Les Principes de 89 et le Socialisme/Livre 4/Chapitre 5

Action expansive de l‘individualisme
◄   Chapitre IV Livre IV
Chapitre V
Chapitre VI   ►


CHAPITRE V


Action expansive de l’individualisme.



Socialistes et vitalistes. — Le socialisme et l’hegelianisme. — L’État est statique. — Les effets dynamiques sont produits par des individualités ou des minorités. — Pierre le Grand et Napoléon. — L’individu a la responsabilité de sa conservation. — Action de l’homme sur lui-même, sur les autres et sur les choses. — Toute augmentation de l’action du gouvernement sur l’individu diminue l’action de l’individu sur les choses. — La justice distributive et la justice commutative. — Leurs effets. — Division du travail. — Diversité des actions individuelles. — Le socialisme est dépressif, l’individualisme est expansif.

On sait qu’il n’y a pas trente ans eut encore lieu à l’Académie de médecine une vive et longue discussion entre les vitalistes et les organicistes. Les premiers, en dépit des travaux de Bichat, Schwann, Magendie, Claude Bernard et Wirchow soutenaient que, dans tout être vivant, il y avait quelque chose qu’ils ne définissaient pas, qui ne correspondait à aucun organe, qui était soustrait à toute observation et à toute analyse, mais qui n’en existait pas moins, puisqu’ils lui donnaient un nom, et ce nom était le principe vital. Les socialistes nous parlent de la Société, existant en dehors des individus, indépendante d’eux, ayant des vertus propres, pouvant donner des droits, du bonheur, de la richesse : ils sont à la sociologie ce que les vitalistes étaient à la physiologie[1].

Le socialisme allemand, qui inspire nos socialistes français, dérive philosophiquement de l’hegelianisme.

Plus logiques qu’Hegel qui se bornait à dire que « l’État ou la nation est la substance de l’individu ; que celui-ci n’a pas d’autres droits que ceux qui lui sont conférés par l’État ; que la nation représente le droit », ils étendent son panthéïsme national à la Société tout entière. Le philosophe qui en arrivait à souhaiter la force d’un dictateur pour amalgamer la vile multitude du peuple allemand était l’homme pratique. Les socialistes, en vertu de l’inconséquence qui les force d’être libéraux en politique, tant qu’ils n’ont pas le pouvoir, sont obligés d’étendre leur vœu de dictature à la « Société » entière, afin de ne pas courir le risque de se voir poser cette question : — « De quoi vous plaignez-vous ? Est-ce que l’Empire allemand n’a pas réalisé la conception de Hegel ? N’a-t-il point fait des lois socialistes ? il n’y a qu’à continuer. »

Hegel, lui-même, dans sa Philosophie du droit est obligé de dire que « l’histoire universelle est l’histoire de la liberté, le récit des vicissitudes à travers lesquelles l’esprit acquiert la conscience de la liberté qui est son essence. » Et qu’est-ce que la liberté ? sinon la reprise de l’individu par lui-même sur la masse qui l’absorbait.

Non seulernent Hegel arrivait ainsi à constater le caractère antiprogressif de son système : mais comme l’a observé M. Challemel Lacour[2], « toute doctrine philosophique a une physionomie individuelle », d’où je conclus qu’Hegel, contredisant sa théorie par son propre exemple, affirmait, au moment où il niait l’individu, une des plus fortes individualités que l’humanité ait produites.

L’État est statique : les effets dynamiques proviennent d’individualités et de minorités. Ce ne sont pas les gouvernements qui ont produit les grandes découvertes ni réalisé les grandes inventions. Presque toujours, ils ont commencé par les nier ou les repousser, quand ils n’en ont pas persécuté les auteurs[3].

Qu’on ne m’objecte pas l’action qu’a eue sur ses peuples un Pierre le Grand qui a essayé de révolutionner la Russie, car que représentait-il ? non, la notion abstraite de l’État, mais une puissante individualité qui, placée sur le trône, a essayé de faire marcher son peuple. Il y a quelques exemples semblables dans les gouvernements absolus. Tel Napoléon, rétrograde en France, et révolutionnaire à l’étranger.

Tout individu est chargé de sa conservation sous peine de souffrance et de mort. S’il néglige ce soin, s’il ne sait pas s’adapter au milieu dans lequel il est placé, la sanction est beaucoup plus sensible pour lui que pour tout autre. S’il est plus intéressé à sa conservation et à son développement que n’importe quel étranger, c’est commettre une erreur que de vouloir se substituer à lui.

L’homme se développe de deux manières : par son action sur lui-même, par son action sur les agents extérieurs.

L’homme se développe en agissant sur les agents naturels qui le forment, en fortifiant ses organes par l’entraînement, par un effort méthodique et continu ; et, en sachant tirer le meilleur parti du temps, il agrandit son être de toutes les connaissances qu’il s’assimile et de tout le rayonnement qu’il donne à son action.

L’homme se développe en agissant sur les agents extérieurs : comparez l’Athénien, l’homme le plus moderne des civilisations antiques, sans moulin pour broyer son blé, ignorant de tous les objets qui font notre confort aujourd’hui, avec l’homme du XIXe siècle pour qui la vapeur et l’électricité rapetissent l’espace et multiplient le temps ; et vous en arrivez à cette conclusion entrevue par Saint-Simon.

— Le progrès est en raison inverse de l’action coercitive de l’homme sur l’homme et en raison directe de l’action de l’homme sur les choses.

Chaque fois qu’on augmente l’activité du gouvernement, expression concrète de ces entités, la Société ou l’État, on se place en contradiction avec cette loi de l’évolution humaine : et en augmentant l’action de l’État sur l’individu, on diminue l’action de l’individu sur les choses.

Aristote avait distingué deux sortes de justice : la justice distributive, la justice commutative.

Quand l’individu ne peut agir par lui-même, quand il est subordonné au pouvoir social, roi, empereur, calife, dictateur, comité de salut public, la justice distributive prédomine : au contraire, plus l’individu a d’initiative, plus il est libre d’agir, plus les décisions personnelles de chacun ont d’importance dans leur vie respective, plus le régime du contrat se substitue aux injonctions d’autorité, plus la justice commutative se développe ; et plus chacun sent son sort, sa destinée, celle des siens, remise entre ses mains, et se trouve dégagé de l’oppression qui en faisait un être passif : et non seulement, il éprouve cet agrandissement de son être qui l’en constitue le propre gardien et le propre guide, mais sa volonté et son intelligence se développent d’autant plus qu’elles sont plus sollicitées par le sentiment de la responsabilité, de sorte qu’en devenant son maître, il devient de plus en plus digne de l’être.

Le progrès a pour conditions essentielles la division du travail, la diversité des aptitudes, la variété dans les idées et dans les caractères : et ces conditions existent d’autant mieux que les individus ont plus de liberté d’action et d’occasion d’agir.

La coopération des efforts est d’autant mieux assurée que la division du travail est plus nettement établie.

Plus l’homme se trouve dans des situations variées, doit agir dans des milieux différents, et plus il se développe.

Le socialisme est dépressif.

L’individualisme est expansif.


  1. V. Duclaux. Le microbe et la maladie, p. 116.
  2. Introd. à l’Histoire de la philosophie de Ritter.
  3. V. Yves Guyot. L’inventeur. Paul Leroy-Beaulieu. L’État moderne, p. 49.