doctrine est complètement vraie pour les pays neufs ; dans les vieux pays ce ne sont pas seulement les meilleures terres qui paient une rente, mais toutes les terres qui produisent plus que le remboursement des frais. En France, à la suite de M. Boutron et d’Hippolyte Passy, et ensuite en Allemagne, on a étendu singulièrement le sens du mot rente, représentant l’action propre à la nature : tout homme qui jouit d’un avantage particulier, d’un talent ou d’une aptitude qui le fait rétribuer à un taux supérieur à celui du travailleur ordinaire du même ordre, perçoit une rente : c’est un prix de monopole qu’on paie. Les 100,000 francs d’une cantatrice s’expliquent ainsi. Un roi ayant dit à une cantatrice qui demandait un traitement élevé : « Je n’en donne pas autant à mes généraux, » elle répondit : « Eh bien, sire, faites chanter vos généraux. »

La tendance de l’époque actuelle à voir d’un mauvais œil les gains qui arrivent sans qu’on les ait mérités par le travail, a fait entrer dans le langage économique deux nouvelles expressions ; l’une est due à John Stuart Mill : l’unearned increment (l’accroissement non gagné), et l’autre au professeur Ad. Wagner : le fruit des conjonctures. C’est, dans les deux cas, la guerre déclarée au produit de la chance, comme si c’était un crime d’être heureux ; mais l’acquisition de ces deux nouvelles expressions ne constitue nullement un progrès. La chance est en dehors de la science et doit rester, presque à tous les égards, en dehors de l’action du gouvernement. C’est qu’en effet ce que l’on attribue à la chance est parfois le résultat de l’habileté ; puis, et c’est là la raison principale, comme l’État ne peut pas empêcher le particulier de souffrir d’une chance défavorable et qu’il ne le dédommage pas quand elle survient, la morale la plus élémentaire lui défend de s’emparer, ne serait-ce qu’en partie, du résultat des bonnes chances. Du reste, il y a nombre de chances dont aucun pouvoir humain ne peut vous priver, ce sont nos qualités,.. qui quelquefois nous valent une fortune.

Nous ne croyons pas que les doctrines relatives au travail aient fait des progrès. Les socialistes, il est vrai, ont cherché à faire attribuer au travail, seul tout le mérite de la production ; mais on n’a pas eu de peine à réfuter cette erreur en dégageant et en mettant en lumière l’influence, pourtant si évidente, de la nature et celle du capital. Ne rappelons que ce seul argument : avec le même travail, on obtient sur un terrain fertile le double de ce qu’on peut récolter sur un terrain médiocre ; donc la nature a collaboré à la production. L’erreur des socialistes semble avoir été partagée ou même provoquée par Adam Smith, car dans certains passages il fait la part trop belle au travail ; mais Adam Smith sait très bien que la nature aussi travaille et que le capital contribue à la production ; seulement il ne s’est pas exprimé sur ces points avec une clarté suffisante. Les attaques des socialistes ont eu cela de bon qu’elles ont forcé les économistes modernes à regarder les faits de près et à s’exprimer avec plus de précision, enfin à mieux motiver leurs propositions. C’est là un des progrès les plus sérieux réalisés depuis Adam Smith, non-seulement relativement au chapitre du travail, mais encore pour beaucoup d’autres, et ce progrès-là, il faut l’avouer, est dû aux adversaires de la science.

C’est le capital, sa nature, son emploi et sa signification dans le domaine économique, qui semble avoir le plus excité l’esprit d’invention, ou la verve novatrice des économistes et même des socialistes. On sait qu’avant Adam Smith le capital était une somme d’argent destinée, soit à être prêtée contre intérêts, soit à mettre en mouvement une affaire, une entreprise, définition qui s’est maintenue dans le commerce, mais que les économistes considèrent comme incomplète. Depuis Adam Smith, tous les produits qui servent à la production sont du capital, et les principaux de ces produits sont les instrumens, machines, etc., et les matières premières. En introduisant le mot « produits » dans la définition, on a voulu exclure l’influence de la nature ambiante. Ainsi le capital d’un armateur peut consister en un navire à voiles avec ses accessoires en magasin, mais jamais il ne pourra compter parmi ses capitaux le vent qui fait marcher le navire, quelque indispensable que soit le vent pour que l’armateur ait un revenu.

La définition que nous venons de donner peut être considérée comme le thème sur lequel chaque auteur fait sa variation, c’est-à-dire dont il modifie légèrement la formule pour ne pas avoir l’air de copier celle d’un autre. Toutes les définitions, à quelques exceptions près, ne reproduisent donc qu’une variété de celle d’Adam Smith. Les premiers socialistes eux-mêmes n’y changèrent rien d’essentiel ; il fallait un dialecticien comme Karl Marx pour y songer. Adam Smith avait à constater des faits et à établir leurs rapports ; Karl Marx avait la tâche plus difficile et plus compliquée de créer ou de justifier une doctrine. Il définit donc le capital : l’argent avec lequel on achète des marchandises pour les revendre, ou aussi l’argent qu’on emploie pour faire travailler les ouvriers, ou plutôt pour exploiter les ouvriers, car Karl Marx ne conçoit pas qu’on puisse occuper des ouvriers sans les exploiter. Selon lui, quand on demande un travail à un autre homme, on ne lui donne toujours que la moitié de ce qu’il a gagné, on ne lui paie que la moitié de son produit, et tous les hommes qui travaillent pour le compte d’autrui se soumettent à ce procédé spoliateur. Nous ne plaisantons nullement, telle est bien la doctrine par laquelle Karl Marx a cherché à rendre odieux le capital ; selon lui, c’est uniquement un moyen de faire travailler l’ouvrier pendant douze heures tout en ne le rétribuant que pour six. Cela se trouve littéralement dans l’ouvrage si connu de Karl Marx qui porte le titre de : le Capital. Nous ne comptons pas, cela va sans dire, cette doctrine parmi les progrès ; elle n’a eu d’autre effet que d’exciter les ouvriers contre les patrons et de rendre les entreprises plus difficiles, ce qui n’est nullement favorable aux salaires.

Une définition originale du capital nous est venue d’Autriche ; son auteur est le professeur G. Menger, de l’Université de Vienne. Nous avions tort de parler d’une définition ; M. G. Menger se borne à exposer comment s’opère la production, et dans cette exposition le capital apparaît et joue son rôle sous un autre nom ou sous une autre figure. Nous résumerons sa théorie en peu de mots en rappelant que le mot richesses qui a prévalu parmi les économistes français a pour synonyme le mot biens (biens économiques), terme qui se prête mieux aux combinaisons de la pensée et à la description des faits que le mot richesses. Les Allemands divisent les biens en biens productifs (capitaux) et biens de consommation, ces derniers sont tout achevés, prêts à être consommés. M. G. Menger pousse plus loin cette utile division : il nomme biens de premier ordre ceux qui sont prêts à être consommés, et biens d’ordre ultérieur, biens de deuxième, troisième, quatrième ordre, etc., tous les biens qui sont productifs à un titre quelconque (les capitaux). Ainsi le pain est un bien de premier ordre, la farine un bien de deuxième ordre, le blé de troisième ordre, et ainsi de suite. Ce n’est là ni un jeu ni un caprice. L’auteur a su tirer de cette classification des biens un enseignement fécond sur lequel nous ne pouvons donner ici que quelques indications très sommaires, de celles qu’on comprend presque sans explications. Il est évident qu’un kilogramme de pain est toujours plus cher qu’un kilogramme de farine, 1 kilogramme de farine qu’un kilogramme de blé, et que plus on s’éloigne du bien de premier ordre, plus le prix diminue. La raison en est évidente : pour que le blé devienne de la farine, il faut un capital, le moulin, et un travailleur, le meunier, qui ne collaborent gratuitement ni l’un ni l’autre. Ajoutons que l’opération exige du temps et que le temps se paie en économie politique. Time is rnoney. Mais ce qui est moins visible, quoique tout aussi vrai, c’est que le prix du bien de premier ordre, celui qu’on peut immédiatement consommer, ne dépend pas des frais de production, c’est-à-dire du prix des biens de deuxième, troisième ordre, etc., dont il est le produit, mais que le prix de ces biens de deuxième ou troisième ordre dépend du prix du bien de premier ordre. En d’autres termes, c’est parce que le consommateur consent à donner 0 fr. 40 pour 1 kilogramme de pain que le boulanger achètera le kilogramme de farine 0 fr. 30, et le meunier le kilogramme de grain 0 fr. 20. Si le pain vaut plus ou moins que 0 fr. 40, tous les autres prix changeront en proportion.

Cette théorie semble contredite par les faits. Le blé est cher, parce que la récolte a été mauvaise, et le prix du pain suit le prix du blé. Le prix du pain, oui ; mais en serait-il de même pour un objet moins nécessaire ? Si par l’effet d’une circonstance quelconque, le public pouvait dire : « Nous n’achèterons le kilogramme de pain qu’à 0 fr. 30 centimes, le prix des grains baisserait en proportion et bien sûrement. M. Menger le démontre et y ajoute des développemens que nous regrettons de ne pas pouvoir reproduire[6].

Le livre de M. C. Menger date de 1872 ; au commencement de l’année 1889, M. de Bœhm-Bawerk, alors professeur à l’université d’Innsbruck, publia un volume intitulé : Capital und Capilalzins (le capital et l’intérêt), dans lequel on trouve aussi une nouvelle théorie du capital. Cette théorie est très ingénieuse, mais elle n’est d’aucune utilité pratique, et il est presque impossible d’en donner une idée en peu de mots ; nous nous bornons donc à une simple mention.

Nous sommes très loin d’avoir parcouru le domaine entier de la production. Nous n’avons pas mentionné, par exemple, la division du travail. La grande utilité de cette division, depuis longtemps connue, a été brillamment mise en lumière par Adam Smith ; il n’y avait rien à ajouter. On a seulement distingué, depuis quelque temps, ce qu’on pourrait appeler la division générale de la division spéciale. La première distingue les diverses industries les unes des autres : l’agriculture des manufactures, le médecin de l’avocat ou du fonctionnaire, les différentes professions manuelles les unes des autres, etc. ; la deuxième distingue les diverses opérations ou manipulations qui se suivent, dans une même industrie, avant que le produit soit achevé. Ces distinctions ont leur utilité.

Une fois les avantages de la division du travail reconnus, il ne restait plus qu’à en signaler les inconvéniens, car toute médaille a son revers. On en trouva donc, et naturellement aussi on les exagéra. Les occupations constantes de l’homme exercent une influence sur sa vie, ses habitudes, ses goûts, sa santé, et lui donnent un cachet particulier. C’est une observation faite depuis longtemps et que les auteurs de comédies ont largement utilisée en créant des « types, » celui de médecin, de juge, de tabellion, et nombre d’autres. On sait qu’il en est de même pour les professions manuelles : le tailleur et le cordonnier, le maçon et le serrurier, etc.., se distinguent parfaitement. Seulement, pour attaquer la division du travail, on choisit les professions les moins heureuses et peut-être les individus les plus abrutis… par d’autres causes encore. On ne prouve pas beaucoup par la recherche des extrêmes, et ce parti-pris ne facilite pas la découverte de moyens propres à atténuer le mal.

Un phénomène économique de première importance, une vraie révolution industrielle, est postérieure au livre d’Adam Smith, c’est l’introduction des machines et l’extension extraordinaire de la grande industrie qui en a été la suite. Tout ce qui a été écrit de bon sur cette double question constitue un progrès pour la science économique. Ces changemens n’ont pas eu lieu sans causer des souffrances ; mais, l’évolution étant maintenant à peu près achevée, les maux qui accompagnaient la transition sont pour la plupart guéris, et nous pouvons parler de sang-froid de ces matières. Personne ne contestera plus l’utilité des machines ni les services que rend la grande industrie. Grâce à elle, nombre de produits et de jouissances ont été mis à la portée des très petites bourses ; les distances ont été raccourcies d’une manière merveilleuse ; beaucoup d’entreprises autrefois impossibles ont été mises à la portée des hommes ; la population a pu se multiplier impunément, car la machine à vapeur permet de nourrir en Europe 150 millions d’habitans de plus que du temps d’Adam Smith. Sans doute il y a une ombre à ce brillant tableau, la vie de fabrique, ou, plus exactement, la vie dans certaines fabriques, — celles où travaillent les femmes et les enfans, — laisse à désirer ; mais on ne cesse de chercher et d’introduire des améliorations. Espère-t-on arriver à faire disparaître toute souffrance de la terre ?

Il nous resterait à parler de la propriété. Autrefois on la considérait comme un postulat, c’est-à dire comme une chose admise avant toute discussion, car il n’y a pas de société sans propriété ; et les économistes n’éprouvaient pas le besoin d’en démontrer la nécessité. Mais lorsqu’on se mit à l’attaquer, ils se crurent tenus de la défendre, et l’école classique le fit avec conscience. L’école politico-sociale ne s’y crut pas obligée ; quelques-uns de ses principaux membres l’attaquèrent même ou du moins cherchèrent à en affaiblir l’autorité, ou la défendirent mollement ; et, bien que l’humanité ne connaisse pas une seule société civilisée sans propriété, certains auteurs ne se gênèrent pas pour dire : aujourd’hui la propriété existe, mais on pourrait très bien concevoir une société sans propriété. Concevoir ? Que de choses ne peut-on pas concevoir ! Ne peut-on pas concevoir, par exemple, que tous les hommes sont devenus bons et intelligens ?

La propriété la plus attaquée est celle de la terre, et voici les plus forts argumens qu’on met en ligne : 1° autrefois la terre était commune ; il faut donc rétablir la communauté du sol. Supposons entièrement vraie cette assertion, qui ne l’est qu’en partie, comprenez-vous que l’humanité remonte en arrière et reprenne les mœurs d’époques où les hommes étaient sauvages ou barbares, mœurs qu’ils ont quittées en se civilisant ? 2° le travail, dit-on aussi, est la seule justification de la propriété ; ce que vous avez fait est à vous, vous y avez incorporé quelque chose de votre être, mais vous n’avez pas fait la terre, vous n’avez seulement pas fait ce champ, il ne peut donc être à vous. L’homme n’a pas créé la terre, cela est vrai, mais il ne crée ni le pain ni la viande, ni le vêtement, ni les autres objets dont il se sert et dont il ne saurait se priver sans mourir. Il leur consacre seulement son travail. Est-ce qu’il ne fait pas de même pour la terre qu’il défriche, marne, draine, fume, arrose, laboure, herse, bine, dont il récolte ensuite les produits ? Abandonnée à elle-même, la terre n’est guère productive ; 3° D’autres disent : la terre qu’un homme s’approprie ne peut plus servir à un autre ; Dieu a pourtant donné la terre à tous les hommes. Ce que Dieu a voulu, vous n’en savez rien ; mais si vous acceptiez la Bible comme un document religieux qui fait connaître la pensée de Dieu, vous y trouverez des passages nombreux qui confirment le droit de propriété. Le Décalogue en est un. Puis il n’est pas vrai que la terre appropriée ne peut pas servir à un autre. Le cultivateur qui récolte plus de blé qu’il ne peut en consommer échange son superflu contre vos produits, et de cette façon vous obtenez une partie de son blé. Enfin, mettons qu’une terre appropriée par un individu n’est plus disponible pour un autre, la terre ne fait que subir le sort de toutes les choses appropriées, parmi lesquelles il faut compter les alimens, les vêtemens, etc. Les choses que vous consommez ou dont vous vous servez habituellement ne peuvent pas servir en même temps à un autre. Vous êtes préfet de tel département, colonel de tel régiment, chef de tel bureau, marchand dans telle rue et à tel numéro, vous êtes assis sur telle chaise aux Champs-Elysées pour regarder les passans,.. où vous êtes, un autre ne peut pas se mettre avant de vous avoir chassé de la place qu’il convoite. Ce qui est curieux, c’est de voir des gens qui veulent bien que vous récoltiez les produits du sol que vous cultivez, mais qui n’admettent pas que votre fils vous succède. Plutôt tout autre homme que votre fils ! En entendant exprimer de telles idées et les qualifier de justes, on ne croit plus aux progrès de l’intelligence ni à ceux du sentiment moral.


III

Le commerce remonte au commencement des temps historiques. Joseph fut vendu à une caravane qui passait, et l’on voit bien que ce n’était pas la première. Chez les Grecs et les Romains, le commerce avait son dieu aussi bien que la guerre. On ne s’étonnera pas que sur une aussi vieille chose on n’ait presque rien dit de nouveau, surtout depuis Adam Smith. L’auteur de la Richesse des nations savait déjà que le commerce extérieur n’est pas fait pour attirer de l’argent dans un pays, mais pour échanger le superflu des produits indigènes contre les denrées des autres contrées qu’on ne peut pas produire soi-même, et l’on n’y a rien ajouté depuis. La théorie n’a d’ailleurs pas beaucoup d’influence en ces matières, les intérêts mettent une vive ardeur dans leur défense et se placent à des points de vue étroits. C’est ce qui a permis au protectionnisme de gagner du terrain. C’est le contraire d’un progrès.

On a, dans ces derniers temps, porté un peu plus en avant l’étude sur les effets comparés du commerce en gros et du commerce en détail. C’était dans un esprit défavorable à ce dernier. On lui reprochait d’occuper plus de monde qu’il n’est nécessaire, et surtout de renchérir les produits pour les petites bourses. Une enquête a démontré que ces reproches sont exagérés, qu’il peut y avoir quelques abus, mais que le détaillant rend service précisément aux petites bourses, en vendant à ses cliens par minimes quantités les denrées qu’ils ne pourraient acheter en gros, et qu’ils ne sauraient d’ailleurs assez bien ménager, car la science du ménage est plus rare qu’on ne croit. Dans l’intérêt des ouvriers et surtout de celles de leurs femmes qui vont au travail, il est utile que les magasins de détail ne soient pas trop rares. (Rapport de M. le professeur J. Conrad.) Le succès du commerce se rattache généralement aux services qu’il rend ; l’histoire de la spéculation nous en fournit plus d’un exemple. La spéculation, dans son acception scientifique, est la prévision de l’avenir, la prévision active, celle qui prend des mesures pour satisfaire les besoins menacés, pour faire cesser les privations, mesures qui peuvent être inspirées par l’intérêt personnel, mais qui ne procurent un profit que si elles favorisent en même temps l’intérêt général. La nécessité de cette coïncidence des intérêts a été prouvée par de nombreux faits ; la science d’ailleurs a toujours soutenu que les spéculations qui consistent en de grands accaparemens de produits ne peuvent pas réussir ; aucun capitaliste, aucune société même n’est assez riche pour vaincre toutes les forces contraires. Mais, nous l’avons dit, dans les affaires on n’écoute pas la théorie ; l’ardeur du gain, qui devient une passion chez certains individus, surtout s’il s’y mêle l’excitation de l’aléa, du jeu, fait toujours renaître ces mêmes genres d’affaires ; des hommes très intelligens et très entendus se laissent tenter et naturellement succombent comme les autres.

La monnaie, sans dater d’une époque aussi reculée que le commerce, a bien ses deux mille cinq cents ans derrière elle, âge respectable qui a permis aux hommes de l’étudier à fond. Eschyle savait déjà que la mauvaise monnaie chasse la bonne ; depuis lors l’humanité a pu apprendre que les gouvernemens sont impuissans à altérer la monnaie parce qu’ils ne peuvent pas forcer le public à accepter A grammes pour la valeur de 5 grammes, — ils l’ont tenté souvent, mais ils n’y ont jamais réussi. On apprit aussi à connaître l’influence de la rareté et de l’abondance des métaux précieux, et on a fait plus d’une autre expérience, de sorte qu’on pouvait croire qu’après Adam Smith, il n’en restait plus à faire. Mais on s’était trompé ; la dépréciation de l’argent date d’hier, elle a commencé trois quarts de siècle après la mort du fondateur de la science économique, et le mouvement créé par ce fait n’a pas encore abouti ; nous sommes en plein dans l’évolution. Aussi deux opinions sont en présence, l’une veut qu’on s’en tienne à l’or (monométallistes), l’autre désire qu’on fasse les plus grands efforts pour rétablir la valeur de l’argent et qu’on maintienne en circulation les deux métaux (bimétallistes). Les monométallistes sont d’avis qu’il n’y a pour toute chose qu’une mesure, un mètre, un litre, et, par conséquent, un étalon. Ils peuvent s’appuyer sur ce fait, que jamais le double étalon n’a pu se maintenir ; dans les pays où il existait légalement, les deux étalons fonctionnaient alternativement, et alors c’était le métal le moins cher qui circulait dans le pays et c’était l’autre qu’on exportait. Les bimétallistes soutiennent que, si les gouvernemens voulaient s’entendre, ils pourraient « réhabiliter » l’argent et annuler à la fois les effets d’une production surabondante et ceux de la répugnance du public. Les gouvernemens ne croient pas à ce pouvoir exorbitant qu’on leur attribue et s’abstiennent. Plus nous allons, moins les partisans du double étalon semblent avoir de chance de revoir « l’argent au 15 1/2 » (15 grammes 1/2 d’argent valent 1 gramme d’or).

La question des prix a été bien souvent agitée par l’économie politique. Le prix joue un rôle immense dans les affaires, on est donc intéressé à savoir comment se forment les prix, comment on parvient à les réduire, comment on les retient à un certain niveau. Au prix se rattache étroitement la valeur, dont la théorie a fait de remarquables progrès. Adam Smith avait distingué deux sortes de valeurs : la valeur d’usage et la valeur d’échange ; ses successeurs en France déclarèrent presque unanimement, à l’exemple de J.-B. Say, qu’il n’y avait qu’une valeur, la valeur d’échange, tandis que la valeur d’usage était purement et simplement l’utilité. Dans les autres pays, les uns suivirent J.-B. Say, les autres maintinrent la double valeur d’Adam Smith. Depuis lors des savans autrichiens et allemands ont montré qu’il y a deux valeurs dont l’une peut être qualifiée de subjective (valeur d’usage) et l’autre d’objective (valeur d’échange). Certains savans ont même été d’avis que, si l’on se décidait pour une valeur unique, c’est à la valeur subjective qu’il faudrait donner la préférence.

C’est, en effet, l’homme qui confère la valeur en constatant qu’un objet peut lui rendre service ; évaluer, c’est mesurer, estimer, énoncer la grandeur du service. On conviendra qu’il y a des degrés dans l’utilité, et que pour le même objet utile la quantité en peut différer : la nourriture d’une semaine vaut évidemment plus, a une plus grande valeur, que la nourriture d’un jour, et les choses qu’on possède en abondance ont moins de valeur que celles dont on est privé. L’homme est seul juge de la valeur qu’une chose a pour lui, de sorte que les évaluations varient d’un individu à un autre ; l’un préfère le cheval, l’autre le bœuf, et si deux individus ne possèdent pas chacun l’objet préféré, ils procéderont à un échange, donnant chacun ce qui lui parait avoir une valeur moindre pour obtenir ce qui lui paraît avoir une valeur supérieure. Ce sont des vues subjectives. Si un objet est estimé à la même valeur par un certain nombre d’hommes, la coïncidence de tant de valeurs subjectives en fait, du moins en apparence, une valeur objective (ce qui veut dire, à peu près, valeur intrinsèque).

Tant qu’une chose reste valeur, on ne sait jamais si l’on a bien évalué, mais dès qu’il y a échange, dès qu’il y a un prix, la valeur est positivement établie. A l’aide de la monnaie, les prix, comme les valeurs, se comparent aisément, car ils sont ainsi nettement déterminés et portent le même dénominateur. Mais si le prix repose sur la valeur, et la valeur sur l’appréciation d’un ou de plusieurs hommes, il ne faudrait pas croire que cette appréciation soit arbitraire ; elle constitue le plus souvent un véritable jugement motivé, du moins il y a des motifs qui se présentent à l’esprit de tout le monde. Tels sont, par exemple, les frais de production, la rareté relative, sans compter les motifs variés qui se rattachent, tantôt à la nature de l’individu qui évalue, tantôt à celle de l’objet à évaluer, tantôt encore à des inspirations sociales ; il y a donc toujours des motifs. C’est cette raison qui empêche tant de grèves de réussir. La plupart des grévistes demandent l’élévation des salaires, et comme les salaires influent sur les prix, l’entrepreneur craint que, s’il élève ses prix, la plupart des acheteurs se retirent, et il refuse. On pressent que le prix est encore moins arbitraire que la valeur.

Il ne sera pas difficile de montrer que les prix sont soumis à des lois ; il suffira d’en rappeler une qui est vraiment « d’airain, » c’est celle de la rareté et de l’abondance. Personne n’ignore cette loi, on la voit si souvent en action qu’il est impossible de la nier. Nous appellerons plutôt l’attention sur une autre loi moins connue, qui a été énoncée ainsi sous forme de paradoxe : « Ce n’est pas par ses recettes que l’homme s’enrichit, mais par ses dépenses[7]. » On comprend que c’était une manière de conseiller l’économie. Personne n’est en état d’augmenter ses recettes à volonté ; mais chacun peut plus ou moins restreindre ses dépenses. De plus, il peut y avoir des recettes apparentes, mais toutes les dépenses sont bien réelles. Pendant l’exposition de 1889 on a augmenté les salaires des employés de 10 pour 100 ; c’était pour eux une recette supplémentaire, mais leur position ne s’en est améliorée qu’en apparence, car toutes les denrées avaient renchéri en proportion. C’est surtout aux ouvriers que le conseil s’adresse, parce qu’il y a, sous un certain rapport, entre les travailleurs manuels une solidarité plus étroite qu’entre les autres classes de la société. Supposons qu’une catégorie d’ouvriers, mettons des cordonniers, aient obtenu un accroissement de salaire ; tant qu’ils seront seuls ou presque seuls dans ce cas, ils jouiront de cet avantage ; mais dès que plusieurs autres corps de métier auront eu le même succès, et surtout quand tous les salaires auront été élevés, ce qui ne peut pas tarder longtemps, les cordonniers, — et toutes les professions, — seront revenus à leur point de départ : les salaires (prix du travail) se seront accrus, mais les prix de tous les objets de consommation aussi, et tous les efforts, toutes les grèves, toutes les agitations n’auront abouti qu’à déprécier la monnaie : avec une pièce de 5 francs on se procurera moins de jouissances après qu’avant la hausse des salaires ; 6 francs ne rendront plus que les services de 5 francs. On voit que tous les prix se tiennent plus ou moins étroitement, et que pour obtenir un résultat, c’est plutôt sur soi-même, sur le perfectionnement de ses procédés techniques, sur la bonne conduite de son ménage, que sur les autres, sur les gains apparens, qu’il faut compter.

Il n’est guère possible de signaler un progrès sérieux dans les doctrines en ce qui concerne les prix. Certains auteurs ont cru perfectionner la théorie des prix en multipliant les subdivisions, en y faisant entrer les prix fixés par l’autorité, comme la taxe du pain et celle des voitures, ou aussi les prix dits de charité ou de sentiment, qui ne sont que des aumônes à peine déguisées ; on a même expressément cité les prix de fantaisie donnés dans une vente de charité par un homme du monde à une belle dame pour un petit produit de ses doigts de fée. Mais toutes ces classifications ne peuvent faire qu’une vente de charité soit un marché commercial.


IV

La répartition distribue la valeur du produit entre tous ceux qui, entrepreneur et ouvrier, capitaliste et propriétaire, ont collaboré à la production. A chacun sa part. Mais qui la fixera ? L’école classique, pleine de foi dans la force des choses, dans l’action des lois économiques, enseignait que chacun revendiquerait sa part et l’obtiendrait, car les rapports économiques entre les hommes sont une série de conventions, et de même qu’une main lave l’autre, les hommes ont besoin les uns des autres, ils sont forcés de s’entendre, et ils transigent pour se mettre d’accord. L’école politico-sociale n’a aucune confiance dans l’action de la nature des choses, elle attribue à l’administration une certaine infaillibilité et voudrait formuler des règlemens qui assurent à chacun sa quote-part du produit commun. Mais comment y parvenir, puisque les services rendus à la production sont de nature différente, puisqu’ils sont incommensurables, n’ont pas de mesure commune[8] ? L’école politico-sociale n’a pas trouvé cette mesure, mais c’est déjà un mérite, pour des hommes disposés à favoriser l’ouvrier dans la répartition, de reconnaître qu’il n’y a pas de mesure commune, qu’on ne peut fixer mathématiquement les salaires. Il a été dit aussi qu’il est dans l’intérêt de la production que chacun ait sa part légitime, car ceux qui se sentiraient lésés se retireraient, et les opérations en souffriraient. Ici aussi la convention est nécessaire.

Les socialistes croient avoir trouvé une solution du problème. Elle consiste à confisquer tous les moyens de production et à organiser des ateliers nationaux. Chacun ferait partie d’un atelier, recevrait un bon d’échange par heure de travail, et au moyen de ces bons, il se procurerait les produits des autres ateliers. Divers auteurs, et nous sommes du nombre, ont montré les invincibles difficultés que ce système rencontrerait ; ses partisans eux-mêmes ne le prennent pas au sérieux, car ils n’ont pas encore abordé la solution du problème qui doit précéder l’application du travail socialiste. Ce problème, le voici : Karl Marx a déclaré qu’une heure de travail ne vaut pas une heure de travail, que le travail qualifié vaut plusieurs fois le travail simple ; or, pour savoir ce que vaut chaque sorte de travail, il faut un tarif… que personne n’a osé entreprendre, qui ne serait jamais accepté par les intéressés. Supposons cependant le tarif fait, il n’aurait d’autre effet que de généraliser et d’aggraver la pauvreté et de détruire la civilisation. Personne ne pourrait plus s’élever au-dessus du niveau commun, ce qui empêcherait tout progrès. L’école politico-sociale ne s’est pas sentie attirée vers ce système ; elle n’a du reste rien proposé de positif.

Cependant si l’on n’a pas réussi à trouver un système de répartition qui marche sous la surveillance de l’autorité, on s’est du moins occupé des salaires. L’école classique a pu établir par d’abondantes statistiques, relevées dans tous les pays, qu’effectivement les salaires n’ont pas cessé de s’élever depuis un siècle, et dans une bien plus forte proportion que le prix du pain. Ces chiffres donnent un démenti à tous ceux qui prétendent nier les progrès matériels de la classe ouvrière. Et pourquoi cette négation ? Ce n’est certainement pas pour rendre les ouvriers plus heureux ; serait-ce dans un dessein d’agitation ? Il est certain que le taux des salaires ne dépend pas des publicistes qui écrivent sur la matière, puisque patrons et ouvriers n’ont eux-mêmes qu’une faible influence sur le prix du travail à un moment donné. Le prix du travail dépend du prix des produits ; pour qu’un entrepreneur forme un atelier, il faut qu’il prévoie qu’avec les salaires actuels il pourra vendre aux prix courans ; sinon, il ne fera pas travailler ou ne pourra qu’offrir un salaire moindre, sauf s’il possède un meilleur procédé de fabrication. C’est le prix de l’objet de consommation qui fait loi et non le caprice des hommes.

Toutefois, si le taux des salaires est gouverné par les circonstances, il reste des moyens de les améliorer et de les rendre plus efficaces. Le premier consiste à empêcher certains abus qui résultent de la vente aux ouvriers, et surtout à crédit, par le patron, de certaines denrées ou autres objets dont ils peuvent avoir besoin (Truck system) ; les salaires doivent être payés en numéraire et à de courts intervalles. Le second consiste à multiplier le travail à la tâche en rendant autant que possible le salaire dépendant du prix de la marchandise sur le marché, du produit achevé. Cet usage (de rendre le salaire dépendant du prix) est assez répandu dans quelques industries anglaises ; il est seulement à craindre qu’il ne puisse pas se généraliser. Le troisième moyen dépend uniquement de l’ouvrier et de sa femme, et consiste à bien calculer leurs dépenses. Ajoutons que quelques économistes allemands semblent assez disposés à conférer à l’état des attributions de surveillance sur les salaires, proposition que nous n’avons pas enregistrée parmi les progrès de la doctrine économique ; l’intervention de l’état relativement au taux des salaires ne se comprend que si on lui attribue en même temps un droit de surveillance sur les dépenses des ouvriers ; chaque ménage ouvrier aurait alors à soumettre son budget à M. l’inspecteur. C’est un régime qui ressemble assez au communisme.

La question ouvrière, personne ne l’ignore, a été employée comme moyen d’agitation. Lassalle, qui, un des premiers, a usé de ce moyen, a inventé la loi d’airain, dont il a souvent été question, mais qu’on n’a pas toujours su réfuter. Lassalle se sert d’un passage de Ricardo en le violentant un peu et termine ainsi : « La limitation du salaire moyen aux subsistances que les habitudes populaires ont rendu indispensables à l’existence de l’ouvrier et de sa famille, voilà, je le répète, la cruelle loi d’airain qui règle aujourd’hui les salaires. » Pour que le lecteur puisse juger par lui-même, nous allons reproduire le passage de Ricardo que Lassalle commente :


Le prix courant du travail est le prix que reçoit réellement l’ouvrier, d’après les rapports de l’offre et de la demande, le travail étant cher quand les bras sont rares, et à bon marché quand ils abondent. Quelque grande que puisse être la déviation du prix courant relativement au prix naturel du travail[9], il tend, ainsi que toutes les denrées, à s’en rapprocher. C’est lorsque le prix courant du travail s’élève au-dessus de son prix naturel que le sort de l’ouvrier est réellement prospère et heureux, qu’il peut se procurer en plus grande quantité tout ce qui est utile ou agréable à la vie, et, par conséquent, élever une famille robuste et nombreuse. Quand, au contraire, le nombre des ouvriers s’accroît par le haut prix du travail, les salaires descendent de nouveau à leur prix naturel, et, quelquefois même, l’effet de la réaction est tel qu’ils tombent encore plus bas.

Quand le prix courant du travail est au-dessous de son prix naturel, le sort des ouvriers est déplorable, la pauvreté ne leur permettant plus de se procurer les objets que l’habitude leur a rendus absolument nécessaires. Ce n’est que lorsqu’à force de privations le nombre des ouvriers se trouve réduit ou que la demande de bras s’accroît, que le prix courant du travail remonte de nouveau à son prix naturel. L’ouvrier peut alors se procurer encore une fois les jouissances modérées qui faisaient son bonheur. (Ricardo, Principes, chap. V.)


Ce n’est donc pas la faute de la bourgeoisie si les ouvriers ne sont pas toujours heureux. Ils sont d’abord sous l’influence d’une loi qui domine toutes les transactions, celle de l’offre et de la demande, qui est la même que celle de la rareté et de l’abondance ; si les bras sont surabondans, ils ne peuvent pas être chers, c’est une loi que les ouvriers connaissent parfaitement. De là vient qu’ils tendent à diminuer le nombre des apprentis, ainsi que le nombre des heures de travail, et qu’ils sont hostiles au travail des femmes et des enfans, et surtout des étrangers. Puis est-ce la faute du patron si l’ouvrier se marie à vingt ans (en fait ou en droit), au lieu d’attendre, comme le bourgeois, jusqu’à l’âge de trente ans? Toutefois, ce n’est pas là une loi, l’ouvrier n’est pas forcé de se marier prématurément, et l’expression loi d’airain est non de Ricardo, mais de Lassalle; c’est lui aussi qui la qualifie de « cruelle, » mais doublement à tort : d’une part, parce que le libre-arbitre existe et que l’homme n’est pas forcé de se marier trop jeune, et, de l’autre, parce que malgré l’imprudence des ouvriers, qui contribue à la rapide augmentation de leur nombre, la demande de bras peut s’accroître en même temps, de sorte que la multiplication du nombre des ouvriers n’empêchera pas les salaires de s’élever. On a vu qu’en effet les salaires se sont élevés malgré l’accroissement de la population. En ce qui concerne l’intérêt du capital et la nature du crédit, deux notions qui se tiennent par certains côtés, des progrès théoriques ont été faits, surtout en Allemagne[10]. Il a été démontré, notamment par le professeur Knies, que la confiance n’est pas l’élément essentiel du crédit, puisqu’un grand nombre d’affaires de crédit, notamment les prêts sur gage, ne renferment pas un atome de confiance. Sans doute la confiance joue un rôle prépondérant dans nombre de transactions, mais son rôle n’est pas universel, et l’on peut y suppléer souvent. Le crédit est simplement une affaire dont la fin ou la conclusion est séparée par un laps de temps du commencement, et il importe qu’une définition réponde bien à la réalité des choses.

L’intervalle de temps qui s’écoule entre le prêt et le remboursement suffit à la rigueur pour expliquer l’intérêt du capital. M. de Bœhm-Bawerk a soutenu cette thèse avec beaucoup de talent, mais, ce nous semble, d’une manière trop exclusive. Il ne veut pas qu’on puisse avoir deux ou trois raisons pour justifier l’intérêt d’un capital prêté, c’est selon lui de l’éclectisme, la raison du temps suffit. Cette raison s’explique ainsi : une chose qu’on tient dans la main vaut pour tout homme plus qu’une chose tout à fait semblable qu’on aura dans un an, on est donc très disposé à accepter 100 francs aujourd’hui sous la condition de payer 105 francs dans douze mois. Dans le système de M. de Bœhm-Bawerk, c’est un simple échange que l’on fait. Le prêteur, n’ayant pas besoin actuellement de ses 100 francs, les passe à un autre qui lui rendra 105 francs en échange. Dans un an, le prêteur retrouvera ses 100 francs, plus 5 francs de prime ou d’intérêt qu’il pourra considérer comme un revenu. Il nous semble qu’il n’y a aucun mal à ajouter : 1° le prêteur, en mettant son argent à la disposition d’un autre, s’en prive pendant un an, abstinence qui lui donne droit à un dédommagement ; 2° le prêteur rend service ; car un capital est un instrument de production : le prêteur a donc le droit de demander, et l’emprunteur est en état d’accorder une indemnité. Il semble qu’on ne saurait jamais trop justifier une institution utile lorsqu’elle est attaquée. Quelle singulière figure ferait notre société si l’on supprimait le crédit, si l’on prohibait, l’intérêt du capital, ou plutôt si l’on était réellement en état de l’empêcher de fonctionner !

Un autre progrès doctrinal réalisé depuis Adam Smith nous paraît bien plus important, c’est la part faite aux entrepreneurs. Adam Smith et ses successeurs anglais, presque jusqu’à nos jours, ne le distinguent pas du capitaliste. C’est à J.-B. Say que revient l’honneur d’avoir reconnu en lui un agent distinct de la production, et peu à peu les économistes de tous les pays, les Allemands d’abord, les Anglais en dernier lieu, ont admis l’importance du rôle de l’entrepreneur. On a même reconnu que ce n’est pas le capital qui est en lutte avec le travail ; un savant américain, M. Fr. Walker, a démontré, — on s’en doutait depuis longtemps, — que c’est l’entrepreneur et non le capital qui est en présence de l’ouvrier. Ce sont des intérêts en lutte directe, et en pareil cas chacun, — habituellement, — n’a raison qu’à moitié. Mais ce n’est pas sur ce point que nous avons à attirer l’attention, c’est sur les fonctions, on peut dire sociales, de l’entrepreneur. C’est lui qui crée et multiplie les occasions de travail, c’est lui qui prend l’initiative de la production, qui la dirige et la fait aboutir, c’est lui qui a soin d’approvisionner la consommation, car c’est en vue des besoins à satisfaire qu’il travaille, et c’est en rendant des services qu’il s’assure un bénéfice. Grâce à l’entrepreneur, les besoins multiples de l’homme vivant en société se satisfont exactement et pour ainsi dire automatiquement. Et pourtant sa récompense est chanceuse ; s’il a mal calculé, après avoir payé les salaires, la rente, les intérêts, il ne lui reste rien ; il court tous les risques de l’affaire ; aussi, quand elle réussit, sa part, les bénéfices, constituent un gain parfaitement légitime ; ils sont entièrement à lui.

Il nous reste à toucher encore à un point, l’impôt, matière que l’économie politique moderne a beaucoup étudiée, — non sans découvrir quelques vérités nouvelles. Indiquons sommairement les principaux points où il y aurait un progrès à noter. L’obligation générale de contribuer aux dépenses de l’État a été reconnue de tout temps ; mais certains publicistes insistaient sur le rapport qui devait exister entre le montant de l’impôt et les services rendus par l’État. Dans ce système, l’impôt du citoyen et les services de l’Etat s’échangeaient, pour ainsi dire, valeur égale contre valeur égale. Mais ce système n’a jamais fonctionné, celui de l’impôt-assurance non plus. La science a eu raison de simplifier ses doctrines sur ce point. On s’est borné à dire : le citoyen doit payer sa part des dépenses de l’État, c’est un simple devoir qu’il remplit et qu’il serait forcé de remplir s’il manquait de bonne volonté. La nouvelle théorie qui se pique d’être réaliste (c’est ainsi qu’elle se désigne en Allemagne) déclare simplement que le premier principe pour l’État est d’équilibrer son budget. Il consultera la justice s’il peut, et tant que cela ne le gênera pas ; mais si la situation financière l’exigeait, on passerait, les yeux fermés, à côté de la justice.

Il faut, en effet, que l’État joigne les deux bouts, et en réalité, c’est là sa première préoccupation ; il prend son bien où il le trouve ; n’a-t-il pas l’argument que le salut public justifie les moyens ? La science ne conteste pas l’axiome de la nécessité de joindre les deux bouts et recherche les procédés qui permettent de charger les contribuables sans les écraser ; ou plus exactement, comme les procédés sont du domaine de la pratique, elle formule les principes qui doivent nous guider dans la recherche des modes d’application. Le premier de ces principes est que chacun doit être imposé selon ses moyens, ce qui est à la fois juste et pratique ; le second, c’est qu’un impôt unique ne parviendra jamais à remplir les caisses du Trésor ; il faudrait demander aux citoyens de trop grosses sommes à la fois ; elles seraient péniblement et pas intégralement versées, et il y aurait d’autant plus de déchet qu’on ferait plus de fautes de répartition. Le troisième préconise la division de l’impôt en direct et indirect, contrairement aux anciens erremens des économistes, dont la plupart étaient, et quelques-uns sont encore, défavorables aux contributions indirectes.

La science est-elle parvenue à réhabiliter les contributions indirectes ? Nous le croyons. Elle a d’abord montré qu’il y a des contributions indirectes qui ne sont payées que par des gens aisés, par exemple les impôts de mutation et les autres taxes d’enregistrement, à un moindre degré le timbre. D’autres contributions indirectes, comme le tabac, l’eau-de-vie et quelques-uns de moindre importance, chargent seulement des consommations de luxe ou du moins des consommations inutiles, nuisibles même, dont les consommateurs feraient bien de s’abstenir. Il est une troisième classe de contributions indirectes, ce sont les taxes individuelles qui sont dues au moment où l’État rend un service spécial, c’est un paiement pour service rendu, le port de lettre, le tarif télégraphique, etc. Beaucoup de droits de timbre rentrent dans cette catégorie de taxes. Restent les droits de consommation proprement dits, ceux que les adversaires de l’impôt indirect ont plus particulièrement en vue. On leur reproche, pour tout dire en peu de mots, d’être progressifs à rebours, c’est-à-dire qu’ils seraient d’autant plus élevés que le contribuable est plus pauvre.

Voici maintenant les argumens présentés par des auteurs récens en faveur des impôts de consommation. Ces impôts, disent-ils, sont nécessaires pour corriger les inégalités de la répartition des impôts directs. Ces inégalités ont deux sources : la première est que l’on est toujours et partout dans l’impossibilité de connaître le montant vrai des revenus d’un contribuable, la majorité des déclarations étant inexactes[11] ; la deuxième, c’est que dans les pays où le revenu des citoyens est évalué par l’autorité, celle-ci ignore dans quelle mesure les apparences d’après lesquelles elle juge sont trompeuses, et il lui est impossible de tenir compte « des causes morales qui affaiblissent l’efficacité du revenu. » Pour expliquer cette dernière phrase, supposons que dans une même localité un général et un capitaine eussent chacun, tout compris, un revenu total de 20,000 francs par an. Eh bien, par rapport aux « exigences morales, » comme la nécessité de tenir son rang dans l’armée et dans la société, le général serait ici moins riche que le capitaine, et une répartition idéale en tiendrait compte. La répartition réelle ne peut pas y faire attention ; elle pèche d’ailleurs le plus souvent par ignorance, de sorte que, s’il n’y avait, que les impôts directs, nombre de gens seraient certainement imposés au-dessous de leurs moyens ; il n’est pas probable, en revanche, que beaucoup de contribuables se laisseraient charger d’une manière hors de proportion avec leur avoir, ils ne manqueraient pas de réclamer et de justifier leur réclamation. Or pour les impôts de consommation il ne peut y avoir d’injustice. Chacun (nous pouvons négliger le petit nombre d’exceptions) consomme en proportion de ses revenus ; chacun connaît ses revenus et tient compte de toutes les circonstances qui en atténuent l’efficacité. On acquitte donc les taxes de consommation en proportion de sa fortune réelle, car ici la dissimulation ne servirait à rien, on en souffrirait même. De cette façon l’injustice causée par les contributions directes se trouve sensiblement atténuée.

Cet argument s’applique plutôt aux gens aisés ; il n’affaiblit pas sensiblement le reproche adressé aux taxes de consommation imposées aux classes inférieures. On réfute ainsi ce dernier reproche : pour déterminer et comparer les charges des divers contribuables, il faut mettre en regard l’ensemble des impôts, droits, taxes, que chacun paie ; comme nous l’avons prouvé ailleurs, chiffres en mains, il est contraire au bon sens de ne comparer que les cotes d’un seul impôt et de juger d’après cela l’ensemble, comme on l’a fait pour le sel. Tel millionnaire paie 2 francs d’impôt sur le sel comme son portier, mais en outre 100,000 francs d’autres impôts que le portier ne doit pas ; c’est l’ensemble qui compte. Ainsi un millionnaire peut ne pas payer d’impôt foncier ; mais il acquittera de fortes sommes sur ses valeurs mobilières ; un autre n’a pas de ces valeurs, mais il a des domaines ruraux ; la fortune d’un troisième sera composée des uns et des autres. C’est donc, encore une fois, l’ensemble qu’il faut consulter. Or le pauvre n’a aucun autre impôt que les taxes de consommation, de ces taxes il n’en paie qu’une partie ; les moyennes sont ridicules ici, à coup sûr elles n’existent pas dans la réalité. Les consommations de luxe sont généralement plus imposées que les autres[12] ; ce sont des taxes que les pauvres ne paient pas, tandis que les consommations les plus communes, pain et légumes, sont exemptes de droits. En somme, la progression à rebours est une simple phrase à effet dont nous avons plusieurs fois démontré l’absurdité[13], celui qui a peu de revenu paie peu d’impôt : et celui qui en a beaucoup est chargé à peu près en proportion. Quant à établir des proportions rigoureusement exactes, aucun homme de bonne foi ne soutiendra que cela soit humainement possible. Nous ne sommes pas non plus d’avis qu’il y ait lieu d’exempter les pauvres absolument de toute contribution à l’État. Puisqu’ils votent et exercent par leur nombre une grande influence sur les affaires politiques et économiques du pays, il est de la plus stricte justice qu’ils aident un peu, très peu, à en porter les charges publiques. C’est d’ailleurs pour eux une affaire de dignité civique.

Nous ne pousserons pas plus loin la recherche des progrès qu’ont pu faire les doctrines économiques depuis Adam Smith. Nous avons pu constater que les fondateurs de la science économique avaient déjà réuni, par eux-mêmes et par leur initiateur, une si grande masse d’expériences qu’ils pouvaient convenablement remplir le cadre qu’ils se sont tracé. Les successeurs n’avaient qu’à compléter et à améliorer, ce qu’ils n’ont pas manqué de faire ; seulement, en ces matières, beaucoup d’améliorations n’apparaîtront que comme des détails infimes. On ne s’en vante pas, mais les détails s’accumulent, et au bout d’un certain temps cela forme un ensemble remarquable. Il en est du moins ainsi pour ceux qui ont cultivé la science, libres de toute préoccupation politique ou autre.


MAURICE BLOCK.


  1. En rédigeant des traités, ces savans sont devenus infidèles à l’esprit de la société qui déclarait, au début, que l’humanité n’était pas assez avancée pour formuler une science économique.
  2. Nous en donnons des preuves plus amples dans l’ouvrage sur les Progrès de la science économique qui paraîtra à la librairie Guillaumin.
  3. La nouvelle école a remplacé le mot moral par le mot éthique, serait-ce parce qu’il est plus vague ?
  4. Volkswirthschaft. On n’est pas d’accord sur la signification de ce mot.
  5. Le salaire de l’ouvrier devrait, autant que possible, être dans un rapport proportionnel avec le prix du produit. De pareils arrangemens existent dans quelques industries.
  6. Nous pouvons le prouver par un fait historique. C’est parce qu’on fit venir d’Afrique le blé qu’on distribuait au peuple, panem et circenses, pain que le peuple ne payait pas, que la culture des céréales diminua en Italie. On ne pouvait pas cultiver gratis. Cette raison est plus topique que celle de Pline (latifundia, etc.) ; car la grande propriété n’exclut pas la petite culture.
  7. Voici une variante de la même pensée : ce n’est pas tant la hausse des salaires que la baisse du prix des objets de consommation qui améliore la situation des travailleurs.
  8. Combien vaut l’heure de travail ? Quelque chiffre qu’on mette, il sera arbitraire ; l’heure ne vaut pas nécessairement 1 franc, ni 2 francs, ni 0 fr. 50, ni une somme quelconque. Il faut une convention pour que le prix soit admis des deux côtés.
  9. Voici comment Ricardo, dans le même chapitre, définit le salaire naturel : « Le prix naturel du travail est celui qui fournit aux ouvriers en général les moyens de subsister et de perpétuer leur espèce sans accroissement ni diminution. »
  10. Nous devons cependant mentionner ici l’Anglais Stanley Jevons, qui a émis des idées analogues à celles dont nous allons parler ; mais il ne les a pas développées ; il n’en avait pas reconnu toute la portée.
  11. Beaucoup d’industriels et de commerçans ne savent qu’à la fin de l’année combien ils ont gagné, et si on leur demandait de s’imposer en proportion de ce qu’ils ont gagné l’année précédente, ils pourraient se charger trop fortement dans une année où les bénéfices sont moindres. N’insistons pas d’ailleurs sur les très nombreuses déclarations mensongères.
  12. Voyez, par exemple, le tarif de l’octroi de Paris : volaille et gibier, 1re catégorie, 62 fr. 50 les 100 kilogrammes ; 2e catégorie, 25 francs les 100 kilogrammes ; 3e catégorie, 15 francs les 100 kilogrammes ; 4e catégorie (lapins et chevreaux), 7 fr. 50 les 100 kilogrammes.
  13. Ajoutons que ces taxes, imposées par les communes sous le nom d’octroi, ont motivé une hausse des salaires ; ce qu’il y a d’inégal dans la répartition de l’impôt se trouve ainsi compensé. Il y a d’ailleurs d’autres compensations encore. Par conséquent, la justice et l’intérêt général exigent d’accompagner la suppression des taxes d’octroi d’une réduction des salaires.