Les Profondeurs de Kyamo (Rosny aîné)/XVII

Librairie Plon (p. 231-238).

L’OISEAU DES BAGNES


À L. Descaves.

I

Et moi aussi j’ai ramené des âmes à Dieu, j’ai prêché la bonne parole aux mécréants et frappé un derrière de chaise avec ma tête, en proférant des prières incohérentes et roulant des yeux furibonds.

C’était en 1890. La Suisse était en pleine invasion salutiste. L’innocent canton de Vaud devint Sodome et Gomorrhe ; le lac de Neuchâtel rafraîchit quelques martyrs ; la Chaux-de-Fonds apprit que le diable habitait ses horlogeries et cuisait ses « fondues ».

Un soir, à Lausanne, je fus ensorcelé par les yeux mystiques d’une jeune lieutenante, jolie à miracle et faite, ce semble, plutôt pour damner le genre humain que pour le ramener au Bon Pasteur. J’appris qu’elle appartenait à l’une des meilleures familles du pays, qu’elle avait voulu sacrifier une vie élégante et riche pour devenir une humble guerrière coiffée du bac à charbon évangélique. Entraîné par la passion, je feignis d’ouïr la voix de l’Agneau, et, sans me convertir nettement, j’allai interroger les gens de l’état-major salutiste et surtout la sainte petite lieutenante. Une demi-douzaine de vauriens me disputaient les perles qu’elle jetait aux pourceaux.

II

J’en étais là, sans grand espoir, lorsqu’un beau jour, venu avant l’heure du prêche, j’appris que l’Oiseau des Bagnes venait de s’enfuir. Vous avez tous vu ces oiseaux aux halls salutistes ; ce sont généralement des gaillards à figures patibulaires, chargés du rôle infâme : à les entendre, ils auraient fait toutes les « centrales » et hard-labour d’Europe et d’Amérique. Au demeurant les meilleurs fils du monde, uniquement choisis pour la bestialité de leurs museaux, et dont le casier est aussi blanc que neige. Ils jouent le rôle de bouc émissaire, tel qu’on le leur apprend dans de petits instituts ad hoc ; leur effet est prodigieux sur les vieilles dames.

III

Quoi qu’il en soit, l’Oiseau des Bagnes avait pris la fuite ; l’état-major était dans la désolation. Justement, c’était soir de fête fédérale ; une foule immense avait envahi Lausanne. On comptait sur une pêche miraculeuse… et l’un des meilleurs numéros allait manquer !

— Pas de chennce, me dit le major… nous vôlions livrer une grende bêteille !

La petite lieutenante semblait au désespoir — cela lui allait à ravir. — Je m’approchai d’elle et lui dis : |

— Cela vous chagrine donc bien fort ?

Elle me jeta un regard qui valait dix réponses.

— Mais enfin, lui dis-je… il faut mettre votre confiance en Dieu… Le règne du Christ ne saurait dépendre d’un Oiseau des Bagnes… surtout d’un oiseau qui n’a jamais volé…

— Vous plaisantez ! me dit-elle avec colère.

Et avec cette chicane hypocrite qui, de tout temps, se mêla au protestantisme :

— Qu’il ait volé ou non, il servait les voies de Dieu.

— Eh ! m’écriai-je, emporté par je ne sais quelle folie… s’il en est ainsi, je pourrais faire l’Oiseau !… L’animal m’a tellement amusé que je me suis complu à perfectionner son boniment, et quant à l’éloquence, je me flatte de le dépasser !

Le visage de la lieutenante exprima une aimable stupeur, en même temps qu’une espérance confuse :

— Mais on vous reconnaîtra !

— Je défie le diable de me reconnaître quand j’aurai mastiqué mon visage… Si vous avez seulement un petit trou spécial, j’en surgirai au moment favorable, et vous verrez !

Elle hésitait encore, mais ses jolis yeux pétillaient du désir de voir ça, —— car elle restait tout de même bien femme sous le Lac à charbon.

— Vous craignez peut-être une indiscrétion ? ajoutai-je… Sur ma parole ! jamais âme qui vive n’en saura rien… J’exige une seule chose…

À la manière dont je la regardais, elle rougit jusqu’aux cheveux :

— Laquelle ?

— Un baiser… après livraison du discours… Donné pour la cause du Christ, il ne saurait être que méritoire.

Elle rougit encore, sourit, alla parler au capitaine.

Cinq minutes plus tard, je me trouvais dans un petit cabinet caverneux, avec tout ce qu’il fallait pour fabriquer un Oiseau.

IV

Le début avait été quelque peu houleux. Des gymnastes en goguettes poussaient de-ci de-là des cris d’animaux. Mais grâce à la froide énergie du capitaine et au gracieux minois de la lieutenante, on avait fini par imposer le respect à l’auditoire, — en somme croyant. C’est alors que je jaillis de mon praticable. L’effet fut saisissant, — et mérité, — car je m’étais fait une épouvantable gueule de pègre. Plusieurs femmes poussèrent des cris de terreur. Lentement, méthodiquement, avec un aplomb de rêve, je levai les bras au ciel, je mugis d’une voix que tous les fils en quatre de la création semblaient avoir façonnée :

— Avant de connaitre Jésus, j’étais un Oiseau des Bagnes.. un esclave du diable. Pendant sept ans, j’ai erré de cabaret en cabaret, j’ai été ivrogne, mendiant, voleur… et presque meurtrier. J’ai reçu et jai donné des coups de couteau. J’ai attendu les passants attardés sur la grande route. J’ai fracturé les portes et franchi les murs des jardins, et chacun me croyait incorrigible !… Mais qui peut connaître les voies secrètes du Sauveur ? Un soir… un soir comme celui-ci, un soir où j’avais poussé des cris de bête ainsi que certains de mes pauvres frères l’ont fait ce soir dans cette salle… un soir j’ai tout à coup vu l’Agneau… J’ai été lavé dans son précieux sang… J’ai compris les paroles lumineuses… Le Seigneur Jésus m’a pris dans son giron… Ô mes frères ! ô mes sœurs ! écoutez-moi, ne remettez pas à demain le repentir que vous pouvez manifester ce soir même… écoutez la voix glorieuse qui parle dans le cœur des plus corrompus… N’attendez pas… Vous pouvez mourir demain… Vous pouvez mourir cette nuit. Vous pouvez mourir au sortir de cette assemblée… Convertissez-vous à l’instant, tremblez devant l’éternité des peines qui peut vous engloutir en une minute !

Je m’étais animé à chaque parole, ma voix était devenue lamentable, mon front frappait le dos d’une chaise placée devant moi, mes yeux roulaient, montraient le blanc. Le succès fut considérable : trois vieilles femmes, un valet de charrue, un marchand de fromage et une charcutière s’avancèrent et se convertirent, tandis que les gymnastes, hébétés, gardaient un profond silence.

V

Quand je fus rentré dans ma caverne, que j’eus changé mon costume, ôté ma peinture, la petite lieutenante entra pleine d’enthousiasme et me remit le délicieux prix de mon discours. Même, elle me permit un deuxième baiser, mais seulement sur la joue, — et elle murmurait, émue :

— Vous croyez tout de même un peu… Vous n’avez pas tout à fait joué un rôle.

Je n’osai pas dire le contraire, car son baiser me remplissait d’une douce lâcheté. Ce n’est que longtemps après, lorsqu’elle fut devenue ma femme, que je repris assez de courage pour la contredire. D’ailleurs, elle est passablement revenue de tous les généraux, capitaines, oiseaux et simples soldats des casernes salutistes, et, comme le dit notre grand Hugo dans les Contemplations, actuellement elle préfère :

Au Dieu des Oiseaux du Bagne,
Le Dieu des petits oiseaux.