Les Précurseurs (Rolland)/La route en lacets qui monte

Les PrécurseursÉditions de l’Humanité (p. 14-21).

II

La route en lacets qui monte

Si depuis une année je garde le silence, ce n’est pas que soit ébranlée la foi que j’exprimai dans Au-dessus de la mêlée (elle est beaucoup plus ferme encore) ; mais je me suis convaincu de l’inutilité de parler à qui ne veut pas entendre. Seuls, les faits parleront, avec une tragique évidence ; seuls, ils sauront percer le mur épais d’entêtement, d’orgueil et de mensonge, dont les esprits s’entourent, pour ne pas voir la lumière.

Mais nous nous devons entre frères de toutes les nations, entre hommes qui ont su défendre leur liberté morale, leur raison et leur foi en la solidarité humaine, entre âmes qui continuent d’espérer, dans le silence, l’oppression, la douleur, — nous nous devons d’échanger, au terme de cette année, des paroles de tendresse et de consolation ; nous nous devons de nous montrer que dans la nuit sanglante la lumière brille encore, qu’elle ne fut jamais éteinte, qu’elle ne le sera jamais.

Dans l’abîme de misères où l’Europe s’enfonce, ceux qui tiennent une plume devraient se faire scrupule de jamais apporter une souffrance de plus à l’amas des souffrances, ou de nouvelles raisons de haïr au fleuve brûlant de haine. Deux tâches restent possibles pour les rares esprits libres qui cherchent à frayer aux autres une issue, une brèche, au travers des amoncellements de crimes et de folies. Les uns, intrépidement, prétendent ouvrir les yeux à leur propre peuple sur ses erreurs. Ainsi font les courageux Anglais de l’Independent Labour Leader et de l’Union of Democratic Control, ces hauts esprits indépendants, Bertrand Russel, E.-D. Morel, Norman Angell, Bernard Shaw, — de trop rares Allemands, persécutés, — les socialistes italiens, les socialistes russes, le maître de la Misère et de la Pitié, Gorki, — et quelques libres Français.

Cette tâche n’est point celle que je me suis assignée. Ma tâche est de rappeler aux frères ennemis d’Europe non ce qu’ils ont de pire, mais ce qu’ils ont de meilleur, — les motifs d’espérer en une humanité plus sage et plus aimante.

Certes, le spectacle présent est bien fait pour qu’on doute de la raison humaine. Pour le grand nombre de ceux qui s’étaient endormis béatement sur la foi au progrès, sans retours en arrière, le réveil a été dur ; et sans transition, ils passent de l’absurde excès d’un optimisme paresseux au vertige d’un pessimisme qui n’a plus de fond. Ils ne sont pas habitués à regarder la vie sans parapets. Une muraille d’illusions complaisantes les empêchait de voir le vide au-dessus duquel serpente, accroché au rocher, l’étroit sentier de l’humanité. Le mur s’écroule par places, et le sol est peu sûr. Il faut passer pourtant. On passera. Nos pères en ont vu bien d’autres ! Nous l’avons trop oublié. Les années où nous avons vécu furent, à part quelques heurts, un âge capitonné. Mais les âges de tourmente ont été plus fréquents que les âges de calme ; et ce qui se passe aujourd’hui n’est atrocement anormal que pour ceux qui sommeillaient dans la tranquillité anormale d’une société sans prévoyance et sans mémoire. Pensons à tout ce qu’ont vu les yeux du passé, du Bouddhâ libérateur, des Orphiques adorant Dionysos-Zagreus, dieu des innocents qui souffrent et qui seront vengés, de Xénophane d’Élée qui assista à la ruine de sa patrie par Cyrus, de Zénon torturé, de Socrate empoisonné, de Platon qui rêvait sous les Trente Tyrans, de Marc Aurèle qui soutint l’Empire près de crouler, de ceux qui assistèrent à la chute du vieux monde, de l’évêque d’Hippone mourant dans sa ville aux abois qu’assiégeaient les Vandales, des moines enlumineurs, bâtisseurs, musiciens, au milieu de l’Europe de loups ; de Dante, de Copernic et de Savonarole : exils, persécutions, bûchers ; et le frêle Spinoza, édifiant son Éthique éternelle sur le sol inondé de sa patrie envahie, à la lueur des villages incendiés ; et notre Michel de Montaigne, en son château ouvert, sur son mol oreiller, dormant d’un sommeil léger, en écoutant sonner le beffroi des campagnes, et se demandant en rêve si c’est pour cette nuit la visite des égorgeurs… L’homme aime en vérité à ne plus se souvenir des spectacles importuns qui troublent son repos. Mais dans l’histoire du monde, le repos a été rare, et les plus grandes âmes ne sont pas sorties de lui. Regardons, sans frémir, passer le flot furieux. Pour qui sait écouter le rythme de l’histoire, tout concourt à la même œuvre, le pire comme le meilleur. Les âmes fiévreuses que le flot entraîne vont par des voies sanglantes, vont, qu’elles le veuillent ou non, où nous guide la raison fraternelle. Ce serait, s’il fallait compter sur le bon sens des hommes, sur leur bonne volonté, sur leur courage moral, sur leur humanité, qu’il y aurait des motifs de désespérer de l’avenir. Mais ceux qui ne veulent point ou ne peuvent point marcher, les forces aveugles les poussent, en troupeaux mugissants, vers le but : l’Unité.

Pendant des siècles s’est forgée l’unité de notre France par les combats entre les provinces. Chaque province, chaque village fut, un jour, la patrie. Plus de cent ans, Armagnacs, Bourguignons (mes grands-pères), se sont cassé la tête pour découvrir enfin que le sang qui coulait de leurs entailles était le même. À présent, la guerre qui mêle le sang de France et d’Allemagne le leur fait boire dans le même verre, ainsi qu’aux héros barbares de l’antique épopée, pour leur union future. Qu’ils s’étreignent et se mordent, leur corps-à-corps les lie ! Ils ont beau faire : ces armées qui s’égorgent sont devenues moins lointaines de cœur qu’elles ne l’étaient alors qu’elles ne s’affrontaient pas. Elles peuvent se tuer, elles ne s’ignorent plus. Et l’ignorance est le dernier cercle de la mort. De nombreux témoignages, des deux fronts opposés, nous ont appris clairement ce désir mutuel, tout en se combattant, de lire dans les yeux l’un de l’autre ; ces hommes qui, de leur tranchée à la tranchée d’en face, s’épient pour se viser, sont peut-être ennemis, ils ne sont plus étrangers. Un jour prochain, l’union des nations d’Occident formera la nouvelle patrie. Elle-même ne sera qu’une étape sur la route qui mène à la patrie plus large : l’Europe. Ne voit-on pas déjà les douze États d’Europe, ramassés en deux camps, s’essayer sans le savoir à la fédération où les guerres de nations seront aussi sacrilèges que le seraient maintenant les guerres entre provinces, où le devoir d’aujourd’hui sera le crime de demain ? Et la nécessité de cette union future ne s’affirme-t-elle pas par les voix les plus opposées : un Guillaume II, avec ses « États-Unis d’Europe »[1], — un Hanotaux, avec sa « Confédération Européenne »[2], — ou les Ostwald et Hæckel, de piteuse mémoire, avec leur « Société des États », — chacun, bien entendu, travaillant pour son saint, mais tous ces saints étant au service du même Maître !…

Bien plus, le chaos gigantesque où, comme au temps des convulsions du globe en fusion, s’entre-choquent aujourd’hui tous les éléments humains des trois vieux continents, est une chimie de races où s’élabore, par la force et l’esprit, par la guerre et la paix, la fusion future des deux moitiés du monde, des deux hémisphères de la pensée : l’Europe et l’Asie. Ce n’est pas une utopie : depuis bien des années, ce rapprochement s’annonce par mille symptômes divers : attraction des pensées et des arts, politique, intérêts. Et la guerre n’a fait qu’accélérer le mouvement. En plein combat, on y travaille. Dans tel État belligérant, depuis deux ans, se sont fondés de vastes Instituts pour l’étude des civilisations comparées de l’Europe et de l’Asie et pour leur pénétration mutuelle.

Le phénomène capital d’aujourd’hui, dit le programme de l’un d’entre eux[3], est la formation d’une culture universelle, sortie des nombreuses cultures particulières du passé… Nulle époque passée n’a vu un plus puissant élan du genre humain que les derniers siècles et le présent. Rien de comparable à cet ensemble torrentueux de toutes les forces réunies en une seule énergie commune, qui se réalise au xixe et au xxe siècles… Partout s’élabore dans l’État, la science et l’art, la grande individualité de l’humanité universelle, et la nouvelle vie de l’esprit humain universel… Les trois mondes de l’âme et de la société, les trois humanités (Européo-Orientaux, Hindous, Extrême-Orient) commencent à se rassembler en une humanité unique… Jusqu’à ces deux dernières générations, l’homme était membre d’une seule humanité, d’une seule grande forme de vie. Maintenant, il participe au vaste flot vital de toute l’humanité ; il doit se diriger d’après ses lois et se retrouver en elle. Sinon, le meilleur de lui-même est perdu. — Certes, le plus profond du passé, de ses religions, de son art, de sa pensée, n’est pas en cause. Il demeure, et il demeurera. Mats il sera élevé à de nouvelles clartés, creusé à de nouvelles profondeurs. Un plus large cercle de vie s’ouvre autour de nous. Il n’est pas surprenant que beaucoup aient le vertige et croient voir chanceler la grandeur du passé. Mais on doit confier le gouvernail à ceux qui, calmement, fermement, sont en état de préparer la nouvelle époque… Le plus entier bonheur qui puisse échoir à l’homme d’à présent est dans l’intelligence de l’humanité entière et de ses formes si diverses d’être heureux… Compléter l’idéal européen par l’idéal asiatique, c’est pour longtemps la plus haute joie qu’un homme puisse connaître sur terre.

De telles recherches, avec leur caractère d’universalité et d’objectivité, excluent formellement, comme le déclare encore le même programme, tout ce qui provoque à la haine des peuples, des classes et des races, tout ce qui mène au démembrement et aux combats inutiles… Si elles ont le devoir de combattre quelque chose, c’est la haine, l’ignorance et l’incompréhension… Leur belle et pressante tâche est d’éveiller à la conscience la beauté qui est dans toute individualité humaine, dans tout peuple, et de l’amener à la réalisation pratique… de trouver les bases scientifiques d’accommodement entre les peuples, les classes et les races. Car seule, la science peut, par un dur travail, conquérir la paix…

Ainsi, des fondations de paix spirituelle entre les peuples s’édifient au milieu de la guerre des peuples, comme des phares qui montrent aux vaisseaux dispersés le port lointain où ils mouilleront, côte à côte. L’esprit humain est à l’entrée d’une route. L’entrée est trop étroite, on s’écrase pour passer. Mais je vois s’élargir ensuite la grande route des peuples, et il y a place pour tous. Spectacle consolant, dans l’horreur du présent ! Le cœur souffre, mais l’esprit a la lumière.

Courage, frères du monde ! Il y a des raisons d’espérer, malgré tout. Les hommes, qu’ils le veuillent ou non, marchent vers notre but, — même ceux qui s’imaginent qu’ils lui tournent le dos. En 1887, en un temps où semblaient triompher les idées de démocratie et de paix internationales, causant avec Renan, j’entendais prédire à ce sage : Vous verrez venir encore une grande réaction. Tout paraîtra détruit de ce que nous défendons. Mais il ne faut pas s’inquiéter. Le chemin de l’humanité est une route de montagne : elle monte en lacets, et il semble par moments qu’on revienne en arrière. Mais on monte toujours.

Tout travaille à notre idéal, même ceux dont les coups s’efforcent à le ruiner. Tout va vers l’unité, — le pire et le meilleur. Mais ne me faites pas dire que le pire vaut le meilleur ! Entre les malheureux qui prônent (pauvres naïfs !) la guerre pour la paix (nommons-les bellipacistes) et les pacifiques tout court, ceux de l’Évangile, il y a la même différence qu’entre des affolés qui, pour descendre plus vite du grenier à la rue, jetteraient par la fenêtre leurs meubles et leurs enfants, — et ceux qui passent par l’escalier. Le progrès s’accomplit ; mais la nature n’est pas pressée, et elle manque d’économie : la moindre petite avance s’achète par un gaspillage affreux de richesses et de vies[4]. Quand l’Europe arrivera tardivement, rechignante, comme une rosse rétive, à se convaincre de la nécessité d’unir ses forces, ce sera l’union hélas ! de l’aveugle et du paralytique. Elle parviendra au but, saignée et épuisée.

Mais nous, il y a longtemps que nous vous y attendons, il y a longtemps que nous avons accompli l’unité, âmes libres de tous les temps, de toutes les classes, de toutes les races. Des lointains de l’antiquité d’Asie, d’Égypte et d’Orient, jusqu’aux Socrates et aux Luciens modernes, aux Morus, aux Érasme, aux Voltaire, jusqu’aux lointains de l’avenir, qui retournera peut-être, bouclant la boucle du temps, à la pensée d’Asie, — grands ou humbles esprits, mais tous libres, et tous frères, nous formons un seul peuple. Les siècles de persécutions, d’un bout de la terre à l’autre, ont lié nos cœurs et nos mains. Leur chaîne indestructible est l’armature de fer qui tient la molle glaise humaine, cette statue d’argile, la Civilisation, toujours prête à crouler.


(Le Carmel, Genève, décembre 1916).
  1. Voir conversation avec L. Mabilleau, Opinion, 20 juin 1908.
  2. Dans un récent numéro de la Revue des Deux Mondes.
  3. Institut für Kulturforschung, fondé en février 1915, à Vienne, par le Dr Erwin Hanslick. Son succès fut si rapide qu’en février 1916, il fut dédoublé et donna naissance à un nouvel « Institut de recherches pour l’Est et pour l’Orient ».
  4. « La nature, dit Voltaire, est comme ces grands princes qui comptent pour rien la perte de 400.000 hommes, pourvu qu’ils viennent à bout de leurs augustes desseins. » (L’Homme aux quarante écus.)

    Les grands et les petits princes d’aujourd’hui ne se contentent pas à si bon marché !