Les Précoces/Chapitre 16


XVI


L’église n’était pas éloignée. Il y avait au plus trois cents pas.

La journée était claire et sereine ; il gelait légèrement. La cloche de l’église tintait. Sneguirev allait de-ci de-là, derrière le cercueil, éperdu, serré dans son vieux paletot léger et court. Sa tête était découverte ; il tenait à la main son vieux chapeau mou à larges bords.

Il semblait en proie à un seul souci vague. Tantôt il tendait le bras pour soutenir la bière par derrière, en dérangeant les porteurs ; tantôt il allait de côté, cherchant une place pour soutenir. Une fleur tomba sur la neige. Il se précipita pour la ramasser, comme si tout eût dépendu de cette fleur.

— Et le croûton de pain ? Le croûton de pain, on l’a oublié ! s’écria-t-il tout à coup plein d’une indicible frayeur.

Les gamins lui rappelèrent qu’il avait pris le pain et l’avait mis dans sa poche.

Il fouilla dans sa poche, en tira le pain, et, convaincu, se tranquillisa.

— C’est Ilioucha qui l’a dit, c’est Ilioucha qui l’a dit, s’excusa-t-il aussitôt auprès d’Alexey. — Une nuit, il était couché comme cela, et moi j’étais assis près de lui, et il m’ordonna : « Petit papa, quand on remplira de terre ma tombe, mets dessus un morceau de pain pour que les petits oiseaux viennent. Moi, je les entendrai, et je serai heureux de ne pas rester là tout seul. »

— C’est très bien, dit Alexey, il faudra en porter souvent.

— Tous les jours, tous les jours, murmura le capitaine en s’animant.

On arriva enfin à l’église et on posa la bière au milieu de la nef.

Tous les enfants se rangèrent autour, demeurant immobiles pendant tout le temps de l’office. C’était une vieille et pauvre église, où beaucoup d’icones restaient sans ornements. Mais on prie mieux dans ces églises-là.

Pendant le temps de l’office, Sneguirev sembla se calmer un peu. Cependant la même inquiétude inconsciente et sans but réapparaissait en lui. Tantôt il approchait du cercueil pour arranger le drap ou la couronne, tantôt il se précipitait pour remettre un cierge tombé d’un chandelier et passait bien du temps à ce travail. Dans la suite, il se tranquillisa et reprit sa place au chevet de la bière, dans un souci stupide et étonné. Quand on chanta les apôtres, il souffla tout à coup à l’oreille d’Alexey qu’on n’avait pas chanté « comme il fallait », mais sans plus expliquer sa pensée. Quand on chanta l’hymne des chérubins, il se mit à accompagner le chœur, mais ne le termina pas ; ses genoux fléchirent, il toucha de son front les dalles de l’église et resta longtemps ainsi.

Enfin, le Requiem commença, et on distribua les cierges.

Le père, à demi fou, s’agita de nouveau ; le chant funèbre, à la fois pénétrant et doux, réveilla son âme et la remua. Il sembla tout à coup se contracter, et fut pris de sanglots saccadés, d’abord étouffés, puis esquissés à haute voix au moment de dire adieu au mort. Quand on allait refermer la bière, il prit son enfant dans ses mains, et couvrit de baisers ses lèvres froides, comme effrayé de ce qu’on le lui prit à jamais.

On put pourtant lui faire entendre raison ; on lui avait déjà fait descendre les marches, quand, se ravisant, il prit quelques fleurs dans le cercueil.

Il regarda ces fleurs d’un air étrange, comme si une idée nouvelle venait de naître en lui et lui fit oublier l’autre. Puis il s’absorba dans sa rêverie et ne fit aucune opposition quand on souleva la bière pour la porter à la tombe.

Cette tombe était peu éloignée ; elle avait été creusée dans l’enclos, tout près de l’église, et avait été payée très cher par Katérina Ivanovna.

Après les rites habituels, les fossoyeurs y descendirent le cercueil.

Sneguerev, ses fleurs à la main, se pencha tellement au-dessus de la fosse que les enfants, effrayés, le saisissant par son paletot, le tirèrent en arrière.

Il ne semblait plus comprendre ce qui se passait autour de lui. Quand on commença à jeter la terre dans la fosse, il la regarda tomber d’un air soucieux en proférant quelques paroles que personne ne put comprendre. Puis il redevint calme. On lui rappela alors qu’il fallait émietter le morceau de pain. Il le saisit convulsivement dans sa poche, l’émietta, et sema les morceaux sur la tombe en marmottant toujours les mêmes mots inintelligibles, du même air préoccupé.

— Et voilà ! voilà ! Venez donc, petits oiseaux !

Un des enfants lui fit remarquer qu’il avait peine avec ses fleurs à la main à émietter le pain, et qu’il ferait mieux de les confier à quelqu’un. Loin de les donner, il fut effrayé à cette réflexion, comme s’il craignait qu’on voulût les lui prendre.

Il considéra alors longtemps la tombe, comme pour constater que tout était en ordre et que les morceaux de pain étaient bien jetés ; puis, tournant sur ses talons, il se dirigea tranquillement vers sa maison.

Peu à peu son pas s’accélérait ; il se dépêchait, courait presque. Les gamins et Alexey le suivaient à quelques pas.

— Des fleurs pour maman. Des fleurs pour la maman ! On a offensé la maman, s’écria-t-il soudain.

Quelqu’un lui fit remarquer qu’il faisait froid et qu’il aurait dû mettre son chapeau, mais lui, comme exaspéré à ce propos, jeta son chapeau sur la neige.

— Non !… Je ne veux pas de chapeau !

Le petit Smourov ramassa le chapeau et suivit le capitaine.

Tous les gamins pleuraient, Kolia et le petit qui avait trouvé Troie plus que les autres. Smourov pleurait aussi sincèrement, et, tout en tenant à la main le chapeau du capitaine, il avait eu le temps pourtant de saisir à la dérobée un morceau de brique rougissant sur la neige et de le jeter à une volée de moineaux.

À mi-chemin, Sneguirev s’arrêta tout à coup, parut penser à quelque chose, puis retourna vers l’église en courant du côté de la tombe de son fils.

Les gamins l’eurent bientôt rejoint et, se pressant autour de lui, cherchaient à le retenir. Alors, à bout de forces, il tomba comme fauché sur la neige, et, au milieu des convulsions et des sanglots, il répétait :

— Batiouchka ! Ilioucha ! Mon cher batiouchka !

Alexey et Kolia s’efforçaient de lui faire entendre raison.

— Assez ! capitaine ! Un homme viril doit tout supporter, fit Kolia.

— Mais vous allez abîmer les fleurs, dit Alexey, et pourtant la maman vous attend, et elle pleure parce que vous ne lui avez pas donné tout à l’heure les fleurs d’Ilioucha. Puis il y a là encore le lit d’Ilioucha…

— Oui, oui, c’est vrai, il faut aller chez la maman, fit tout à coup Sneguirev, comme s’il se souvenait. — On apportera aussi le petit lit.

Et il courut à la maison. Le chemin était court, et tous arrivèrent ensemble.

Sneguirev ouvrit la porte précipitamment, et s’adressant à sa femme qu’il avait si maltraitée tout à l’heure :

— Ma petite maman, ma chérie, Ilioucha t’envoie des fleurs. Tes petites jambes malades, criait-il, lui tendant le bouquet de fleurs gelées et froissées, qu’il avait brisé en se débattant sur la neige.

Mais, à ce moment, il aperçut devant le lit d’Ilioucha, rangées dans le coin, les petites bottes de son fils. La propriétaire les avait placées là tout à l’heure. C’étaient de pauvres bottes jaunies et rapiécées.

À leur vue, il leva les bras, se précipita, tomba à genoux, en saisit une et, y appliquant ses lèvres, il les couvrit de baisers en répétant :

— Batiouchka Ilioucha ! Mon cher batiouchka ! Et tes pieds, où sont-ils ?

— Où l’as-tu emporté ? Où donc ça ? criait la folle d’une voix déchirante.

Ninotchka se remit aussi à pleurer.

Kolia sortit bientôt de la chambre, suivi par les autres. Alexey se retira le dernier.

— Qu’ils pleurent, dit-il à Kolia, il n’y a plus de consolations pour eux maintenant. Attendons un peu, nous reviendrons après.

— Oui, c’est impossible ! Cela est terrible, confirma Kolia. Savez-vous, Chestomazov, ajouta-t-il en baissant la voix pour ne pas être entendu des autres, que je ressens une grande tristesse, et je donnerais tout au monde pour le rendre à la vie si cela était possible.

— Moi aussi, répondit Alexey.

— Qu’en pensez-vous, Chestomazov, faut-il revenir ce soir ? Il est sûr qu’il va encore être saoul.

— Cela est possible ; seulement il faudra venir tous les deux ce soir passer une heure avec la mère et Ninotchka, car si nous revenions tous à la fois, nous leur rappellerions ce qui vient de se passer.

— La propriétaire va préparer la table pour le repas des funérailles, je crois, le pope va venir. Faut-il que nous y assistions, Chestomazov ?

— Certainement, répondit Alexey.

— Comme cela est étrange, Chestomazov ; voilà un grand malheur, et puis on se met à manger des crêpes. Cela est bien étrange dans notre religion.

— Il y aura aussi de l’esturgeon, fit tout à coup celui qui avait trouvé Troie.

— Je vous demanderai sérieusement, Kartachov, de ne plus venir vous mêler à tout, surtout quand on ne vous demande rien et qu’on n’a même pas besoin de savoir si vous êtes au monde, dit Kolia d’un ton courroucé.

Le gamin devint tout rouge, mais n’osa rien répondre.

Tous suivaient cependant le sentier quand tout à coup Smourov s’écria :

— Voilà la pierre d’Ilioucha où l’on devait l’enterrer !

Tous s’arrêtèrent silencieux près de la grande pierre.

Alexey regarda longuement la pierre ; tout un tableau se déroulait devant ses yeux : comment, jadis, Sneguirev lui avait parlé d’Ilioucha ; comment Ilioucha s’écriait en pleurant et en embrassant son père : « Petit papa ! petit papa comme il t’a humilié ! » Quelque chose de pénible et de grave envahissait à la fois son âme. Il jeta un regard triste sur tous ces visages, regarda ces camarades d’Ilioucha et leur dit :

— Messieurs, je voudrais vous adresser ici quelques mots sur cette place même.

— Les enfants l’entourèrent, fixant sur lui leurs visages attentifs et anxieux.

— Messieurs, je reste encore ici quelque temps avec mes deux frères. L’un d’eux s’en ira en Sibérie, l’autre est sur son lit de mort. Bientôt je vais quitter notre ville et peut-être pour bien longtemps. Nous allons donc nous séparer. Mais nous pouvons convenir ici, près de cette pierre d’Ilioucha, que jamais nous n’oublierons cette pierre, et que nous nous souviendrons tous les uns des autres. Quoi qu’il arrive dans l’avenir, même si nous restons pendant vingt ans sans nous rencontrer, rappelons-nous toujours comment nous avons enterré ce pauvre enfant, à qui jadis vous avez jeté des pierres, vous vous souvenez, là, près du petit pont, et que tous depuis vous avez aimé. C’était un bon et brave enfant, il comprenait l’honneur et sentit l’offense que supporta son père et qu’il voulait venger. Souvenons-nous donc de lui, messieurs, pendant toute notre vie, et si même nous étions retenus par les affaires les plus graves, que nous arrivions à la gloire ou succombions à l’adversité, n’oublions jamais combien nous nous sommes sentis bons ici, unis ensemble par un tendre et noble sentiment qui nous a peut-être rendus meilleurs en nous unissant dans un même amour pour ce pauvre petit. Mes chers amis, permettez-moi de vous appeler ainsi, mes chers enfants, vous n’allez peut-être pas comprendre ce que je vais vous dire, car je parle souvent d’une façon difficile à comprendre ; mais cherchez pourtant à vous graver ce que je dis dans votre tête, car un jour vous me comprendrez, j’en suis sûr. Sachez donc que rien n’est plus élevé, plus saint, plus utile dans la vie qu’un bon souvenir, surtout quand on l’emporte de l’enfance, de la maison paternelle. On vous parle beaucoup d’éducation, et pourtant un bon souvenir que l’on garde de l’enfance est peut-être la meilleure des éducations. Si l’homme trouve dans sa vie beaucoup de ces souvenirs, son existence peut être tranquille, et si même il n’en garde qu’un seul au cœur, ce seul souvenir peut encore servir un jour à son salut.

Peut-être serons-nous méchants plus tard, et n’aurons-nous pas la force de nous vaincre devant une action mauvaise.

Nous rirons des larmes humaines, et de ceux qui diront comme Kolia tout à l’heure : « Je veux souffrir pour tous les hommes ; » et pourtant, malgré cette méchanceté, dont Dieu nous préserve, si nous nous souvenons comment nous avons enterré Ilioucha, comment nous l’avons aimé ces derniers jours, avec quelle amitié nous en avons parlé ensemble prés de cette pierre, alors le plus méchant et le plus railleur d’entre nous n’osera pas, dans le fond de son âme, se moquer de ceux qui sont bons, comme lui-même l’est maintenant. Mais plus encore ; peut-être que ce souvenir l’empêchera de commettre une action méchante, et qu’il se dira : j’étais alors bon, généreux, honnête.

Que cela le fasse sourire, qu’importe ! Souvent l’homme rit des choses bonnes et honnêtes par pure légèreté. Mais, messieurs, je vous assure que s’il sourit son cœur lui dira bien vite : « Non, j’ai tort de sourire, on ne doit pas rire de cela ! »

— Oui, ce sera comme vous dites, Chestomazov ! Oui, je vous comprends ! s’écria Kolia, et ses yeux étincelaient.

Les gamins étaient tout émus et voulaient aussi dire quelque chose, mais ils se continrent, et de nouveau fixèrent des yeux pleins d’attendrissement sur l’orateur.

— Je vous ai dit cela pour le cas où nous deviendrions mauvais, continua Alexey ; mais pourquoi le deviendrions-nous, messieurs ? Soyons donc, avant tout, bons et honnêtes et ne nous oublions jamais les uns les autres. Je vous le répète et je vous en donne ma parole que jamais je n’oublierai aucun de vous. Je me souviendrai, même à trente ans d’intervalle, de chacun de ces visages que je vois autour de moi.

Kolia a dit tout à l’heure à Kartachov que nous ne voulions même point savoir s’il existait sur la terre. Mais est-ce que je puis oublier que Kartachov est sur cette terre et qu’il ne rougit plus à cette heure comme à l’instant où il a découvert Troie et qu’il est là, qui me regarde de ses yeux joyeux et bons. Messieurs, mes chers amis, soyons tous généreux et braves comme le fut Ilioucha, intelligents, généreux et courageux comme Kolia, qui sera bien plus intelligent en devenant grand. Soyons aussi modestes, mais aussi intelligents et charmants que Kartachov. D’ailleurs, pourquoi parler seulement d’eux seuls ? Vous m’êtes tous chers, messieurs, je vous garderai tous en mon cœur et vous prie de me garder également dans le vôtre…

Qui donc nous a unis dans ce bon sentiment, dont notre vie entière nous garderons le souvenir, sinon Ilioucha, cet enfant charmant, ce gamin qui fut bon avant tout et qui nous sera cher dans l’éternité ! Ne l’oublions donc jamais ! Que son souvenir impérissable vive dans notre cœur aujourd’hui et à jamais.

— C’est bien ! c’est bien ! À jamais ! à jamais ! s’écrièrent les gamins d’une voix claire et d’un air attendri.

— Souvenons-nous de son visage, de ses vêtements, de ces pauvres petites bottes déchirées, de sa petite bière et de son père, ce pauvre pécheur, et du courage avec lequel il s’est levé pour lui, seul contre toute sa classe.

— Nous nous souviendrons ! nous nous souviendrons ! répétèrent les gamins ; il était brave, il était bon !

— Ah ! combien je l’aimais, dit Kolia.

— Ah ! mes enfants, mes chers amis, n’ayez pas peur de la vie ; qu’elle est belle quand on y fait quelque chose de bon et de juste !

— Oui ! oui ! criaient les gamins pleins d’enthousiasme.

— Nous nous aimons bien, Chestomazov, fit une voix.

C’était celle de Kartachov.

— Nous nous aimons bien ! nous nous aimons bien ! répétaient les autres, et de bien des yeux des larmes jaillirent.

— Hurrah ! Chestomazov ! s’écria Kolia.

— Souvenir éternel !

— Chestomazov, dit Kolia, est-ce donc bien vrai, comme le dit la religion, que nous ressusciterons tous dans une vie nouvelle où nous nous retrouverons tous et Ilioucha aussi ?

— Oui, nous ressusciterons, oui, absolument. Nous nous reverrons et nous nous raconterons joyeusement ce qui nous est arrivé, répondit Alexey, demi-souriant, demi-enthousiaste.

— Ah ! que cela sera beau ! s’exclama Kolia.

— Et maintenant, arrêtons ces discours et allons au repas des funérailles. Ne vous formalisez pas de ce que nous allons manger des crêpes, c’est une vieille et solennelle habitude qui a du bon, fit Alexey en riant. Eh bien, en route ! Voilà que nous allons déjà bras dessus, bras dessous.

— Et ce sera ainsi, toujours, notre vie entière. Hurrah ! Chestomazov, cria de nouveau Kolia de plus en plus transporté.

— Et tous les gamins répétèrent ce cri d’enthousiasme.




FIN