Les Primitifs français


Le Figaro du 13 avril 1904 (p. 3-16).


les
PRIMITIFS FRANÇAIS

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Lorsqu’on pénètre pour la première fois dans un monde nouveau, continent inexploré, idées encore inaccoutumées, école de littérature ou d’art dont les beautés et l’importance étaient insoupçonnées, l’on se trouve partagé entre la difficulté de se frayer une route et le ravissement des sensations neuves. Des formes se présentent, des couleurs apparaissent, pour lesquelles on ne trouve pas de termes de comparaison, ou bien que l’on ramène, par ignorance ou par erreur, à des objets trop connus de nous et qui par cela même nous dominent et nous abusent. Nous avons une tendance à nous tromper aussi bien dans nos résistances que dans nos attractions.

Cependant peu à peu la logique même de la nature nous amène à plus de clairvoyance et à plus d’ordre. La carte de la région n’a plus d’obscurités ni de directions fausses ; le système se saisit dans son ensemble ; l’école brille aux yeux ; les maîtres qui la composent nous deviennent familiers, — ils reconquièrent leur physionomie et conquièrent leur gloire.

C’est là ce qui arrive en ce moment, et c’est ainsi que ce voyage de découvertes que nous entreprenons dorénavant, évoluera. Cette magnifique exposition des Primitifs français qui va donner toute facilité à l’étude, tout loisir à l’admiration, puisqu’elle va durer trois mois, provoquera presque autant de discussions que d’enthousiasme. Discussions fécondes que celles-là, et qui tourneront au plus grand profit de l’école française. Les attributions flamandes et italiennes seront difficiles à arracher de certaines œuvres ; les impasses sont encore nombreuses ; les questions seront souvent des énigmes. Mais n’y eût-il, comme premiers, immédiats et immenses résultats, que la mise en honneur de quelques grands maîtres indiscutables et la reconnaissance (enfin !) de la puissance et de l’originalité de notre vieille et superbement jeune école, cela suffirait pour faire de cette exposition un des événements capitaux de l’histoire de l’art.

Cette exposition, qui compte plus de deux cent cinquante numéros sans compter les objets précieux, les tapisseries et les sculptures, est tout un monde, et on désespère, dès les premières lignes, d’en pouvoir donner une idée complète en un article de journal.

Prenons courage toutefois et, sans plus nous attarder, signalons les sommets. On a fait le voyage de Bruges pour les Primitifs flamands. Le monde civilisé devrait faire le voyage à Paris pour voir le prodigieux ensemble qui réunit le Triptyque du Buisson ardent, de Nicolas Froment ; le Triptyque de la Vierge, avec Pierre de Bourbon et Anne de France, par le Maître de Moulins ; le Couronnement de la Vierge, par Enguerrand Charonton ; le Diptyque de la Vierge et d’Étienne Chevalier, par Jean Fouquet, ainsi que les divers portraits d’hommes de ce grand peintre ; la Pietà, de l’hospice de Villeneuve-lès-Avignon ; l’Annonciation de l’église de la Madeleine d’Aix ; la réunion considérable des portraits de Clouet, et plusieurs autres œuvres offrant des beautés égales, sinon une égale puissance dominatrice.

Le Buisson ardent est une œuvre capitale de la peinture française. On l’avait admirée en 1900 à la Rétrospective, mais ici on la pourra voir en meilleure lumière et avec plus de recueillement. La grandeur du dessin, la richesse sobre de la couleur, cette peinture possède tout ce qui peut l’égaler aux primitifs flamands les plus augustes ; mais le caractère français éclate aux yeux. C’est encore un des résultats de cette exposition qu’elle contribuera à nous faire mieux réfléchir sur notre propre race, à en mieux distinguer les dominantes, à nous faire mieux pénétrer nos origines et le génie même de nos pères.

Le Triptyque du Maître de Moulins sera peut-être préféré par certains. Il a plus d’éclat, plus de grâce humaine, et il n’est pas d’un dessin moins magistral, quoiqu’un peu moins large. Quelle délicatesse et quelle pénétration des types dans ces figures d’anges, dans ces portraits de la duchesse Anne et de sa fille Suzanne qui lui ressemble si curieusement ! Mais si nous n’entrons pas dans des discussions de préférences personnelles, nous pouvons du moins signaler les discussions auxquelles donneront lieu les trois superbes peintures no 103, la Nativité ; no 109, la Vierge entre les anges, et no 108, Une Donatrice avec sainte Madeleine. M. Henri Bouchot, qui, comme organisateur et comme érudit, comme chercheur et comme passionné champion de l’art français, s’est placé au tout premier rang par cette exposition qui est son œuvre, aura à répondre à plus d’une question. Il est homme à répondre à toutes avec sagacité et belle humeur. Je crois que, s’il ne s’est pas encore officiellement prononcé pour l’attribution à Perréal du numéro 108 plutôt qu’au Maître de Moulins, il est fortement tenté de le faire.

Je dois signaler encore, comme spécialement précieux dans ce groupe, le Dauphin, l’enfant blanc, fils du roi Charles VIII, très intéressante peinture prise à Formoue dans les bagages du Roi, captive longtemps à Venise, et enfin heureusement revenue en France, du moins pour un moment, hélas ! car elle appartient à un collectionneur anglais, – tandis que le Portrait de Jean le Bon, exécuté en Angleterre, pendant la captivité du Roi, portrait qui ouvre la marche du catalogue, est pour toujours redevenu français et loge à la Bibliothèque nationale.

Une exquise petite Vierge aux anges (no 111), comparable aux plus précieux Memlings et finement française s’il en fut, est encore à mettre hors de pair dans cette forêt de belles œuvres.

La Pietà et le grand Couronnement de la Vierge de l’hospice de Villeneuve-lès-Avignon sont chacune en leur genre deux pages inestimables. La Pietà est d’une science et d’une simplicité admirables. Le Couronnement de la Vierge joint à ses mérites de beauté et d’originalité (car quoi de plus original et de plus exquis que la composition, de plus délicieux que la Vierge ?) la fortune rare d’être identifié avec la plus grande précision. L’abbé Requin l’a arraché victorieusement à Van Eyck pour le restituer à Enguerrand Charonton (1454).

Que dire des Fouquets ? C’est un bien grand maître ! Le portrait d’homme de la collection Liechtenstein, celui de la collection Wilczeck, l’Étienne Chevalier sont des morceaux de tout premier ordre. Quand on pense que la France aurait pu avoir cet « Étienne Chevalier », qui tient dans sa main le manuscrit dont le duc d’Aumale, du moins, conquit pour Chantilly les inestimables miniatures !…

Quand j’aurai appelé l’attention sur l’admirable Annonciation (no 37) j’aurai du moins signalé les principales choses, mais je n’aurai encore rien dit ! Il aurait fallu vous commenter longuement le Triptyque de Loches (no 69) ; la Bannière de la Vierge protectrice (no 28) ; la fameuse petite Pietà de la collection d’Albenas, qui fut l’objet de débats passionnés, déjà, lors de l’exposition de Bruges, entre italianisants et gallicisants, et que pour notre part nous persistons à attribuer à un ancêtre de Jean-François Millet ; la Résurrection de Lazare (no 81), attribuable à Nicolas Froment ; le Martyre de saint Mitre (no 80), attribué au même maître… Étudiez du moins tout cela fervemment, le catalogue en main, et vous aurez fait faire à votre esprit de belles et fructueuses acquisitions.

Je ne puis plus signaler qu’à la hâte les ravissants portraits de Clouet et certaines curieuses œuvres de l’école de Fontainebleau.

Malheureusement, je ne puis encore vous parler du Triptyque du Palais de justice, qui a déjà fait couler tant d’encre. J’espère, en traitant prochainement de la superbe exposition des enluminures qui a lieu à la Bibliothèque nationale en même temps que celle du pavillon de Marsan, et qui a été organisée par M. Delisle et M. Morteuil, pouvoir vous dire enfin quelques mots de cette œuvre si obstinément refusée par des magistrats qui dédaignèrent de suivre les exemples de l’empereur d’Allemagne et du roi d’Angleterre.

Mais il est impossible de ne pas dire en terminant, la noblesse d’aspect, l’imposante atmosphère de cette exposition si neuve et si vénérable. On y a placé des sculptures qui sont de la peinture un commentaire merveilleusement éloquent. Le choix et l’arrangement de ces objets fait honneur aux organisateurs, et notamment à M. Paul Vitry. Une Sainte Catherine en marbre de la collection Gustave Dreyfus et un Roi, fragment d’orfèvrerie, de la collection Hœntschel, sont parmi les plus rares joyaux.

Les tapisseries enfin (Florence en prêta d’admirables, ô magistrats français !) achèvent de rendre ce lieu un paradis de l’art français, où il sera doux de s’abstraire et nécessaire de méditer.

Arsène Alexandre.