Les Précurseurs (Rolland)/Vox Clamantis…

XIX

Vox Clamantis…

Jeremias, poème dramatique[1] de STEFAN ZWEIG


Après la stupeur glacée des premiers temps de la guerre, l’art mutilé reverdit. Le chant irrésistible de l’âme jaillit de sa souffrance. L’homme n’est pas seulement, comme il s’en vante, un animal qui raisonne (ou plutôt, déraisonne) ; il est un animal qui chante ; il ne peut pas plus se passer de chant que de pain. L’épreuve actuelle le montre. Bien que le manque général de liberté en Europe nous prive sans doute des plus profondes musiques, des confessions les plus vraies, nous entendons déjà par tous les pays de grandes voix. Les unes, venues des armées, nous disent la lugubre épopée : — tels, Le Feu de Henri Barbusse et les déchirantes nouvelles de Andreas Latzko : Menschen im Krieg. D’autres expriment la douleur et l’horreur de ceux qui, restés à l’arrière, assistent à la tuerie sans y prendre part, et qui, n’agissant pas, sont d’autant plus livrés aux tourments de la pensée : — ainsi, les poèmes passionnés de Marcel Martinet (Les Temps maudits)[2] et de P. J. Jouve : Vous êtes des hommes[3] ; Poème contre le grand crime[4] ; surtout son admirable Danse des Morts[5]. Moins sensibles aux souffrances et plus préoccupés de comprendre, les romanciers anglais, H. G. Wells (Mr. Britling sees it through et Douglas Goldring (The Fortune)[6], analysent avec loyauté les erreurs angoissantes qui les entourent et auxquelles ils n’échappent point. Enfin, d’autres esprits, se réfugiant dans le spectacle du passé, y retrouvent le même cercle de maux et d’espérances, — le « Retour éternel ». — Ils transposent leur douleur sur un mode d’autrefois, ils l’ennoblissent ainsi et la dépouillent de son aiguillon empoisonné. Du haut abri des siècles, l’âme délivrée par l’art contemple les peines comme dans un rêve ; et elle ne sait plus si elles sont présentes ou passées. Le Jeremias de Stefan Zweig est le plus bel exemple que je connaisse, en notre temps, de cette auguste mélancolie, qui sait voir par delà le drame sanglant d’aujourd’hui l’éternelle tragédie de l’Humanité.

Ce n’est pas sans combats qu’on arrive à ces régions sereines. Ami de Zweig avant la guerre et resté son ami, j’ai été le témoin des souffrances subies par ce libre esprit européen, que la guerre écartelait dans ce qu’il avait de plus cher, dans sa foi artistique et humaine : elle le dépouillait de toute raison de vivre. Les lettres que j’ai reçues pendant la première année de guerre, dévoilent avec une beauté tragique ses déchirements désespérés. Peu à peu cependant, l’immensité de la catastrophe, la communion avec la peine universelle, ont fait rentrer en lui le calme qui se résigne au destin, parce qu’il voit que le destin mène à Dieu, qui est l’union des âmes. Israélite de race, il a puisé dans la Bible son inspiration. Il n’avait pas de difficulté à y trouver des exemples pareils de démence des peuples, d’écroulement des empires, et d’héroïque patience. Une figure l’attira surtout : celle du grand Précurseur, le Prophète, outragé, de la paix douloureuse qui fleurit sur les ruines — Jérémie.

Il lui a consacré un poème dramatique, dont je vais donner l’analyse, avec de larges extraits. Neuf tableaux en une prose mêlée de vers libres ou réguliers, suivant que la passion s’exalte ou se maîtrise. La forme est ample et oratoire ; les développements de la pensée, majestueusement balancés, gagneraient peut-être à des raccourcis, qui laissent à l’expression plus d’imprévu. Le peuple tient une place capitale dans l’action. Ses répliques s’entrecroisent, heurtées, contradictoires ; à la fin, elles s’unissent en des chœurs aux strophes ordonnées, que gouverne la pensée du prophète, gardien d’Israël. Le poète a su éviter également l’archaïsme et l’anachronisme. Nous retrouvons nos préoccupations actuelles dans cette épopée de la ruine de Jérusalem, mais à la manière dont les croyants des siècles derniers découvraient quotidiennement dans leur Bible, la lumière qui éclairait leur route, aux heures d’indécision ; Sub specie aeternitatis.

« Jérémie est notre prophète, me disait Stefan Zweig, il a parlé pour nous, pour notre Europe. Les autres prophètes sont venus à leur temps : Moïse a parlé et a agi. Christ est mort et a agi. Jérémie a parlé en vain. Son peuple ne l’a pas compris. Son temps n’était pas mûr. Il n’a pu qu’annoncer et pleurer les ruines. Il n’a rien empêché. Ainsi, de nous ».

Mais il est des défaites plus fécondes que des victoires, et des douleurs plus lumineuses que des joies. Le poème de Zweig le montre avec grandeur. Au dénouement du drame, Israël écrasé, quittant sa ville en ruines, pour les chemins de l’exil, va à travers les temps, plein d’une joie intérieure qu’il n’avait jamais connue, et fort de ses sacrifices, qui lui ont rendu conscience de sa mission.

La scène I montre « L’éveil du prophète ». — Une nuit de premier printemps. Tout est calme. Jérémie, réveillé en sursaut par une vision de Jérusalem en flammes, monte sur la terrasse qui domine sa maison et la ville. Il est « empoisonné » de rêves, possédé par la tourmente future, tandis que la paix l’entoure. Il ne comprend pas la force sauvage qui gronde en lui, il sait qu’elle vient de Dieu, et il attend son ordre, anxieux, halluciné. La voix de sa mère qui l’appelle lui semble celle de Dieu. Devant sa mère épouvantée, il prophétise la ruine de Jérusalem. Elle le supplie de se taire, elle s’irrite de ses paroles comme d’un sacrilège ; et, pour lui fermer la bouche, elle le maudit d’avance s’il répand au dehors ses sinistres songes. Mais Jérémie ne s’appartient plus. Il suit le Maître invisible.

La scène II s’intitule « L’attente ».

Sur la grande place de Jérusalem, devant le Temple et le palais du roi, le peuple acclame les envoyés égyptiens, qui sont venus marier au roi Zedekia une fille de Pharaon et contracter alliance contre les Chaldéens. Abimelek le général, Pashur le grand prêtre, et Hananja, le prophète officiel, qui met ses faux oracles au service des passions populaires, surexcitent la foule. Un des plus violents à réclamer la guerre est le jeune Baruch. Jérémie s’oppose au courant furieux. Il condamne la guerre. Aussitôt on l’accuse d’être acheté par l’or de Chaldée. Le faux prophète Hananja célèbre « la sainte guerre, la guerre de Dieu ».

— « Ne mêle pas le nom de Dieu à la guerre, dit Jérémie. Ce n’est pas Dieu qui conduit la guerre, ce sont les hommes. Sainte n’est aucune guerre, sainte n’est aucune mort, sainte est seulement la vie ».

— « Tu mens, tu mens ! crie le jeune Baruch, la vie nous est donnée uniquement pour nous sacrifier à Dieu… ».

Le peuple est exalté par l’espoir de la victoire facile. Une femme crache sur le pacifiste Jérémie. Jérémie la maudit :

— « Malédiction sur l’homme qui court après le sang ! Mais sept fois malédiction sur les femmes avides de la guerre, elle mangera le fruit de leur corps… »

Sa violence effraie. On le somme de se taire. Il refuse : car Jérusalem est en lui. Et Jérusalem ne veut pas mourir. « Les murailles de Jérusalem se dressent en mon cœur, et elles ne veulent pas tomber… Sauvez la paix ! ».

La foule incertaine subit malgré elle le frisson de ses paroles, quand reparaît, brûlant de colère, le général Abimélek. Il sort du Conseil du Roi, qui s’est prononcé à la majorité contre l’alliance avec l’Égypte. Dans son indignation, il jette son épée. La jeunesse d’Israël, par la voix de Baruch, le salue comme un héros national. Le grand prêtre le bénit. Le prophète démagogue Hananja soulève le peuple et le lance contre le palais, afin d’arracher au roi la déclaration de guerre. Jérémie barre le passage à la foule hurlante. Il est renversé. Le jeune Baruch le frappe de son épée. La foule passe.

Mais Baruch atterré reste devant sa victime. Il essuie le sang qui coule de la blessure, il demande pardon. Jérémie, relevé par lui, ne songe qu’à rejoindre le peuple déchaîné, pour lui crier la parole de paix. Cette force inébranlable stupéfie Baruch ; il prenait pour un lâche celui qui méprise l’action et qui prêche la paix.

— « Penses-tu, dit Jérémie, que la paix ne soit pas une action et l’action de toutes les actions ? Jour par jour, tu dois l’arracher de la gueule des menteurs et du cœur de la foule. Tu dois rester seul contre tous… Ceux qui veulent la paix sont dans un éternel combat ».

Baruch est subjugué :

— « Je crois en toi : car j’ai vu ton sang versé pour ta parole ».

En vain Jérémie l’écarte ; il se fait scrupule de l’associer à ses rêves et à ses épouvantements. Baruch s’attache à ses pas ; et sa foi brûlante s’ajoute à celle de Jérémie et la redouble.

Jérémie : « Tu crois en moi, quand moi-même je crois à peine en mes rêves… Tu as fait jaillir mon sang, et versé ta volonté dans la mienne… Tu es le premier qui croie en moi, le premier-né de ma foi, le fils de mon angoisse… ».

Avec des cris de joie, le peuple revient sur la place, il est heureux : il a la guerre ! Dans un cortège de fête, le roi paraît, sombre, et l’épée nue, Hananja danse devant, comme David. Jérémie crie au roi : « Jette l’épée, sauve Jérusalem ! La paix ! La paix de Dieu ! » Ses paroles sont couvertes par les clameurs. Il est rejeté du chemin. Le roi pourtant a entendu ; il s’arrête, et cherche des yeux celui qui a crié ; puis il reprend sa marche et monte au temple, avec l’épée.

Scène III : « Le Tumulte »

La guerre a commencé. La foule attend les nouvelles. Elle bavarde, elle happe au vol les paroles qui lui plaisent, ou bien elle les transforme au gré de ses désirs ; et, voulant la victoire, elle l’imagine accomplie. Avec un art très souple, Zweig montre comment une rumeur vague se propage dans l’âme hallucinée de la multitude et devient instantanément plus certaine que la vérité. On se communique, de bouche en bouche, tous les détails, les chiffres de la fausse victoire. Le prophète défaitiste, Jérémie, est bafoué. À l’oiseau de malheur, on apprend que les Chaldéens sont écrasés et que leur roi Nabukadnézar est tué. Jérémie, d’abord muet de saisissement, remercie Dieu de ce qu’il a tourné en dérision ses lugubres prophéties. Puis, devant la stupide arrogance du peuple, qui s’enivre grossièrement de la victoire, sans que l’épreuve lui ait rien appris, il le flagelle de nouvelles menaces :

— « Votre rire durera peu… Dieu le déchirera comme un rideau… Déjà, le messager court, le messager du malheur, il court, il court ; ses pas se précipitent vers Jérusalem. Déjà, déjà, le voici proche, le messager de l’effroi, le messager de l’épouvante, déjà le messager est proche… »

Et voici le messager hors d’haleine ! Avant qu’il ait parlé, Jérémie tremble d’effroi… « L’ennemi est victorieux. Les Égyptiens ont traité avec lui. Nabukadnézar marche sur Jérusalem »… La foule crie d’épouvante. Au nom du roi, un héraut appelle aux armes. Et Jérémie, le visionnaire trop véridique, autour duquel le peuple effrayé fait le vide, supplie Dieu vainement de le convaincre de mensonge.

Scène IV : « La veille sur les remparts »

La nuit, au clair de lune. Sur les murs de Jérusalem. L’ennemi est au pied. Au loin, Samarie brûle, Gilgal brûle. Deux sentinelles dialoguent ; l’une, soldat de métier, ne voit et ne veut pas voir plus loin que sa consigne ; l’autre, qui semble un de nos frères d’aujourd’hui, s’efforce de comprendre, et son cœur est accablé :

— « Pourquoi Dieu jette-t-il les peuples les uns contre les autres ? N’y a-t-il pas assez d’espace sous le ciel ? Qu’est-ce que les peuples ?… Qu’est-ce qui met la mort entre les peuples ? Qu’est-ce qui sème la haine, quand il y a tant de place pour la vie et tant de pâture pour l’amour ? Je ne comprends pas, je ne comprends pas… Dieu ne peut vouloir ce crime. Il nous a donné la vie pour vivre… La guerre ne vient pas de Dieu. D’où peut-elle venir ? »

Il pense que s’il pouvait causer avec un Chaldéen, ils s’entendraient. Pourquoi ne causeraient-ils pas ? Il a envie d’en appeler un, de lui tendre la main. L’autre soldat s’indigne :

— « Tu ne feras pas cela. Ils sont nos ennemis, nous devons les haïr. »

— « Pourquoi dois-je les haïr, si mon cœur ne sait pourquoi ? »

— « Ils ont commencé la guerre, ils ont été les aggresseurs. »

— « Oui, on dit cela à Jérusalem ; mais peut-être dit-on de même à Babel. Si on causait ensemble, on l’éclaircirait peut-être… Qui servons-nous, avec leur mort ? »

— « Nous servons le roi et notre Dieu. »

— « Mais Dieu a dit ; et il est écrit : Tu ne tueras point. »

— « Il est aussi écrit : Œil pour œil, dent pour dent. »

— « (Soupirant). Il y a beaucoup de choses écrites. Qui peut tout comprendre ? »

Il continue à se lamenter tout haut. L’autre lui enjoint de se taire.

— « Comment ne pas questionner, comment être sans inquiétude, à cette heure ? Sais-je où je suis et combien de temps encore je veille ?… Comment ne pas questionner sur ma vie, tandis que je suis en vie ?… Peut-être la mort est déjà en moi, qui questionne, et ce n’est déjà plus la vie… »

— « Ça ne sert à rien, qu’à tourmenter ».

— « Dieu nous a donné un cœur, pour qu’il se tourmente ».

Jérémie et Baruch paraissent sur les remparts. Jérémie se penche et regarde. Tout ce qu’il voit maintenant, ces feux, ces tentes innombrables, cette première nuit de siège, il l’a déjà rêvé. Pas une étoile au ciel qu’il n’ait vue, à cette place. Il ne peut plus nier que Dieu ne l’ait élu. Il faut donc qu’il parle au roi, car il connaît le dénouement, et déjà il le voit, il le décrit en vers hallucinés.

Le roi Zedekia, qui, plein d’appréhension, fait sa ronde avec Abimélek, entend la voix de Jérémie, et il reconnaît celui qui voulut le retenir au seuil de la déclaration de guerre. Il l’écouterait à présent, si c’était à refaire. Jérémie lui dit qu’il n’est jamais trop tard pour demander la paix. Zedekia ne veut pas faire les premières démarches. Si on le repoussait ?

— « Heureux ceux qu’on repousse pour la justice ! »

Et si on se rit de lui ?

— « Mieux vaut avoir derrière soi le rire des sots que les pleurs des veuves. »

Zedekia refuse. Plutôt mourir que s’humilier ! Jérémie le maudit et l’appelle assassin de son peuple. Les soldats veulent le jeter par dessus les murs. Zedekia les en empêche. Son calme, sa mansuétude, troublent Jérémie, qui le laisse partir sans un nouvel effort pour le sauver. L’heure décisive est perdue. Jérémie s’accuse de faiblesse, il sent son impuissance, et il s’en désespère : il ne sait que crier et maudire ; il ne sait pas faire le bien. Baruch le console et, à sa suggestion, décide de descendre des murs dans le camp des Chaldéens, pour parler à Nabukadnézar.

Scène V : « L’épreuve du prophète »

La mère de Jérémie se meurt. La malade ne sait rien de ce qui se passe au dehors. Depuis qu’elle a chassé son fils, elle souffre et l’attend. Tous deux sont fiers, et aucun ne veut faire le premier pas. Le vieux serviteur Achab a pris sur lui de faire chercher Jérémie. La malade s’éveille, appelle son fils. Il paraît ; il n’ose s’approcher, à cause de la malédiction qui pèse sur lui. Sa mère lui tend les bras. Ils s’embrassent. Un tendre dialogue en vers dit leur amour, leur douleur. La mère se réjouit de retrouver son fils et le croit convaincu de son erreur passée, du mensonge de ses visions. « Elle le savait bien, dit-elle, jamais, jamais l’ennemi n’assiègera Jérusalem », Jérémie ne peut cacher son trouble. Elle s’en aperçoit, s’inquiète, s’agite, questionne, devine : « La guerre est dans Israël ! » L’épouvante la saisit, elle veut quitter son lit. Jérémie essaie de la calmer. Elle lui demande de jurer qu’il n’y a aucun ennemi, aucun danger. Les serviteurs, présents à la scène, soufflent à Jérémie : « Jure ! Jure ! » Jérémie ne peut pas mentir. La mère meurt dans l’effroi. Et à peine a-t-elle expiré, que Jérémie jure le mensonge. Mais il est trop tard. Et les témoins chassent avec indignation le fils sans pitié qui a tué sa mère. Une foule hostile veut le lapider. Le grand prêtre le fait jeter en prison, pour bâillonner ses prophéties. Jérémie acquiesce à la condamnation. Il veut vivre dans la nuit, il a hâte d’être délivré de ce monde, d’être le frère des morts.

Scène VI : « Voix de minuit »

Dans la chambre du roi. — Zedekia, à sa fenêtre, regarde la ville au clair de lune. Il envie les autres rois qui peuvent s’entretenir avec leurs dieux, ou qui, par des devins, connaissent leur volonté : « C’est terrible d’être le serviteur d’un Dieu, qui se tait toujours, que personne n’a vu ». Il doit donner conseil ; mais lui, qui le conseillera ?

Cependant, voici ses cinq conseillers intimes qu’il a fait appeler : Pashur, le prêtre ; Hananja, le prophète ; Imri, l’ancien ; Abimelech le général ; Nachum, le publicain. Depuis onze mois, Jérusalem est assiégée. Aucun secours ne vient. Que faire ? Tous s’accordent pour tenir. Seul, Nachum est sombre : il n’y a plus de provisions que pour trois semaines. Zedekia demande ce qu’ils penseraient de l’ouverture de négociations avec Nabukadnézar. Ils s’y opposent, sauf Imri et Nachum. Le roi dit qu’un envoyé de Nabukadnézar est déjà venu. On le fait appeler. C’est Baruch. Il énonce les propositions des Chaldéens : Nabukadnézar, admirant la résistance des Juifs, consent à leur laisser la vie, s’ils ouvrent leurs portes ; il ne veut que l’humiliation de Zedekia, qui fut roi par sa grâce et qui doit, par sa grâce, le redevenir, après avoir expié. Que Zedekia se courbe devant lui, aille au devant du vainqueur, le joug au cou et la couronne en main ! Zedekia s’indigne, et Abimélech le soutient. Les autres, qui se trouvent quittes à bon compte, lui montrent la grandeur du sacrifice. Zedekia, accablé, consent, en abandonnant la couronne à son fils. — Mais Nabukadnézar a d’autres exigences : il veut voir Celui qui est le Maître d’Israël ; il veut entrer dans le Temple. Pashur et Hananja se révoltent contre cette prétention sacrilège. On vote ; et par suite de l’abstention d’Abimelech, qui est fait, dit-il, pour agir et non pour délibérer, les voix se partagent également, pour et contre. Celle du roi doit trancher. Il demande qu’on le laisse seul, pour méditer. Il serait près de consentir aux conditions des Chaldéens, quand Baruch lui avoue que c’est sous l’inspiration de Jérémie qu’il est allé supplier Nabukadnézar, en faveur de la paix. Zedekia sursaute de colère, à ce nom qu’il voulait étouffer. Jérémie a beau être emprisonné, sa pensée continue d’agir et de crier : « Paix ! ». L’orgueil exaspéré du roi se refuse à céder devant l’ascendant du prophète. Il renvoie Baruch aux Chaldéens, avec une réponse insultante. Mais à peine Baruch est-il parti, que Zedekia le regrette. En vain essaie-t-il de dormir. La voix de Jérémie remplit sa pensée et le silence de la nuit. Il le fait venir, il lui parie avec calme des propositions de Nabukadnézar, comme si elles n’étaient pas encore repoussées ; il cherche à obtenir de lui son assentiment au parti qu’il a choisi ; il voudrait ainsi apaiser sa conscience. Mais le prophète lit dans ses plus secrètes pensées. Il gémit sur Jérusalem. Bientôt la frénésie s’empare de lui, en décrivant la destruction ; il prédit à Zedekia son châtiment : le roi aura les yeux crevés, après avoir vu tuer ses trois fils. Zedekia, furieux, puis atterré, se jette sur son lit, en pleurant et criant : « Pitié ! » Jérémie ne s’interrompt pas, jusqu’à la malédiction finale. Alors, il s’éveille de son extase farouche, brisé comme sa victime. Zedekia, sans colère, sans révolte, reconnaît maintenant la puissance du prophète : il croit en lui, il croit en ses prédictions affreuses :

« Jérémie, je n’ai pas voulu la guerre. J’ai dû la déclarer, mais j’aimais la paix. Et je t’aimais, parce que tu la célébrais. Ce n’est pas d’un cœur léger que j’ai pris les armes… J’ai beaucoup souffert, sois-en témoin, quand le temps sera venu. Et sois auprès de moi, si ta parole s’accomplit ».

Jérémie : — « Je serai auprès de toi, mon frère Zedekia ».

Il s’en va. Le roi le rappelle :

— « La mort est sur moi, et je te vois pour la dernière fois. Tu m’as maudit, Jérémie. Maintenant, bénis moi, avant que nous nous séparions ».

Jérémie : — « Le Seigneur te bénisse et te protège sur tous tes chemins ! Qu’Il fasse luire sur toi son visage et te donne la paix ! »

Zedekia (comme en un rêve) : — « Et qu’Il nous donne la paix ! »

Scène VII : « La détresse suprême »

C’est le matin suivant, sur la place du Temple. La foule affamée réclame du pain, assiège le palais, menace Nachum l’accapareur. Abimelech, pour le dégager, lance ses soldats contre le peuple. Au milieu de l’émeute, une voix crie que les ennemis ont forcé une des portes. Le peuple pousse des cris d’épouvante, maudit le roi, les prêtres, les prophètes. Il se souvient de Jérémie, qui seul a prédit la vérité ; il n’espère plus qu’en lui ; il le délivre de sa prison, il le porte en triomphe, en l’appelant : « Saint ! Maître ! Samuel ! Élie !… Sauve-nous ! » — Jérémie, sombre, ne comprend pas d’abord. Quand il entend accuser le roi d’avoir vendu son peuple, il dit : « Ce n’est pas vrai ! »

— « Ils nous ont sacrifiés, dit la foule. Nous voulions la paix. »

— « Trop tard !… Pourquoi rejetez-vous votre faute sur le roi ? Vous avez voulu la guerre. »

— « Non, crie la foule. Pas moi !… Non !… Pas moi !… C’est le roi… Pas moi !… Aucun de nous ! »

— « Vous l’avez tous voulue, tous, tous ! Vos cœurs sont changeants… Ceux qui crient maintenant : la paix ! je les ai entendus hurler pour la guerre… Malheur à toi, peuple ! Tu flottes à tous les vents. Vous avez forniqué avec la guerre. Maintenant, portez son fruit ! Vous avez joué avec l’épée. Maintenant, goûtez-en le tranchant ! »

La foule, épeurée, réclame du prophète un miracle. Jérémie refuse. Il répète : « Courbez-vous !… Que tombe Jérusalem, si Dieu le veut, que tombe le Temple, que soit exterminé Israël et son nom éteint !… Courbez-vous ! »

Le peuple l’appelle traître. Jérémie est pris d’une extase nouvelle. Dans des transports d’amour et de foi qui appellent la souffrance infligée par la main aimée, il bénit l’épreuve, le feu, la mort, l’opprobre, l’ennemi. Le peuple crie : « Lapidez-le ! Crucifiez-le ! » — Jérémie étend les bras en croix ; affamé de martyre, il prophétise le Crucifié ; il veut l’être. Il le serait, si des fuyards ne se ruaient sur la place, criant : « Les murailles sont tombées, l’ennemi est dans la ville ! » — La foule se précipite au Temple.

Scène VIII : « Le tournant » (Die Umkehr)

Dans l’ombre d’une vaste crypte, une foule est prostrée. Çà et là, des groupes se pressent autour d’un vieillard qui lit l’Écriture. À l’écart, immobile et comme pétrifié, Jérémie. — C’est la nuit qui a suivi la prise de Jérusalem. Tout est mort et détruit ; les tombeaux sont violés, le Temple profané ;’tous les nobles sont tués, sauf le roi qui a été supplicié. Jérémie crie d’effroi, quand il apprend que ses prédictions sont réalisées. On s’écarte de lui, comme d’un maudit qui porte la malédiction. En vain se défend-t-il avec angoisse du mal qu’on lui attribue :

— « Je ne l’ai pas voulu ! Vous ne pouvez pas m’accuser, le mot est sorti de moi, comme le feu de la pierre ; ma parole n’est pas ma volonté ; la Force est au-dessus de moi, Lui, Lui, le Terrible, l’Impitoyable ! Je ne suis que son instrument, son souffle, le valet de sa méchanceté… Oh ! malheur sur les mains de Dieu ! Celui qu’il saisit, le Terrible, Il ne le lâche plus… Oh ! qu’il m’affranchisse ! Je ne veux plus porter ses paroles, je ne veux plus, je ne veux plus… ».

Des sonneries de trompes, au dehors, annoncent la volonté de Nabukadnézar : la ville doit disparaître de terre ; une nuit est donnée aux survivants pour enterrer les morts, puis ils seront traînés en captivité. Le peuple se désole, refuse de partir. Seul, un blessé qui souffre veut vivre, vivre ! Une jeune femme lui fait écho : elle ne veut pas aller dans le froid, dans la mort. Tout supporter, tout souffrir, mais vivre ! — Des disputes s’élèvent dans la foule. Les uns disent qu’on ne peut quitter la terre où est Dieu. Les autres, que Dieu est parti. Jérémie, désespéré, crie :

— « Il n’est nulle part ! Ni au ciel ni sur la terre, ni dans les âmes des hommes ! »

Ses paroles sacrilèges soulèvent l’horreur. Il continue :

— « Qui a péché contre Lui, sinon Lui-même ? Il a rompu son Alliance… Il se renie Lui-même… »

Jérémie rappelle tous les sacrifices qu’il a faits pour Dieu : sa maison, sa mère, ses amis, il a tout laissé, tout perdu ; il a été entièrement sien ; il a servi, parce qu’il espérait qu’il détournerait le malheur ; il a maudit, parce qu’il espérait que la malédiction tournerait en bénédiction ; il a prophétisé, parce qu’il espérait qu’il mentait et que Jérusalem serait sauvée. Mais il a prophétisé la vérité, et c’est Dieu qui a menti. Il a servi fidèlement l’Infidèle. Maintenant, il se refuse à servir davantage. Il se sépare de Dieu, qui hait, pour aller à ses frères qui souffrent. « Car je te hais, Dieu, et je n’aime qu’eux. »

La foule le frappe, veut lui fermer la bouche, car elle le croit dangereux. Il se jette à genoux, en demandant pardon de son orgueil, de ses imprécations, il ne veut plus être que le plus humble serviteur de son peuple. Mais il est repoussé de tous comme un blasphémateur.

À ce moment, on frappe violemment à la porte. Trois envoyés de Nabukadnézar se prosternent devant Jérémie. Nabukadnézar, qui l’admire, veut faire de lui le chef de ses mages. Jérémie refuse, en termes hautains. Et, s’échauffant peu à peu, il prophétise la chute de Nabukadnézar : son heure est proche. Avec une jubilation sauvage, il le couvre de malédictions.

— « Il est réveillé, le vengeur, il vient, il approche ; terribles sont ses poings… Nous sommes ses enfants, ses premiers-nés. Il nous a châtiés, mais il aura pitié de nous. Il nous a renversés, mais Il nous relèvera… »

Les envoyés Chaldéens s’enfuient, terrifiés. Le peuple entoure Jérémie et l’acclame. Ils boivent ses paroles enivrées. Dieu parle par sa bouche. Il déroule devant leurs yeux la vision de la Jérusalem nouvelle, vers qui accourent les dispersés, de tous les points de la terre. La paix resplendit sur elle. Paix du Seigneur, paix d’Israël. Avec des cris de transport, le peuple qui se voit déjà aux jours du retour, embrasse les pieds et les genoux de Jérémie. Le prophète s’éveille de son extase. Il ne sait plus ce qu’il a dit. Il se sent pénétré de l’amour de ceux qui l’entourent ; il se défend contre leur enthousiasme, que surexcite encore une guérison miraculeuse. Le vrai miracle, dit-il, c’est qu’il a maudit Dieu et que Dieu l’a béni ; Dieu lui a arraché son cœur dur et a mis, à la place, un cœur compatissant, pour partager toute souffrance et en comprendre le sens. Comme il a été long à le trouver, à vous trouver, mes frères ! Plus de malédictions ! « Sombre est notre destin ; mais ayons confiance, car merveilleuse est la vie, sainte est la terre. Je veux embrasser dans mon amour ceux que j’ai attaqués dans ma colère ». Il fait une prière d’actions de grâces, il bénit la mort et la vie. Baruch le supplie de porter le bienfait de sa parole au peuple assemblé sur la place. Jérémie s’y dispose. « J’ai été le consolé de Dieu ; maintenant, je veux être le consolateur ». Il veut bâtir dans les cœurs l’éternelle Jérusalem. — Le peuple le suit, en l’appelant le « constructeur de Dieu ».

Scène IX : « La route éternelle »

C’est la grande place de Jérusalem, comme au second tableau, mais après la destruction. Clair-obscur d’une nuit de lune à demi-voilée. Dans l’ombre, on voit des chariots, des mulets, des groupes prêts à partir. Des voix s’appellent et se comptent. Le peuple est confus et sans guide. Le malheureux Zedekia, aveugle, maudit de tous, est laissé à l’écart. On entend venir des chants. C’est le cortège de Jérémie. Le prophète parle au peuple incrédule et hostile ; il le console, il lui révèle sa mission divine : son héritage est la douleur ; il est le peuple de souffrance (Leidensvolk), mais le peuple de Dieu (Gottesvolk). Heureux les vaincus, heureux ceux qui ont tout perdu, pour trouver Dieu ! Gloire à l’épreuve ! — Du sein du peuple exalté, s’élèvent des chœurs, célébrant les épreuves anciennes : Mizraïm, Moïse… Ils se divisent en des groupes de voix : graves, claires, jubilantes. Toute l’épopée d’Israël défile dans ces chants, que Jérémie dirige comme un attelage. Le peuple, peu à peu enivré, veut souffrir, partir pour l’exil, et demande à Jérémie de le conduire. Jérémie se prosterne devant le misérable Zedekia, repoussé par la foule. Zedekia croit qu’il le tourne en dérision.

— « Tu es devenu le roi de la souffrance, et jamais tu n’as été plus royal, dit Jérémie… Oint de l’épreuve, conduis-nous ! Toi qui ne vois plus que Dieu, toi qui ne vois plus la terre, guide ton peuple ! »

Et s’adressant au peuple, il lui montre le guide envoyé par Dieu, le « couronné de douleur » (Schmerzengekrönte). Le peuple s’incline devant le roi abattu.

Le jour paraît. La trompette sonne. Jérémie, du haut des marches du Temple, appelle Israël au départ… Qu’ils remplissent leurs yeux de la patrie, pour la dernière fois ! « Buvez les murs, buvez les tours, buvez Jérusalem ! » — Ils se prosternent et baisent la terre, dont ils prennent une poignée. Puis, s’adressant au « peuple errant » (Wandervolk), Jérémie lui dit de se relever, de laisser les morts qui ont la paix, et de ne plus regarder derrière lui, mais devant, au loin, les chemins du monde. Ils sont à lui. Un dialogue passionné s’entrecroise entre le prophète et son peuple : — « Reverront-ils Jérusalem ? » — « Qui croit, il voit toujours Jérusalem. » — « Qui la rebâtira ? » — « L’ardeur du désir, la nuit de la prison, et la souffrance qui instruit. » — « Et sera-t-elle durable ? » — « Oui, les pierres tombent, mais ce que l’âme bâtit dans la souffrance dure l’éternité ».

La trompette sonne, pour la seconde fois. Le peuple maintenant brûle de partir. Le cortège immense s’organise, en silence. En tête, le roi, porté dans une litière. Puis, les tribus. Elles chantent en marchant, avec la joie sérieuse du sacrifice. Ni hâte ni lenteur. Un infini qui marche. Les Chaldéens les regardent passer avec étonnement. L’étrange peuple, que nul ne comprend, dans ses abattements ni dans ses espoirs !

Chœur des Juifs : « Nous cheminons à travers les peuples, nous cheminons à travers les temps, par les routes infinies de la souffrance. Éternellement. Nous sommes éternellement vaincus… Mais les villes tombent, les peuples disparaissent, les oppresseurs s’écroulent dans la honte. Nous cheminons, par les éternités, vers la patrie, vers Dieu… ».

Les Chaldéens : « Leur Dieu ? Ne l’avons-nous pas vaincu ?… On ne peut pas vaincre l’invisible. On peut tuer les hommes, mais non le Dieu qui vit en eux. On peut faire violence à un peuple, jamais à son esprit ».

La trompette sonne, pour la troisième fois. Le soleil éclatant illumine le défilé du peuple de Dieu, qui commence « sa marche à travers les siècles ».

C’est ainsi qu’un artiste au grand cœur donne l’exemple de la liberté suprême de l’esprit. D’autres attaquent de front les folies et les crimes d’aujourd’hui ; aux prises avec la Force qui les meurtrit, leur âpre parole de révolte s’ensanglante aux obstacles et cherche à les briser. Ici, l’âme pacifiée voit passer devant elle le flot tragique du présent ; et elle ne s’en irrite, ni ne s’en tourmente plus, car elle domine le cours entier du fleuve ; elle s’assimile ses forces séculaires et le calme destin qui l’achemine à l’éternel.


20 novembre 1917.


(Écrit pour la revue : Cœnobium, de Lugano, dirigée par Enrico Bignami).

  1. Stefan Zweig : Jeremias, « eine dramatische Dichtung in 9 Bildern » — Insel-Verlag, Leipzig, 1917.
  2. Édit. de la revue Demain, Genève.
  3. Édit. de la Nouvelle Revue Française, Paris.
  4. Édit. de la revue Demain, Genève.
  5. Édit. des Tablettes, Genève. — Réédité par l’Action Sociale, La-Chaux-de-Fonds.
  6. The Fortune, a romance of friendship, — Éd. Maunsel, Dublin et Londres, 1917.