Les Premières persécutions de l’église

Les Premières persécutions de l’église
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 14 (p. 787-821).
LES PREMIERES
PERSECUTIONS DE L'EGLISE

Histoire des Persécutions de l’Église jusqu’à la fin des Antonins, par M. Aubé ; Didier 1875.


L’histoire des premières persécutions de l’église, fort obscure par elle-même, s’est obscurcie encore grâce aux polémiques des partis. Les anciens documens qui pouvaient nous en conserver le souvenir sont rares ; la négligence des fidèles en avait sans doute laissé perdre un grand nombre quand Dioclétien ordonna de détruire ce qui en restait. Tout porte à croire que ses ordres furent impitoyablement exécutés : saint Augustin se plaignait que de son temps on eût peine. à se procurer les Actes des Martyrs, quand on voulait les lire au peuple à l’anniversaire de leurs fêtes. L’absence de documens certains laissait la place aux récits apocryphes ? dans ce terrain vide, sur ce sol bien préparé, la légende germa bientôt en abondance. On imagina de tous côtés des histoires merveilleuses qui, pendant plusieurs siècles, ne trouvèrent pas d’incrédules. Ce n’est guère qu’avec la renaissance et la réforme qu’on commençai s’en méfier, et, comme il arrive d’ordinaire, on alla bientôt dans le doute Aussi loin qu’on avait été dans la foi. En 1684, l’Anglais Dodwell, dans son traité « sur le petit nombre des martyrs, » essaya de prouver que la rigueur des persécutions avait été fort exagérée, et ce devint un lieu commun, pendant tout le XVIIIe siècle, dépenser et de dire qu’il n’y avait qu’erreur et mensonge dans les récits que nous font les historiens de l’église. Il est temps que la question soit traitée froidement et sans parti-pris ; elle n’est pas de celles après tout qui troublent les consciences et doivent nécessairement soulever des orages. Sulpice Sévère rapporte que saint Martin ne se croyait pas obligé d’ajouter foi à tout ce qu’on racontait des martyrs, et qu’il démontra un jour qu’on voulait lui faire adorer comme un saint un ancien voleur mis à mort pour ses crimes. Au XVIIe siècle, des prêtres pieux, comme Mabillon et Tillemont, ne se faisaient pas scrupule non plus de discuter les anciennes légendes et de les rejeter quand ils les croyaient fausses. Ils avaient raison de penser qu’un historien ne sert bien l’église qu’en se faisant d’abord le serviteur de la vérité, et qu’il est bon qu’on la débarrasse de toutes ces erreurs, difficiles à défendre, qui décrient sa cause. D’un autre côté, je ne vois pas quel intérêt on peut avoir, dans le camp contraire, à nier tout ce que racontent les écrivains ecclésiastiques, à refuser obstinément de croire à des rigueurs qui n’étaient que trop naturelles et ne sont que trop constatées, à paraître traiter en ennemis les martyrs, c’est-à-dire des gens qui, en mourant pour leur foi, protestaient contre l’intolérance, et à se donner ainsi l’apparence fâcheuse de se déclarer pour les persécuteurs contre les victimes.

Il faut savoir beaucoup de gré à M. Aubé d’avoir cherché à connaître la vérité, dans une question si controversée, et d’avoir eu la ferme intention de la dire. Il a étudié avec soin les textes originaux ; il connaît les travaux de la critique moderne, surtout ceux de M. de Rossi, qui est le maître en ces recherches. De plus, ce qui n’est pas à dédaigner, il porte légèrement sa science et expose bien ce qu’il sait. Le volume qu’il vient de donner au public est un de ces livres à la fois agréables et solides, où la sûreté des informations ne nuit pas à l’intérêt du récit, et qui sera lu avec profit et avec plaisir de tous ceux qu’attire l’histoire des premiers temps du christianisme.

Je lui fais pourtant un reproche général : il tient tant à ne pas croire à la légère et à ne pas nier sans motif qu’il éprouve parfois quelque peine à se décider. Il paraît trop hésitant, trop incertain dans ses conclusions ; il s’entoure, ou plutôt il s’embarrasse de trop de réserves ; il y a toujours quelque hésitation dans ses doutes et quelque doute dans ses affirmations. Souvent aussi on s’aperçoit qu’il a traversé des opinions différentes, et quand il expose celle à laquelle il s’est définitivement arrêté, les anciennes se montrent et réclament. Par exemple, lorsqu’il s’agit de la fameuse lettre de Pline au sujet des chrétiens, il nous donne d’abord tant de bonnes raisons de la croire supposée qu’on est fort surpris qu’il finisse par l’accepter et s’en servir. Ces indécisions, quand elles se reproduisent trop fréquemment, risquent de troubler un lecteur qui veut s’instruire et de nuire à la clarté et à l’intérêt du récit. Sans doute le sujet que traite M. Aube est obscur, difficile, et peut soulever des controverses sans fin ; je crois pourtant qu’il s’en est exagéré les obscurités. Quelque désir qu’on ait de n’être pas dupe, il y a dans cette histoire incertaine, quand on la prend uniquement dans les sources, quelques points qu’on peut affirmer sans témérité, et il me semble possible, à l’aide de M. Aube lui-même, de faire assez aisément la part de l’ombre et du jour.


I

Il importe d’abord de savoir, quand on veut connaître l’histoire des persécutions, comment la législation romaine traitait les religions nouvelles, et s’il y avait alors des lois qu’on pût appliquer aux chrétiens. C’est la question par laquelle il convient d’entamer cette étude ; c’est aussi une de celles sur lesquelles M. Aube ne se prononce pas avec assez de netteté. Tantôt (p. 189) il refuse de croire ceux qui prétendent qu’on pouvait invoquer contre les chrétiens la loi sur les cultes étrangers, celle sur les maléfices, sur le sacrilège, etc. ; « s’il en était ainsi, dit-il, on ne comprend pas qu’un seul d’entre eux eût survécu dans l’empire. » Tantôt au contraire (p. 340) il affirme « que les textes de la loi de majesté (Lex Julia majestatis), de la loi de Veneficiis, de la loi contre les conjurations ou les auteurs de tumultes populaires, et tant d’autres encore dans la forêt touffue de la législation pénale de Rome, pouvaient être directement ou indirectement tournés contre eux. » Cette fois il a pleinement raison ; les magistrats romains, s’ils étaient ennemis du christianisme, ne manquaient pas d’armes pour le frapper. La législation républicaine et les constitutions impériales les leur fournissaient en grand nombre : il faut savoir seulement dans quelle condition et de quelle manière il était d’usage de s’en servir.

On discutait beaucoup au siècle dernier pour savoir si les Romains étaient tolérans ou non. Voltaire soutenait qu’ils n’avaient jamais persécuté personne, « qu’ils acceptaient les dieux de tous les peuples, et que cette sorte d’hospitalité divine fut le droit des gens dans toute l’antiquité. » D’autres répondaient en énumérant, d’après Tite-Live, les temples qu’ils avaient renversés et les dieux qu’ils avaient proscrits. Le fait est qu’ils avaient tous raison et que en principe les Romains devaient être, comme tous les peuples anciens, fort tolérans hors de leur pays, mais assez intolérans chez eux. Les religions alors étaient toutes locales ; c’était une croyance commune que chaque état possède ses divinités particulières, qui lui appartiennent en propre, et qui, en échange du culte qu’elles reçoivent, se chargent de le protéger. Quand les Romains visitaient un pays étranger, ils se montraient pleins de déférence pour les dieux de la contrée, et, hésitaient pas à se mettre sous leur protection tant qu’ils se trouvaient sur leurs terres ; mais, s’ils ne gênaient pas les divinités des autres peuples, c’était à la condition qu’on ne viendrait pas non plus inquiéter les leurs. Chaque religion, ayant son domaine limité, devait rester maîtresse chez elle. Les Romains n’ont jamais songé à imposer leurs dieux aux nations qu’ils avaient vaincues ; en échange, ils devaient défendre aux divinités étrangères de s’établir à Rome.

Rien de plus naturel et qui s’explique mieux que cette défense. Chez tous les peuples antiques, la. religion était une autre forme de l’état, ou plutôt elle donnait à l’état sa forme et son existence. C’était le culte des mêmes dieux, la pratique des mêmes rites, qui constituait l’unité de la famille, de la tribu, de la cité. Toutes les fois que des individus isolés se groupaient pour former une association, ils se réunissaient autour du même autel ; la divinité qu’on y adorait donnait ordinairement son nom à la société nouvelle, elle en devenait le centre et le lien. Il ne suffit donc pas de dire qu’il y avait dans l’antiquité des religions d’état, puisqu’alors l’état et la religion étaient la même chose. C’est le christianisme qui, en se constituant en dehors de la société civile et en opposition avec elle, a séparé le premier ce que toute l’antiquité avait uni. Aussi la défense du culte national était-elle le premier devoir que s’imposaient les nations anciennes ; aucune ne l’a négligé, et il était naturel que Rome l’accomplît avec plus de sévérité encore que les autres. Il y était défendu aux citoyens d’honorer d’autres dieux que ceux de la cité, separatim nemo habessit deos. Tertullien cite une loi spéciale qui interdisait d’introduire à Rome aucune divinité qui n’eût été d’abord adoptée par le sénat. Cette loi ne se retrouve plus sous cette forme dans les codes romains, tels que nous les avons aujourd’hui, mais son existence n’en est pas moins constatée par les nombreuses applications qu’on en a faites. Nous savons que beaucoup de dieux nouveaux ont été officiellement reconnus par des sénatus-consultes, tandis qu’on en a rigoureusement exclu beaucoup d’autres que le sénat avait refusé d’admettre. « Que de fois, dit Tite-Live, n’a-t-on pas donné l’ordre aux magistrats d’interdire les cultes étrangers, de chasser du Forum, du cirque, de la ville, les prêtres ou les devins qui les propageaient, et de ne souffrir, dans les sacrifices, que les pratiques de la religion nationale ! »

Toutes ces mesures furent inutiles, et elles n’empêchèrent pas un grand nombre de divinités du dehors de s’établir à Rome. Ce qui rendit vaines les prescriptions de la loi, c’est que le sentiment public leur était contraire. Autant l’état montrait de mauvais vouloir aux cultes étrangers, autant le peuple témoignait d’attrait pour eux. C’était la maladie ordinaire de ces nations polythéistes de ne pouvoir jamais se rassasier de dieux ; plus elles en avaient, plus elles en voulaient avoir, et elles finissaient par s’approprier ceux.de tous les peuples voisins. Il y avait d’ailleurs à Rome une raison particulière pour qu’il fût difficile d’y exécuter la loi dans sa rigueur. On sait avec quelle générosité elle accorda d’abord aux individus isolés, puis aux nations entières, le droit de cité. Ces Romains nouveaux devaient être naturellement tentés d’apporter avec eux à Rome leurs anciens dieux, et il était difficile de les contraindre à y renoncer. Le Gaulois dont César ou Auguste avait fait un citoyen devenait aussitôt un fervent adorateur de la Diane de l’Aventin ou du Jupiter du Capitole ; mais il ne pouvait pas oublier brusquement ce vieil Ésus ou ces déesses-mères que ses aïeux adoraient, et qu’il avait lui-même tant de fois invoqués dans sa jeunesse. Il les unissait ensemble dans le même culte sans qu’on pût le trouver mauvais et qu’il fût possible de l’empêcher. Du moment que la loi était forcée d’être complaisante dans certains cas, il lui devenait assez difficile de ne pas l’être toujours, et par là la porte se trouvait ouverte à toutes les divinités de l’étranger. C’est ainsi que celles du monde entier finirent par se réunir à Rome. Les religions monothéistes elles-mêmes, comme le judaïsme, qui refusaient obstinément de s’unir avec les autres, qui proclamaient que leur Dieu est le seul véritable, et se trouvaient être, par leur principe, ennemies implacables des cultes existans, ne furent pourtant pas, malgré cette hostilité déclarée, aussi sévèrement écartées qu’on pourrait le croire. Dès la fin de la république, les Juifs étaient établis à Rome en grand nombre, et, après quelques persécutions passagères, ils finirent par obtenir la liberté de pratiquer leur cuite à des conditions assez douces[1]. On peut donc dire qu’en réalité vers le règne de Claude, quand les premiers chrétiens arrivèrent à Rome pour y prêcher leur doctrine, toutes les religions y étaient souffertes, et que l’autorité ne semblait guère se préoccuper de la vieille loi qui leur défendait de s’y établir, si elles n’étaient pas acceptées par le sénat.

On ne l’avait pourtant pas abrogée : elle subsistait toujours dans cette forêt de lois antiques dont parle Tertullien, où les conservateurs romains avaient tant de peine à porter la hache. On la citait avec respect, on la gardait comme une menace contre cette population bruyante et cosmopolite qui remplissait les quartiers obscurs de la grande ville, et il arriva même que, dans des cas exceptionnels, elle fut quelquefois appliquée. A l’époque de Tibère, deux prêtres d’Isis persuadèrent à une grande dame fort dévote aux divinités égyptiennes que le dieu Anubis, qui était amoureux d’elle, l’attendait dans son temple, et sous ce prétexte ils la livrèrent la nuit à un jeune débauché de Rome. Vers le même temps, des Juifs, abusant de la crédulité d’une autre dame, dont le mari était un des amis de l’empereur, se firent remettre par elle des sommes considérables, sous prétexte de les envoyer à Jérusalem, et les gardèrent. Quand Tibère le sut, il voulut faire un exemple dont on se souvînt : non content de frapper les coupables, il résolut d’atteindre aussi tous ceux qui partageaient leurs croyances. Le temple d’Isis fut rasé, et l’on jeta la statue de la déesse dans le Tibre. Quant aux Juifs, 4,000 d’entre eux furent relégués en Sardaigne, pour y mourir de la fièvre ; le reste reçut l’ordre de quitter Rome, ou d’abjurer sa foi. C’était bien au nom de la vieille loi sur les cultes étrangers qu’on les poursuivait : Sénèque le dit expressément. Voilà la preuve manifeste qu’elle existait toujours, mais, en l’appliquant si rarement, l’autorité laissait voir qu’elle ne la regardait plus que comme un moyen de police dont elle se réservait d’user à sa convenance quand elle croirait en avoir besoin. C’est bien ce que semble indiquer le jurisconsulte Paul lorsqu’il dit qu’on punit de l’exil ou de la mort ceux qui introduisent des religions nouvelles « qui sont capables d’enflammer les esprits des hommes, quibus animi hominum moveantur. » Cette restriction est importante à signaler : ce ne sont donc plus tous les cultes nouveaux qu’on poursuit, ce sont seulement ceux qui peuvent créer un danger pour la sécurité publique.

Voilà la loi qui s’appliquait le plus naturellement aux chrétiens : elle fournissait, il faut l’avouer, un prétexte très plausible à ceux qui voulaient les poursuivre ; mais il y en avait d’autres qu’on pouvait aussi fort aisément tourner contre eux. « Nous sommes accusés, dit Tertullien, de sacrilège et de lèse-majesté : c’est là le point capital de notre cause, ou plutôt c’est notre cause tout entière[2]. » Cherchons à savoir ce qu’entendaient les jurisconsultes romains par ces crimes, et comment on pouvait prouver que les chrétiens en étaient coupables.

Il paraît résulter des explications données par Tertullien qu’on accusait les chrétiens de sacrilège, parce qu’ils refusaient de rendre hommage aux dieux de Rome, — Deos non colitis ; — mais cette interprétation ne se concilie pas facilement avec les lois romaines telles que nous les avons aujourd’hui. Elles appellent sacrilège le crime de ceux qui dévastent les temples et en enlèvent les objets sacrés. Ce crime est, on le voit, assez restreint, et, pour empêcher qu’on ne l’étende, la loi a grand soin de définir ce que le mot « objets sacrés » veut dire. Il ne s’applique pas à tout ce que contient un temple, « et si, par exemple, un particulier y a déposé son argent, celui qui le vole ne commet pas un sacrilège, mais un simple larcin. » Il en résulte qu’aux termes de la loi ceux-là seuls étaient coupables de sacrilège parmi les chrétiens qui se laissaient entraîner, comme Polyeucte, par l’ardeur de leur zèle et allaient briser les idoles dans les temples : or de telles hardiesses étaient rares et l’église les condamnait. Il est donc probable que, si la loi n’avait que le sens que lui donnent les jurisconsultes, on n’a pas du avoir l’occasion de l’appliquer souvent aux chrétiens ; mais peut-être en avait-on forcé la signification et étendu la portée au IIe siècle. Nous ne voyons pas que, pendant la république, personne se soit avisé de poursuivre devant les tribunaux ceux qui doutaient de l’existence des dieux ou qui se permettaient de rire de leurs légendes ; ni Lucilius, ni Lucrèce, n’ont été inquiétés pour leurs vers impies. C’était alors une maxime parmi les gens sages qu’il faut laisser aux dieux le soin de venger leurs offenses, deorum injuriœ dis curœ ; mais on dut devenir plus attentif et plus scrupuleux quand la vieille religion fut menacée par le christianisme. L’approche de l’ennemi rendit sans doute la défense plus vigilante : ce qui avait semblé jusque-là fort innocent devint criminel. On nous dit que les deux traités de Cicéron sur la Nature des dieux et la Divination furent brûlés solennellement avec la Bible par l’ordre de l’empereur, « parce qu’ils ébranlaient l’autorité du culte national. « Il serait curieux de savoir de quelle loi on se servit pour autoriser cette exécution, et si ce n’était pas quelque application nouvelle de la vieille loi de sacrilège. Ainsi étendue, elle pouvait atteindre les chrétiens, et rien n’était plus aisé que de s’en servir contre eux.

La loi de majesté était d’un usage plus commode encore pour les ennemis du christianisme. Par sa formule vague et générale, elle pouvait se prêter à tout, et l’on sait l’usage terrible que les mauvais empereurs en ont fait. On entendait par crime de majesté, ou de lèse majesté, comme nous disons aujourd’hui, « tout attentat commis contre la sécurité du peuple romain. » A la rigueur, on pouvait prétendre que les chrétiens en étaient coupables, car l’introduction d’une religion nouvelle jette toujours quelque trouble dans un état. Avec l’empire, ces accusations étaient devenues plus communes : le peuple romain s’était personnifié dans un homme qui croyait toujours qu’on voulait attenter à sa sûreté. Cet homme, qui se savait haï, devenait aisément soupçonneux. La subtilité des délateurs, qui trouvaient partout des complots, et la complaisance des juges, qui ne refusaient jamais de les punir, entretenaient ces soupçons. Personne n’y échappait, et les chrétiens eux-mêmes, malgré l’innocence de leur vie et leur éloignement des dignités politiques, finirent par en être victimes. Ils étaient ordinairement graves, réservés, sérieux ; on les accusait d’être tristes, et leur tristesse passait pour un outrage à « la félicité du siècle. » Convenait-il de paraître mécontent quand le sénat proclamait dans des décrets solennels que jamais le monde n’avait eu tant de raisons d’être heureux ! Ils semblaient ne vouloir prendre aucune part aux réjouissances publiques ; quand la nouvelle d’une victoire arrivait à Rome, on ne les voyait pas, comme tout le monde, orner leurs portes de festons et y allumer des flambeaux. Ils ne sacrifiaient pas à la déesse Salut lorsque l’empereur tombait malade ou qu’il était guéri. Ils fuyaient les cirques, les théâtres, les arènes, lorsqu’on y célébrait des jeux solennels pour fêter l’anniversaire de la naissance du prince ou de son avènement au pouvoir. C’était bien assez pour devenir suspects dans un temps où on l’était si vite. Ce qui confirmait les soupçons, c’est qu’ils ne voulaient pas reconnaître la divinité de l’empereur. « Je ne l’appelle pas un dieu, disait un de leurs apologistes, parce que je ne sais pas mentir, et que je ne veux pas me moquer de lui. » Le proconsul qui les faisait comparaître devant lui avait toujours dans son prétoire quelque statue du prince. C’est en présence de cette image qu’on traînait le chrétien ; on lui demandait de témoigner son obéissance aux lois en brûlant un peu d’encens en l’honneur de César, et d’ordinaire on ne pouvait pas l’obtenir. Ce refus, auquel un païen ne comprenait rien, les faisait passer pour de mauvais citoyens, des sujets indociles, et l’on croyait pouvoir sans scrupule tourner contre eux les prescriptions rigoureuses de la loi de majesté.

Parmi ces prescriptions, il en était qui semblaient s’appliquer tout à fait aux chrétiens ; l’une d’elles interdisait formellement « de tenir aucune réunion ou assemblée qui poussât les hommes à la sédition. » C’était une défense que certains empereurs, les plus honnêtes d’ordinaire et les plus vigilans, faisaient observer avec une grande sévérité. Trajan était si ennemi du droit de réunion, il redoutait tant les désordres qui en sont la suite naturelle, qu’il ne voulut jamais : permettre qu’on formât à Nicomédie une association d’ouvriers pour éteindre les incendies. Les assemblées des chrétiens se tenaient ordinairement dans des maisons pauvres, et souvent la nuit ; ils en écartaient avec soin les indiscrets et les curieux, ils y réunissaient en grand nombre des ouvriers et des esclaves : toutes ces circonstances devaient paraître suspectes à des princes amis de l’ordre et éveiller l’attention des magistrats. La loi de majesté punissait aussi « ceux qui tentaient de gagner les soldats et de causer parmi eux quelque émotion. » C’était encore un crime que la malveillance pouvait reprocher aux chrétiens. La religion nouvelle paraît s’être répandue assez vite dans l’armée. Les soldats, comme le petit peuple, étaient dévots, et fort adonnés surtout aux superstitions de l’Orient. Beaucoup d’entre eux se laissèrent entraîner facilement au christianisme. Ces conquêtes, dont il était fier, lui causèrent dans la suite beaucoup d’embarras et de dangers. Les empereurs ne pouvaient pas lui pardonner de venir séduire leur armée, d’affaiblir dans le cœur de leurs soldats le sentiment de la discipline, qui reposait sur la religion, et de troubler leur courage en suscitant dans leur conscience des doutes sur la légitimité de la guerre.

C’était une affaire grave pour la nouvelle religion que de tomber sous le coup de la loi de majesté. Aucune n’était exécutée avec autant de rigueur, aucune ne donnait lieu à des poursuites aussi sévères et à des peines aussi terribles, Il n’y avait pas de privilège qu’on pût invoquer contre elle, les droits du sang et de la naissance, que les Romains observaient si scrupuleusement, étaient suspendus dès qu’il s’agissait d’une accusation de majesté. Tout personnage soupçonné de ce crime pouvait être mis à la torture ; on y soumettait les hommes libres comme les esclaves, les grands seigneurs comme les pauvres gens. Toutes les délations étaient acceptées avec empressement, tous les témoignages étaient bons pour perdre l’accusé. En dehors des accusateurs ordinaires, on écoutait avec complaisance les rapports du soldat, « car il veille sur la paix publique, » et il a plus d’intérêt que les autres à la défendre ; on ne rebutait pas même ceux de l’homme mal famé qui avait été flétri par un jugement ; ni ceux de l’esclave, auquel on laissait le droit terrible d’accuser son maître ».Tertullien nous dit précisément que les soldats et les esclaves ont été avec les Juifs les accusateurs ordinaires des chrétiens, Telles étaient les lois sous lesquelles ils pouvaient tomber[3] ; il y en avait assurément bien assez pour les perdre, et l’autorité, si elle voulait les frapper, n’était que trop armée contre eux.. Il faut pourtant reconnaître que ces armes qu’elle avait à sa disposition étaient d’un usage assez rare. La loi de majesté, fort employée par les mauvais empereurs, l’était beaucoup moins sous les bons ; ils n’en gardaient que ce qui était nécessaire pour maintenir la paix publique, et les chrétiens, si éloignés de toute ambition politique, si soumis aux puissances, ne pouvaient pas penser qu’on dût un jour la tourner contre eux. La loi contre les cultes étrangers, qui les menaçait plus directement, leur causait encore moins de frayeur. Sans doute, elle n’était pas officiellement abolie ; mais, comme on ne s’en servait guère, ils ne paraissent pas l’avoir redoutée, jusqu’au jour où elle leur fut appliquée si rudement. Il est sûr que les persécutions les surprirent beaucoup. Ils voyaient autour d’eux tous les cultes tolérés et ne s’attendaient pas à être traités autrement que les autres. Dans leur étonnement douloureux, ils allèrent jusqu’à prétendre qu’ils étaient frappés « en dehors de toute justice et de toute légalité. » Ce n’était pas tout à fait exact, comme on vient de le voir ; l’autorité avait la loi pour elle, mais la loi cesse de paraître juste quand on ne l’applique pas dans tous les cas et à tout le monde. L’impunité dont quelques-uns jouissent semble créer un droit pour tous ; lorsque la légalité ne se réveille que par intervalles, elle ne paraît être à ceux qu’elle atteint qu’un régime de violence et de bon plaisir. Il fallut du temps à l’église pour s’habituer à cette exception cruelle dont elle était victime. Alors elle se ressouvint que le Christ avait prédit ces maux dont elle souffrait ; elle vit l’annonce des persécutions dans ces paroles qu’il adressait à ses disciples : « Vous serez conduits devant les rois et les gouverneurs à cause de moi, pour rendre témoignage en leur présence. » — « Qui n’admirerait, dit Origène, la précision de ces paroles ! Aucun exemple puisé dans l’histoire n’a pu donner à Jésus-Christ l’idée d’une pareille prédiction. Avant lui, aucune doctrine n’avait été persécutée. Seuls, les chrétiens, ainsi que l’a prédit Jésus-Christ, ont été traînés devant des juges, contraints de renoncer à leur foi, et punis par l’esclavage ou la mort, s’ils étaient fidèles à leurs croyances. » C’est ainsi qu’on fit servir les persécutions même et l’annonce que le Christ en avait faite à établir la vérité de sa parole. On peut donc dire que la situation légale des chrétiens, quand leur religion pénétra dans la capitale de l’empire, n’était ni tout à fait bonne ni entièrement mauvaise. Sans doute, la loi, prise à la lettre et interprétée avec rigueur, leur était défavorable ; mais on s’était accoutumé à la voir fort peu exécutée. Il était défendu d’introduire à Rome des religions nouvelles, et toutes les religions du monde s’y établissaient librement. En somme, si la tolérance était contraire à la législation des Romains, elle était conforme à leurs habitudes. Il pouvait donc se faire qu’à un moment ce vieil esprit intolérant et cruel qui avait inspiré les anciennes lois se réveillât ; mais il se pouvait aussi que le christianisme ne fût pas plus inquiété que les cultes égyptiens ou syriaques qu’on laissait célébrer en paix leurs bruyantes cérémonies. La persécution était possible, elle n’était pas inévitable. Dans une situation pareille, l’imprévu, domine, et les événemens les plus légers peuvent avoir les conséquences les plus graves. Ce fut en effet un hasard, un accident qui devint la cause de la première persécution et amena toutes les autres.


II

Pendant le mois de juillet de l’année 64, un terrible incendie avait dévoré plus des deux tiers de Rome. Les malheureux habitans des quartiers détruits, qui avaient tout perdu en quelques jours et se trouvaient sans asile et sans pain, accusaient Néron d’être l’auteur du désastre, et, comme on connaissait l’empereur, ce bruit trouvait beaucoup de créance. Pour détourner les soupçons de lui, Néron eut naturellement l’idée de les diriger sur d’autres. Il fallait trouver des victimes qu’on pût sacrifier sans danger, dont le sort fût indifférent à tout le monde. Les chrétiens, pour leur malheur, furent choisis ; c’était une secte juive qu’on savait obscure, méprisée. On supposa qu’il ne paraîtrait pas invraisemblable de les accuser d’un crime, que personne ne s’aviserait de les défendre.

On ignore tout à fait de quelle manière la procédure fut conduite, mais il ne me semble guère probable qu’on ait mis en avant du premier coup cette accusation d’incendie qu’il était si difficile d’établir : les chrétiens durent être punis comme chrétiens. « On saisit d’abord, dit Tacite, ceux qui avouèrent qu’ils appartenaient à cette secte. » S’ils l’avouaient, c’est qu’on avait commencé par le leur demander, ce qui laisse croire qu’en s’emparant d’eux on ne faisait qu’appliquer la vieille loi sur les cultes étrangers. Cette loi, qu’ils avaient évidemment violée, les mettait sans contestation sous la main de l’autorité ; elle permettait de les poursuivre et de les punir, même quand on ne pouvait pas les convaincre d’un autre crime. C’était donc le commencement naturel de l’affaire, et il convenait de l’entamer par là : on avait l’avantage, en agissant ainsi, de donner un fondement solide à une accusation incertaine. Tacite ajoute qu’à la vérité on ne put pas prouver qu’ils étaient les auteurs de l’incendie, peut-être même ne prit-on pas beaucoup de peine pour essayer de l’établir : les légistes habiles qui entouraient Néron savaient bien que ce serait une peine perdue et qu’on ne parviendrait pas à démontrer directement que les chrétiens étaient coupables. Il valait mieux essayer d’y arriver d’une manière détournée. La voie la plus sûre consistait à les rendre odieux à tout le monde et à les charger de tous les forfaits. Il suffisait de faire croire qu’ils étaient capables de tout pour qu’on soupçonnât, sans autre preuve, qu’ils pouvaient bien avoir mis le feu à Rome.

Les conséquences de cette première poursuite furent graves pour les chrétiens : d’abord elle les fit connaître de tout le monde ; ils passèrent subitement de l’ombre au grand jour. Après l’éclat des supplices terribles qu’on avait employés contre eux, ils ne pouvaient plus être ignorés ; il ne leur était plus permis de se dérober dans la foule obscure des quartiers populaires pour pratiquer leur culte en liberté, les yeux de tous étaient fixés sur eux. Désormais ils seront exposés aux colères des dévots, aux tracasseries de la police, aux soupçons de l’autorité. Toutes les fois qu’un magistrat zélé voudra exécuter les lois sur les cultes étrangers ou les réunions illicites, ils sont sûrs d’être atteints les premiers. De plus la persécution de Néron crée un précédent contre eux, et chez un peuple fidèle aux usages, observateur rigide des traditions, comme l’étaient les Romains, un précédent légitime tout. Que de choses chez eux se sont toujours faites parce qu’elles s’étaient faites une fois ! Dans ces pays conservateurs, qui vont par habitude, une première impulsion décide souvent de tout le reste. Il est vrai que Néron était un prince odieux, qu’il laissait une mémoire détestée, et qu’on pouvait espérer que son exemple ne servirait pas de règle à ses successeurs ; mais, par une fatalité que Tertullien déplore, de toutes les institutions de ce prince, celle-là seule lui survécut, permansit erasis omnibus hoc solum institutum neronianum, et elle finit par devenir la loi de l’empire.

Pour qu’elle le soit si aisément devenue, il faut qu’elle ait rencontré des circonstances favorables et un terrain préparé. Dans l’entreprise violente que les empereurs tentaient contre la religion nouvelle, ils ont été encouragés par tout le monde ; ils n’étaient jamais plus populaires et plus approuvés que quand ils frappaient l’église. En réalité, ce ne sont pas les empereurs seuls, c’est toute la société païenne qui est coupable des persécutions. Le peuple les réclamait d’ordinaire avec emportement, et les honnêtes gens n’ont jamais protesté contre elles. Les chrétiens ont soulevé des haines inexplicables que deux siècles et demi de souffrances résignées n’ont pu calmer. Les esprits les plus droits les ont défavorablement jugés, les âmes les plus douces leur ont été sévères, ils n’ont rencontré nulle part ni justice, ni pitié. Dans l’histoire des persécutions, il n’y a rien de plus surprenant que ce long égarement et cette cruauté obstinée d’une société qui était au fond si éclairée et si humaine. Cherchons-en l’origine et les causes ; essayons de savoir d’où ces sentimens ont pu naître, et ce qui les a si longtemps entretenus. — Il n’est pas sans utilité de nous donner quelquefois à nous-mêmes le spectacle de ces erreurs étranges et de ces préjugés tenaces pour nous tenir en garde contre l’opinion et nous apprendre à nous défier de ses jugemens.

Commençons par la haute société romaine, celle dont la littérature reflète d’ordinaire les goûts et les idées : le sentiment qui dominait chez elle à l’égard des chrétiens, c’était le mépris. On leur pardonnait difficilement la source d’où ils sortaient. Le dédain et la haine que les vieux Romains éprouvaient ou qu’ils affectaient d’éprouver pour les nations asiatiques, surtout pour les Juifs, devaient les mal disposer envers une religion qui tirait de là son origine. Quand les zélés de la synagogue de Corinthe traînèrent saint Paul devant le proconsul d’Achaïe, ils en furent très mal reçus. « C’est une querelle de Juifs, » répondit-il d’un ton hautain, et il refusa de les entendre. C’est ainsi que Léon X, au début de la réforme, quand on lui parlait des démêlés de Luther et de ses adversaires, se contentait de dire : « C’est une affaire de moines. » Qui pouvait croire que ces disputes de moines et ces querelles de Juifs changeraient le monde ! La société distinguée, les lettrés, les gens d’esprit, qui devaient être plus éveillés et plus perspicaces, s’en doutaient encore moins que les autres. Leurs impressions sont d’ordinaire trop vives pour être toujours justes, ils éprouvent des antipathies violentes pour des causes légères, ils sont esclaves des idées reçues ; ils n’ont pas le courage de se prononcer contre l’opinion commune et d’être seuls de leur sentiment ; enfin ils restent trop volontiers à la surface, ils se décident trop souvent sur les apparences pour bien discerner le mérite des personnes et l’importance des événemens.

Quand on connaît ces dispositions et ces faiblesses des gens du monde, on est moins surpris qu’ils aient eu tant de peine à rendre justice aux chrétiens. Ils les voyaient obscurs, pauvres, méprisés, se recrutant parmi les petites gens, « les foulons et les cordonniers, » se complaisant à discuter, non sous les portiques d’une académie, mais dans de misérables échoppes, avec des femmes, des affranchis, des esclaves. Ce n’était pas ce qu’il fallait pour plaire à ces esprits délicats et distingués. Ils étaient blessés surtout de les trouver non-seulement grossiers et ignorans, mais portés encore à dédaigner et à condamner ces connaissances qui leur étaient étrangères. Il est sûr que la religion nouvelle ne pouvait pas éprouver beaucoup d’attrait pour les arts et les lettres de la Grèce, qui étaient en général contraires à ses croyances ; on avait vu plus d’une fois sans doute quelques-uns de ses disciples les plus zélés témoigner ouvertement leur répugnance pour ces chefs-d’œuvre anciens, inspirés par des cultes qu’ils abhorraient, pleins de la glorification des dieux et des déesses auxquels ils refusaient leurs hommages, et c’est ce qu’on ne pouvait pas comprendre. Dans une société si éprise de l’art antique, si amoureuse de littérature, c’était un véritable phénomène que de trouver des gens qui ne voulaient pas lire l’Iliade, et qui détournaient la tête devant une Vénus d’Apelles. La civilisation gréco-romaine, qui s’était répandue dans tout l’univers, formait une sorte de lien commun pour toutes ces nations divisées d’origine et d’intérêt ; c’est elle qui les réunissait, malgré tant de raisons qu’elles avaient de se séparer. Y renoncer volontairement, c’était se mettre soi-même en dehors de la société et presque de l’humanité. Il fallait vraiment être un barbare, un sauvage, à peine un homme, pour rester insensible à ce qui causait, partout une si vive admiration, et déclarer la guerre à ces nobles plaisirs dont la meilleure partie de l’univers civilisé ne pouvait plus se passer.

Ainsi se forma, dans ce monde spirituel et léger qui juge vite et ne revient guère, un préjugé contre la nouvelle religion. Il devint bientôt si violent et si répandu que peu de personnes parvinrent à y échapper tout à fait. Pline le Jeune semblait être assurément l’un des hommes les mieux faits pour rendre justice aux chrétiens. La nature l’avait fait doux et bienveillant ; sa passion pour les lettres lui donnait plus qu’à personne le sentiment de l’humanité que les anciens définissaient « cette culture de l’esprit qui rend les âmes plus douces. » Il n’avait pas assez approfondi la philosophie pour devenir un sectaire, il en avait assez approché pour être curieux des nouveautés et disposé à les accueillir sans scandale. Dans sa maison, il témoignait une affection touchante pour ses esclaves, il cherchait leur bien-être, il s’occupait de leur santé, il essayait de les rendre heureux pendant leur vie, il les pleurait après leur mort. Magistrat et proconsul, il penchait naturellement vers les mesures les plus clémentes, et il lui fallait un ordre de l’empereur pour être rigoureux. Quand il fut envoyé par Trajan en Bithynie et que les chrétiens furent déférés à son tribunal, il voulut les connaître avant de les condamner. C’était une nouveauté ; on se contentait d’ordinaire de les juger sur leur réputation. Pline interrogea des gens qui, après avoir partagé leur croyance, l’avaient abandonnée, et, quoiqu’en général on ne se pique pas d’être juste pour ceux qu’on a trahis, ceux-là lui dirent la vérité. Il raconte à Trajan, d’après leur témoignage, que « tout le crime des chrétiens consiste à se réunir avant le lever du soleil et à chanter ensemble des prières au Christ comme à un dieu. Ils s’engagent ensuite par serment, non pas à quelque action coupable, mais à ne commettre ni vol, ni violence, ni adultère, à ne point manquer à leur parole, à ne pas refuser de rendre un dépôt réclamé. Après quoi, ils se retirent chacun de leur côté, et se réunissent de nouveau pour prendre ensemble une nourriture commune et innocente. » Voilà ce que Pline écrit dans un moment de justice ; mais cette impartialité ne se soutient pas jusqu’au bout. Après s’être soustrait quelque temps aux préventions générales, tout d’un coup, et sans que rien nous y prépare, il y cède à la fin de sa lettre. « Je n’ai rien trouvé à reprendre chez eux, dit-il, qu’une superstition coupable et exagérée, nihil aliud inveni, quam superstitionem pravam, immodicam. » Voilà en vérité une opinion qui ne s’attendait guère ; on ne peut l’expliquer qu’en disant que Pline s’est laissé brusquement ressaisir par les préjugés de son temps et de son pays. C’était l’honnête homme et le sage qui avait fait l’enquête, c’est le Romain qui a conclu. Assurément, dans tout ce qu’on avait dit à Pline, il ne se trouvait aucune trace de croyance ou de pratique superstitieuses, au sens où nous l’entendons aujourd’hui ; mais, pour les Romains, tout culte étranger, quel qu’en fût le caractère, était une superstition. Celle des chrétiens semblait plus criminelle encore que les autres en ce qu’elle leur inspirait des sentimens qu’on ne connaissait guère avant eux. Non contens de pratiquer un nouveau culte, ils ne voulaient pas reconnaître les anciens. Ils avaient leur Dieu particulier qu’ils honoraient, mais de plus ils appelaient les autres des faux dieux ; c’est ce que les païens trouvaient tout à fait inexplicable. Leurs dieux à eux ne s’excluaient pas mutuellement, et la préférence qu’on avait pour l’un d’eux n’empêchait pas d’être respectueux pour le reste. Les chrétiens, au contraire, ne voulaient adorer que le leur et proscrivaient tous les autres ; cet esprit d’exclusion était ce qu’on avait le plus de peine à comprendre et à pardonner. Nous lisons dans les Actes des Martyrs qu’un magistrat qui était en train d’interroger un chrétien lui disait, en lui montrant une statue du prince : « Quel mal y a-t-il donc à dire : Seigneur ! et à brûler un peu d’encens ? » Un autre ajoutait d’un air fâché : « Et nous aussi, nous sommes religieux, les plus religieux des hommes, et pourtant nous consentons à sacrifier à César ! » Pourquoi refusaient-ils seuls de le faire ? Plus ce qu’on leur demandait paraissait facile et simple, plus leur refus obstiné passait pour criminel. Pline partageait sur ce point l’opinion commune. Comme il avait l’ordre d’être sévère contre les chrétiens et qu’au fond ils ne lui paraissaient pas très coupables, il était presque heureux de trouver chez eux quelque chose à reprendre. Il lui semblait que, quelle que fût leur croyance, ils avaient au moins le tort d’être trop entêtés, et ce crime, à défaut d’autres, lui suffisait pour s’excuser à ses yeux de les envoyer au supplice.

Ainsi, ceux même qui, dans la société distinguée de Rome, se montraient le mieux disposés pour les chrétiens, leur reprochaient « une obstination inflexible et une superstition exagérée. « Il y en avait d’autres qui étaient beaucoup plus sévères. Le grand monde, à Rome, a toujours été très conservateur. L’aristocratie s’y est renouvelée plusieurs fois, elle a libéralement ouvert ses rangs à de grandes familles qui arrivaient de la province ou même de l’étranger ; mais les nouveau-venus, quelle que fût leur origine, prenaient vite les principes de leurs aînés. Dans le sénat de l’empire comme dans celui de la république, on a toujours répété les vieilles maximes et prêché le respect des anciens usages. « C’est un grand crime, disait Dioclétien dans un de ses édits, de vouloir défaire ce qui, une fois établi et fixé par l’antiquité, garde depuis lors sa marche régulière et sa situation légitime. » Caton ne s’exprimait pas autrement. Certes l’esprit de conservation fait la force des états ; mais il est capable aussi, quand il n’est pas éclairé, de beaucoup d’excès et de fautes. Une de ses erreurs les plus fréquentes consiste à croire que toutes les institutions qui existent sont nécessaires, et à ne pouvoir imaginer aucune autre forme de société que celle sous laquelle on vit. S’il n’y a qu’elle de possible, si c’est tout compromettre que de rien changer, tout doit rester à sa place, les abus eux-mêmes deviennent sacrés, et ceux qui leur font la guerre sont non-seulement des esprits chimériques et aventureux, mais des ennemis publics. Les gens qui pensaient ainsi au Ier siècle étaient fort nombreux. On venait de traverser ce grand règne d’Auguste, qui avait donné au monde une paix à laquelle il n’était pas accoutumé. Après tant d’orages, on se félicitait de jouir enfin du repos, et l’on se sentait transporté de colère contre ceux qui semblaient ne pas goûter assez le bonheur présent, ou qui, par une opposition coupable, risquaient de le compromettre. Quand on voyait les chrétiens vivre à part, s’isoler des autres, fuir les temples où l’on remerciait les dieux de la félicité publique, s’éloigner des théâtres et des cirques où se manifestait la joie générale, on ne se contentait pas de les regarder comme des esprits bizarres et mal faits, on les soupçonnait de s’affliger de ce qui réjouissait tout le monde, de rêver des bouleversemens, de préparer des révolutions, d’être les ennemis irréconciliables de ces institutions sans lesquelles on croyait qu’une société ne peut pas vivre. Tous ces griefs ont été résumés par Tacite en un mot, quand il prétend qu’ils furent convaincus de « haïr le genre humain. »

Ce qu’il y avait de plus grave dans ces préventions dont les chrétiens étaient victimes, c’est qu’elles faisaient penser au plus grand nombre qu’ils ne valaient pas la peine qu’on s’occupât d’eux. lis étaient si haïs, si calomniés, qu’on se croyait en toute sûreté de conscience le droit de les maltraiter sans les connaître. Les apologistes se sont plaints amèrement de cette injustice. Il y eut pourtant, dès le commencement du IIe siècle, des esprits curieux ou des cœurs malades, des philosophes que séduisait l’inconnu, des dévots que les religions populaires ne pouvaient pas contenter, des vagabonds qu’une imagination capricieuse entraînait à la suite des croyances les plus singulières, qui ne furent pas rebutés par l’opinion commune, et s’avisèrent d’étudier de près cette doctrine méprisée. Beaucoup du premier coup furent gagnés, mais il s’en trouva aussi qui résistèrent. Telle était la force du préjugé que des gens éclairés et sincères lurent la Bible et l’Évangile sans les comprendre, et ne se doutèrent pas des beautés et des grandeurs ; que ces livres contenaient. C’est ce qui arriva par exemple à Celse, auteur d’un ouvrage contre les chrétiens dont Origène nous a conservé la plus grande partie. Il reproche précisément au christianisme ce que nous admirons le plus chez lui, ce qui a le plus aidé à son triomphe. Il le raille de s’adresser à tout le monde, d’appeler à lui les pauvres, d’annoncer la vérité aux simples et aux petits. Il est choqué de voir qu’il a des paroles de consolation et de sympathie non-seulement pour les malheureux, mais pour les coupables, qu’il prêche la pénitence et le pardon des péchés. Il aime bien mieux les prêtres de Delphes, qui, quand ils proclament solennellement leurs mystères, n’invitent à la cérémonie sainte « que les gens dont les mains sont pures de tout crime et dont l’âme n’est souillée d’aucun remords. » Le Christ a dit, au contraire : « Venez à moi, vous qui êtes fatigués et chargés. » Il écoute de préférence le publicain, qui se tient à la porte du temple, qui n’osé pas lever les yeux au ciel et frappe sa poitrine en disant : « Mon Dieu, ayez pitié de moi, qui suis un pécheur ! » — « Voilà les gens, dit Celse avec indignation, qu’ils appellent à eux ! voilà ceux qui, à les entendre, doivent avoir les premières places dans le royaume de Dieu ! Mais que sont les pécheurs, sinon des larrons, des empoisonneurs, des assassins, des sacrilèges, des violateurs de toutes les lois divines et humaines ? S’y prendrait-on autrement, si l’on voulait composer une troupe de voleurs ? » Celse se vante plusieurs fois de connaître les livres sacrés des chrétiens : « J’ai tiré tous mes argumens de vos Écritures ; je n’ai pas besoin d’autre preuve pour vous convaincre : vous vous blessez vous-mêmes avec vos armes. » Comment se peut-il faire qu’il ait lu l’Évangile sans être frappé de cette figure du Christ, qui nous semble si belle ! Il ne peut comprendre que les chrétiens aient choisi pour Dieu ce Juif obscur lorsqu’ils pouvaient prendre Hercule, Esculape ou Orphée. Il est près de les plaindre d’avoir été chercher chez les barbares un si médiocre personnage quand la Grèce leur offrait les trésors de sa poétique mythologie. Il lui oppose, avec des airs de triomphe, les faiseurs de miracles les moins connus et les plus ridicules, Aristée de Proconèse, qui apparut à ses amis après sa mort, Abaris l’Hyperboréen, qui fendait l’air comme un oiseau, quand il le voulait, et ce Cléomède d’Astypalée, qui paria qu’il se sauverait sans être vu d’un coffre où on le tenait enfermé. Il ose même le comparer au misérable favori d’Hadrien, à cet Antinoüs que la bassesse des Grecs avait déifié, et qui passait pour opérer des prodiges. Ce rapprochement incroyable montre combien le préjugé trouble les intelligences les plus vives et les plus droites, et jusqu’à quel point il peut rendre incapable de justice et de vérité.

Telles étaient les dispositions de la société distinguée de l’empire, des gens riches et lettrés, au sujet des chrétiens. Les moins malveillans les méprisaient, les autres se croyaient le droit de les haïr. Tous leur en voulaient de s’éloigner des opinions reçues et des anciennes croyances, tous pensaient qu’il était légitime de les punir parce qu’ils n’obéissaient pas aux lois du pays, et, quand ils étaient magistrats, ils les condamnaient sans remords. Ce n’était pas d’eux pourtant que venait d’ordinaire l’initiative des poursuites, surtout en ces premières années. Ils laissaient faire, et même quelquefois ils aidaient, mais le signal partait d’ailleurs. Les chrétiens avaient d’autres ennemis plus redoutables, plus acharnés, plus pressans, qui réclamaient les persécutions, qui souvent les devançaient, qui les rendaient plus cruelles en excitant sans cesse contre les victimes les empereurs et les proconsuls, et sur qui doit retomber surtout la responsabilité des supplices.

Ces ennemis se trouvaient dans les rangs du peuple. C’est ce qui paraît d’abord assez surprenant ; il semble que le peuple aurait du se déclarer tout entier en faveur d’une doctrine qui témoignait tant de soin pour lui, qui relevait sa dignité et mettait à sa portée les grands problèmes de la vie. Aussi est-ce bien dans les classes populaires que le christianisme fit ses plus nombreuses conquêtes, mais il ne parvint pas à tout gagner, et ceux qui lui échappaient se déclarèrent contre lui avec la dernière violence. C’est la nature du peuple de ne pas connaître de mesure et d’aller en tout à l’extrême. Il est probable qu’il y avait dans la société distinguée beaucoup d’indifférens que ces querelles religieuses n’intéressaient guère, qui ne tenaient pas à se décider et restaient neutres entre les deux cultes. Je ne crois pas qu’il s’en trouvât dans les rangs du peuple : là, les partis étaient tranchés, et le christianisme n’y comptait que des disciples dévoués ou des adversaires fanatiques. Les haines étaient peut-être attisées contre lui par le clergé inférieur des religions dominantes, par ces devins, ces haruspices, ces isiaques, ces prêtres mendians de Cybèle, ces initiateurs et ces purificateurs de toute espèce, qui vivaient de la dévotion publique et que le succès, du nouveau culte réduisait à la misère. On sait qu’ils hantaient les cabarets, couraient les campagnes, opéraient sur les places publiques, toujours mêlés à la foule ignorante et grossière, sur laquelle ils avaient pris beaucoup d’empire : est-il surprenant qu’ils aient fini par lui inspirer toutes leurs colères ? Ils cherchèrent surtout à la convaincre que les chrétiens étaient la cause des maux qui affligeaient l’empire, et n’eurent pas trop de peine à y parvenir. Le peuple n’avait pas l’habitude, alors plus qu’aujourd’hui, d’expliquer les fléaux qui le frappaient par des causes naturelles ; il croyait y voir une vengeance des dieux, et de quoi les dieux pouvaient-ils être plus justement irrités que du triomphe de cette religion inconnue qui venait leur. enlever leurs fidèles et faisait déserter leurs temples ? Tertullien raconte que, s’il pleuvait trop ou s’il ne pleuvait pas assez, « si le Tibre sortait de ses rivages ou si le Nil restait dans les siens, » s’il survenait une famine ou une peste, aussitôt la foule s’écriait : « Les chrétiens aux lions ! » Les mêmes cris se faisaient souvent entendre pendant les fêtes religieuses qui excitaient la dévotion générale. A la suite des bacchanales, on vit le peuple se précipiter sur les sépultures chrétiennes, « en arracher les cadavres, quoique méconnaissables et déjà corrompus, pour les insulter et les mettre en pièces ! » Mais c’était dans les théâtres et les cirques que se réveillait surtout la fureur populaire. Les spectacles étaient alors des cérémonies sacrées ; on y portait en pompe les statues des dieux, qui semblaient y présider, entourés de leurs prêtres. L’aspect de ces images vénérées devait naturellement enflammer le peuple contre les impies qui, non contens de leur refuser leur hommage, osaient encore les outrager par leurs railleries. Le principal attrait de ces spectacles consistait, comme on sait, dans les combats de gladiateurs ou de bêtes féroces ; la vue du sang versé ne manquait pas d’y produire son effet ordinaire : elle ranimait les instincts de cruauté qui sommeillent au fond des cœurs dans les foules. Cette passion cruelle, une fois éveillée, ne se contentait pas aisément et demandait toujours des satisfactions nouvelles : quel plaisir, si l’on pouvait joindre aux bestiaires ou aux gladiateurs promis quelques victimes imprévues ! Il y en avait précisément qu’on avait toujours sous la main, et qu’il était aisé d’atteindre et de frapper dès qu’on le voulait. C’étaient les chrétiens, livrés par une loi sans pitié à l’arbitraire des magistrats, dont le jugement n’exigeait ni enquête, ni témoins, ni délais, qu’on pouvait saisir, condamner et punir sans faire attendre l’impatience populaire. La tentation était trop forte pour qu’on y résistât toujours. Aussi Tertullien nous dit-il que c’était surtout pendant les jeux du cirque et de l’arène que le peuple réclamait le. supplice des chrétiens.

Ce qui est plus triste encore, c’est que les magistrats ne se montraient pas trop contraires à ces exigences. Le peuple, qui avait perdu tous ses droits politiques, ne conservait guère d’importance qu’au théâtre ; mais là il osait être mutin, bruyant, impérieux, il manifestait ses préférences, il indiquait ses volontés. Le plus souvent on cherchait à le satisfaire ; dans les grandes villes de province, où il disposait encore des fonctions publiques, ses moindres désirs étaient des ordres pour tous ceux qui voulaient être édiles ou duumvirs. Les inscriptions nous apprennent que les magistrats ajoutaient souvent aux libéralités qu’ils faisaient à leurs concitoyens, à propos de quelque dignité qu’on leur avait conférée, des combats de gladiateurs ou des courses de chevaux, et l’on nous dit expressément que c’était sur la demande du peuple, petente populo. Quand la foule réclamait la mort de quelque chrétien célèbre, le magistrat ne résistait pas davantage ; peut-être même cédait-il plus vite, heureux de la satisfaire à si bon compte. Après tout un chrétien ne lui coûtait rien, tandis qu’il lui fallait payer cher les gladiateurs et les cochers. La trace de ces interventions populaires se retrouve fréquemment dans les Actes des Martyrs. Ce fut la population de Smyrne qui, poussée par les Juifs, demanda le supplice de saint Polycarpe. Le proconsul, qui voulait plaire, s’empressa de renvoyer prendre. Les jeux allaient finir quand on l’amena. Il fut interrogé dans l’amphithéâtre même, et le proconsul ne lui dissimula pas qu’il le sacrifiait aux emportemens de la multitude. « Satisfais au peuple, » lui disait-il ; à quoi le martyr répondait : « C’est à toi que je satisferai, si tu me commandes des choses justes. Notre religion nous enseigne à respecter les puissances qui sont instituées par Dieu. Quant à cette foule, je la crois indigne de rien faire pour elle. Il faut obéir au magistrat et non au peuple. » Cet interrogatoire solennel faisait partie des plaisirs qu’on offrait à la populace ; comme elle n’en voulait rien perdre, on plaçait le malheureux sur une estrade élevée (in catasta), pour qu’il fut exposé à tous les regards ; on le promenait ensuite devant cette foule entassée a comme dans une procession de théâtre. » Enfin, quand on passait de ce simulacre de jugement à la réalité terrible du supplice, il fallait qu’on eût grand soin de placer la victime au milieu de l’arène, afin que de tous les côtés on pût la bien voir mourir. Ce déchaînement de fureurs populaires, ces complaisances honteuses des magistrats pour des haines insensées allèrent si loin, que les empereurs eux-mêmes finirent par en être blessés. Ils défendirent solennellement qu’on cédât à ces exigences. « Il ne faut pas, disaient-ils, écouter la voix de la populace quand elle demande que l’on absolve un coupable ou que l’on condamne un innocent. »

On dirait vraiment que le peuple éprouvât le besoin de se justifier à ses yeux de sa cruauté en chargeant les chrétiens des crimes les plus odieux. Il ne prit pas beaucoup de peine et ne se mit pas en frais d’imagination pour les inventer. Il y avait alors, comme aujourd’hui, tout un répertoire d’accusations banales, à l’usage de tous les partis, au service de toutes les haines, qu’on répétait depuis des siècles sans qu’elles se fussent jamais discréditées. C’est ainsi que, pendant toute l’antiquité, on a reproché la vénalité aux hommes d’état ou la trahison aux généraux malheureux, et qu’on a prétendu que les philosophes étaient des impies et les savans des magiciens. Ce furent des accusations de ce genre qu’on tourna contre les chrétiens, après les avoir employées contre beaucoup d’autres. On les appela des athées : ce nom était celui qu’on donnait à tous ceux qui refusaient de reconnaître les dieux officiels. On raconta que, dans leurs agapes, où ils assistaient avec leurs mères et leurs sœurs, les lumières s’éteignaient à un signal convenu, et que des adultères ou des incestes se commettaient dans l’ombre : cinq siècles auparavant, on avait reproché le même crime aux fanatiques réunis pour célébrer les bacchanales. Enfin on prétendit que les chrétiens avaient coutume de couper un enfant par morceaux et de le donner à dévorer à tous ceux qu’ils admettaient à leurs mystères : c’était encore une vieille fable et fort souvent employée. Il n’y avait guère de magicien qui n’eût à s’en défendre, et Salluste raconte gravement la même histoire de Catilina et de ses complices. Ce qui est vraiment incroyable, c’est que ces accusations, tant de fois renouvelées, tant de fois reconnues fausses, n’ont jamais perdu leur crédit. On n’était pas choqué de leur invraisemblance, on n’avait pas besoin de preuves pour y croire. Un simple bruit, inventé par la haine, accueilli par la sottise, propagé par la malveillance, suffisait pour qu’on ajoutât foi aux forfaits les plus abominables, et si par hasard les esclaves de quelque maison chrétienne, menacés de la torture ou gagnés par les ennemis de leurs maîtres, avouaient qu’ils étaient coupables, il y avait alors dans la populace d’incroyables explosions de colère. Les chrétiens, trahis par leurs amis, abandonnés et reniés par leurs proches, étaient recherchés dans leurs maisons, chassés des édifices publics, insultés et massacrés dans les rues, et des cris s’élevaient de tous les côtés vers l’empereur pour le supplier d’en délivrer l’humanité.

Telles étaient les dispositions de la société romaine à l’égard des chrétiens. Ils rencontraient en face d’eux une autorité attachée aux traditions, défiante des nouveautés, jalouse de ses droits et armée de lois terribles pour les défendre, un grand monde indifférent, dédaigneux, ennemi des changemens, ouvert à tous les préjugés, une populace égarée, furieuse, portée à les croire capables de tous les crimes, prête à leur reprocher tous ses malheurs : c’est plus qu’il ne faut pour comprendre qu’on les ait traités sans pitié, et que la persécution, qu’un hasard avait déchaînée, ait duré près de trois siècles.


III

Rien n’est donc plus facile que de se rendre compte des raisons générales qui ont rendu les persécutions si longues et si cruelles ; il est bien moins aisé de connaître l’histoire de chacune d’elles, d’en savoir les causes ou la durée, d’en apprécier les conséquences. Dès qu’on veut entrer dans ces détails, les difficultés naissent à tous les pas. Les historiens s’accordent à dire qu’après Néron l’église fut laissée en repos jusqu’aux dernières années de Domitien. Alors commença une persécution nouvelle, qui semble avoir été amenée par des motifs politiques. Ce « règne de Dieu, » dont les chrétiens annonçaient l’arrivée prochaine, que saluaient d’avance les poètes sibyllins et les faiseurs d’apocalypses, causa sans doute quelques inquiétudes à un prince soupçonneux. Les païens s’y trompaient quelquefois, et saint Justin fut obligé de leur expliquer qu’il s’agissait non de la terre, mais du ciel, et que la venue du Christ ne faisait courir aucun danger à l’autorité des césars. Domitien avait d’autant plus vite pris l’alarme que la nouvelle religion s’était, dit-on, glissée jusque dans son palais et qu’il pouvait redouter qu’elle ne lui suscitât quelque rival parmi ses plus proches parens. D’ailleurs il affectait d’être un justicier sévère et d’exercer la police religieuse de Rome comme on le faisait du temps de Caton. On raconte qu’il chercha l’occasion d’enterrer vive une vestale pour avoir l’air d’appliquer dans toute leur rigueur les vieilles lois de la république. La protection de la religion nationale et la poursuite des cultes étrangers étaient aussi des traditions antiques qu’il voulait se donner la gloire de respecter. Toutes ces raisons devaient l’amener à persécuter les chrétiens. Les deux premières persécutions paraissent donc hors de doute ; ce qui reste obscur, c’est la manière dont l’autorité procéda pour atteindre les victimes. On s’est d’abord demandé s’il est sûr que Néron et Domitien aient publié contre le christianisme des édits de proscription. Les historiens profanes n’en disent rien, mais les écrivains ecclésiastiques sont unanimes pour l’affirmer, et, quoi que prétende M. Aube, tout me semble leur donner raison. Il était aisé de récuser leur témoignage quand on pouvait soutenir que les chrétiens n’avaient pas été d’abord inquiétés en dehors de Rome. Pour les saisir et les frapper dans l’enceinte de la grande ville, il n’était pas besoin à la rigueur d’un décret ou d’une loi, un ordre verbal suffisait ; mais il n’est plus possible aujourd’hui de ne voir dans la persécution de Néron qu’une sorte d’accident passager, une violence temporaire et locale, dont Rome a été l’unique théâtre. Depuis qu’on connaît la date exacte de l’Apocalypse, on sait que le contre-coup s’en est fait sentir ailleurs. Il n’est plus douteux qu’à la suite des supplices ordonnés par Néron dans sa capitale le sang des chrétiens n’ait coulé dans les principales villes de l’Asie, et qui sait s’il n’en a pas été de même dans d’autres provinces ? Dès lors il devient assez naturel de supposer que les magistrats de ces pays lointains ne se décidèrent à frapper que sur quelque édit ou quelque lettre de l’empereur. Les lois, comme on l’a vu, étaient incertaines, mal exécutées, presque tombées en oubli ; pour qu’on sût qu’on devait les appliquer aux chrétiens, et qu’ils étaient seuls exceptés de la tolérance générale, il fallait bien qu’on en fût averti par quelque communication officielle. Nous voyons, à partir de Dèce, quand l’histoire du christianisme nous est mieux connue, chaque persécution précédée d’un édit particulier qui ordonne les poursuites ; pourquoi veut-on qu’il n’en ait pas été de même auparavant ? Enfin nous avons des textes précis de Tertullien, de Lactance, qui nous apprennent qu’avant Dèce des édits avaient été publiés contre les chrétiens, et en grand nombre. Le jurisconsulte Ulpien, qui vivait sous Caracalla, les avait réunis et commentés dans un de ses ouvrages à l’usage des persécuteurs de l’avenir. Nous n’avons pas conservé le passage d’Ulpien, et avec lui s’est perdu le texte de ces édits ; mais nous pouvons conjecturer, d’après ce qu’on nous en rapporte, qu’ils étaient courts et concis, qu’ils ne contenaient pas d’accusation précise, qu’ils ne s’appuyaient sur aucune ancienne loi, qu’ils n’indiquaient pas de procédure régulière, et qu’ils se résumaient à peu près dans ces termes : « il est défendu d’être chrétien. »

Ce n’est pas tout à fait ainsi que s’exprime d’ordinaire le législateur chez les Romains, mais les pères de l’église font remarquer que tout est étrange dans ces poursuites. Les formes de la justice y sont à chaque instant violées. En réalité, on ne reproche aux malheureux. que le nom qu’ils portent. Ce nom suffit pour que la loi les frappe sans pitié. La sentence qui les condamne ne contient pas d’autre accusation, elle n’allègue aucun autre crime ; ils sont punis non comme impies, comme rebelles, comme homicides, mais uniquement comme chrétiens. Dès lors la procédure devient d’une simplicité effrayante ; il n’est besoin ni de témoins, ni d’enquête, on se contente de l’aveu de l’accusé. La loi romaine dit pourtant en propres termes que l’aveu n’est pas une preuve suffisante, confessiones reorum pro exploratis criminibus haberi non oportere ; mais quand il s’agit d’une secte abhorrée, est-il besoin de respecter la loi ? Tertullien, en jurisconsulte scrupuleux, s’indigne de ces injustices. Tout est-il donc fini, nous dit-il, quand l’accusé se reconnaît coupable ? N’y a-t-il pas des degrés dans le crime, et, avant de punir, ne faut-il pas connaître les circonstances qui l’aggravent ou l’atténuent ? Cet homme avoue qu’il est chrétien, cela veut dire sans doute qu’il a pris part à ces orgies nocturnes qu’on reproche à ses frères ; mais combien de fois y a-t-il assisté ? combien d’incestes a-t-il commis ? de combien d’enfans égorgés s’est-il repu ? Il importe à la justice de le savoir, et l’on ne songe pas à le demander ! Ce qui passe tout le reste, c’est la manière dont on se sert de la torture contre les chrétiens. La torture est un moyen d’information qu’on emploie pour obtenir du coupable l’aveu de sa faute. C’est d’ordinaire quand l’accusé nie qu’on le torture pour qu’il avoue ; ici on le torture lorsqu’il avoue, pour le contraindre à nier. On épuise sur lui tous les supplices tant qu’il persiste à dire la vérité ; dès qu’il consent à mentir, on le relâche. Voilà des illégalités que Tertullien ne peut souffrir, et dans son indignation il ose parler en face aux empereurs comme ne le faisaient guère les jurisconsultes de son temps, si complaisans pour le maître. « Sachez, leur dit-il, que le pouvoir dont vous êtes revêtus n’est point arbitraire, qu’il est réglé par les lois, et qu’il n’appartient qu’aux tyrans d’agir comme vous faites ! »

Malheureusement ces protestations isolées ne produisaient guère de résultat : juste ou non, la loi existait, et c’était le devoir des magistrats de la faire exécuter. M. de Rossi pense que jusqu’à Constantin elle n’a jamais été tout à fait abrogée. Des empereurs plus éclairés et plus démens ont bien pu, par des instructions particulières, par des mesures transitoires, en atténuer ou même en suspendre l’effet ; mais après eux, ou même quelquefois de leur vivant, elle était remise en vigueur et reprenait toute son efficacité. Elle est donc restée jusqu’à la fin comme une menace suspendue sur l’église ; elle a troublé son repos même dans les temps les plus calmes, et mêlé toujours quelque inquiétude à sa tranquillité. C’était une arme redoutable dans la main de ses ennemis ; tous ceux qu’une querelle personnelle, une rivalité d’intérêt, un accès de mauvaise humeur, un désir de vengeance, excitaient contre quelque chrétien, pouvaient aisément s’en servir, et l’on ne s’en faisait pas faute. La doctrine nouvelle n’a pas pu se répandre dans le monde sans, y causer beaucoup de divisions et de déchiremens. Elle a désuni les concitoyens, séparé les amis ; dans les familles, elle a semé des haines irréconciliables entre les parens les plus proches. Le chef de la maison, resté fidèle au culte de ses dieux, qui voyait sa femme, son fils ou ses serviteurs les abandonner, ne pouvait s’empêcher d’éprouver de violentes, colères. Il ne se demandait pas quels effets leur croyance nouvelle avait produits sur eux et s’ils étaient devenus meilleurs ou pires ; on avait beau lui dire qu’il n’avait rien à craindre de ce changement, qu’au contraire sa paix et son bonheur intérieurs s’en trouvaient mieux assurés, sa passion ne lui permettait pas de rien entendre. « Sa femme, dit Tertullien, est devenue honnête, elle ne lui donne plus lieu d’être jaloux, et il la répudie ; son fils obéit à ses volontés, et lui, qui tolérait autrefois ses révoltes, il le déshérite ; il éloigne de lui un esclave qu’il aimait depuis qu’il est devenu soumis et fidèle. » Quelquefois même il allait dans sa colère jusqu’à les dénoncer aux magistrats, et il invoquait les peines terribles prononcées par les édits de proscription pour venger ses querelles de famille. Saint Justin en rapporte une histoire curieuse. Une femme qui avait jusque-là mal vécu venait de se convertir. Éclairée par sa foi nouvelle, elle tenta d’ouvrir les yeux de son mari sur des désordres coupables qu’elle avait jusque-là soufferts et partagés. N’ayant pu le corriger, elle voulut se séparer de lui et demanda le divorce. Le mari irrité l’accusa aussitôt d’être chrétienne ; elle, qui voulait gagner du temps et éloigner une punition inévitable, présenta une requête à l’empereur pour être autorisée à terminer d’abord ses affaires domestiques, promettant de répondre plus tard sur l’accusation qu’on soulevait. Alors le mari, qui ne voulait pas perdre tout à fait sa vengeance, poussa un centurion de ses amis à se saisir d’un certain Ptolémée qu’il accusait d’avoir entraîné sa femme à quitter l’ancienne religion. Après être resté quelque temps en prison, Ptolémée fut conduit devant le juge, qui se contenta de lui demander s’il était chrétien, et sur son aveu le fit immédiatement égorger. Ces faits se passaient à Rome sous le règne d’Antonin le Pieux, c’est-à-dire du plus honnête et du plus doux des princes.

Voilà comment la loi fut exécutée dans les meilleurs temps de l’empire et quelles en furent les conséquences. Comme elle servait les haines privées autant que les passions religieuses, on ne la laissa nulle part tomber en oubli. Il n’était pas besoin, pour que la persécution se ranimât dans les provinces après quelques années de calme, que l’impulsion vînt de Rome et de l’autorité. Un événement imprévu, un intérêt particulier et local pouvaient tout d’un coup enflammer les esprits, et, une fois excités, la loi ne leur offrait que trop de moyens de se satisfaire. C’est ce qui arriva sous Marc-Aurèle à Lyon, où les chrétiens furent, on ne sait pourquoi, insultés, battus, lapidés, traînés devant les magistrats, torturés et mis à mort ; ce n’est qu’après en avoir exposé quelques-uns aux bêtes, sur la demande du peuple, et en avoir fait mourir d’autres en prison, que le proconsul, effrayé de voir leur nombre s’accroître tous les jours, s’avisa de consulter l’empereur, qui du reste ordonna de continuer comme on avait commencé. Nous voyons de même la persécution éclater brusquement à Alexandrie un an avant l’édit de Dèce : la prédication d’une sorte de prophète ou de poète excite la populace, qui se jette sur les chrétiens, pille leurs maisons, les assomme dans les rues, allume des bûchers au milieu des places et les y précipite. Peu de temps après le règne d’Alexandre Sévère, pendant la paix profonde dont jouissait l’église, la Cappadoce et le Pont ayant été dévastés par des tremblemens de terre qui renversent les temples, détruisent les villes, engloutissent les habitans, le peuple, suivant son habitude, s’en prend aux chrétiens et leur fait subir toute sorte de supplices. Ces massacres n’étaient pas commandés par l’autorité, mais ils n’étaient non plus ni arrêtés, ni punis. Après tout, le peuple avait la loi pour lui ; il l’exécutait sans doute un peu brutalement, mais, comme elle n’était qu’un décret d’extermination, il n’importait guère d’y mettre des formes. Les proconsuls laissaient s’accomplir ces vengeances populaires ou ne s’y opposaient que mollement. Personne n’attachait beaucoup d’importance à la mort de ces sectaires inconnus, et il est probable que le bruit de ces exécutions ne sortait pas des pays qui en étaient le théâtre. C’est par hasard que le souvenir de quelques-unes d’entre elles est arrivé jusqu’à nous, et nous devons certainement en ignorer le plus grand nombre. On peut donc dire qu’en somme la persécution n’a jamais complètement cessé dans la vaste étendue de l’empire ; elle ne s’éteignait ici que pour se ranimer un peu plus loin. Pendant les deux cent cinquante ans qui séparent Néron de Constantin, les chrétiens ont pu jouir de quelques momens de relâche, mais jamais leur sécurité n’a été complète. Leur sort dépendait de l’imprévu, leur condition changeait d’un pays à l’autre, et les empereurs qui les aimaient le plus n’ont pas pu les soustraire partout aux emportemens du peuple qui s’appuyaient sur les injonctions de la loi.

Mais alors, si la persécution a été continue, s’il est vrai qu’elle ne se soit jamais entièrement arrêtée, d’où vient que les historiens de l’église sont d’accord pour distinguer neuf ou dix persécutions particulières ? On a souvent pensé, — et M. Aubé est tout à fait disposé à le croire, — que ce n’est là qu’une sorte de classement arbitraire imaginé longtemps après les événemens, quand on éprouvait le besoin de faire une histoire héroïque à l’église. Il faut abandonner aujourd’hui cette opinion, car nous avons la preuve que les persécutions ont été distinguées et classées par les gens mêmes qui en avaient souffert. Le vieux poète Commodien, dans un ouvrage qu’on a découvert il y a quelques années, parle de celle de Dèce, dont il a été témoin, et dit expressément que c’est la septième. Ce témoignage des contemporains, des victimes, ne permet plus de traiter légèrement la classification ordinaire. Il faut bien admettre qu’elle s’appuyait sur quelque fondement solide. Il faut croire que, si les chrétiens n’ont pas cessé d’être maltraités sous Tempire, il y a eu des momens de recrudescence, où, pour des motifs que nous ignorons, ils l’étaient davantage. Ce sont ces momens de reprise, ces retours et ces réveils de rigueur, se détachant sur un fonds général de tracasserie et de violences, qu’on appelle les persécutions.

De Domitien jusqu’à Dèce, on en compte quatre, dont on sait fort peu de chose. Comme elles sont très mal connues, il a été facile d’en contester l’existence. On a fait remarquer que c’étaient précisément les meilleurs et les plus honnêtes des princes qu’on accusait d’avoir persécuté les chrétiens. Leur conduite ordinaire, a-t-on dit, leur renom de sagesse et d’humanité protestent contre ce reproche. Est-il possible de croire un Trajan capable de ces cruautés ? Peut-on comprendre qu’un Marc-Aurèle se soit fait l’imitateur de Néron ? La surprise qu’on éprouve en voyant ces excellens princes rangés parmi les persécuteurs n’est pas nouvelle ; nous la retrouvons déjà chez les chrétiens de leur temps. Ils étaient victimes des persécutions et ne pouvaient pas y croire ; ils se demandaient pourquoi, sous ces règnes honnêtes et glorieux, ils étaient seuls exclus de la félicité générale ; ils ne pouvaient s’imaginer que lorsqu’on avait reçu le surnom de pieiix ou qu’on se glorifiait du titre de philosophe, on se montrât si dur pour une doctrine qui enseignait la piété et répandait parmi les ignorans les leçons de la philosophie. L’évèque de Sardes, Méliton, qui voyait les chrétiens poursuivis avec plus de sévérité que jamais dans toute l’Asie, écrivait à Marc-Aurèle : « Si ces choses se font par votre ordre, nous n’avons rien à dire. Nous savons qu’un empereur aussi juste que vous ne peut rien ordonner d’injuste. » Mais il aimait mieux croire que Marc-Aurèle ignorait tout, et que ces excès se commettaient sans son aveu : il ne lui paraissait pas plus possible qu’à nous qu’un aussi bon prince pût être un persécuteur.

Ce n’était pourtant que trop vrai : Trajan, Hadrien, Marc-Aurèle, ces empereurs si sages, si vertueux, si humains, ont persécuté, et, ce qui est plus étrange, c’est qu’ils ne persécutaient que parce qu’ils étaient de bons princes. Il me semble que lorsqu’on a lu la correspondance de Trajan avec Pline on comprend les raisons qu’il pouvait avoir d’être si dur envers les chrétiens. C’était un brave soldat, nourri dans le respect de la discipline et convaincu qu’on gouverne un empire comme on commande une armée. On l’avait appelé au pouvoir dans des circonstances graves, au milieu de ces crises violentes qu’entraîne l’établissement d’une dynastie nouvelle. Il pensait que l’empire ne retrouverait l’ordre et la paix que si l’on rendait aux lois tout leur crédit. Il voulait qu’on prit l’habitude de leur obéir sans discuter, comme dans les camps, sans faire de distinction entre elles, sans chercher si elles étaient justes ou non et comment s’appelait l’empereur qui les avait promulguées. On le voit, dans sa correspondance, témoigner de grands égards pour la divinité de Claude, parce que le sénat l’avait prononcée, et respecter scrupuleusement les décisions de Domitien. Il pensait, comme tous les conservateurs de Rome, qu’il faut changer le moins possible à ce qui existe, qu’on doit veiller au maintien de toutes les lois du pays sans exception, et que, si on en laisse impunément vider quelques-unes, on ébranle toutes les autres. C’est le sentiment qui le guida dans sa conduite envers les chrétiens. Il y avait une loi formelle qui ordonnait de les punir : on voit bien qu’elle ne plaît pas beaucoup à Trajan et qu’il la trouve sévère ; il ne l’aurait probablement pas faite lui-même, mais, du moment qu’elle existe, il entend qu’elle soit exécutée. C’est le sens de la fameuse lettre qu’il écrivit à Pline. « Je défends qu’on recherche les chrétiens, lui disait-il ; mais, s’ils sont amenés à votre tribunal et convaincus, il faut les punir. » Un prince décidé avant tout à faire respecter les édits de ses prédécesseurs ne pouvait aller plus loin dans les concessions.

La conduite de Marc-Aurèle surprend davantage : c’était un philosophe qui devait comprendre la loi d’une façon moins étroite que Trajan. Comment ne s’est-il pas demandé, avant d’exécuter les édits de Néron ou de Domitien, s’ils étaient justes, et quels crimes les chrétiens commettaient pour être si sévèrement punis ; mais qui sait si sa philosophie même, au lieu de le porter à la clémence, ne contribua pas à le rendre plus rigoureux ? Il avait son système, il était d’une école, ce qui ne dispose pas toujours à être juste pour une autre doctrine. Ces rivalités de secte se glissent sans qu’on s’en doute dans les cœurs les plus sincères et y laissent toujours quelque aigreur. Quand on est trop sûr d’être dans le bon chemin et de posséder la pleine vérité, on ne peut s’empêcher de ressentir un peu de dédain et de dépit contre ceux qui s’obstinent à la chercher dans d’autres routes. On voit bien, à la façon dont Marc-Aurèle parle des chrétiens dans ses Pensées, qu’ils ne lui inspirent pas de sympathie. Un stoïcien aurait du au moins comprendre et respecter leur détachement de la vie et cette fermeté héroïque qui ne se démentait pas dans les plus terribles supplices. Il parle d’eux sans estime et trouve que « leur courage n’est point exempt d’ostentation et de parade. » C’est ce qui explique que, malgré son humanité naturelle, il n’ait éprouvé aucun scrupule à leur laisser appliquer la loi dans sa rigueur.

Ce qui est sûr, ce qu’on ne peut nier, c’est que sous son règne, comme sous celui de Trajan, les chrétiens furent persécutés ; la lettre de Pline et celle de l’église de Lyon le prouvent. Et remarquons que les faits que ces lettres rapportent ne sont pas donnés comme des événemens exceptionnels ; rien n’indique qu’en cette occasion les chrétiens aient été victimes d’un hasard malheureux et rare. Tout y démontre au contraire que c’était leur sort dans tout l’empire. Soyons assurés que ces drames qui se sont passés alors dans la Bithynie et dans la Gaule ont du se reproduire souvent ailleurs. Il n’est donc pas d’une bonne critique de dire avec M. Aubé : « La troisième persécution, comme on l’appelle, fort grossie par la tradition, se réduit en somme à quelques condamnations prononcées par Pline le Jeune. » Qu’en savons-nous, et de quel droit pouvons-nous affirmer qu’il n’y ait eu d’autres victimes que celles que nous connaissons ? La lettre de Pline est, à la vérité, le seul document qui nous conserve aujourd’hui le souvenir de ces supplices ; mais ce document en suppose beaucoup d’autres, Il serait vraiment étrange de prétendre que, de tous les gouverneurs de province, celui-là, seul ait eu l’occasion de frapper les chrétiens que sa nature éloignait le plus de ces exécutions sanglantes. La nécessité qu’il a subie a du s’imposer à beaucoup d’autres, et les autres l’ont sans doute acceptée avec moins d’hésitations et de scrupules que lui.

La seule raison spécieuse qu’allèguent M. Aubé et tous ceux qui veulent, sinon nier l’existence, au moins diminuer l’intensité de ces premières persécutions, c’est que les auteurs profanes n’en ont pas parlé ; mais cette raison ne touchera guère ceux qui savent de quelle façon et dans quels ouvrages nous est parvenue l’histoire du IIe et du IIIe siècle. Par une fatalité déplorable, depuis Tacite jusqu’à Ammien-Marcellin, nous n’avons aucun historien digne de ce nom. Tout s’est perdu sans retour dans ce grand naufrage qui a emporté l’empire, et nous sommes réduits à chercher quelques renseignemens douteux dans de misérables chroniques ou des recueils d’anecdotes. Quelle confiance peut nous inspirer un Xiphilin, abréviateur maladroit de l’ennuyeux Dion-Cassius ? Quel cas devons-nous faire des compilateurs médiocres qui ont rédigé l’Histoire Auguste ? Ils sont pleins surtout de lacunes inexplicables, et si M. Aubé ne peut se décider à croire que ce qu’ils rapportent, il faut qu’il nie la persécution de Néron, dont Xiphilin ne dit pas un mot, et qu’il doute de celle de Valérien, que l’Histoire Auguste oublie de mentionner. S’ils omettaient des événemens si connus, si certains, quelle conclusion peut-on légitimement tirer de leur silence ? Ainsi les historiens profanes ne nous ont pas parlé des persécutions par cette excellente raison qu’il n’y avait pas alors d’historiens, ou que, s’il s’en trouvait, nous ne les avons pas conservés. J’ajoute que, quand nous aurions encore ceux qui sont perdus, il n’est pas probable qu’il y fût beaucoup question des chrétiens. On a vu que leur sort ne préoccupait guère les lettrés de ce temps ; la punition de quelques Juifs ou de quelques Grecs obscurs ne semblait pas à ces écrivains du grand monde un événement qui méritât d’être raconté. C’est seulement dans les écrits des victimes qu’il en faut chercher le souvenir ; là nous le retrouverons vivant, malgré les années, et sans que rien puisse éveiller chez nous la moindre méfiance.. Les ouvrages qui le conservent ne sont pas de ceux qui sont composés pour la postérité, et qui n’étant vus que par elle, peuvent mentir impunément. Ils étaient destinés à des contemporains, quelquefois même ils s’adressaient à des ennemis ; il n’est pas possible qu’on ait osé y raconter des violences imaginaires et des supplices de fantaisie. On peut dire qu’il n’y a pas un seul des ouvrages chrétiens de ces premiers siècles, depuis l’Apocalypse de saint Jean jusqu’aux Institutions divines de Lactance, où la persécution ne se retrouve. C’est elle qui inspire les colères des sibylles et les rêves du pasteur d’Hermas. Elle n’est pas oubliée dans l’épître éloquente de Clément Romain, elle revient à chaque page chez les apologistes avec des descriptions de supplices qui font frémir. Aucun fait historique n’est donc mieux établi que celui-là. Ce sont à la vérité les victimes qui l’attestent, mais avec une constance et une sincérité qui ne peuvent pas nous tromper[4]. Il semble que pendant deux longs siècles on entend sortir sans interruption des âmes chrétiennes le même cri de douleur, et ces plaintes sont si profondes et si vraies, elles ont un accent à la fois si ferme et si déchirant, qu’on ne peut croire qu’elles viennent de gens qui ne disent pas la vérité, ou de lâches qui s’exagèrent leurs souffrances. Il faut avouer pourtant que les persécutions de Trajan, d’Hadrien, de Marc-Aurèle, n’ont pas eu tout à fait le même caractère que les autres. L’initiative n’en vient pas directement des princes ; ils suivent l’impulsion plus qu’ils ne la donnent. Ils reconnaissent sans doute la légitimité des poursuites, ils ordonnent de punir sans pitié les chrétiens quand ils sont dénoncés ; mais ils n’aiment pas qu’on devance ou qu’on provoque les dénonciations, et qu’on recherche les coupables. « Vous souffrez, dit Athénagore à Marc-Aurèle, que nous soyons chassés, pillés, mis à mort. » Il le souffre, mais il ne l’ordonne pas ; il est moins cruel que faible et complaisant aux passions populaires. Aussi l’apologiste s’empresse-t-il d’ajouter : « Nous vous prions de vous occuper de nous, afin que nous cessions d’être victimes des sycophantes. » Il est donc arrivé que, quoique la persécution ait été violente sous leur règne, comme elle n’était pas directement leur ouvrage et qu’ils n’en avaient pas donné le signal, on ne les a pas toujours rangés dans la liste des princes qui ont persécuté l’église. Méliton refuse d’y mettre Trajan, Tertullien n’y place ni Trajan ni Marc-Aurèle ; tous deux comprennent que ce serait un mauvais signe pour la doctrine nouvelle d’avoir été maltraitée par de si bons princes. Ils se glorifient au contraire qu’elle n’ait eu encore pour ennemis qu’un Néron et un Domitien, c’est-à-dire les ennemis mêmes du genre humain.

Le caractère particulier que prit alors la persécution explique que cette époque soit celle où commence l’apologétique chrétienne. On aurait quelque peine à comprendre qu’elle fût née plus tôt ou plus tard. Qu’aurait servi de plaider la cause de l’église devant des princes comme Néron ou Domitien, auxquels il était si difficile d’arracher leurs victimes ? Pouvait-on espérer jamais de ramener ces âmes cruelles à la justice et à la vérité ? Il n’était pas raisonnable non plus de croire que Dèce ou Valérien prêteraient l’oreille aux défenseurs d’un culte qu’ils étaient décidés à détruire et qu’ils avaient proscrit par des édits impitoyables. Mais, quand on avait affaire à des princes honnêtes et démens, comme Antonin et Marc-Aurèle, et qu’on pouvait les croire entraînés à des mesures rigoureuses contrairement à leur nature et malgré leur volonté, il était naturel qu’on essayât de les éclairer et de les fléchir. C’est ce que tentèrent les apologistes, dans des œuvres admirables, dont l’effet a été très grand sur la littérature chrétienne. Cette littérature, qui à ce moment était déjà née ou allait naître, semblait condamnée d’avance, par ses origines et ses scrupules, à ne sortir jamais d’un cercle étroit. Timide, défiante, comme elle devait l’être, éloignée de la foule et de la vie, ennemie d’un art idolâtre qui lui faisait horreur, il était à craindre qu’elle ne pût produire que des traités mystiques ou des livres de controverse. Elle aurait ainsi vécu obscurément de ses inspirations propres, s’enfermant en elle-même avec ses spéculations et ses rêves, s’aiguisant et se raffinant toujours, sans entretenir avec le dehors de ces communications fécondes qui complètent et renouvellent les littératures. La persécution la jeta dans d’autres voies : il lui fallut se mêler au monde pour le convaincre, elle éprouva le besoin de choisir des défenseurs qu’on écoutât. Au lieu de dévots obscurs et de théologiens renfermés, elle alla chercher, au barreau et dans les écoles, des rhéteurs, des philosophes, des jurisconsultes. Ces gens, qui avaient l’habitude des affaires et le sens de la vie, portèrent le christianisme au grand jour et le jetèrent dans la mêlée. Ils comprirent d’abord que, pour se faire entendre, ils devaient parler la langue de ceux auxquels ils s’adressaient. Ils trouvèrent naturel et légitime de combattre leurs adversaires avec leurs propres armes ; ils appelèrent la rhétorique et la philosophie au secours de leur cause menacée, et c’est ainsi que le mélange de l’art ancien et des doctrines nouvelles, qui aurait demandé beaucoup de temps et d’effort, se trouva de lui-même accompli. L’exemple une fois donné, et avec un éclat merveilleux, la littérature chrétienne n’hésita plus à se servir des ressources de l’art antique, et, comme elle avait de grandes idées à mettre dans ces formes vides, elle produisit dès le premier jour des œuvres bien supérieures à celles des rhéteurs et des sophistes païens, qui pour la plupart n’avaient plus rien à dire.

Un autre résultat, et non le moins curieux, de ce caractère indécis, incertain, qu’avait alors la persécution, c’est que les apologistes osent parler sans crainte. Malgré les menaces de la loi et la sévérité des poursuites, ils disent très ouvertement qu’ils sont chrétiens. Ils savent qu’ils s’adressent à des princes honnêtes, et ne semblent pas inquiets de la manière dont leurs plaintes seront accueillies. C’est un grand honneur assurément pour Hadrien, pour Antonin, pour Marc-Aurèle que les disciples d’une secte qu’ils traitaient avec tant de rigueur aient cru pouvoir compter ainsi sur leur justice et se soient exprimés devant eux avec cette fermeté. Leur ton n’est jamais humble ni suppliant ; quand ils demandent qu’on rende la liberté à leur culte persécuté, ils n’ont pas l’air d’implorer une faveur : ils réclament un droit. C’est ce qui frappe d’abord chez eux et ce qu’il importe de remarquer ; ils ont été les premiers à proclamer le principe de la tolérance des cultes. Avant eux, il n’en était pas question, et l’antiquité n’en pouvait pas avoir l’idée. Tant que les religions furent locales et qu’elles firent partie de l’état, on ne pouvait songer à en laisser vivre plusieurs ensemble, dans les mêmes pays, avec les mêmes droits. Pour être citoyen, il fallait honorer les dieux et obéir aux lois de la cité : ces deux conditions étaient aussi nécessaires l’une que l’autre. Il ne venait à la pensée de personne qu’on pût continuer à faire partie d’un état, si l’on cessait d’en pratiquer le culte. Aussi les philosophes grecs, dont l’esprit est si entreprenant, si ouvert, qui remuent tant d’idées, qui semblent si souvent prévoir les problèmes de l’avenir, n’ont jamais paru préoccupés de cette grave question de la tolérance. Les plus hardis ne l’ont pas même soulevée, et ceux qui l’ont entrevue n’hésitent pas à la résoudre dans le sens de la loi civile et des sentimens populaires. Platon défend que personne ait chez soi une chapelle à son usage, tant il craint qu’on ne s’écarte des pratiques religieuses de la cité ! Il ne veut pas que, dans sa république, quelqu’un se permette de ne pas croire aux dieux ou d’en parler légèrement. Les impies sont divisés en deux classes : ceux qui ne se laissent entraîner à des opinions coupables que par défaut de jugement, et qui ne peuvent être ramenés et convertis, sont enfermés dans une prison assez douce qu’on appelle le sopkronistère, c’est-à-dire la maison où l’on devient sage. Ils y restent cinq ans, séquestrés du monde, et ne recevant la visite que de sages personnes « qui les viennent entretenir pour leur instruction et le bien de leur âme. » S’ils se laissent toucher à ces exhortations et à ces réprimandes, on les rend à la liberté. S’ils persistent ou s’ils récidivent, ils sont punis de mort. Ceux qui non-seulement ne croient pas aux dieux, mais empêchent les autres d’y croire, les violens, les emportés, les habiles qui troublent les âmes simples avec leurs raisonnemens captieux, sont encore plus durement traités : on les enferme dans un cachot d’où ils ne sortiront jamais, et, après leur mort, leur cadavre est jeté sans sépulture hors du territoire de la patrie ; voilà presqu’un avant-goût de l’inquisition.

Avec le christianisme, tout change. Ce n’était pas la religion d’un peuple ou d’un pays ; il appelait à lui toutes les nations, il voulait s’étendre sur le monde entier. Les chrétiens n’ont pas de ville sainte, comme les Juifs, ni de temple préféré. Ils proclament que Dieu écoute tous les hommes, que tous les lieux sont bons pour l’implorer, qu’il se trouve toujours avec ceux qui le prient en esprit et en vérité. Il ne leur était possible de faire des prosélytes chez tous les peuples à la fois qu’à la condition de ne se lier à aucun d’eux en particulier. Pour pouvoir être à tous, une religion doit n’appartenir en propre à personne ; pour convenir à des états divers, il est bon qu’elle commence par se séparer partout de l’état. C’est ainsi que le christianisme prit tout de suite à Rome une attitude différente des autres cultes étrangers. Ces cultes essayaient de bien vivre avec la religion romaine, ils exagéraient les ressemblances qu’ils avaient avec elle pour qu’on pût les confondre ensemble, ils demandaient qu’on leur permît de s’y insinuer et d’en faire partie. Le christianisme est plus hardi et plus exigeant ; il se tient à l’écart, il veut être accepté sous son nom. Il réclame une place en dehors de la religion nationale et sur le même rang qu’elle. En réalité, c’est une révolution complète qu’il prépare. Il exige de l’état qu’il se détache désormais des religions, il sépare ce que toute l’antiquité regardait comme indissoluble, il demande que les citoyens d’un même pays puissent pratique, des cultes différens, et que chacun honore ses dieux en liberté. C’est la prétention qu’expriment dès le premier jour les apologistes. Quand ils soutiennent qu’on les persécute injustement, quand ils offrent de prouver qu’ils ne sont ni homicides, ni factieux, ni rebelles, et qu’ils en concluent qu’il ne faut pas les traiter comme des criminels, que veulent-ils dire sinon qu’on ne doit poursuivre que ceux qui se rendent coupables de quelque crime de droit commun, et qu’il n’est pas permis de punir quelqu’un pour ses croyances ? Ce n’est encore qu’une réclamation timide, mais ils parlent bientôt plus clairement. Ce que Justin et Apollodore se contentent de laisser entendre, Tertullien l’exprime avec une admirable fermeté. « Le droit commun, dit-il, la loi naturelle, veulent que chacun adore le dieu auquel il croit. Il n’appartient pas à un culte de faire violence à un autre. Une religion doit être embrassée par conviction et non par force, car les offrandes à la divinité exigent le consentement du cœur… Prenez garde que ce ne soit une sorte d’irréligion d’empêcher quelqu’un de suivre sa religion et de ne pas lui permettre de choisir son dieu. » L’église persista dans ces principes tant qu’elle fut persécutée. Un siècle après Tertullien, Lactance parlait encore comme lui. « Ce n’est pas en tuant les ennemis de sa foi, disait-il, qu’on la défend, c’est en mourant pour elle. Si vous croyez servir sa cause quand vous versez le sang en son nom, vous vous trompez ; vous ne faites que la déshonorer. Il n’y a rien qui doive être plus librement embrassé que la religion. » Ce qui est plus rare, c’est qu’après la victoire l’église ne désavoua pas les maximes qu’elle avait professées pendant le combat. En prenant possession de l’empire, elle s’empressa d’offrir aux autres cette tolérance qu’elle avait vainement réclamée pour elle. Constantin disait en tête du célèbre édit de Milan : « Nous avons reconnu depuis longtemps que la religion doit être libre et qu’il faut laisser au choix de chacun de servir Dieu de la manière qu’il le juge à propos. » Ces sentimens changèrent bientôt, et ce fut un grand malheur ; mais, quoi qu’il soit arrivé dans la suite, il est juste de ne pas oublier que ce sont les apologistes qui ont proclamé avant tous les autres le grand principe de la tolérance, et que c’est un empereur chrétien qui l’a le premier inscrit dans la loi.

Il resterait encore bien des questions à traiter pour achever ce qui concerne l’histoire des premières persécutions de l’église. On voudrait savoir par exemple si elles ont fait couler beaucoup de sang. C’est un point sur lequel les contemporains eux-mêmes n’étaient pas d’accord. Origène prétend « que le nombre des victimes ne fut pas considérable et qu’il est aisé de les compter ; » saint Cyprien parle au contraire « du peuple innombrable des martyrs. » Entre ces deux affirmations opposées, chacun se décide d’après ses opinions. Ce qui est sûr, c’est que les progrès du christianisme ne furent jamais arrêtés. A chaque persécution nouvelle l’énergique résistance des chrétiens, après avoir d’abord excité les bourreaux, finissait par les lasser. Au bout de quelque temps les rigueurs, qu’on savait inutiles, devenaient plus rares, et d’elle-même, par fatigue et par impuissance, la persécution s’arrêtait. On voyait alors les fugitifs revenir de leurs solitudes ; ceux qui s’étaient cachés par prudence osaient peu à peu se montrer ; les renégats sollicitaient leur pardon et rentraient humblement dans l’église ; des conquêtes nouvelles prenaient la place des morts glorieux qu’on avait perdus. C’est ainsi qu’après chacune de ces tempêtes la communauté chrétienne se retrouvait plus nombreuse, plus ferme, plus fière du passé, plus confiante en l’avenir, plus attachée à des croyances pour lesquelles elle avait souffert, plus assurée de l’inutilité de la force et du triomphe certain de la foi. Le résultat le plus clair de tous ces supplices était de rendre à chaque fois l’audace des chrétiens plus grande. C’est après les persécutions de Septime-Sévère qu’ils bâtirent leurs premières églises, et que leur doctrine, qui s’était cachée jusque-là dans des maisons particulières ou des oratoires secrets, osa s’exposer au grand jour. Les empereurs comprirent alors que, s’ils voulaient avoir raison d’une religion aussi opiniâtre, il leur fallait prendre d’autres mesures. Ces violences intermittentes et capricieuses, entreprises au hasard, conduites sans dessein, n’arrivaient à rien ; ils pensèrent qu’en prenant eux-mêmes la direction des poursuites, en y mettant plus de régularité et d’ordre, elles auraient plus de succès. Ils résolurent d’y apporter cet esprit administratif et méthodique qui avait inspiré dans d’autres temps les proscriptions de Sylla et d’Octave. Le nouveau système mis en pratique par Dèce dura jusqu’à Dioclétien : il fut beaucoup plus cruel que l’autre, sans être plus efficace, et n’empêcha pas le triomphe définitif de l’église avec Constantin.


GASTON BOISSIER.

  1. Ils étaient forcés de payer un tribut annuel à l’empereur, et, au moins du temps de Celse, on leur défendait de circoncire les gens qui n’étaient pas de leur pays. À ces deux conditions, il leur était permis de pratiquer leur culte en liberté, et la police romaine se chargeait de punir ceux qui en gênaient l’exercice. La grande raison de cette tolérance est donnée par Celse. « Après tout, dit-if, les Juifs suivent le culte de leurs pères et conservent les usages de leur pays, » tandis que les chrétiens se recrutaient chez tous les peuples et rompaient avec toutes les croyances nationales, ce qui devait scandaliser un Romain. Il ne faut pourtant pas oublier que le culte des Juifs n’était que souffert. M. de Rossi va peut-être un peu loin quand il dit : E noto che il giudaismo fu espressamente reconosciuto. Le judaïsme, même quand on tolérait ou qu’on protégeait ses cérémonies, était toujours regardé comme une religion, étrangère. Dans la loi même du Digeste, qui accorde aux Juifs les plus grands privilèges, on l’appelle expressément superstitio judaica.
  2. Tertullien ne veut pas dire qu’on reprochait expressément aux chrétiens ces différens crimes. Il nous apprend, nous le dirons plus tard, que la semonce, quand ils étaient condamnés, ne contenait aucun grief particulier. On ne les accusait que d’être chrétiens : ce mot voulait tout dire ; mais si on n’alléguait, dans les poursuites, ni la loi de majesté ni celle du sacrilège, au fond la sévérité des magistrats ne s’explique que par leur conviction que ces lois étaient violées, et par leur désir de les faire respecter.
  3. On pouvait encore les accuser de magie et de sortilèges, et l’on sait que la loi romaine était impitoyable pour ces sortes de crimes. Sur toutes ces questions, on consultera avec beaucoup de fruit le mémoire de M. E. Le Blant, membre de l’Institut, sur les Bases juridiques des poursuites dirigées contre les martyrs. Ce mémoire a été publié dans les comptes-rendus de l’Académie des Inscriptions de l’année 1866.
  4. J’ai tort de dire que les chrétiens seuls ont parlé des persécutions ; on en trouve la trace aussi chez leurs ennemis. Elles sont mentionnées non-seulement par Tacite et par Pline, mais par Lucien, dans son dialogue si curieux sur le cynique Pérégrinus. Celse aussi y fait allusion dans ce passage où il se moque d’une façon si superbe des promesses que le Dieu des Juifs et celui des chrétiens faisaient à leurs sectateurs. « Les Juifs, dit-il, au lieu de devenir les maîtres du monde, ne possèdent pas un pouce de terre ou un coin de maison. Et vous, si vous subsistez encore deux ou trois errans et cachés, on vous cherche partout pour vous conduire au supplice. »