Les Précurseurs (Rolland)/Deux lettres de Maxime Gorki

Les PrécurseursÉditions de l’Humanité (p. 47-51).

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Deux lettres de Maxime Gorki

Pétrograd, fin décembre 1916.


Mon cher et bien estimé camarade Romain Rolland,


Je vous prie de bien vouloir écrire la Biographie de Beethoven, adaptée pour les enfants. En même temps, je m’adresse à H.-G. Wells, en l’invitant à écrire la Vie d’Addison ; Fritioff Nansen fera la Vie de Christophe Colomb ; moi, la Vie de Garibaldi ; le poète hébreu Bialique, celle de Moïse, etc. Avec le concours des meilleurs hommes de lettres contemporains, je voudrais créer toute une série de livres pour les enfants, contenant les biographies des grands esprits de l’humanité. Tous ces livres seront édités par moi-même…

Vous savez que nul n’a tant besoin de notre attention en ces jours que les enfants. Nous autres, gens adultes, nous qui quitterons bientôt ce monde, nous laisserons à nos enfants un bien pauvre héritage, nous leur léguerons une bien triste vie. Cette stupide guerre est l’éclatante preuve de notre faiblesse morale, du dépérissement de la culture. Rappelons donc aux enfants que les hommes ne furent pas toujours aussi faibles et mauvais que nous le sommes, hélas ! Rappelons-leur que tous les peuples ont eu et possèdent encore maintenant de grands hommes, de nobles cœurs ! Il est nécessaire de le faire justement eu ces jours de férocité et de bestialité victorieuses… Je vous prie ardemment, cher Romain Rolland, d’écrire cette Biographie de Beethoven, car je suis persuadé que nul ne la fera mieux que vous…

J’ai abondamment lu tous vos articles parus pendant la guerre et je veux vous exprimer la grande considération et amour qu’ils m’ont inspirés pour vous. Vous êtes une des rares personnes dont l’âme n’a pas été flétrie par la démence de cette guerre, et c’est une grande joie de savoir que vous avez conservé dans votre noble cœur les meilleurs principes de l’humanité… Permettez-moi de vous étreindre de loin la main, cher camarade…

Maxime Gorki.
(Romain Rolland répondit, à la fin de janvier. Il acceptait la proposition de récrire la vie de Beethoven pour les enfants et demandait à Gorki de lui en indiquer l’étendue et la forme (causerie ou récit objectif). Il lui suggérait aussi quelques autres sujets de biographies : Socrate, François d’Assise. Sans oublier quelques noms de la vieille Asie.)


… Maintenant, ajoutait-il, voulez-vous me permettre une petite observation amicale ? Le choix de certains grands hommes, que vous indiquez dans votre lettre, m’inquiète un peu, pour des âmes d’enfants. Vous leur proposez de redoutables exemples, comme Moïse. Je vois bien que vous les orientez vers l’énergie morale, qui est le foyer de toute lumière. Mais il n’est pas indifférent que cette lumière soit dirigée vers le passé, ou vers l’avenir. En réalité, l’énergie morale ne manque pas aujourd’hui ; elle abonde, au contraire ; mais elle est mise au service d’un idéal passé, qui est oppressif et qui tue. J’avoue que je me suis un peu détourné des grands hommes du passé, comme exemples de vie : pour la plupart, ils m’ont déçu ; je les admire, esthétiquement, mais je n’ai que faire de leur intolérance et de leur fanatisme, trop fréquents ; beaucoup des dieux qu’ils servaient sont devenus aujourd’hui de dangereuses idoles. Si l’humanité n’est pas capable de dépasser leur idéal et d’offrir aux générations qui viennent de plus larges horizons, alors je crains qu’elle ne manque à ses plus hautes destinées. En un mot, j’aime et j’admire le passé ; mais je veux que l’avenir le surpasse. Il le peut. Il le doit…

(Maxime Gorki répondit à cette lettre) :


Petrograd, le 18–21 mars 1917.


Je me hâte de vous répondre, cher Romain Rolland. Le livre de Beethoven doit être destiné à la jeunesse (13–18 ans)… Il doit être un récit objectif et intéressant de la vie d’un génie, de l’évolution de son âme, des principaux événements de sa vie, des souffrances qu’il a su vaincre et de la gloire dont il fut couronné. Il serait désirable de connaître tout ce qui est possible sur l’enfance de Beethoven. Notre but est d’inspirer à la jeunesse l’amour et la confiance dans la vie ; dans les hommes nous voulons apprendre l’héroïsme. Il faut faire comprendre à l’homme que c’est lui qui est le créateur et le maître du monde, que c’est sur lui que retombe la responsabilité de tous les malheurs de la terre, que c’est à lui aussi que revient la gloire de tout le bien de la vie. Il faut aider l’homme à briser les chaînes de l’individualisme et du nationalisme ; la propagande de l’union universelle est vraiment nécessaire.

Votre idée d’écrire la vie de Socrate me réjouit beaucoup, et je vous prie de la réaliser. Vous peindrez, n’est-ce pas, Socrate sur le fond de la vie antique, sur le fond de la vie d’Athènes ?

Vos remarques si fines à propos du livre sur Moïse s’harmonisent tout à fait avec mon point de vue sur le rôle du fanatisme religieux dans la vie, qu’il désorganise. Mais je prends Moïse seulement comme un réformateur social, et le livre doit le prendre aussi de ce côté. J’avais pensé à Jeanne d’Arc. Mais je crains que ce thème ne nous fasse parler de « l’âme mystique du peuple » et d’autres choses encore, que je ne comprends pas et qui sont très malsaines pour nous, Russes.

Autre chose, la vie de François d’Assise… Si l’auteur de ce livre avait comme but de montrer la différence profonde entre François d’Assise et les saints d’Orient, les saints de Russie, cela serait très bien et très utile. L’Orient est pessimiste, il est passif ; les saints russes n’aiment pas la vie, ils la nient et la maudissent. François est un épicurien de religion, il est un hellène, il aime Dieu comme sa propre création, comme le fruit de son âme. Il est plein d’amour pour la vie, et il n’a point de frayeur humiliante devant Dieu. Un Russe, c’est un homme qui ne sait pas bien vivre, mais qui sait bien mourir… Je crains que la Russie ne soit plus orientale que la Chine. Nous ne sommes que trop riches en mysticisme… En général, il est nécessaire d’inspirer aux hommes l’amour de l’action, de réveiller en eux l’estime de l’esprit, de l’homme, de la vie.

Merci sincèrement pour votre lettre amicale, merci ! C’est un grand soulagement que de savoir qu’il existe quelque part, bien loin, un homme dont l’âme souffre de la même souffrance que la tienne, un homme qui aime ce qui t’est cher. Il est bon de savoir cela dans les jours de violence et de folie !… Je serre votre main, cher ami.

Maxime Gorki.


P.-S. — Les événements qui ont eu lieu en Russie ont retardé cette lettre. Félicitons-nous, Romain Rolland, félicitons-nous de tout notre cœur, la Russie a cessé d’être la source de réaction pour l’Europe ; le peuple russe a épousé la liberté, et j’espère que cette union donnera le jour à beaucoup de grandes âmes pour la gloire de 1 humanité.


(Revue : Demain, Genève, juillet 1917.)