Les Profondeurs de Kyamo (Rosny aîné)/VI

Librairie Plon (p. 143-149).

DANS L’OMBRE


À Arthur Bory.

I

Heureux ceux qui savent parfois se retirer le plus brillant, mais le plus despotique de nos sens, — je veux dire la vue.

Il leur est réservé des jouissances d’une douceur charmante, discrète, aristocratique, — des tendresses de confidence et des voluptés du tréfonds de l’âme ! Les êtres des générations suivantes s’étonneront qu’en amour nous ayons tant donné au regard, — que nous n’ayons pas su discerner plus finement qu’il est des hommes et des femmes de qualité précieuse, de grâce aristocratique par le tissu de la peau, la santé exquise de la chair, le magnétisme des nerfs, la magie de la voix. Ils se moqueront de ce que nos amants et nos amantes aient pu dédaigner, au profit d’une belle, d’un beau, qui n’étaient beaux que de forme et de nuance, des créatures humaines bien plus difficiles à réaliser par la nature, bien plus complexes à ourdir ! Oserai-je me féliciter de ce que le hasard m’ait offert une de ces jouissances que je prophétise pour l’avenir ?

II

J’habitais alors rue de Varennes, au quatrième, une assez gentille garçonnière, et j’avais noué connaissance avec deux jeunes filles qui vivaient sur le même carré. Connaissance bien superficielle, qui se bornait à quelque sourire, quelque rapide bonjour à mi-voix. L’une était la belle, l’autre la laide. La belle avait une toison fauve, ardente, qui luisait comme bronze neuf, des yeux d’Arménienne, des épaules et des hanches à se mettre à genoux, — tout ce qu’il faut, avec un grain de ruse, pour se faire une éclatante destinée de courtisane ou d’épouse. La laide avait la peau terne, un nez trop grand, les joues tristes, le menton mélancolique, le corps quelconque. Tout un hiver je couvai mon amour pour la belle, — et au printemps, son voisinage rendit mes nuits insupportables. Comme elle ne faisait pas un pas sans l’autre, il était incommode de lui exprimer mes sentiments, — d’autant que j’éprouvais une manière de crainte mystérieuse devant la laide.

Je résolus de me confier à l’écritoire. Un après-midi, je glissai, sous la porte des voisines, une lettre au nom de l’aimée, où palpitait l’éloquence de mon jeune amour.

Quelques heures plus tard, elles rentraient. Il y eut une discussion étouffée, — puis, après le crépuscule, je distinguai qu’une seule sortait, descendait l’escalier, que la porte demeurait entre-bâillée. Mon cœur sonna frénétiquement, — moitié triomphe, moitié épouvante, — et voici que s’éleva une voix tremblante, jolie comme une cordelle d’argent, qui chantait :

La ténèbre et l’astre qui tremble,
S’emmêlent au désert des cieux,
Et dans les cœurs mystérieux
La mort et l’amour vont ensemble…

Je demeurai saisi. La voix de l’aimée était voluptueuse comme ses hanches, brillante comme sa chevelure, — et si tendre, si pathétique, que chaque fibre s’imbibait d’émotion à son passage. Immobile d’abord, j’approche à pas étouffés et, poussant doucement la porte, je vois une forme indécise dans le magique entour des ténèbres, Alors la voix se tait ; je sens qu’il est à deux pas un cœur qui palpite aussi fort que le mien. Je voudrais parler, je ne puis, — le délice m’étouffe, me terrasse. Et voici une petite main, une peau si fine au toucher, — telle la colombe blanche qu’un jour d’enfance mon père me permit de garder une minute, — puis une fraîche haleine, une impression magnétique de délicatesse, de fini, d’euphonie, une odeur de chevelure aussi, vivante, attirante, amoureuse… D’un élan, je pris contre mon cœur cette chose délicieuse, cette divine sœur humaine que le destin m’offrait pour doubler ma vie. Dans un long baiser, il me sembla cueillir une âme… Un silence ; deux bras craintifs qui m’arrêtent, me supplient de n’abuser point de la trouble minute, — et dans cette pause, la sensation que jamais la nature ne créa un être dont le contact fût si doux, la chair si parfaitement désirable et pure. Puis je parle, je balbutie, au hasard de l’âme, l’adoration et la joie. Elle écoute, soupire, et tout à coup un sanglot :

— Pardonnez-moi… je vous ai trompé… je ne suis pas celle que vous croyez…

III

Je restai une minute effaré, assommé. L’image des deux amies se profila sur ma rétine ; il me vint un violent recul en pensant que celle qui était là, dans l’ombre, c’était la laide.

— Mais la voix parla encore, en son étrange et magnifique volupté :

— Je devais seulement vous dire que mon amie est fiancée… et que, même si elle vous avait aimé, — votre situation de fortune ne répondrait pas à ses vœux… à ce qu’elle a droit de rêver… Hélas ! au moment d’accomplir ma mission, une folie m’est venue… le désir de connaître ce que je ne connaîtrai peut-être jamais plus… un baiser de l’être aimé… Vous qui, après la douleur de cette désillusion, — dans deux, trois mois, — retrouverez des lèvres chéries et amantes, pardonnez… puisez dans votre chagrin même l’excuse de ma conduite… Songez combien ma peine est plus amère encore que la vôtre…

À mesure qu’elle parlait, ce fut une révélation : je vis clairement la folie de nos esthétiques voluptueuses, je compris que celle-ci était physiquement un être de choix, supérieure à celles dont mes yeux étaient tombés amoureux, et grisé par la suavité de sa présence :

— Taisez-vous, lui dis-je, je n’ai rien à vous pardonner, — mais plutôt à faire oublier mon erreur, — qui est celle du commun des hommes. Je vous aimerai — j’en ai la suprême certitude — chaque jour davantage… Vous m’avez fait sentir l’erreur grossière à laquelle, sans doute, chaque jour sont sacrifiées des myriades de créatures divines… à peu près comme des hommes de génie furent jadis immolés par les sociétés ignorantes !

Elle allait répondre ; déjà je l’avais ressaisie sur mon sein, je vendangeais sur sa bouche les grappes d’amour où se mêlait un goût de mystère et d’inconnu, de religion nouvelle.

Depuis, cette destinée s’est unie à la mienne, — et nous vécûmes nos tendresses dans la ténèbre des nuits ou celle des chambres closes de rideaux. Mais arriva le temps où je n’apercevais plus ma femme à la lumière, de même que vous n’apercevez pas vos amantes à l’ombre, où sa beauté éclatait à la chute du jour, au soir naissant, de sorte que la première étoile était comme le soleil de notre amour.