Œuvres de Saint-Amant/Les Pourveus bachiques, caprice

LES POURVEUS BACHIQUES.

caprice.


Que les cohortes du Sophy[1]
Aillent reprendre Babilone ;
Qu’il envoye au Turc un deffy
Comme la Gazette nous prosne ;
Que tout soit reduit à l’aumosne,
Mon cher Comte, il ne m’en chaut pas,
Pourveu que Bachus, dans son trosne,
Preside à ce noble repas.

Qu’avec le fouet des convenans[2]
L’Escosse estrille l’Angleterre ;
Qu’on face porter aux manans
L’espadon ou le cimeterre ;
Que l’on arme toute la terre,

Je seray tousjours assez fort,
Pourveu qu’on m’esquippe d’un verre
Plein de muscat jusques au bort.

Que de l’empire du lion[3]
Se desmembre la Catalongne ;
Que sa chaude rebellion
Taille à Guzman de la besongne ;
Que tout le monde s’entre-congne,
Je croiray que tout vive en pais,
Pourveu que je vive en yvrongne,
Et que Mars dorme où je repais.

Qu’au seul nom du brave Harcourt
L’Espagnol de peur se conchie ;
Qu’il pousse ou retienne tout court
Les vains pas de sa monarchie ;
Qu’il gemisse à teste fleschie,
Ma couppe en rira de bon cœur,
Pourveu qu’elle soit enrichie
De la precieuse liqueur.

Que Banier, bien ou mal muny[4],
Expose tout à l’avanture ;
Qu’à ce coup Picolominy
Soit deffait à platte couture ;
Qu’il demeure en bonne posture,
Il ne m’importe nullement,
Pourveu qu’il plaise à la nature
Que je boive eternellement.

Que le Soudart de Fernambouc[5]
Se rende maistre de la baye ;
Qu’il la ravage mieux qu’un bouc
Ne fait les tendrons d’une baye ;
Que par tout l’on chante dandaye[6],
Je ne m’en estonneray point,
Pourveu que dans une humeur gaye
Je me rembourre le pourpoint.

Que du faux oracle d’Arras[7]
Madrid à la Flandres se pleigne ;

Que devant nos diables de ras
Ses matoux quittent son enseigne ;
Que mesme nos souris on creigne,
J’en escriray le bel effet,
Pourveu que ma plume se teigne
Dans l’encre rouge d’un buffet.

Qu’on epouvente les aisez[8]
Du rude mot de subsistance ;

Que nos tresors soient epuisez
Pour des affaires d’importance ;
Qu’on rongne aux moines la pitance[9],
J’en nommeray l’arrest divin,
Pourveu qu’à la noble assistance
L’on ne retranche point le vin.

Qu’en Portugal un nouveau Jean[10]
Chastre le sceptre de Philippe ;
Que la Seine domte en un an

Le Rhin, le Necar et la Lippe ;
Que le lis morgue la tulippe[11],
J’en siffleray la gloire aux cieux,
Pourveu que je trempe ma lippe
Dans ce jus qui rit à mes yeux.

Que le barreau reçoive ou non[12]
Les reigles de l’Academie ;
Que, sur un verbe ou sur un nom,
Elle jaze une heure et demie ;
Qu’on berne adonc, car et m’amie,
Nul ne s’en doit estomaquer,
Pourveu qu’on sauve d’infamie
Crevaille, piot et chinquer.

Qu’un tarif, maintesfois changé[13],
Mette au rouet l’arithmetique ;
Qu’un artisan presque enrage
En renasque dans sa boutique ;
Que cent nouveautez on pratique,
J’en gausseray les mal-contens,
Pourveu qu’à la façon antique
Chacun de nous hausse le tens.

Qu’un superbe et gros maltotier
Érige en palais ses rapines[14] ;
Que son jeune fou d’héritier
S’abandonne aux garces poupines ;
Qu’il en ressente les espines,
J’auray des roses à souhait,
Pourveu qu’à l’ombre des chopines
Je me trouve sain et de-hait.

Qu’un endebté, qu’un criminel,
Trompe une barriere en sa chaise ;
Qu’un autre, en plein jour solennel,
S’y coule chez dame Gervaise ;
Qu’un autre y dandine à son aise,
Je trouveray cela fort bon,
Pourveu qu’en celle-ci j’appaise
Ma soif qui naist de ce jambon.

Que nos cocqs, sur l’aigle acharnez,
Excitent les chants de nos cygnes ;
Que nos princes determinez
Aient fait rage au combat des lignes[15] ;
Que de mes vers leurs noms soient dignes,
Je trouveray cela fort beau,
Pourveu que Dieu garde nos vignes
De la gresle du renouveau.

Que nos petits oisons de cour
Usent de fausses railleries ;
Qu’ils soient ineptes en amour
Et sots en leurs galanteries ;
Qu’ils ayment les friponneries,
Je les tiendray pour gens bien nez,
Pourveu que dans nos beuveries
Ils ne fourrent jamais le nez.

Qu’à leur honte nos demy-dieux
Ne fassent rien pour ma fortune ;
Que je tracasse, pauvre et vieux,
Ou sur Cibelle ou sur Neptune ;
Qu’un dur creancier m’importune,
Je n’en auray point de soucy,
Pourveu que je trinque et petune
Avec les drosles que voicy.

Que Lysidor soit obsedé[16]
Du demon de l’inquietude ;
Qu’ayant plus qu’un Paule raudé,
Il s’obstine en cette habitude :

Qu’il joigne la guerre à l’estude,
Je trouveray cela fort bien,
Pourveu qu’exempt de servitude
Je frippe et hume tout mon bien.

Je n’aspire plus aux lauriers
Qu’on cueille au bout d’une conqueste ;
Bren de ces preux avanturiers
Qui dans le choq se font de feste ;
Que cent palmes on leur appreste,
Je m’en mocque à gozier ouvert,
Pourveu qu’on m’honore la teste
D’un bouchon fait de pampre vert.

Que l’on me parle d’aller voir
Balets, tableaux, filles de joye ;
Que de livres pleins de sçavoir
Les rares présents on m’octroye ;
Que le Cours ses graces déployé,
Je tiendray cela pour veu,
Pourveu qu’à table je me voye
De vin d’Espagne bien pourveu.



  1. Sous le règne du sultan Amurat IV l’Intrépide, plusieurs expéditions furent dirigées contre la Perse pour occuper l’esprit turbulent des janissaires. — Ce qui suit prouve que Saint-Amant fait allusion à une guerre faite en 1640.
  2. À la suite du procès de Hampden, qui avoit mieux aimé subir la prison que payer une taxe illégale de 20 shellings, et des tentatives de l’évêque d’Édimbourg pour introduire en Écosse la liturgie anglicane, les Écossois « jurèrent un covenant ! par lequel ils s’engageaient à défendre contre tout péril le souverain, la religion, les lois et les libertés du pays. Des messagers, qui se relevoient de village en village, le portèrent dans les lieux les plus reculés du pays. Les covenantaires, continue M. Michelet (Précis d’hist. mod.), reçurent des armes et de l’argent du cardinal de Richelieu, et, l’armée anglaise ayant refusé de combattre ses frères, le roi fut obligé de se mettre à la discrétion d’un cinquième parlement. » Ce fut le long parlement ! (1640).
  3. C’est a la demande des Catalans eux-mêmes, qui l’avoient demandé au roi par l’intermédiaire du comte d’Espenan, gouverneur de Leucate, que la Catalogne fut réunie a la France.(Voy. Aubéry, Hist. du card. de Richelieu.)
  4. Banier commandoit les troupes suédoises pendant la période suédoise de la guerre de Trente-Ans. Il passa en Thuringe en 1640 pour joindre les Veimarois, Hessiens, François. Piccolomini, lieutenant de l’archiduc Léopold, fut battu. (Voy. Parival, Hist. de ce siècle de fer, p. 375.)
  5. La capitainerie de Fernambouc ou Pernambouc, capitale Olinde ou Fernambouc, étoit située dans le Brésil et arrosée par le fleuve Saint-François. — Au sud étoit la capitainerie de la Baye, capitale San-Salvador, arrosée par le Rio-Reale. (Voy. Gueudeville, Atlas hist., t. 6, in-folio.)
  6. Refrain très commun dans les chansons du temps : daye dandaye, laire leulaire, etc.
  7. Sur les portes d’Arras on lisoit ces deux vers, que nos succès vinrent démentir :

    Quand les Français prendront Arras,
    Les souris prendront les chats.

    Voici, d’ailleurs, un passage d’Aubéry, dans sa Vie du card. de Richelieu, qui explique cette allusion : « Quelques années auparavant, dans un bourg de la province, il fut vérifié par le

    rapport de tous les habitants du lieu qu’une chatte avoit rendu office de mère, ou au moins de nourrice, à des souris qui ne faisaient que de naistre, et qu’oubliant ainsi son instinct naturel, elle n’avoit pas dénié à ses contraires le plus grand secours qu’elle leur pouvoit donner. »

  8. Deux ordonnances, datées l’une du 24 octobre 1640, l’autre de novembre, expliquent ces deux vers de Saint-Amant :

    24 octobre 1640. — Declaration portant que tous les beneficiers de France payant decimes payeront un sixième de la valeur de leur revenu par chacune des deux années, presente et prochaine ; et, ce faisant, seront dechargez de fournir declaration de leurs biens, pour raison du droit d’amortissement par eux dû.

    Novembre 1640. — Edit portant revocation des anoblissements accordez depuis trente ans, ensemble des privileges et exemptions de taille des officiers commensaux de la maison de Sa Majesté, et autres generalement quelconques :

    « Louis, etc. ; — Nous avons assez de connaissance des grandes charges que supporte notre pauvre peuple, tant du principal que de la taille, crues y jointes, crues de garnisons, subsistances de nos troupes pendant le quartier d’hiver, qu’autres impositions extraordinaires, ensemble les logements de nosdites troupes, et que le faix d’icelles charges est uniquement porté par les plus faibles ; que les plus puissants de nos sujets, lesquels ont le plus d’interêt à la conservation de notre État, leurs personnes, charges, offices et biens en faisant partie, sont ceux qui contribuent le moins aux charges d’iceluy, les uns s’en exemptant par les privileges et concessions attribuez à leurs charges et offices, les autres ayans obtenu de nous des lettres de noblesse, sans nous avoir rendu, depuis l’obtention d’icelles, aucun service… : d’où vient que, sur les impositions de nos tailles, crues et subsistances…, il arrive tant de non-valeurs…, ce qui n’arriveroit si tous les corps de notre État portoient selon leurs farces les charges d’icelui…

    « À quoi voulant pourvoir et faire contribuer tous une sujets egalement auxdites charges, comme étant les seuls moyens certains et assurez pour la subsistance de nostredit État et soulagement de nos sujets…

    « À ces causes, nous avons, par ce present edit, perpetuel et irrevocable, dit, statué et ordonné, disons, statuons et ordonnons…, etc. » — Louis XIII, on le voit, entroit en pleine révolution : la suppression des priviléges, l’égalité perpétuelle et irrévocable des charges. — 1789 n’est pas allé plus loin, sinon en fait.

  9. « Le cardinal de Richelieu eut, avant de mourir, la satisfaction de voir la pluspart de ses abbayes dans la reforme… ayant mande ses intentions là-dessus à chaque couvent dans les termes les plus exprès qu’il put : « Le desir que j’ay de purger toutes mes abbayes des desordres et licences qui s’y sont glissés… » m’a porté à « y etablir les peres religieux reformez. » (Aubéry, Hist. du card. de Richelieu.)
  10. Les Portugais, après l’échec des Espagnols à Arras, se révoltèrent, et prirent pour roi Jean de Bragance, sans aucune effusion de sang. — On voit combien fut par là châtré, comme dit Saint-Amant, le sceptre de Philippe IV.
  11. Le Lis de France, la Tulipe de Hollande.
  12. Saint-Amant, élu parmi les premiers membres de l’Académie, s’occupoit assez peu des travaux de la société. Pour se dispenser du discours que devoit chaque académicien, il avoit promis de recueillir tous les mots grotesques, comme on disoit alors, ou burlesques, comme on dit depuis. Ainsi essayoit-il de sauver d’infamie crevaille, piot et chinquer. Comme l’Académie devoit s’occuper de faire un dictionnaire, elle avoit souvent de ces sortes de discussions, qui retardoient l’achèvement de l’œuvre et faisoient dire à Bois-Robert :

    Et le destin m’auroit fort obligé
    S’il m’avait dit : Tu vivras jusqu’au G.

    Les mots anciens, si ardemment défendus par Mlle  de Gournay, tels que adonc, pource que, d’autant, etc., sembloient devoir attirer les foudres de l’Académie ; et, en effet, Gomberville le puriste prétendoit n’avoir jamais employé car. On accusoit la docte compagnie de les proscrire. Mais Pellisson affirme qu’elle ne craignoit pas de les employer, et cite des exemples tirés du Jugement de l’Académie sur le Cid. Les académiciens en particulier étoient plus sévères que réunis en corps. Il faut lire, à ce sujet, de curieux passages de la Requête des dictionnaires de Ménage, et, dans Saint-Evremont, la comédie des Académistes, que l’on a attribuée même à saint-Amant.

  13. En 1640, en effet, les pistoles ou louis d’or furent augmentés de 20 sols, ce qui est de dix pour cent. L’ordonnance fameuse de 1640 donne un tarif de l’or et de l’argent, qu’on trouve expliqué à la suite du Traité des monnoyes de Boizard (Paris, 1714, 2 vol. in-12), dans un chapitre anonyme, mais qui est de Hindret de Beaulieu, inspecteur général des monnoies : Traité pour l’instruction des directeurs et des ouvriers des monnoyes de France… p. 7-9.
  14. Peut-être Saint-Amant fait-il allusion ici aux maisons
    bâties par Gorge ou Monléron, ou autres héros des Caquets de l’Accouchée. (Voy. Caquets de l’Accouchée, Bibl. elzev., passim.)
  15. À Cazal.
  16. Cette stance et la dernière n’ont paru que dans la 4e  partie, avec cette indication : « deux couplets à insérer dans les Pourveus bachiques, dont le premier doit estre mis devant le dernier et le second après pour en estre le dernier. »