Les Précurseurs (Rolland)/Voix libres d’Amérique

Les PrécurseursÉditions de l’Humanité (p. 56-68).

XII

Voix libres d’Amérique

J’ai souvent regretté que la presse suisse n’ait pas joué dans cette guerre le grand rôle qui lui appartenait. J’ai fait part de ce regret à des amis que j’estime parmi elle. Je ne lui reproche pas de manquer d’impartialité. Il est naturel, il est humain d’avoir des préférences et de les manifester avec passion. Nous avons d’autant moins à nous en plaindre que (du moins chez les Romands) ces préférences sont pour les nôtres. Mais le principal grief que j’ai contre nos amis suisses, c’est que, depuis le commencement de la guerre, ils nous renseignent incomplètement sur ce qui se passe autour de nous. Nous ne demandons pas à un ami de juger à notre place et, lorsque la passion nous entraîne, d’être plus sage que nous. Mais s’il est en situation de voir et de savoir des choses que nous ignorons, nous sommes en droit de lui reprocher de nous les laisser ignorer. C’est un tort qu’il nous fait, car il nous amène ainsi à des erreurs de jugement et d’action.

Les pays neutres jouissent de l’inappréciable avantage de connaître bien des faces du problème de la guerre, qu’il est matériellement impossible aux nations belligérantes d’apercevoir ; surtout, ils ont le bonheur, qu’ils ne savourent pas assez, de pouvoir parler librement. La Suisse, placée au cœur de la bataille, entre les camps aux prises, et participant à trois des races en guerre, est spécialement favorisée. J’ai pu me rendre compte par moi-même et largement profiter de cette richesse d’informations. Il est peu de renseignements, documents, publications, qui n’affluent vers elle de tous les pays d’Europe.

De cette richesse, la presse suisse ne fait pas grand emploi. À peu d’exceptions près, elle se contente trop facilement de reproduire les communiqués officiels des armées et les communiqués officieux d’agences plus ou moins suspectes, inspirées par les gouvernements ou par les puissances occultes qui, plus que les chefs d’États, gouvernent aujourd’hui les États. Rarement elle cherche à discuter ces renseignements intéressés. Presque jamais elle ne fait place aux oppositions ; presque jamais elle ne laisse entendre les voix indépendantes, des deux côtés des tranchées[1]. La vérité officielle, dictée par le pouvoir, s’impose ainsi aux peuples avec la force d’un dogme ; et il s’est formé une catholicité de la pensée guerrière, qui n’admet point d’hérétiques. Le fait est étrange en Suisse, et particulièrement en cette république de Genève, dont les sources historiques et les raisons de vivre furent l’opposition libre et la féconde hérésie.

Nous n’avons pas à rechercher les causes psychologiques de cette élimination des pensées contraires au dogme officiel. Je veux croire que le parti pris y joue un moindre rôle que, chez les uns, ignorance des faits et manque de critique, — chez les autres vraiment instruits, négligence de contrôle ou timidité à reviser des erreurs que souhaite autour d’eux l’opinion surexcitée, et peut-être (à leur insu) leur cœur. On trouve plus commode, et aussi plus prudent, de se satisfaire des renseignements qu’apportent à domicile les grands fournisseurs, sans faire l’effort d’aller les chercher sur place, pour les reviser ou pour les compléter.

Quelle que soit la raison de ces erreurs ou de ces manques, ils sont graves ; et le public commence à s’en apercevoir[2]. On comprend parfaitement que les idées de tel ou tel parti social ou politique, chez les nations belligérantes, soient en opposition avec celles de tel ou tel journal de pays neutre. Nul ne s’étonnera que ces journaux les désapprouvent ouvertement ; on trouvera même naturel qu’ils les soumettent à une critique vigilante. Mais on ne saurait admettre qu’ils les passent sous silence ou qu’ils les dénaturent.

Or, est-il excusable, par exemple, qu’on ne connaisse de la révolution russe que les informations issues de sources gouvernementales (pour la plupart, non russes) et de partis hostiles qui s’acharnent à diffamer les partis avancés, sans que jamais les grands journaux suisses cèdent la parole aux calomniés, même quand l’outrage s’adresse à des hommes dont le génie et la probité intellectuelle sont l’honneur de la littérature européenne, comme Maxime Gorki ? — Est-il davantage admissible que la minorité socialiste française soit systématiquement écartée, regardée comme inexistante par la grande presse romande ? — Et n’est-il pas inouï que cette même presse ait, pendant trois ans, gardé un silence absolu sur l’opposition anglaise, ou n’en ait parlé qu’avec une négligence cavalière, — quand on songe que cette opposition compte des plus grands noms de la pensée britannique : Bertrand Russell, Bernard Shaw, Israël Zangwill, Norman Angell, E.-D. Morel, etc., qu’elle s’exprime par de puissants journaux, par de nombreuses brochures, et par des livres dont certains surpassent en valeur tout ce qui a été écrit en Suisse et en France, dans le même temps !

Cependant, à la longue, la ténacité de l’opposition anglaise a eu raison des barrières ; et sa pensée a réussi à s’infiltrer en France, où une élite est au courant de ses travaux et de ses luttes. Je regrette de constater que la presse suisse n’a été pour rien dans cette connaissance mutuelle, et je crois que plus tard les deux peuples lui en sauront peu de gré.

Il en est de même pour les États-Unis d’Amérique. Les journaux suisses nous ont abondamment transmis ce que les maîtres de l’heure daignent leur communiquer, afin qu’ils le répètent ; mais l’opposition est, selon l’habitude, oubliée ou dénigrée. Quand par hasard quelque télégramme officieux de New-York, soigneusement enregistré (quand il n’est pas complaisamment paraphrasé avec un en-tête sensationnel) veut bien nous la signaler, c’est pour la vouer à notre mépris. Il semblerait que qui dit : pacifiste, de l’autre côté de l’Atlantique, — fût-ce pacifiste chrétien — soit un traître, à la solde de l’ennemi. — Nous ne nous étonnons plus. Depuis trois ans, nous avons perdu la faculté de l’étonnement. Mais nous avons perdu aussi celle de la confiance. Et puisque nous savons maintenant que, pour avoir la vérité, il ne faut pas l’attendre sous l’orme, nous allons à sa recherche, nous-mêmes, partout où elle gîte. Quand l’eau potable manque à la maison, il faut la puiser à la fontaine.

Aujourd’hui, nous laisserons parler l’opposition d’Amérique, par la voix d’une de ses revues les plus intrépides : The Masses, de New-York[3].

Ici s’exprime la vérité non-officielle, qui n’est, elle aussi, qu’une partie de la vérité. Mais nous avons le droit de connaître la vérité totale, qu’elle plaise ou qu’elle déplaise. Nous en avons même le devoir, si nous ne sommes pas des femmes qui ont peur de regarder en face la réalité. Qu’on ne cherche pas dans The Masses ce qu’il y a aussi de grandeur gaspillée dans la guerre ! Nous le connaissons de reste par tous les récits officiels dont on nous inonde. Mais ce que l’on ne connaît pas assez, ce que l’on ne veut pas connaître, c’est la misère matérielle et morale, l’injustice, l’oppression, qui sont dans chaque peuple le revers de toute guerre, même de la plus juste, comme dit Bertrand Russell. — Et c’est ce que nous force à voir, pour l’Amérique, l’intransigeante revue, que je résume ici.

L’editor, Max Eastman, en est l’âme. Il la remplit de sa pensée et de son énergie. Dans les deux derniers numéros que j’ai sous les yeux (juin et juillet 1917), il n’a pas écrit moins de six articles ; et tous mènent une lutte implacable contre le militarisme et le nationalisme idolâtre. Nullement dupe des déclamations officielles, il soutient que la guerre actuelle n’est pas une guerre pour la démocratie et que « la vraie lutte pour la liberté viendra après la guerre »[4]. Aux États-Unis, comme en Europe, la guerre est, dit-il, l’œuvre des capitalistes et d’un groupe d’intellectuels (religieux et laïques)[5]. Max Eastman insiste sur le rôle des intellectuels, et son collaborateur John Reed sur celui des capitalistes. — Les mêmes phénomènes, économiques et moraux, se font sentir dans l’Ancien et dans le Nouveau Monde. Une partie des socialistes américains, comme leurs frères d’Europe, se sont ralliés à la guerre ; et nombre d’entre eux (notamment Upton Sinclair, dont je connais et apprécie personnellement la sincérité morale et l’esprit idéaliste) ont adopté un étrange militarisme : ils sont devenus les champions les plus ardents de la conscription universelle, comptant, après la « guerre des démocraties », se servir de l’armée disciplinée pour l’action sociale[6].

Quant aux hommes d’Église, ils se sont jetés en masse dans la fournaise. À une réunion des pasteurs méthodistes de New-York, l’un d’eux, le pasteur de Bridgeport (Conn.) ayant eu la candeur de dire : « Si j’ai à choisir entre mon pays et mon Dieu, je choisis mon Dieu », fut hué par les 500 autres, menacé, appelé traître. — Le prédicateur Newel Dwight Hillis, de l’église de Henry Ward Beecher, dit à son auditoire : « Tous les enseignements de Dieu sur le pardon doivent être abrogés, à l’égard de l’Allemagne. Je suis disposé à pardonner aux Allemands leurs atrocités, aussitôt qu’ils seront tous fusillés. Mais si nous consentions à pardonner à l’Allemagne, après la guerre, je croirais que l’univers est devenu fou. »

Une sorte de derviche hurleur, Billy Sunday, sorti on ne sait d’où, braille à des multitudes un Évangile guerrier en style de bouche d’égout, interpelle le Vieux Dieu (il n’est pas qu’à Berlin !) lui tape sur le ventre, et, bon gré, mal gré, l’enrôle. Un dessin de Boardman Robinson le représente, en sergent recruteur, traînant le Christ par une corde au cou, et criant, avec un rire canaille : « J’en ai encore pris un ! » Les gens du monde, les dames, se pâment à l’entendre, ravis de s’encanailler, en compagnie de Dieu. Les pasteurs sont pour lui. Les exceptions se comptent. La plus notable est le ministre de l’Église du Messie, à New-York, John Haynes Holmes, dont je m’honore d’avoir reçu une noble lettre, aux derniers jours précurseurs de la guerre (février 1917). The Masses publient de lui, dans le numéro de juillet, une admirable déclaration à ses fidèles : « Que ferai-je ? » Il refuse d’exclure quelque peuple que ce soit de la communauté humaine. L’Église du Messie ne répondra à aucun appel militaire. Sa conscience lui ordonne de refuser la conscription. Il obéira à sa conscience, quoi qu’il lui en puisse coûter. « Dieu m’aidant, je ne peux pas faire autrement. » — Les hommes qui résistent à la folie guerrière forment une petite Église, où se rencontrent tous les partis : chrétiens, athées, quakers, artistes, socialistes, etc. Venus de tous les points de l’horizon et professant les idées les plus diverses, ils ne sont unis que par cette seule foi : la guerre à la guerre ; c’est assez pour les rendre plus proches les uns des autres qu’ils ne le sont de leurs amis d’hier, de leurs frères de sang, de religion, ou de profession[7]. Ainsi, le Christ passait au milieu des hommes de Judée, séparant ceux qui croyaient en lui de leurs familles, de leur classe, de toute leur vie passée. — La jeunesse d’Amérique, comme celle d’Europe, est bien moins que ses aînés, atteinte par l’esprit de guerre. Un exemple frappant est celui de l’Université Columbia, où, tandis que les professeurs décernaient au général Joffre le titre de docteur ès-lettres, les étudiants réunis votèrent à l’unanimité la résolution de ne pas s’inscrire sur les listes de conscription militaire[8]. Ils encouraient ainsi la pénalité de l’emprisonnement. Car l’on n’y va pas de main morte, dans le pays classique de la Liberté. Beaucoup de citoyens américains ont été jetés en prison ; d’autres, enfermés, dit-on, dans des hospices d’aliénés, pour avoir exprimé leur désapprobation de la guerre. Les sergents recruteurs pénètrent partout, s’introduisent jusque dans les salles de réunions ouvrières et malmènent ceux qui résistent[9]. Sous la rubrique ; « La semaine de guerre », The Masses dressent le bilan des brutalités, coups, blessures et meurtres, dont la guerre a été déjà l’occasion ou le prétexte, en Amérique. On peut se demander à quelles violences se porteront un jour les répressions antipacifistes. La prétendue liberté de parole, que nous attribuons à l’Amérique, pourrait bien être un leurre. « En fait, écrit Max Eastman, elle n’a jamais existé. » Il y a certes des lois qui l’établissent. Mais, « dans la pratique, règne un mépris de la loi, au profit des forts, au détriment des faibles. » Depuis longtemps, nous le savions, par les révélations de la presse socialiste italienne et russe, à propos de scandaleuses condamnations d’ouvriers. Des pacifistes gênent-ils, on les arrête comme anarchistes. Un journal refuse-t-il de se plier à l’opinion d’État, on le supprime sans explication, ou — ce qui est plus raffiné — on lui fait un procès, pour cause d’obscénité[10]. Ainsi, du reste.

Le principal collaborateur de Max Eastman, John Reed, s’applique à mettre en lumière le rôle prépondérant du capitalisme américain dans la guerre. En un article qui reprend le titre de l’ouvrage de Norman Angell, La grande illusion, il dit que la prétention de combattre les rois est un prétexte ridicule, et que le vrai roi est l’Argent. Mettant le doigt sur la plaie, il établit par des chiffres les gains monstrueux des grandes compagnies américaines. Sous ce titre bizarre : Le mythe de la graisse américaine (The myth of american fainess)[11], il montre que ce n’est pas, comme on le croit en Europe, la nation américaine qui s’engraisse de la guerre, mais seulement les 2 p. 100 de sa population. Tout le reste est peuple maigre, et, de jour en jour, plus maigre. De 1912 à 1916, les salaires ont été élevés de 9 p. 100, tandis que les dépenses d’alimentation s’accroissaient de 74 p. 100, dans les deux dernières années. De 1913 à 1917, la hausse générale des prix a été de 85,32 p. 100 (farine 69 p. 100, œufs 61 p. 100, pommes de terre 224 p. 100 ! De janvier 1915 à janvier 1917, le charbon est monté de 5 à 8 dollars 75 la tonne). L’ensemble de la population a donc cruellement à souffrir de la gêne, et de graves émeutes de famine ont éclaté à New-York. Naturellement, la presse européenne n’en a point parlé, ou les a mises sur le compte des Allemands.

Pendant ce temps, les 24 grandes Compagnies (acier, fonte, cuir, sucre, chemins de fer, électricité, produits chimiques, etc.) ont vu, de 1914 à 1916, leurs dividendes monter de 500 p. 100. « L’Acier de Bethléem » (Bethlehem Steel Corporation) a passé de 5 millions 122.703 en 1914, à 43 millions 593.968 en 1916. « L’Acier des États-Unis » (U. S. Steel Corporation), de 81 millions 216.985 en 1914, à 281 millions 531.730 en 1916, De 1914 à 1915, le nombre des riches, aux États-Unis, s’est élevé : de 60 à 120, pour ceux qui ont un revenu personnel supérieur à 1 million de dollars ; de 114 à 209, pour ceux qui ont un revenu de 500.000 à 1 million ; du double, pour ceux qui ont un revenu de 100.000 à 500.000[12]. Au-dessous de ce chiffre, l’augmentation est négligeable. — Et John Reed ajoute : « La patience populaire a des bornes. Gare aux soulèvements ! »

En tête du numéro de juillet, l’illustre philosophe et mathématicien anglais, Bertrand Russell, adresse un « Message » aux citoyens des États-Unis : La guerre et la liberté individuelle (War and individual liberty). Cet appel est daté du 21 février 1917 : il est donc antérieur à la déclaration de guerre de l’Amérique ; mais il n’a pu être publié plus tôt. Russell rappelle les généreux sacrifices des Conscientious Objectors en Angleterre et les persécutions dont ils sont l’objet. Il célèbre leur foi (pour laquelle lui-même fut condamné). La cause de la liberté individuelle est, dit-il, la plus haute de toutes. La force de l’État n’a cessé de croître, depuis le Moyen-Âge. Il est maintenant admis que l’État a le droit de prescrire l’opinion de tous, hommes et femmes. Les prisons, vidées des criminels qu’on envoie au front, comme soldats, pour tuer, sont remplies des citoyens honnêtes qui refusent d’être soldats et de tuer. Une société tyrannique, qui n’a pas de place pour le rebelle, est une société condamnée d’avance : car elle reste stationnaire, puis rétrograde. L’Église du Moyen-Âge eut, du moins, pour contrepoids, la résistance des franciscains et des réformateurs. L’État moderne a brisé toutes les résistances ; il a fait autour de lui le vide, l’abîme où il s’écroulera. Son instrument d’oppression est le militarisme, comme celui de l’Église était le dogme. — Et qu’est-ce donc que cet État, devant lequel chacun s’incline ? Quelle absurdité d’en parler comme d’une autorité impersonnelle, quasi-sacrée ! L’État, ce sont quelques vieux messieurs, généralement inférieurs à la moyenne de la communauté, car ils se sont retranchés de la vie nouvelle des peuples. L’Amérique est restée jusqu’ici la plus libre des nations ; elle est à une heure critique, non seulement pour elle-même, mais pour le reste du monde. Le monde entier l’observe avec anxiété. Qu’elle prenne garde ! Une guerre même juste peut être la source de toutes les iniquités. Il y a dans notre nature un vieux relent de férocité : la bête humaine se lèche les babines, aux combats des gladiateurs. On déguise ce goût cannibale sous de grands mots de Droit et de Liberté. Le dernier espoir d’aujourd’hui est dans la jeunesse. Qu’elle revendique pour l’avenir le droit de l’individu à juger par lui-même le bien et le mal, et à être l’arbitre de sa conduite !

Auprès de ces graves paroles, une large place est faite, dans le combat de la pensée, à l’humour, cette belle arme claire. Charles Scott Wood écrit d’amusants dialogues voltairiens : — on y voit Billy Sunday au ciel, qu’il remplit de son vacarme ; il fait un sermon poissard au bon Dieu, vieux gentleman aux manières douces, distinguées, un peu lasses, parlant bas ; — ailleurs, saint Pierre est chargé d’appliquer une nouvelle ordonnance de Dieu, qui, fatigué de l’insipide compagnie des simples d’esprit, n’admet plus au paradis que les hommes intelligents. En raison de quoi, aucun mort de la guerre n’est admis — à l’exception des Polonais qui, eux du moins, ne se vantent pas de s’être sacrifiés, mais qu’on a sacrifiés malgré eux.

Louis Untermeyer publie des poèmes. Une bonne chronique des livres et des théâtres signale les travaux traitant des questions actuelles ; j’y relève deux œuvres originales : un livre d’une hardiesse paradoxale, par le savant américain Thorstein Veblen : La paix (Peace ? An inquiry into the nature of peace), et une pièce russe en quatre actes d’Artzibaschef : Guerre (War), qui dépeint le cycle de la guerre dans une famille, et l’usure des âmes qui attendent.

Enfin, de vigoureux dessinateurs, des satiristes du crayon : R. Kempf, Boardman Robinson, George Bellows, animent cette revue de leurs visions impertinentes et de leurs mots cinglants. Voici la Mort broyant dans ses bras la France, l’Angleterre, l’Allemagne, et criant : « Arrive, Amérique, le sang, c’est fameux ! » (R. Kempf). — Plus loin, la Liberté pleure. L’oncle Sam a les fers aux pieds et aux mains — les menottes de la censure, le boulet de la conscription. Légende : « Tout prêt à combattre pour la liberté ! » (B. Robinson). — Puis, c’est le Christ en prison, enchaîné. Légende : « Enfermé, comme tenant un langage tendant à détourner les citoyens de s’engager dans les armées des États-Unis. » (G. Bellows). — Enfin, sur un monceau de morts, deux seuls survivants se tailladent férocement : la Turquie, le Japon. Légende : « 1920 : toujours combattant pour-la Civilisation. » (H. R. Chamberlain).

Ainsi luttent, au delà des mers, quelques esprits indépendants. Liberté, lucidité, vaillance, humour, sont de rares vertus, qu’on trouve plus rarement encore unies, en ces jours d’aberration et de servitude. Elles font le prix de cette opposition américaine.

Je ne la donne pas pour impartiale. La passion l’entraîne, elle aussi, à méconnaître les forces morales qui sont chez l’adversaire. Car la misère et la grandeur de ces temps tragiques est que les deux partis sont menés au combat par deux hauts idéals ennemis qui s’entre-égorgent en s’injuriant, comme les héros d’Homère. Nous, du moins, prétendons garder le droit de rendre justice même à nos adversaires de pensée, aux champions de la guerre que nous détestons. Nous savons tout l’idéalisme et les vertus morales qui se dépensent au service de cette funeste cause. Nous savons que les États-Unis n’en sont pas moins prodigues que l’Angleterre et que la France. Mais nous voulons que l’on écoute — que l’on écoute avec respect — les voix de l’autre parti, du parti de la paix. Elles ont d’autant plus droit à l’estime du monde qu’elles sont moins nombreuses et plus opprimées. Tout s’acharne contre ces hommes courageux : la puissance formidable des États en armes, les aboiements de la presse, la frénésie de l’opinion aveuglée et soûlée.

Mais le monde a beau hurler et se boucher les oreilles, nous forcerons le monde à entendre ces voix. Nous le forcerons à rendre hommage à cette lutte héroïque, qui rappelle celle des premiers chrétiens contre l’Empire romain. Nous le forcerons à saluer le geste fraternel d’un Bertrand Russell, nouveau Saint-Paul apôtre, « ad Americanos », de ces hommes restés libres qui, de la prison d’Europe à la prison d’Amérique, se serrent la main, par dessus l’Océan et la folie humaine, plus immense que lui.


Août 1917.


(Revue : Demain, septembre 1917.)
  1. Exception faite pour quelques voix allemandes, dont la plus haute est celle du professeur Fœrster. Mais il ne faudrait pas laisser croire que ces honnêtes gens soient le monopole de l’Allemagne, et qu’il n’en existe pas chez l’opposition d’en face, dans l’autre camp.
  2. J’en vois un indice dans la fondation récente et le succès de nouveaux journaux ou revues suisses qui réagissent contre ces procédés. Au reste, les regrets que j’exprime l’ont été, maintes fois, par des écrivains suisses indépendants, comme M. H. Hodler (dans la Voix de l’Humanité), M. Ed. Platzhoff-Lejeune (dans Cœnobium et dans la Revue Mensuelle), et tout récemment par M. Adolphe Ferrière, dans un excellent article de Cœnobium (mars–avril 1917) : Le rôle de la presse et de la censure dans la haine des peuples.
  3. The Masses, a free magazine, 24, Union Square, East New-York. — Tous les renseignements qui suivent sont extraits de ses deux numéros de juin et juillet 1917.
  4. Article : Pour la démocratie, juin 1917.
  5. Article : Qui a voulu la guerre ? juin 1917.
  6. Les socialistes et la guerre, juin 1917.
  7. La religion du patriotisme, juillet 1917.
  8. Sur le fait de ne pas aller à la guerre, juillet 1917.
  9. Patriotisme dans le Middle West, juin 1917.
  10. Le fait serait arrivé, assure-t-on, pour le Pearson’s Magasine (voir l’article : Liberté de parole, Free Speech, numéro de juillet 1917). — Sans parler de la maestria avec laquelle on implique tous les gêneurs indépendants dans de prétendus « complots ».
  11. Numéro de juillet 1917.
  12. Le Sénat américain a, depuis, frappé d’un lourd impôt les « extraprofits » de guerre.