Les Poèmes d’Edgar Poe/Édition 1888

Traduction par Stéphane Mallarmé.
Edmond Deman (p. -np--196).

Les Poèmes

d’Edgar Poe

Traduction de Stéphane MALLARMÉ, avec portrait et fleuron par Edouard MANET

A Bruxelles, chez l’Editeur Edmond Deman

MDCCCLXXXVIII

A la Mémoire d’Edouard Manet

Ces feuillets que nous lûmes ensemble. S. M.

Le Tombeau d’Edgar Poe

Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le change
Le Poëte suscite avec un glaive nu
Son siècle épouvanté de n’avoir pas connu
Que la Mort triomphait dans cette voix étrange

Eux comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’ange
Donner un sens plus pur aux mots de la tribu
Proclamèrent très-haut le sortilège bu
Dans le flot sans honneur de quelque noir mélange


Du sol & de la nue hostiles ô grief
Si notre idée avec ne sculpte un bas-relief
Dont la tombe de Poe éblouissante s’orne

Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscur
Que ce granit du moins montre à jamais sa borne
Aux noirs vols du Blasphême épars dans lefutur

POEMES TABLE DES POÈMES

Pages

Le Corbeau 17
Stances à Hélène 27
Le Palais Hanté 31
Eulalie 37
Le Ver Vainqueur 41
Ulalume 45
Un Rêve dans un Rêve 53
A Quelqu’un Au Paradis 57
Ballade de Noces 61
Lénore 65
Annabel Lee 69
La Dormeuse 75
Les Cloches 81
Israfel 87
Terre de Songe 93
A Hélène 99
Pour Annie 105
Silence 111
La Vallée de l’Inquiétude 115
La Cité en la Mer 119

ROMANCES ET VERS D’ALBUM

Pages

La Romance 127
Eldorado 129
Un Rêve 130
Stances 131
Féerie 132
Le Lac 134
A la Rivière 135
Chanson 136
A M. L. S. 137
A ma Mère 138
A M. L. S. 139
A F. S. O. 140
A F. 140
Sonnet à la Science 141
Le Colisée 142
A Zante 144

Le Corbeau

Une fois, par un minuit lugubre, tandis que je m’appesantissais, faible et fatigué, sur maint curieux et bizarre volume de savoir oublié — tandis que je dodelinais la tête, somnolant presque : soudain se fit un heurt, comme de quelqu’un frappant doucement, frappant à la porte de ma chambre — cela seul et rien de plus.

Ah ! distinctement je me souviens que c’était en le glacial Décembre : et chaque tison, mourant isolé, ouvrageait son spectre sur le sol. Ardemment je sou- haitais le jour — vainement j’avais cherché d’emprunter à mes livres un sursis au chagrin — au chagrin de la Lénore perdue — de la rare et rayonnante jeune fille que les anges nomment Lénore : — de nom pour elle ici, non, jamais plus !

Et de la soie l’incertain et triste bruissement en chaque rideau purpural me traversait — m’emplissait de fantastiques terreurs pas senties encore : si bien que, pour calmer le battement de mon cœur, je demeurais maintenant à répéter " C’est quelque visiteur qui sollicite l’entrée, à la porte de ma chambre — quelque visiteur qui sollicite l’entrée, à la porte de ma chambre ; c’est cela et rien de plus. "

Mon âme devint subitement plus forte et, n’hésitant davantage " Monsieur, dis-je, ou Madame, j’implore véritablement votre pardon ; mais le fait est que je somnolais et vous vîntes si doucement frapper, et si faiblement vous vîntes heurter, heurter à la porte de ma chambre, que j’étais à peine sûr de vous avoir entendu. " — Ici j’ouvris, grande, la porte : les ténèbres et rien de plus. "

Loin dans l’ombre regardant, je me tins longtemps à douter, m’étonner et craindre, à rêver des rêves qu’aucun mortel n’avait osé rêver encore ; mais le silence ne se rompit point et la quiétude ne donna de signe : et le seul mot qui se dit, fut le mot chuchoté « Lénore ! » Je le chuchotai — et un écho murmura de retour le mot « Lénore ! » — purement cela et rien de plus.

Rentrant dans la chambre, toute mon âme en feu, j’entendis bientôt un heurt en quelque sorte plus fort qu’auparavant. " Sûrement, dis-je, sûrement c’est quelque chose à la persienne de ma fenêtre. Voyons donc ce qu’il y a et explorons ce mystère — que mon cœur se calme un moment et explore ce mystère ; c’est le vent et rien de plus. "

Au large je poussai le volet ; quand, avec maints enjouement et agitation d’ailes, entra un majestueux Corbeau des saints jours de jadis. Il ne fit pas la moindre révérence, il ne s’arrêta ni n’hésita un instant : mais, avec une mine de lord ou de lady, se percha au-dessus de la porte de ma chambre — se percha sur un buste de Pallas juste au-dessus de la porte de ma chambre — se percha, siégea et rien de plus.

Alors cet oiseau d’ébène induisant ma triste imagination au sourire, par le grave et sévère décorum de la contenance qu’il eut : " Quoique ta crête soit chue et rase, non ! dis-je, tu n’es pas pour sûr un poltron, spectral, lugubre et ancien Corbeau, errant loin du rivage de Nuit — dis-moi quel est ton nom seigneurial au rivage plutonien de Nuit. " Le Corbeau dit : « Jamais plus. »

Je m’éverveillai fort d’entendre ce disgracieux volatile s’énoncer aussi clairement, quoique sa réponse n’eût que peu de sens et peu d’à-propos ; car on ne peut s’empêcher de convenir que nul homme vivant n’eut encore l’heur de voir un oiseau au-dessus de la porte de sa chambre — un oiseau ou toute autre bête sur le buste sculpté, au-dessus de la porte de sa chambre, avec un nom tel que : « Jamais plus. »

Mais le Corbeau, perché solitairement sur ce buste placide, parla ce seul mot comme si, son âme, en ce seul moment, il la répandait. Je ne proférai donc rien de plus : il n’agita donc pas de plume —jusqu’à ce que je fis à peine davantage que marmotter " D’autres amis déjà ont pris leur vol — demain il me laissera comme mes Espérances déjà ont pris leur vol. " Alors l’oiseau dit : « Jamais plus. »

Tressaillant au calme rompu par une réplique si bien parlée : " Sans doute, dis-je, ce qu’il profère est tout son fonds et son bagage, pris à quelque malheureux maître que l’impitoyable Désastre suivit de près et de très-près suivit jusqu’à ce que ses chants comportassent un unique refrain ; jusqu’à ce que les chansons funèbres de son Espérance comportassent le mélancolique refrain de « Jamais — jamais plus. »

Le Corbeau induisant toute ma triste âme encore au sourire, je roulai soudain un siége à coussins en face de l’oiseau et du buste et de la porte ; et m’enfonçant dans le velours, je me pris à enchaîner songerie à songerie, pensant à ce que cet augural oiseau de jadis — à ce que ce sombre, disgracieux, sinistre, maigre et augural oiseau de jadis signifiait en croassant : « Jamais plus. »

Cela, je m’assis occupé à le conjecturer, mais n’adressant pas une syllabe à l’oiseau dont les yeux de feu brûlaient, maintenant, au feu de mon sein ; cela et plus encore, je m’assis pour le deviner, ma tête reposant à l’aise sur la housse de velours des coussins que dévorait la lumière de la lampe, housse violette de velours dévoré par la lumière de la lampe qu’Elle ne pressera plus, ah ! jamais plus.

L’air, me sembla-t-il, devint alors plus dense, parfumé selon un encensoir invisible balancé par les Séraphins dont le pied, dans sa chute, tintait sur l’étoffe du parquet. " Misérable, m’écriai-je, ton Dieu t’a prêté — il t’a envoyé, par ces anges, le répit — le répit et le népenthès dans ta mémoire de Lénore ! Bois ! oh ! bois ce bon népenthès et oublie cette Lénore perdue ! " Le Corbeau dit : « Jamais plus. »

" Prophète, dis-je, être de malheur ! prophète, oui, oiseau ou démon ! Que si le Tentateur t’envoya ou la tempête t’échoua vers ces bords, désolé et encore tout indompté, vers cette déserte terre enchantée — vers ce logis par l’horreur hanté : dis-moi véritablement, je t’implore. " y a-t-il du baume en Judée ? — dis-moi, je t’implore ! « Le Corbeau dit : » Jamais plus ! "

" Prophète, dis-je, être de malheur ! prophète, oui, oiseau ou démon ! Par les Cieux sur nous épars — et le Dieu que nous adorons tous deux — dis à cette âme de chagrin chargée si, dans le distant Eden, elle doit embrasser une jeune fille sanctifiée que les anges nomment Lénore — embrasser une rare et rayonnante jeune fille que les anges nomment Lénore. " Le Corbeau dit : « Jamais plus ! »

" Que ce mot soit le signal de notre séparation, oiseau ou malin esprit, " hurlai-je, en me dressant. " Recule en la tempête et le rivage plutonien de Nuit ! Ne laisse pas une plume noire ici comme un gage du mensonge qu’a proféré ton âme. Laisse inviolé mon abandon ! quitte le buste au-dessus de ma porte ! ôte ton bec de mon cœur et jette ta forme loin de ma porte ! « Le Corbeau dit : » Jamais plus ! "

Et le Corbeau, sans voleter, siége encore — siége encore sur le buste pallide de Pallas, juste au-dessus de la porte de ma chambre, et ses yeux ont toute la sem- blance des yeux d’un démon qui rêve, et la lumière de la lampe, ruisselant sur lui, projette son ombre à terre : et mon âme, de cette ombre qui gît flottante à terre, ne s’élèvera — jamais plus !

Stances à Hélène

Hélène, ta beauté est pour moi comme ces barques nicéennes d’autrefois qui, sur une mer parfumée, portaient doucement le défait et le las voyageur à son rivage natal.

Par des mers désespérées longtemps coutumier d’errer, ta chevelure hyacinthe, ton classique visage, tes airs de Naïade m’ont ramené ainsi que chez moi à la gloire qui fut la Grèce, à la grandeur qui fut Rome.

Là ! dans cette niche splendide d’une croisée, c’est bien comme une statue que je te vois apparaître, la lampe d’agate en la main, ah ! Psyché ! de ces régions issue qui sont terre sainte.

Le Palais Hanté

Dans la plus verte de nos vallées par de bons anges occupée, jadis un beau palais majestueux, rayon- nant palais ! dressait le front. — Dans les domaines du monarque Pensée — c’était là, son site : jamais Séraphin ne déploya de plumes sur une construction à moitié aussi belle.

Les bannières, claires, glorieuses, d’or, sur son toit, se versaient et flottaient (ceci — tout ceci — dans un vieux temps d’autrefois) ; et, tout vent aimable qui badinait dans la douce journée le long des remparts empanachés et blanchissants : ailée, une odeur s’en venait.

Les étrangers à cette heureuse vallée, à travers deux fenêtres lumineuses, regardaient des esprits musi- calement se mouvoir, aux lois d’un luth bien accordé, tout autour d’un trône : où siégeant (Porphyrogénète !) dans un apparat à sa gloire adapté, le maître du royaume se voyait.

Et tout de perle et de rubis éclatante était la porte du beau palais, à travers laquelle venait par flots, par flots, par flots et étincelant toujours, une troupe d’Echos dont le doux devoir n’était que de chanter, avec des voix d’une beauté insurpassable, l’esprit et la sagesse de leur roi.

Mais des êtres de malheur aux robes chagrines assaillirent la haute condition du monarque (ah ! notre deuil : car jamais lendemain ne fera luire d’aube sur ce désolé !) et, tout autour de sa maison, la gloire qui s’empourprait et fleurissait n’est qu’une histoire obscu- rément rappelée des vieux temps ensevelis.

Et les voyageurs, maintenant, dans la vallée, voient par les rougeâtres fenêtres de vastes formes qui s’agitent, fantastiquement, sur une mélodie discordante, tandis qu’à travers la porte, pâle, une hideuse foule se rue à tout jamais, qui rit — mais ne sourit plus.

Eulalie J’habitais seul un monde de plaintes, et mon âme était une onde stagnante, avant que la claire et gentille Eulalie devînt ma rougissante épousée — avant qu’avec les cheveux dorés la jeune Eulalie devînt ma souriante épousée.

Ah ! non — moins brillantes, les étoiles de la nuit que les yeux de la radieuse fille ! et jamais flocon que la vapeur peut faire avec les teintes pourpre et de nacre de la lune, ne peut valoir en la modeste Eulalie la plus négligée de ses tresses — ne peut se comparer en Eulalie les yeux brillants à la plus humble et la plus insoucieuse de ses tresses.

Maintenant le Doute — maintenant la Peine, ne reviennent pas, car mon âme me donne soupir pour soupir ; et, tout le long du jour, luit, brillante et forte, Astarté dans le ciel, pendant que toujours sur elle la chère Eulalie lève son œil de jeune femme — pendant que toujours sur elle la jeune Eulalie lève les violettes de son œil.

Le Ver Vainqueur

Voyez ! c’est nuit de gala dans ces derniers ans solitaires ! Une multitude d’anges en ailes, parée du voile et noyée de pleurs, siége dans un théâtre, pour voir un spectacle d’espoir et de craintes, tandis que l’orchestre soupire par intervalles la musique des sphères.

Des mimes avec la forme du Dieu d’en haut chuchotent et marmottent bas, et se jettent ici ou là — pures marionnettes qui vont et viennent au comman- dement de vastes choses informes lesquelles transportent la scène de côté et d’autre, secouant de leurs ailes de Condor l’invisible Malheur.

Ce drame bigarré — oh ! pour sûr, on ne l’oubliera ! avec son Fantôme à jamais pourchassé par une foule qui ne le saisit pas, à travers un cercle qui revient toujours à une seule et même place ; et beaucoup de Folie et plus de Péché et d’Horreur font l’âme de l’intrigue.

Eteintes ! — éteintes sont les lumières — toutes éteintes ! et, par-dessus chaque forme frissonnante, le rideau, mortuaire drap, descend avec un fracas de tempête, et les anges, pallides tous et blêmes, se levant se dévoilant, affirment que la pièce est la tragédie l’Homme et sôn héros le Ver Vainqueur.

Mais voyez, parmi la cohue des mimes, faire intrusion une forme rampante ! Quelque chose de rouge sang qui sort en se tordant, de la solitude scénique ! se tordant — se tordant : avec de mortelles angoisses les mimes deviennent sa proie et les séraphins sanglotent de ces dents d’un ver imbues de la pourpre humaine.

Ulalume

Les cieux, ils étaient de cendre et graves ; les feuilles, elles étaient crispées et mornes — les feuilles, elles étaient périssables et mornes. C’était nuit en le solitaire Octobre de ma plus immémoriale année. C’était fort près de l’obscur lac d’Auber, dans la brumeuse moyenne région de Weir — c’était là près de l’humide marais d’Auber, dans le bois hanté par les goules de Weir.

Ici, une fois, à travers une allée titanique de cyprès, j’errais avec mon âme ; — une allée de cyprès avec Psyché, mon âme. C’était aux jours où mon cœur était volcanique comme les rivières scoriaques qui roulent — comme les laves qui roulent instablement leurs sulfureux courants en bas de l’Yanek, dans les climats extrêmes du pôle — qui gémissent tandis qu’elles roulent en bas du mont Yanek dans les régions du pôle boréal.

Notre entretien avait été sérieux et grave : mais, nos pensées, elles étaient paralysées et mornes, nos souvenirs étaient traîtres et mornes — car nous ne savions pas que le mois était Octobre et nous ne remarquions pas la nuit de l’année (ah ! nuit de toutes les nuits de l’année !) ; nous n’observions pas l’obscur lac d’Auber, — bien qu’une fois nous ayons voyagé par là, — nous ne nous rappelions pas l’humide marais d’Auber, ni le pays de bois hanté par les goules de Weir.

Et maintenant, comme la nuit vieillissait et que le cadran des étoiles indiquait le matin, — à la fin de notre sentier un liquide et nébuleux éclat vint à naître, hors duquel un miraculeux croissant se leva avec une double corne — le croissant diamanté d’Astarté distinct avec sa double corne.

Et je dis : " Elle est plus tiède que Diane ; elle roule à travers un éther de soupirs : elle jubile dans une région de soupirs, — elle a vu que les larmes ne sont pas sèches sur ces joues où le ver ne meurt jamais et elle est venue passé les étoiles du Lion pour nous désigner le sentier vers les cieux — vers la léthéenne paix des cieux ; — jusque-là venue en dépit du Lion, pour resplendir sur nous de ses yeux brillants — jusque-là venue à travers l’antre du Lion, avec l’amour dans ses yeux lumineux.

Mais Psyché, élevant son doigt, dit : " Tristement, de cette étoile je me défie, — de sa pâleur, étrangement, je me défie. Oh ! hâte-toi ! Oh ! ne nous attardons pas ! Oh ! fuis — et fuyons, il le faut. " Elle parla dans la terreur, laissant s’abattre ses plumes jusqu’à ce que ses ailes traînassent en la poussière — jusqu’à ce qu’elles traînèrent tristement dans la poussière.

Je répliquai : " Ce n’est rien que songe : continuons par cette vacillante lumière ! baignons-nous dans cette cristalline lumière ! Sa splendeur sibylline rayonne d’espoir et de beauté, cette nuit : — vois, elle va, vibrante, au haut du ciel à travers la nuit ! Ah ! nous pouvons, saufs, nous fier à sa lueur et être sûrs qu’elle nous conduira bien, — nous pouvons, saufs, nous fier à une lueur qui ne sait que nous guider à bien, puisqu’elle va, vibrante, au haut des cieux à travers la nuit. "

Ainsi je pacifiai Psyché et la baisai, et tentai de la ravir à cet assombrissement, et vainquis ses scrupules et son assombrissement ; et nous allâmes à la fin de l’allée, où nous fûmes arrêtés par la porte d’une tombe ; par la porte, avec sa légende, d’une tombe, et je dis : " Qu’y a-t-il d’écrit, douce sœur, sur la porte, avec une légende, de cette tombe ? « Elle répliqua : » Ulalume ! Ulalume ! C’est le caveau de ta morte Ulalume ! "

Alors mon cœur devint de cendre et grave, comme les feuilles qui étaient crispées et mornes, — comme les feuilles qui étaient périssables et mornes, et je m’écriai : " Ce fut sûrement en Octobre, dans cette même nuit de l’année dernière, que je voyageai — je voyageai par ici, — que j’apportai un fardeau redoutable jusqu’ici : — dans cette nuit entre toutes les nuits de l’année, ah ! quel démon m’a tenté vers ces lieux ? Je connais bien, main- tenant, cet obscur lac d’Auber — cette brumeuse moyenne région de Weir : je connais bien, maintenant, cet obscur lac d’Auber — cette brumeuse moyenne région de Weir : je connais bien, maintenant, cet humide marais d’Auber, et ces pays de bois hantés par les goules de Weir ! "

Un Rêve dans un Rêve

Tiens ! ce baiser sur ton front ! et, à l’heure où je te quitte, oui, bien haut, que je te l’avoue : tu n’as pas tort, toi qui juges que mes jours ont été un rêve ; et si l’espoir s’est enfui en une nuit ou en un jour — dans une vision ou aucune, n’en e st-il pour cela pas moins PASSÉ ? Tout ce que nous voyons ou paraissons, n’est qu’un rêve dans un rêve.

Je reste en la rumeur d’un rivage par le flot tourmenté et tiens dans la main des grains du sable d’or — bien peu ! encore comme ils glissent à travers mes doigts à l’abîme, pendant que je pleure — pendant que pleure ! O Dieu ! ne puis-je les serrer d’une étreinte plus sûre ? O Dieu ! ne puis-je en sauver un de la vague impitoyable ? TOUT ce que nous voyons ou paraissons, n’est-il qu’un rêve dans un rêve ?

A quelqu’un du Paradis

Tu étais pour moi, amour, tout ce vers quoi mon âme languissait — une île verte en mer, amour, une fontaine et un autel, enguirlandés tout de féeriques fruits et de fleurs, et toutes les fleurs à moi.

Ah ! rêve trop brillant pour durer : ah ! espoir comme une étoile, qui ne te levas que pour te voiler. Une voix, du fond du Futur crie : « Va ! — va ! » — mais sur le Passé (obscur gouffre) mon esprit, planant, est muet, consterné, immobile !

Hélas ! hélas ! car pour moi la lumière de la vie est éteinte : « non ! — plus ! — plus ! — plus ! » (ce langage que tient la solennelle mer aux sables sur le rivage) ne fleurira l’arbre dévasté de la foudre, et l’aigle frappé ne surgira.

Et tous mes jours sont des extases, et tous mes songes de la nuit sont où ton œil d’ombre s’allume et luit ton pas — dans quelles danses éthérées — par quels ruissellements éternels !

Ballade de Noces

L’anneau est à mon doigt, et la couronne à mon front ; une profusion de satins et de joyaux est à mes ordres — et je suis heureuse maintenant.

Et, mon Seigneur, il m’aime bien ; — mais quand il exhala son vœu, je sentis mon cœur se gonfler — car les mots sonnèrent comme un glas et la voix semblait la sienne, à celui qui tomba — dans la bataille au fond de la vallée, et qui est heureux maintenant.

Mais il parla de façon à me rassurer, et il baisa mon front pâle ; lorsqu’une rêverie survint et me porta au cimetière, et je soupirai, devant moi le voyant mort, d’Elormie : « Oh ! je suis heureuse maintenant ! »

Comme cela, furent prononcées les paroles, comme cela fut proféré le vœu ; et, quoique je manque à ma foi et quoique le cœur me manque, regardez le gage d’or qui prouve que je suis heureuse maintenant.

Plaise à Dieu que je m’éveille ! car je ne sais pas ce que je rêve, et mon âme est douloureusement ébranlée — de la crainte qu’il y ait un mauvais pas de fait, de peur que le mort qui est délaissé ne soit pas heureux maintenant.

Lénore

Ah ! brisée est la coupe d’or ! l’esprit à jamais envolé ! Que sonne le glas ! — une âme sanctifiée flotte sur le fleuve Stygien ; et toi, Guy de Vere, n’as-tu de larmes ? pleure maintenant ou jamais plus ! Vois ! sur cette morne et rigide bière, gît ton amour, Lénore ! Allons ! que l’office mortuaire se lise, le chant funèbre se chante ! Une antienne pour la morte la plus royale qui jamais soit morte si jeune — une psalmodie pour elle, deux fois morte parce qu’elle est morte si jeune !

Misérables ! vous l’aimiez pour sa richesse et la haïssiez pour son orgueil, et quand sa santé chancela, vous la bénissiez — parce qu’elle mourait. Comment donc le rituel sera-t-il lu ? — le requiem, chanté — par vous — par toi, l’œil mauvais : par toi, la langue infamante, qui avez causé la mort de l’innocence qui est morte si jeune ? "

" Peccavimus ; mais ne délire pas de la sorte ! et qu’un chant du sabbat monte à Dieu si solennellement que la morte ne sente de mal ! La suave Lénore a « pris les devants » avec l’espoir qui volait à côté, te laissant dans l’égarement à cause de cette chère enfant qui aurait été ton épousée — elle la belle et de grand air qui maintenant gît si profondément, la vie sur sa blonde chevelure, mais pas dans les yeux — la vie là encore, sur la chevelure — la mort aux yeux.

" Arrière ! ce soir j’ai le cœur léger. Je n’enton- nerai de chant mortuaire, mais soutiendrai, dans son vol, l’ange par un Péan des vieux jours ! Que ne tinte de glas ! — de peur que son âme suave, parmi sa religieuse allégresse, n’en saisisse la note, comme Elle plane sur la Terre maudite. Vers les amis d’en haut, aux démons d’en bas le fantôme indigné s’arrache — à l’Enfer, vers une haute condition au loin dans les Cieux — aux pleurs et aux plaintes, vers un trône d’or à côté du Roi des Cieux.

Annabel Lee

Il y a mainte et mainte année, dans un royaume près de la mer, vivait une jeune fille, que vous pouvez connaître par son nom d’ANNABEL LEE : et cette jeune fille ne vivait avec aucune autre pensée que d’aimer et d’être aimée de moi.

J’étais un enfant, et elle était un enfant dans ce royaume près de la mer ; mais nous nous aimions d’un amour qui était plus que l’amour, — moi et mon ANNABEL LEE ; d’un amour que les séraphins ailés des cieux convoitaient, à elle et à moi.

Et ce fut la raison que, il y a longtemps, — un vent souffla d’un nuage, glacant ma belle ANNABEL LEE ; de sorte que ses proches de haute lignée vinrent, et me l’enlevèrent, pour l’enfermer dans un sépulcre, en ce royaume près de la mer.

Les anges, pas à moitié si heureux aux cieux, vinrent, nous enviant, elle et moi — Oui ! ce fut la raison (comme tous les hommes le savent dans ce royaume près de la mer) pourquoi le vent sortit du nuage la nuit, glaçant et tuant mon ANNABEL LEE.

Car la lune jamais ne rayonne sans m’apporter des songes de la belle ANNABEL LEE ; et les étoiles jamais ne se lèvent que je ne sente les brillants yeux de la belle ANNABEL LEE ; et ainsi, toute l’heure de la nuit, je repose à côté de ma chérie, — de ma chérie, — ma vie et mon épousée, dans ce sépulcre près de la mer, dans sa tombe près de la bruyante mer.

Mais, pour notre amour, il était plus fort de tout un monde que l’amour de ceux plus âgés que nous ; — de plusieurs de tout un monde plus sages que nous, — et ni les anges là-haut dans les cieux, — ni les démons sous la mer ne peuvent jamais disjoindre mon âme de l’âme de la très-belle ANNABEL LEE.

La Dormeuse

A minuit, au mois de Juin, je suis sous la lune mystique : une vapeur opiacée, obscure, humide, s’exhale hors de son contour d’or et, doucement se distillant, goutte à goutte, sur le tranquille sommet de la montagne, glisse, avec assoupissement et musique, parmi l’universelle vallée. Le romarin salue la tombe, le lys flotte sur la vague ; enveloppant de brume son sein, la ruine se tasse dans le repos : comparable au Léthé, voyez ! le lac semble goûter un sommeil conscient et, pour le monde, ne s’éveillerait. Toute Beauté dort : et repose, sa croisée ouverte au ciel, Irène, avec ses Destinées !

Oh ! dame brillante, vraiment est-ce bien, cette fenêtre ouverte à la nuit ? Les airs folâtres se laissent choir du haut de l’arbre rieusement par la persienne ; les airs incorporels, troupe magique, voltigent au dedans et au dehors de la chambre, et agitent les rideaux du baldaquin si brusquement — si terriblement — au-dessus des closes paupières frangées où ton âme en le somme gît cachée, que, le long du plancher et au bas du mur, comme des fantômes s’élève et descend l’ombre. Oh ! dame aimée, n’as-tu pas peur ? Pourquoi ou à quoi rêves-tu maintenant ici ? Sûr, tu es venue de par les mers du loin, merveille pour les arbres de ces jardins ! Etrange est ta pâleur ! étrange est ta toilette ! étrange par dessus tout ta longueur de cheveux, et tout ce solennel silence !

La dame dort ! oh ! puisse son sommeil, qui se prolonge, de même être profond. Le Ciel la tienne en sa garde sacrée ! La salle changée en une plus sainte, ce lit en un plus mélancolique, je prie Dieu qu’elle gise à jamais sans que s’ouvre son œil, pendant qu’iront les fantômes aux plis obscurs.

Mon amour, elle dort ! oh ! puisse son sommeil, comme il est continu, de même être profond. Que doucement autour d’elle rampent les vers ! Loin dans la forêt, obscure et vieille, que s’ouvre pour elle quelque haut caveau — quelque caveau qui souvent a fermé les ailes noires de ses oscillants panneaux, triomphal, sur les teintures armoriées des funérailles de sa grande famille — quelque sépulcre, écarté, solitaire, contre le portail duquel elle a lancé, dans sa jeunesse, mainte pierre oisive — quelque tombe hors de la porte reten- tissante de laquelle elle ne fera plus sortir jamais d’écho, frissonnante de penser, pauvre enfant de péché ! que c’étaient les morts qui gémissaient à l’intérieur.

Les Cloches

Entendez les traîneaux à cloches — cloches d’argent ! Quel monde d’amusement annonce leur mélodie ! Comme elle tinte, tinte, tinte, dans le glacial air de nuit ! tandis que les astres qui étincellent sur tout le ciel semblent cligner, avec cristalline délice, de l’œil : allant, elle, d’accord (d’accord, d’accord) en une sorte de rythme runique, avec la « tintinnabulisation » qui surgit si musicalement des cloches (des cloches, cloches, cloches, cloches, cloches, cloches) : du cliquetis et du tintement des cloches.

Entendez les mûres cloches nuptiales, cloches d’or ! Quel monde de bonheur annonce leur harmonie ! à travers l’air de nuit embaumé, comme elles sonnent partout leur délice ! Hors des notes d’or fondues, toutes ensemble, quelle liquide chanson flotte pour la tourte- relle, qui écoute tandis qu’elle couve de son amour la lune ! Oh ! des sonores cellules quel jaillissement d’euphonie sourd volumineusement ! qu’il s’enfle, qu’il demeure parmi le Futur ! qu’il dit le ravissement qui porte au branle et à la sonnerie des cloches (cloches, cloches — des cloches, cloches, cloches, cloches), au rythme et au carillon des cloches !

Entendez les bruyantes cloches d’alarme — cloches de bronze ! Quelle histoire de terreur dit maintenant leur turbulence ! Dans l’oreille saisie de la nuit comme elles crient leur effroi ! Trop terrifiées pour parler, elles peuvent seulement s’écrier hors de ton, dans une clameur d’appel à merci du feu, dans une remontrance au feu sourd et frénétique bondissant plus haut (plus haut, plus haut), avec un désespéré désir ou une recherche résolue, maintenant, de maintenant siéger, ou jamais, aux côtés de la lune à la face pâle. Oh ! les cloches (cloches, cloches), quelle histoire dit leur terreur — de Désespoir ! Qu’elles frappent et choquent, et rugissent ! Quelle horreur elles versent sur le sein de l’air palpitant ! encore l’ouïe sait-elle, pleinement, par le tintouin et le vacarme, comment tourbillonne et s’épanche le danger ; encore l’ouïe dit-elle, distinctement, dans le vacarme et la querelle, comment s’abat ou s’enfle le danger, à l’abattement ou à l’enflure dans la colère des cloches, dans la clameur et l’éclat des cloches !

Entendez le glas des cloches — cloches de fer ! Quel monde de pensée solennelle comporte leur monodie ! Dans le silence de la nuit que nous frémissons de l’effroi ! à la mélancolique menace de leur ton. Car chaque son qui flotte, hors la rouille en leur gorge — est un gémissement. Et le peuple — le peuple — ceux qui demeurent haut dans le clocher, tous seuls, qui sonnant (sonnant, sonnant) dans cette monotonie voilée, sent une gloire à ainsi rouler sur le cœur humain une pierre — ils ne sont ni homme ni femme — ils ne sont ni brute ni humain — ils sont des Goules : et leur roi, ce l’est, qui sonne ; et il roule, (roule — roule) roule un Péan hors des cloches ! Et son sein content se gonfle de ce Péan des cloches ! et il danse, et il danse, et il hurle : allant d’accord (d’accord, d’accord) en une sorte de rythme runique, avec le tressaut des cloches — (des cloches, cloches, cloches) avec le sanglot des cloches ; allant d’accord (d’accord, d’accord) dans le glas (le glas, le glas) en un heureux rythme runique, avec le roulis des cloches — (des cloches, cloches, cloches), avec la sonnerie des cloches — (des cloches, cloches, cloches, cloches, cloches — cloches, cloches, cloches) — le geigne- ment et le gémissement des cloches.

Israfel

Dans le ciel habite un esprit " dont les fibres du cœur font un luth ". Nul ne chante si étrangement bien — que l’ange Israfel, et les étoiles si irrésolues (au dire des légendes) cessant leurs hymnes, se prennent au charme de sa voix, muettes toutes.

Vacillante et lointaine à sa plus haute heure, la lune énamourée rougit de passion ; alors, pour écouter, la vermeille clarté ainsi que les rapides Pléiades, elles- mêmes, toutes les sept, fait une pause dans les Cieux.

Ils disent (le cœur étoilé et tout ce qui écoute là) que la flamme d’Israfeli doit à cette lyre, avec quoi il siège et chante, le frémissement de vie qui se prolonge sur ces cordes extraordinaires.

Mais cet ange a foulé le firmament, où de profondes pensées sont un devoir — où l’Amour est un dieu dans sa force — où les œillades des houris possèdent toute la beauté que l’on adore dans une étoile.

Voilà pourquoi tu n’as pas tort, Israfeli, que ne satisfait pas un chant impossible ; à toi appartiennent les lauriers, ô Barde le meilleur, étant le plus sage ! Vis joyeusement et longtemps ! et longtemps !

Les célestes extases d’en haut, certes, vont bien à tes brûlantes mesures ; ta peine, ta joie, ta haine, ton amour, à la ferveur de ton luth — les étoiles peuvent être muettes.

Oui, le ciel est à toi, mais chez nous est un monde de douceurs et d’amertumes ; nos fleurs sont simplement — des fleurs ; et l’ombre de ta félicité parfaite est le sommeil de la nôtre.

Si je pouvais habiter où Israfel habite et que lui me fût, il se pourrait qu’il ne chantât pas si étrangement bien une mélodie mortelle ; tandis qu’une note plus forte que celle-ci peut-être roulerait de ma lyre dans le Ciel.

Terre de Songe

Par une sombre route déserte, hantée de mauvais anges seuls, où une Idole, nommée Nuit, sur un trône noir debout règne, je ne suis arrivé en ces terres-ci que nouvellement d’une extrême et vague Thulé — d’un étrange et fatidique climat qui gît, sublime, hors de l’ESPACE, hors du TEMPS.

Insondables vallées et flots interminables, vides et souterrains et bois de Titans avec des formes qu’aucun homme ne peut découvrir à cause des rosées qui perlent au-dessus ; montagnes tombant à jamais dans des mers sans nul rivage ; mers qui inquiètement aspirent, y surgissant, aux cieux en feu ; lacs qui débordent inces- samment de leur eaux calmes — calmes et glacées de la neige des lys inclinés.

Par les lacs qui ainsi débordent de leurs eaux solitaires, solitaires et mortes — leurs eaux tristes, tristes et glacées de la neige des lys inclinés — par les montagnes — par les bois gris — par le marécage où s’installent le crapaud et le lézard — par les flaques et étangs lugubres — où habitent les Goules — en chaque lieu le plus décrié — dans chaque coin le plus mélancolique : partout le voyageur rencontre effarées les Réminiscences drapées du Passé — formes ensevelies qui reculent et soupirent quand elles passent près du promeneur, formes au plis blancs d’amis rendus il y a longtemps, par l’agonie, à la Terre — et au Ciel.

Pour le cœur dont les maux sont Légion, c’est une pacifique et calmante Région. — Pour l’esprit qui marche parmi l’ombre, c’est — oh ! c’est Eldorado ! Mais le voyageur, lui, qui voyage au travers, ne peut — n’ose pas la considérer ouvertement. Jamais ses mystères ne s’exposent au faible œil humain qui ne s’est pas fermé ; ainsi le veut son Roi, qui a défendu d’y lever la paupière frangée ; et aussi l’âme en peine qui y passe, ne la contemple qu’à travers des glaces obscurcies.

Par une sombre route nue, hantée de mauvais anges seuls, où un Idole, nommée Nuit, sur un trône noir debout règne, j’ai erré avant de ne revenir que récemment de cette extrême et vague Thulé.

A Hélène

Je te vis une fois — une seule fois — il y a des années : combien, je ne le dois pas dire, mais peu. C’était un minuit de Juillet ; et hors du plein orbe d’une lune qui, comme ton âme même s’élevant, se frayait un chemin précipité au haut du ciel, tombait de soie et argenté un voile de lumiere, avec quiétude et chaud accablement et sommeil, sur les figures levées de mille roses qui croissaient dans un jardin enchanté, où nul vent n’osait bouger, si ce n’est sur la pointe des pieds ; — il tombait sur les figures levées de ces roses qui rendaient, en retour de la lumière d’amour, leurs odorantes âmes en une mort extatique ; — il tombait sur les figures levées de ces roses qui souriaient et mouraient en ce parterre, enchanté — par toi et par la poésie de ta présence. Tout de blanc habillée, sur un banc de violette, je te vis à demi-gisante, tandis que la lune, tombait sur les figures levées de ces roses, et sur la tienne même, levée, hélas ! dans le chagrin.

N’était-ce pas la destinée, qui, par ce minuit de Juillet, — n’était-ce pas la destinée, dont le nom est aussi chagrin, — qui me commanda cette pause devant la grille du jardin pour respirer l’encens de ses sommeil- lantes roses ? Aucun pas ne s’agitait : le monde détesté tout entier dormait, excepté seulement toi et moi (oh ! cieux ! — oh ! Dieu ! comme mon cœur bat d’accoupler ces deux noms !), excepté seulement toi et moi. — Je m’arrêtai, — je regardai, — et en un instant toutes choses disparurent. (Ah ! — aie en l’esprit ceci que le jardin était enchanté !) Le lustre perlé de la lune s’en alla : les bancs de mousse et le méandre des sentiers, les fleurs heureuses et les gémissants arbres ne se firent plus voir : des roses mêmes l’odeur mourut dans les bras des airs adorateurs. Tout, — tout expira, sauf toi, sauf moins que toi, sauf seulement la divine lumière en tes yeux, sauf rien que l’âme en tes yeux levés. Je ne vis qu’eux ; — ils étaient le monde pour moi. Je ne vis qu’eux, — les vis seulement pendant des heures, — les vis seulement jusqu’alors que la lune s’en alla. Quelles terribles histoires du cœur semblèrent inscrites sur ces cristallines, célestes sphères ! Quelle mer silencieusement sereine d’orgueil ! Quelle ambition osée ! pourtant quelle profonde, quelle insondable puissance pour l’amour !

Mais voici qu’à la fin la chère Diane plongea hors de la vue dans la couche occidentale d’un nuage de foudre : et toi, fantôme, parmi le sépulcre des arbres, te glissas au loin. Tes yeux seulement demeurèrent. Ils ne voulurent pas partir ; — ils ne sont jamais partis encore !

Eclairant ma route solitaire à la maison cette nuit-là, ils ne m’ont pas quitté (comme firent mes espoirs) depuis. Ils me suivent, ils me conduisent à travers les années. Ils sont mes ministres ; pourtant je suis leur esclave. Leur office est d’illuminer et d’embraser ; — mon devoir, d’être sauvé par leur brillante lumière, et purifié dans leur feu électrique, et sanctifié dans leur feu élyséen. Ils emplissent mon âme de beauté (qui est espoir), et sont loin, au haut des cieux, — les étoiles devant qui je m’agenouille dans les tristes, taciturnes veilles de ma nuit ; tandis que, même dans le rayonne- ment méridien du jour, je les vois encore, — deux suaves, scintillantes Vénus, inextinguibles au soleil.

Pour Annie

Grâce au ciel ! la crise — le danger est passé, et le traînant malaise loin enfin — et la fièvre appelée « Vivre » est vaincue enfin.

C’est tristesse, je le sais, que d’être dénué de ma force, et je ne meus pas un muscle, moi qui gis tout de mon long — mais n’importe ! Je sens que je suis mieux à la longue.

Et je reste si posément maintenant dans mon lit, qu’un spectateur pourrait s’imaginer ma mort, pourrait tressaillir au spectacle, me croyant mort.

Geignement et gémissement — le soupir, le sanglot — sont maintenant apaisés, avec cet horrible battement du cœur : — ah ! cet horrible, horrible battement !

Le malaise — la nausée — l’impitoyable douleur — ont cessé, avec la fièvre et sa démence au cerveau — avec la fièvre appelée « Vivre » qui brûlait dans mon cerveau.

Oh ! et de toutes tortures — cette torture, la pire, s’est abattue — la terrible torture de la soif pour le fleuve bitumineux de passion maudite : — j’ai bu d’une eau qui étanche toute soif —

D’une eau qui coule avec des syllabes endormantes hors d’une source rien qu’à très-peu de pieds sous terre — hors d’une caverne pas très-avant située sous la terre.

Ah ! et que jamais on ne dise — sottement — que ma chambre est obscure, ni étroit mon lit ; car homme n’a jamais dormi dans un lit différent — et, pour dormir, vous aurez juste à sommeiller dans un tel lit.

Mon esprit à la Tantale ici se repose agréablement, oubliant ou ne regrettant jamais ses roses — ses vieilles agitations de myrtes et de roses :

Car voici que, tout en gisant dans sa quiétude, il imagine une odeur plus sainte, alentour, de violettes — une odeur de romarin, entremêlé avec les violettes — avec de la rue et les belles violettes puritaines.

Il gît ainsi, heureusement, baigné — par maint songe de la constance et de la beauté d’Annie — noyé dans un bain des tresses d’Annie.

Tendrement elle m’embrassa : affectueusement me caressa, et je tombai alors doucement pour dormir sur son sein — dormir profondément à cause des cieux de son sein.

A l’extinction de la lumière, elle me couvrit chaudement et elle pria les anges de me garder de tout mal — la reine des anges de me parer de tout mal.

Et je gis si posément, maintenant, dans mon lit (connaissant son amour) que vous vous imaginez ma mort — et je demeure si satisfait, maintenant, dans mon lit (avec son amour en mon sein) que vous vous imaginez ma mort, que vous frémissez de me regarder, me croyant mort.

Mais pour mon cœur — il est plus brillant — que toutes les multiples étoiles du ciel — car il scintille par Annie — il s’allume à la lumière de l’amour de mon Annie — à la pensée de la lumière des yeux de mon Annie.

Silence

Il y a des entités — des choses incorporelles, ayant une double vie, laquelle a pour type cette dualité qui ressort de la matière et de la lumière, manifestée par la solidité et l’ombre. Il y a un silence à double face, — mer et rivage, — corps et âme. L’un habite les endroits solitaires, nouvellement recouverts par l’herbe ; des grâces solennelles, des réminiscences humaines et une science de larmes lui ôtent toute terreur : son nom est : « Non, plus ! » C’est le corps du silence : ne le redoute pas ! Il n’a en soi de pouvoir mauvais. Mais si quelque urgent destin (lot imtempestif !) t’amène à rencontrer son ombre (elfe innommée, qui, elle, hante les régions isolées que n’a foulées nul pied d’homme), recommande ton âme à Dieu.

La Vallée de l’Inquiétude

Autrefois souriait un val silencieux que son monde n’habitait pas : tous étaient allés en guerre, confiant aux doux yeux des étoiles, la nuit, de veiller des hautes tours de l’azur sur les fleurs, au milieu de qui, tout le jour, le soleil vermeil demeurait paresseusement.

Maintenant tout visiteur confessera l’instabilité de la triste vallée. Il n’y a rien d’immobile — rien sauf les airs qui accablent la magique solitude. Ah ! aucun vent ne trouble ces arbres qui palpitent comme les mers glacées autour des brumeuses Hébrides ! Ah ! aucun vent ne pousse ces nuages qui frémissent par les cieux inquiets, avec malaise, du matin au soir, au-dessus des violettes qui sont là par myriades de types de l’œil humain — au-dessus des lys qui ondulent et pleurent sur une tombe sans nom. Ils ondulent : — de leurs odorants sommets d’éternelles rosées tombent par gouttes. Ils pleurent : de leurs délicates tiges les péren- nelles larmes descendent en pierreries.

La Cité en la Mer

Voyez ! la Mort s’est élevé un trône, dans une étrange cité gisant seule en l’obscur Ouest ; où les bons et les mauvais, les pires et les meilleurs s’en sont allés au repos éternel. Chapelles et palais et tours (par le temps rongées, des tours, qui ne tremblent pas !) ne ressemblent à rien qui soit chez nous. A l’entour, par le soulèvement du vent oubliées, avec résignation gisent sous les cieux les mélancoliques eaux.

Nul rayon, du ciel sacré ne provient, sur les longues heures de nuit de cette ville ; mais une clarté sortie de la mer livide inonde les tours en silence — luit sur les faîtes au loin et de soi — sur les dômes, sur les résidences royales — sur les temples — sur des murs comme à Babylone — sur la désuétude ombragée de vieux bosquets d’ifs sculptés et de fleurs de pierre — sur mainte et mainte merveilleuse chapelle dont les frises contournées enlacent avec des violes la violette et la vigne. Avec résignation sous les cieux gisent les mélancoliques eaux. Tant se confondent ombres et tourelles, que tout semble suspendu dans l’air : tandis que d’une fière tour de la ville, la Mort plonge, gigan- tesque, le regard.

Là, des temples ouverts et des tombes béantes baîllent au niveau des lumineuses vagues ; mais ni la richesse qui gît en l’œil de diamant de chaque idole, ni les morts gaîment de joyaux parés ne tentent les eaux hors de leur lit, car aucune lame ne s’enroule, hélas ! le long de cette solitude de verre — aucun gonflement ne raconte qu’il peut être des vents sur quelque mer plus heureuse du loin — aucune houle ne suggère que des vents ont été sur des mers d’une moins hideuse sérénité.

Mais voici ! un branle est dans l’air : la vague — il y a mouvement. Comme si les tours avaient repoussé, en sombrant doucement, l’onde morne — comme si les faîtes avaient alors faiblement fait le vide dans les cieux figés. Les vagues ont à présent une lueur plus rouge, les heures respirent sourdes et faibles — et quand, parmi des gémissements autres que de la terre — très-bas — très-bas — cette ville hors d’ici s’établira, l’Enfer, se levant de mille trônes, lui rendra hommage.

ROMANCES & VERS D’ALBUM

LA ROMANCE

La Romance, qui se plaît à saluer et à chanter, l’aile ployée, parmi les feuilles vertes secouées au loin dans quelque lac ombreux, a été pour moi un perroquet colorié — oiseau fort familier ; — m’a montré l’alpha- bet, et à balbutier mes toutes premières paroles quand j’étais dans le bois farouche, enfant à l’œil sagace.

Condors (maintenant) des ans éter- nels ébranlent à ce point les hauteurs de l’air avec un tumulté de foudre, que je n’ai plus de temps pour des soins ardents, les yeux fixes sur l’inquiet ciel. Et quand une heure aux ailes plus calmes étend sa plume sur mon esprit — passer ce peu de temps avec la lyre et le rythme (choses défendues !) mon cœur s’en ferait un crime, à moins qu’il n’ait frémi à l’unisson des cordes.

A M. L. S.

De tous ceux qui saluent ta présence comme le matin — de tous ceux pour qui ton absence est la nuit — le total effacement du sacré soleil dans le haut ciel, — de tous ceux qui, pleurant, te bénissent journellement à cause de l’espoir — de la vie — ah ! surtout de la résurrection de la foi au fond d’eux ensevelie — cela en vérité — en vertu — en humanité, — de tous ceux qui, sur le lit inconsacré du Désespoir gisant pour mourir, se sont soudainement levés à tes paroles murmurées doucement « Que la lumière soit ! » — à tes paroles murmurées doucement qui eurent pour accomplissement le séraphique élan de tes yeux, — de tous ceux qui te doivent le plus — dont la gratitude de plus près ressemble au culte — oh ! rappelle-toi le plus vrai — le plus fervemment dévoué, et pense que ces faibles lignes sont écrites par lui — par lui qui, comme il les trace, tressaille de penser que son esprit est en communion avec celui d’un ange.

UN RÊVE

En des visions de la sombre nuit, j’ai bien rêvé de joie défunte — mais voici qu’un rêve, tout éveillé, de joie et de lumière m’a laissé le cœur brisé.

Ah ! qu’est-ce qui n’est pas un rêve le jour, pour celui dont les yeux portent sur les choses d’alentour un éclat retourné au passé ?

Ce rêve béni, ce rêve béni, pendant que le monde entier grondait, m’a réjoui comme un rayon cher guidant un esprit solitaire.

Oui, quoique cette lumière, dans l’orage et la nuit, tremblât comme de loin ; que pouvait-il y avoir, brillant avec plus de pureté, sous l’astre de jour de Vérité !

STANCES

La journée la plus heureuse, l’heure la plus heureuse, mon cœur atteint et fané l’a connue. — Le plus haut espoir d’orgueil et de forces, je sens qu’il est passé.

De forces ! dis-je ? oui ! je me le figure, mais il y a longtemps que c’est évanoui ; hélas ! les visions de la jeunesse ont été, qu’elles fuient.

Orgueil, qu’ai-je maintenant à faire avec toi ! Un autre front peut bien hériter du poison que tu m’as versé : sois tranquille, mon esprit.

Le jour le plus heureux, l’heure la plus heureuse que verront mes yeux, sont vus déjà. Le regard le plus brillant vers l’orgueil et la puissance, je le sens, il a eu lieu :

Mais que cet espoir d’orgueil et de forces s’offrit maintenant avec la peine alors sentie ; cette heure très brillante, je ne voudrais la revivre. —

A son aile s’alliait de l’ombre et, quand elle a volé, tomba une essence, puissante — pour détruire une âme qui la savait.

FÉERIE

Noir val — et cours d’eau ombreux — et bois pareils à des nuages, dont on ne peut découvrir les formes, à cause des larmes qui s’égouttent partout — là croissent et décroissent d’énormes lunes — encore — encore — encore à tout moment de la nuit — changeant à jamais de lieu — elles éteignent la lumière des étoiles avec l’haleine de leurs faces pâles. Vers minuit au cadran lunaire, une plus nébuleuse que le reste (d’une espèce qu’à l’épreuve elles ont trouvé être la meilleure) descend, — bas, plus bas, et son centre à la cime d’une éminence de montagnes, pendant que la vaste circonférence retombe en draperies aisées sur les hameaux, sur les résidences (partout où il y peut y en avoir), sur les bois étranges — sur la mer — sur les esprits au vol — sur toute chose assoupie — et les ensevelit dans un laby- rinthe de lueur. Profonde, oh ! profonde alors la passion de leur sommeil. Au matin Elles se lèvent, et le voile lunaire prend vers les Cieux un essor, avec les tempêtes qui s’y agitent, comme… presque comme tout — ou un pâle Albatros. Elles n’emploient plus cette lune aux mêmes fins que devant, videlicet une tente — ce que je crois extravagant : ses atomes donc se séparent en une averse, dont ces papillons de la Terre, qui cherchent les Cieux et redescendent (êtres jamais satisfaits !) apportent un spécimen par leurs ailes frissonnantes.

LE LAC

Au printemps de mon âge ce fut mon destin de hanter de tout le vaste monde un lieu, que je ne pouvais moins aimer — si aimable était l’isolement d’un vaste lac, par un roc noir borné, et les hauts pins qui le dominaient alentour.

Mais quand la nuit avait jeté sa draperie sur le lieu comme sur tous, et que le vent mystique allait murmurer sa musique — alors — oh ! alors je m’éveillais toujours à la terreur du lac isolé.

Cette terreur n’était effroi, mais tremblant délice, un sentiment que, non ! mine de joyaux ne pourrait m’enseigner ou me porter à définir — ni l’Amour, quoique l’Amour fût le tien !

La mort était sous ce flot empoisonné, et dans son gouffre une tombe bien faite pour celui qui pouvait puiser là un soulas à son imagination isolée — dont l’âme solitaire pouvait faire un Eden de ce lac obscur.

A LA RIVIÈRE

Belle rivière ! dans ton cours de cristal, clair et brillant, vagabonde eau, tu es un emblême de l’éclat de la beauté : — du cœur qui ne se cache — des détours enjoués de l’art chez la fille du vieil Alberto.

Mais qu’elle regarde dans ton flot, qui tremble soudain et resplendit — alors le plus joli des ruisseaux ressemble à son adorateur ; car dans un cœur, comme dans ta fuite, reste son image profonde — un cœur tremblant au rayonnement de ses yeux qui cherchent l’âme.

CHANSON

Je te vis le jour de tes noces — quand te vint une brillante rougeur, quoiqué autour de toi fût le bonheur, le monde tout amour devant toi.

Et dans ton œil une lumière embrasante (laquelle pût être) fut tout ce que sur Terre ma vue douloureuse, eut à voir de Charme.

Cette rougeur, peut-être, était-ce virginale honte (pour tel ce peut bien passer) bien que son éclat ait soulevé une plus fougueuse flamme dans le sein de celui, hélas !

Qui te vit ce jour de noces, quand cette profonde rougeur te voulut venir, quoique le bonheur fût autour de toi, le monde tout amour devant toi.

A M. L. S.

Il n’y a pas longtemps, l’auteur de ces lignes, dans dans un fol orgueil d’intellectualité, maintenait " la puissance des mots " — niait que jamais pensée surgît dans le cerveau humain, supérieure à son énonciation par la langue humaine. Et, maintenant comme par une moquerie de cette jactance, deux mots — deux doux dissyllabes étrangers, musique italienne, faits seulement pour être murmurés par des anges, au clair de lune, rêvant d’" une rosée qui pend comme des liens de perles de la colline d’Hermon " — ont suscité de l’abîme de son cœur des pensées comme il ne s’en place point et qui sont l’âme de la pensée ; de plus riches, de bien plus étranges, de bien plus divines visions que le séraphique harpiste Israfel même (qui a " la plus suave voix de toutes les créatures de Dieu ") ne saurait prétendre énoncer. Et moi ! mes charmes sont rompus : la plume tombe impuissante de ma main qui vacille. Avec ton cher nom pour texte, je ne puis, quoique commandé par toi, écrire — ne puis parler ou penser — hélas ! je ne puis sentir ; car ce n’est point sentir, cette immobile station sur le seuil d’or de la grille grande ouverte des rêves, à considérer, extasié, le fond de la somptueuse allée : et, frémissant de ne voir, à droite, à gauche et le long de la voie, parmi les vapeurs empourprées, tout au loin où la perspective se termine — que Toi.

A MA MÈRE

Parce que je sens que, là-haut, dans les Cieux, les anges l’un à l’autre se parlant bas, ne peuvent, parmi leurs termes brûlants d’amour, en trouver un d’une dévotion pareille à celui de « Mère » ; en conséquence, je vous ai dès longtemps de ce nom appelée, vous qui êtes plus qu’une mère pour moi et remplissez le cœur de mon cœur, où vous installa la Mort en affranchissant l’esprit de ma Virginie. Ma mère — ma propre mère, qui mourut tôt n’était que ma mère, à moi ; mais vous êtes la mère de Celle que j’ai si chèrement aimée ; et m’êtes ainsi plus chère que la mère que j’ai connue, de cet infini dont ma femme était plus chère à mon âme, qu’à cette âme sa vie.

A M. L. S.

De tous ceux qui saluent ta présence comme le matin — de tous ceux pour qui ton absence est la nuit — le total effacement du sacré soleil dans le haut ciel, — de tous ceux qui, pleurant, te bénissent journellement à cause de l’espoir — de la vie — ah ! surtout de la résurrection de la foi au fond d’eux ensevelie — cela en vérité — en vertu — en humanité, — de tous ceux qui, sur le lit inconsacré du Désespoir gisant pour mourir, se sont soudainement levés à tes paroles murmurées doucement « Que la lumière soit ! » — à tes paroles murmurées doucement qui eurent pour accomplissement le séraphique élan de tes yeux, — de tous ceux qui te doivent le plus — dont la gratitude de plus près ressemble au culte — oh ! rappelle-toi le plus vrai — le plus fervemment dévoué, et pense que ces faibles lignes sont écrites par lui — par lui qui, comme il les trace, tressaille de penser que son esprit est en communion avec celui d’un ange.

A F.-S. O.

Tu voudrais être aimée ? Donc que ton cœur ne s’écarte de son sentier présent ! Etant de tout point ce que tu es maintenant, ne soit rien de ce que tu n’es pas. Ainsi, pour le monde, tes nobles façons, ta grâce bien plus que beauté, seront un thème sans fin de louange ; à l’amour — un simple devoir.

A. F.

Bien aimée, parmi les maux pressants qui s attroupent autour de mon sentier terrestre — morne sentier, hélas ! où ne croît pas même une rose solitaire, mon âme a, du moins, un soulas dans des rêves de toi, et y sait un Éden de chers repos.

Ton souvenir est pour moi comme une île enchantée au loin dans une mer tumultueuse — quelque océan vaste et libre, tressautant de tempêtes — mais où néanmoins les cieux les plus sereins sourient continuel- lement juste au-dessus dé cette brillante île.

Je ne prends point garde que mon sort terrestre n’a presque rien de la terre, que des années d’amour ont été oubliées dans la haine d’une minute : mon deuil n’est point que les désolés même ne soient plus heureux — bijou ! que moi, mais que vous vous chagrinez de mon sort, moi qui suis un passant.

SONNET A LA SCIENCE

Science, tu es la vraie fille du vieux temps, qui changes toutes choses pour ton œil scrutateur. Pourquoi fais-tu ta proie ainsi, du cœur du poëte. Vautour dont les ailes sont de ternes réalités ? Comment t’aimerait-il ? ou te jugerait-il sage, toi qui ne le laisserait point, dans la promenade de son vol, chercher un trésor en les cieux pleins de joyaux, encore qu’il y soit monté d’une aile indomptée. N’as-tu pas arraché Diane à son char ? et chassé du bois l’Hamadryade qui cherche un refuge dans quelque plus heureux astre ? N’as-tu pas banni de son flot la Naïade, du vert gazon l’Elfe et moi des rêves d’été sous le tamarin.

LE COLISÉE

Type de l’antique Rome ! Riche reliquaire de contemplations hautes au temps léguées par des siècles ensevelis de pompe et de puissance ! Enfin — enfin — après tant de jours de lassant pèlerinage fatigué et de brûlante soif (soif des sources de savoir qui gisent en toi) je m’agenouille, homme jeune et changé, dans tes ombres, et bois du fond même de mon âme ton soir, ta grandeur et ta gloire !

Vastitude ! âge ! et mémoire de jadis ! silence ! et désolation ! et nuit sombre ! Je vous sens maintenant — je vous sens dans ma force. — O sortilèges plus sûrs que jamais roi de Judée n’en enseigna dans les jardins de Gethsemani ! O charmes plus valides que la Chaldée ravie n’en soutira jamais aux tranquilles étoiles.

Ici où tomba un héros, tombe une colonne ! Ici où l’aigle théâtral éclatait d’or, la brune chauve-souris fait sa veille de minuit. Ici ! où des dames de Rome agitaient au vent leur chevelure dorée, maintenant s’agite le chardon et l’ajonc. Ici ! où le monarque s’inclinait sur un trône en or, glisse, comme un spectre, vers sa demeure de marbre, par la faible lumière des cornes de la lune éclairé, le silencieux et vil lézard des pierres.

Mais reste ? Ces murs — ces arcades de lierre vêtues — ces plinthes croulantes — ces fûts tristes et noircis — ces entablements vagues — ces frises émiettées — ces corniches en morceaux — ce naufrage — cette ruine — ces pierres, hélas ! ces pierres grises, est-ce là, de ce qui fut le fameux et colossal, tout ce qu’à la destinée et à moi ont laissé les corrosives Heures.

« Pas tout » me répondirent les Échos — " pas tout ! " Sons prophétiques et forts, montez à jamais de nous et de toute ruine, vers le sage ; comme la mélodie de Memnon vers le Soleil. Nous régnons sur les cœurs des plus puissants des hommes — nous exerçons un despotique empire, sur les esprits géants. Nous ne sommes pas impuissantes, nous passives pierres. Non, notre pouvoir n’est point parti — pas toute notre célébrité — pas toute la magie de notre haut renom — pas toute la merveille qui nous ceint — pas tous les mystères qui gisent en nous — pas toutes les réminis- cences qui se suspendent et s’attachent à nous comme un vêtement, nous habillant d’une robe en plus que de la gloire.

A ZANTE

Belle île ! qui de la plus belle de toutes les fleurs tires le plus aimable de tous les noms aimables, le tien, combien de réminiscences et de quelles heures radieuses ! s’éveillent d’abord à ta vue et de tout ce que tu contiens ! Combien de scènes et de quelle félicité disparue ! Combien de pensée et de quelles espérances ensevelies ! Que de visions d’une jeune fille qui n’est — plus, non, plus sur tes pentes de verdure ! Plus ! hélas ; ce triste et magique mot transformer tout ! tes charmes ne plairont plus ; plus, ta mémoire. Pour un sol maudit je tiens désormais ton rivage émaillé de fleurs. O île d’Hyacinthe ! O vermeille Zante ! " Isola d’oro, Fior de Levante. "

SCOLIES

La signature ici montrée a été prise au bas d’une lettre, à cause de l’arabesque du paraphe plutôt que comme échantillon de l’écriture exquise.

Ces deux mots célèbres que lie un trait signi- ficatif tracé par la main du poëte, conservent l’initiale parasite de l’autre mot : Allan. Ainsi s’appelait (on ne l’ignore) le gentleman qui adopta le rejeton d’un couple romanesque et famélique d’acteurs de théâtre, fit parade de cette enfance développant dans l’atmosphère de luxe la précocité ; puis, instrument premier d’une destinée épouvantable, jeta dans la vie, nu, avec des rêves impuissant à se débattre contre un sort nouveau, l’homme jeune qui allait devenir Edgar Poe et payer magnifiquement sa dette en menant, au sien uni, le nom d’un protecteur à l’immortalité : or, l’avenir s’y refuse.

SONNET

(page 9)

Extérieurement du moins et par l’hommage matériel, ce livre, achevant après un laps très long la traduction de l’œuvre d’histoires et de vers laissé par Edgar Poe, peut passer pour un monument du goût français au génie qui, à l’égal de nos maîtres les plus chers ou vénérés, chez nous exerça une influence.

Toute la génération dès l’instant où le grand Baudelaire produisit les Contes inoubliables, jusqu’à maintenant qu’on lira ces Poèmes, a songé à Poe tant, qu’il ne serait pas malsonnant, même envers les compatriotes du rêveur américain, d’affirmer qu’ici la fleur éclatante et nette de sa pensée, là-bas dépaysée d’abord, trouve un sol authentique.

Le sonnet envoyé par le traducteur des Poèmes, lors de l’érection à Baltimore du tombeau de Poe, et lu en cette solennité, sert de frontispice. Citer la double version américaine est un moyen que j’ai de témoigner ma reconnaissance à deux femmes poëtes, dont l’une joint son nom dans ces pages à ce qui concerne Poe, et l’autre honore par mainte production les lettres de son pays.

Imitation libre de Mrs Sarah Helen Whitman

THE TOMB OF EDGAR POE

Even as eternity his soul reclaimed,
The poet’s song ascended in a strain
So pure, the astonished age that had defamed,
Saw death transformed in that divine refrain.


While writhing coils of hydra-headed wrong,
Listening, and wondering at that heavenly song,
Deemed they had drunk of some foul mixture brewed
In Circe’s maddening cup, with sorcery imbued.

Alas ! if from an alien to his clime,
No bas-relief may grace thy front sublime,
Stern block, in some obscure disaster hurled
From the rent heart of a primeval world,

Through storied centuries thou shalt proudly stand
In the memorial city of his land,
A silend monitor, austere and gray,
To warn the clamorous prood of harpies from their prey.

Traduction de Mrs Louise Chandler Moulton

FOR THE POE MEMORIAL

Into himself resolved by Death’s great change,
The poet rouses with his clear, free tone,
His century too frightened to have known
That Death itself would praise in voice so strange.

’Twas like some hydra, who an Angel heard
Breathe strains too pure fort tongues less pure to tell,
And thought the shining one had drunk the spell
Of some black wave, all noisome and perturbed, —

Oh struggle that the earth with Heaven maintains !
If my belief may not be sculptured there,
To make the tomb above the poet’s dust more fair, —


That block which ever dark disaster stains, —
At least that granite should in future stay
Poe’s old blasphemers from their evil way.

Cet hommage aux signataires de vers rendu, mes charmantes et pieuses associées dans la manifestation si noble que fut la fête appelée le POE MEMORIAL, ou l’érection du tombeau, me voici abrité contre le soupçon que j’enveloppe des êtres d’élite dans aucun blâme.

A côté de l’Amérique que vous et moi portons haut dans notre estime (il est, hélas ! comme un pays dans un pays), j’en sais une à jamais offusquée par cet éclat trop vif, Poe.

Que lui pourrait réclamer la race du prince spirituel de cet âge, si superbement appelé aussi quelque part [1] « un des plus grands héros littéraires » ; sinon de ne l’avoir point asservie et forcée à l’admiration et enchaînée à son triomphe. Reproche étrange et pour la première fois peut-être formulé par les bouches humaines ! pas dénué de sens. Le devoir est de vaincre, et un inéluctable despotisme participe du génie. Cette force, Poe l’avait (j’en appelle à l’admiration fran- çaise de ces temps qu’il a fascinée). Son tort fut simple- ment de n’être placé dans le milieu exact, là où l’on exige du poëte qu’il impose sa puissance. L’homme, qu’il fut, souffrit toujours de cette erreur du sort ; et qui sait, — aux deux seules phases extrêmes de sa vie quand il trempa les lèvres dans une coupe mauvaise, vers le commencement et la fin, — si l’alcoolique de naissance qui tout le temps qu’il vécut ou accomplit son œuvre, si noblement se garda d’un vice héréditaire et fatal, ne l’accueillit sur le tard, pour combattre à jamais avec l’illusion latente dans le breuvage le vide d’une destinée extraordinaire niée par les circonstances ! Comme de bonne heure, victime glorieuse volontaire, il avait demandé à cette même drogue un mal que ce peut être le devoir, pour un homme, de contracter, et sa chance unique d’arriver à certaines altitudes spiri- tuelles prescrites mais que la nation dont il est, s’avoue incapable d’atteindre par de légitimes moyens.

Arcane qui ne revêt cette précision que dans l’absolu ; et peut, cependant, répandre en la sénérité d’un peuple quelque trouble subtil.

Aussi je ne cesserai d’admirer le pratique moyen dont ces gens, incommodés par tant de mystère insoluble, à jamais émanant du coin de terre où gisait depuis un quart de siècle la dépouille abandonnée de Poe, ont, sous le couvert d’un inutile et retardataire tombeau, roulé là une pierre, immense, informe, lourde, déprécatoire, comme pour bien boucher l’endroit d’où s’exhalerait vers le ciel, ainsi qu’une pestilence, la juste revendication d’une existence de Poëte par tous interdite.

La biographie de Poe n’est plus à faire chez nous : le suprême tableau à la Delacroix, moitié réel et moitié moral, dont Baudelaire a illustré la traduction des Contes (ce chef-d’œuvre d intuition française traduit [2] précède une édition anglaise) hante à bon droit les mémoires. Les notes rapides qu’on va peut-être feuilleter ne traitent que de rares faits se rattachant par quelque point à la conception ou à l’exécution des poèmes : sans que j’empiète davantage sur la critique littéraire.

A qui, cependant, voudrait connaître l’existence simple ou monotone d’homme de lettres que mena véritablement le poëte (dans un pays où pareil état est surtout un métier), je signale l’excellente Vie de Poe par Gill [3] riche en détails certains ; et, introduction nécessaire aux Contes et aux Poèmes publiés à Londres, le noble Mémoire mis par ce critique sagace et loyal, John Ingram, avant la première de ses deux éditions anglaises de l’Œuvre, durables comme l’œuvre même. [4]

NOTES SUR LES POÈMES

" Ces riens sont recueillis et publiés une fois de " plus, en vue principalement de les soustraire aux " nombreuses améliorations auxquelles ils ont été « soumis en faisant à l’aventure » le tour de la « presse ». Je suis naturellement désireux que ce que " j’ai écrit circule tel que je l’écrivis, s’il doit le faire " aucunement. Pour la défense de mon propre goût, " néanmoins il m’incombe de dire que je ne crois pas " que rien en ce volume soit d’un grand prix pour le " public, ou me fasse grand honneur. Des événe- " ments situés en dehors de toute maîtrise m’ont " empêché de faire à aucune époque aucun effort " sérieux dans un champ qui, en des circonstances " plus heureuses, aurait été celui de mon choix. Pour " moi la poésie n’a pas été un but qu’on se propose, " mais une passion ; et il faut traiter les passions avec " le plus grand respect ; elles ne doivent pas, elles ne " peuvent pas être suscitées à volonté, dans l’espoir des " chétifs dédommagements, ou des louanges plus « chétives encore, de l’humanité. E. A. P. »

Si peu de vers si espacés mais où le poëte a su entière affirmer sa vision poétique, fallait-il les réduire encore ? oui, pour ne donner au lecteur nouveau attiré par ce titre des POÈMES, que merveilles. Ainsi presque pas un des vingt morceaux qui ne soit en son mode un chef-d’œuvre unique, et ne produise sous une de ses facettes, éclatante de feux spéciaux, ce qui toujours fut pour Poe, ou fulgurant, ou translucide, pur comme le diamant, la poésie. Divers fragments intimes et mondains, avec des jeux d’imagination d’importance moindre, font suite à ce premier choix, intitulés par nous (peut-être irrévérencieusement) : ROMANCES ET VERS D’ALBUM.

Telle une division de l’ouvrage, que nous avons osé préférer à l’autre fournie par la perspicacité de J. H. Ingram, par Poe lui-même indiquée, en poèmes de la Virilité et poèmes écrits dans la Jeunesse. Maints vers juvéniles comptent à nos yeux parmi les plus beaux et s’installent au lieu abandonné par certaines pièces de relief insuffisant pour garder leur lustre, en traduction.

L’œuvre lyrique tient seule et toute dans ces pages, fermées à des poèmes narratifs ou de longue haleine : essais d’un esprit avant que sur lui ne régnât une esthétique suprême, d’inévitable tyrannie.

Voilà bien pour la première fois montré et réduit à soi-même, cet ensemble dont le traducteur des HISTOIRES EXTRAORDINAIRES a pu dire : " C’est quelque chose de profond et de miroitant comme le rêve, de mystérieux et de parfait comme le cristal. [5] " Il ajoute (pour notre peur) : " Une traduction de poésies aussi voulues, aussi concentrées, peut être un rêve caressant mais ne peut être qu’un rêve. [6] "

Nul doute que le poëte français n’eût à quelque heure tenté ce rêve et donné à notre littérature un recueil prenant place entre la traduction de la Prose et son propre livre des FLEURS DU MAL. Chaque fois, du reste, qu’un des poèmes se trouva encadré, soit en quelque dissertation, soit en un conte, de Poe, nous en possédons une version magistrale de Baudelaire : exception dans l’interdit qu’il porte. A défaut d’autre valeur ou de celle d’impressions puissamment maniées par le génie égal, voici un calque se hasarder sans prétention que rendre quelques- uns des effets de sonorité extraordinaire de la musique originelle, et ici et là peut-être, le sentiment même.

LE CORBEAU (Page 17)

Dans un petit livre, un reliquaire, dédié par Ingram au culte du seul RAVEN (versions, tout y tient), apparaît un poème Isadore, inspirateur quelque peu du Corbeau : de la trouvaille aux conclusions, c’est charmant et probable autant que neuf.

Presque tout le monde a lu d’autre part ce singulier morceau de prose où Poe se complaît à analyser son Corbeau, démontant, strophe à strophe, le poème, pour en expliquer l’effroi mystérieux et par quel subtil méca- nisme d’imagination il séduit nos âmes. La mémoire d’un examen quasi-sacrilège de chaque effet, maintenant poursuit le lecteur, même emporté par le cours du poème. Que penser de l’article, traduit par Baudelaire sous le titre de Genèse d’un Poème et par Poe intitulé Philosophie de la Composition ? sauf que c’est un pur jeu intellectuel (s’il faut s’attacher aux termes d’une lettre récemment mise en lumière). J’extrais. " En discutant du Corbeau (écrit Mme Suzan Achard Wirds à M. William Gill) M. Poe m’assura que la relation par lui publiée de la méthode de composition de cette œuvre n’avait rien d’authentique ; et qu’il n’avait pas compté qu’on lui accordât ce caractère. L’idée lui vint, suggérée par les commentaires et les investigations des critiques, que le poème aurait pu être ainsi composé. Il avait en conséquence produit cette relation, simple- ment à titre d’expérience ingénieuse. Cela l’avait amusé et surpris de la voir si promptement acceptée comme une déclaration faite bonâ fide. "

Révélation très piquante, quand on se souvient de ce qui, un instant, se dépensa de notre vitalité littéraire à défendre comme à attaquer la théorie poétique très neuve qui venait tout à coup d’une lointaine Amérique. Peut-être à tort, selon moi : car l’art subtil de structure ici révélé s’employa de tout temps à la disposition des parties, dans celles d’entre les formes littéraires qui ne mettent pas la beauté de la parole au premier plan, le théâtre notamment ; Ses facultés d’architecte et de musicien les mêmes en l’homme de génie, Poe, dans un pays qui n’avait pas à proprement parler de scène, les rabattit, si je puis parler ainsi, sur la poésie lyrique, fille avérée de la seule inspiration. Tout l’extraordinaire est dans cette application, nouvelle, de procédés, vieux comme L’Art. Y a-t-il, à ce spécial point de vue, mystification ? Non. Ce qui est pensé, l’est ; et une idée prodigeuse s’échappe des pages qui, écrites après coup (et sans fondement anecdotique, voilà tout) n’en demeurent pas moins congéniales à Poe, sincères. A savoir que tout hasard doit être banni de l’œuvre moderne et n’y peut être que feint ; et que l’éternel coup d’ailes n’exclut pas un regard lucide scrutant l’espace dévoré par son vol.

Noir vagabond des nuits hagardes, ce Corbeau, si l’on se plaît à tirer du poème une image significative abjure les ténébreux errements, pour aborder enfin une chambre de beauté, somptueusement et judicieusement ordonnée, et y siéger à jamais.

STANCES A HÉLÈNE

(Page 27)

" Ces stances ont en elle une grâce et une symétrie de dessin que peu de poëtes atteignent dans leur vie, et sont aptes à montrer ce qu’on ne peut exprimer que par ces mots contradictoires d’expérience innée : ainsi les juge le célèbre poète Russel Lowell. Et encore : " Il y a tout autour comme une saveur d’ambroisie. « Et » nous nommons ces vers le plus remarquable des poèmes d’adolescence, que nous ayons lu. Nous n’en savons aucun qu on puisse lui comparer pour la maturité d’idées et l’intelligence exquise de la langue et du maître. "

Assez d’éloges, certes, pour qu’il m’ait été permis de faire des poèmes antérieurs passer dans le choix classique ce joyau. Vers de la première jeunesse du poëte, et (nous apprend l’autre Hélène magnifique- ment célébrée dans un grand morceau plus loin) dédiés à une dame dont Poe continue de parler dans une lettre écrite un an avant de mourir, comme " du seul et idolâtre amour, purement idéal, de sa jeunesse passionnée ". L’histoire est touchante et illustre la nature enfantine de Poe. " Aux jours de l’université de Richmond, qui le posséda très jeune, il accompagnait à la maison un de ses camarades, quand il vit pour la premièle fois Mrs. H… S… la mère du jeune ami. Cette dame, dès son entrée dans la chambre, lui prit la main et proféra quelques mots d’accueil charmants et gracieux qui pénétrèrent le cœur sensitif de l’orphelin, au point de lui enlever jusqu’au pouvoir de parler et, pendant un instant, presque toute conscience. Il revint chez lui dans un rêve, avec une pensée unique, un seul espoir en sa vie — d’entendre de nouveau les douces et gracieuses paroles qui avaient rendu si beau pour lui le monde désolé, et a accablé son cœur solitaire de l’oppression d’une joie nouvelle. Cette dame dans la suite devint la confidente de tous ses chagrins d’écolier, et elle fut la seule influence rédemptrice qui le préserva et le guida, dans les premiers jours turbulents et passionnés de sa jeunesse. Par de rares et étranges chagrins visitée, elle mourut, et des mois après cette fin, ce fut l’habitude de l’adolescent de visiter de nuit le cimetière où gisait enseveli l’objet de sa jeune idolâtrie. La pensée de la morte solitaire remplit son cœur d’un chagrin profond et incommunicable. Quand les nuits étaient lugubres et froides, que les pluies d’automne tombaient et que pleurait sur les tombes le deuil du vent, il errait alors plus longtemps encore et ne partait que plus profondément en proie à ses regrets ".

LE PALAIS HANTÉ

(Page 31)

Tous les lecteurs du conte le plus sublime peut-être qu’ait écrit Poe, la Chute de la maison Usher, tel qu’il faut des siècles de rêverie pour en amasser les éléments de beauté dans un esprit solitaire, se rappellent, accordé avec la voix de l’héritier de la triste résidence, le chant emblématique, par le poète momentanément prêté à son récit en prose.

"… Mais quant à la brûlante facilité de ses improvisations, on ne pouvait s’en rendre compte de la même manière. Il fallait évidemment qu’elles fussent et elles étaient, en effet, dans les notes aussi bien que dans les paroles de ses étranges fantaisies, — car il accom- pagnait souvent sa musique de paroles improvisées et rimées, le résultat de cet intense recueillement et de cette concentration des forces mentales, qui ne se manifestent, comme je l’ai déjà dit, que dans les cas particuliers de la plus haute excitation artificielle. D’une de ces rhapsodies je me suis rappelé facilement les paroles. Peut-être m’impressionna-t-elle plus fortement, quand il me le montra, parce que dans le sens intérieur et mystérieux de l’œuvre je crus découvrir pour la première fois qu’Usher avait pleinement conscience de son état, — qu’il sentait que sa sublime raison chancelait sur son trône. Ces vers qui avaient pour titre le Palais hanté étaient, à très peu de chose près, tels que je les cite.

(Ils suivent.)

" Je me rappelle fort bien que les inspirations naissant de cette ballade nous jetèrent dans un courant d’idées, au milieu duquel se manifesta une opinion d’Usher que je cite, non pas tant en raison de sa nouveauté — ". Continuer la page 97 du premier volume de la traduction de Baudelaire.

C’est au sujet de ces vers, selon le calomniateur Griswold inspirés par la Cité pestiférée de Longfellow, que Poe lança, bien au contraire, à l’adresse du poëte populaire une de ses fréquentes accusations de plagiat ". Le chant de Poe parut longtemps avant celui de Longfellow ; il est postérieur à la Maison abandonnée de Tennyson. " Mais (dit, pour tant trancher, et parlant de notre poète, Mrs. Whitman) son esprit était bien un palais hanté, résonnant de l’écho des pas des anges et des démons. "

EULALIE

(Page 37)

Qui peut lire anglais devra, les yeux sur le texte, laisser comme chanter en lui ce petit poème de la musique la plus suave ; et s’arrêter à des effets allitératifs étranges, tel le vers :

And the yellow-haired young Eulaly became my…


qu’est, hélas ! impuissant à suggérer même notre calque. Ce nom d’Eulalie ne me semble demandé à aucune figure existante de l’entourage de Poe; je l’attribue à l’exquise euphonie qu’il a dans l’anglais.

LE VER VAINQUEUR

(Page 41)

" Juste au milieu de la nuit, pendant laquelle elle mourut, elle m’appela avec autorité auprès d’elle, et me fit répéter certains vers composés par elle peu de jours auparavant. Ces vers les voici. "

Suivent sans titre les cinq stances intitulées dans les poèmes : LE VER VAINQUEUR.

— " O Dieu ! cria presque Ligeia, se dressant sur ses pieds et étendant ses bras vers le ciel dans un mou- vement spasmodique, comme je finissais de réciter ces vers, — ô Dieu ! ô Père céleste ! — Ces choses s’accom- pliront-elles irrémissiblement ? — Ne sommes-nous pas une partie et une parcelle de toi ! Qui donc connait les mystères de la volonté, ainsi que sa vigueur. L’homme ne cède aux anges et ne se rend entièrement à la mort que par l’infirmité de sa propre volonté ". Histoires Extraordinaires. — LIGEIA. — Traduction de Charles Baudelaire.

Ces strophes ont-elle précédé leur insertion dans le conte favori de Poe ; ou n’en devons-nous la musique étrange qu’à l’exaltation ici prêtée par le poëte : un problème pour la solution de quoi manquent les documents.

ULALUME

(Page 45)

" Ce poème, peut-être le plus original et le plus étrangement suggestif de tous [7], à première vue ressemble à un paysage de Turner, apparu comme sans forme et nul, avec les ténèbres sur la face. Néanmoins, il est, dans son fondement, sinon par la correspondance précise des dates, simplement historique. Telle fut la promenade de minuit solitaire, du poëte, tel parmi des souvenirs meurtris et le décor de l’heure, fut l’espoir subitement né dans son cœur pour l’enflammer à la vue de l’étoile du matin, le croissant de diamant d’Astarté se levant comme un beau précurseur du bonheur et de l’amour qui l’attendaient encore dans le futur inexploré ; et tel le changement soudain de senti- ments, la crainte mêlée de triste présage, qui survint à la découverte d’un point inaperçu d’abord, c’est que l’astre brillait comme un avertissement ou une ironie, droit au-dessus du sépulcre de la morte Ulalume. ".

Au passage extrait d’un livre enthousiaste et vengeur, j’ajoute quelques explications inédites, qui m’ont été données par l’auteur au cours d’une lettre datée de novembre 1876. " Avez-vous déjà fait la la traduction d’Ulalume ? C’est de tous les poèmes peut-être le plus imaginatif et celui dont l’interprétation reste la plus difficile. On se méprend souvent sur l’allusion à l’Astarté, dont on fait une allusion à la lune. Fredericks, qui passe pour un de nos plus habiles artistes, dans une vignette illustrative du poème, la représente ainsi, et un critique récent en parle également comme de « la lune prête à se coucher. » Bien sûr, ce n’est pas la lune, mais l’astre a croissant de l’espoir et de l’amour qui, dans une nuit d’horreur et de désespoir, tentait le poëte à l’espérance d’un bonheur qui ne devait plus lui appartenir. Je confesse que je ne compris pas moi-même le poème, quoique captivée par son décor funèbre et la sorcellerie de sa musique, avant que le thème ne m’en eût été expliqué par Poe : il l’écrivit ou le conçut, une nuit, à Fordham, dans l’automne qui suivit la mort de sa femme Virginie ; près de sa maison était une avenue de grands arbres, il passait des heures à aller et à venir d’un bout à l’autre, songeant à son suprême isolement et interrogeant le Futur, pour savoir si des lointains gardaient encore pour lui quelque rayon d’espoir ou d’amour en la profondeur sinistre de leur ombre. Une de ces promenades solitaires faite dans l’Octobre désolé de sa plus immémoriale année, les cadrans des étoiles déjà parlaient du matin, quand il vit à l’horizon oriental la planète Vénus, étoile à croissant d’espoir et d’amour, monter, entrant dans la constellation du Lion.

Monter à travers la caverne du Lion
Avec l’amour dans ses yeux lumineux.

" Pendant un instant béni, espérant à l’encontre de l’espoir il la salua, ainsi qu’au nom d’un bonheur susceptible d’être encore : jusqu’à ce qu’il découvrît que la planète se levait juste au-dessus du sépulcre de Virginie. Alors, accablé par cette superstition de remords qui semble l’avoir toujours visité quand ses pensées se détournaient, de quelque rêve de bonheur renouvelé, vers le souvenir d’un amour perdu, il s’écrie :

Ah ! quel démon m’a vers ces lieux tenté ! "

" Accédant à ma requête d’effacer la dernière stance d’Ulalume que j’avais toujours jugée obscure (celle, du moins, qui, originairement était la dernière) M. Poe, peut-être, n’a fait que laisser plus douteux le sens général du poème.

« Bien sûr, il ne vit pas réellement » la double corne " d’une planète, et les vers omis auraient montré ce qu’il voyait, le spectre d’une planète, par les miséricordieux démons du bois évoquée pour séduire d’espoirs visionnaires son chagrin et le tromper sur le secret épouvantable caché dans leur touffe. "

Les détails de cette lettre sont pleins d’intérêt et de charme pour le curieux:proclamons toutefois, lecteur, qu’avant de les apprendre, le paysage, la notation inconnue du chant et jusqu’au mystère suffisaient à nous faire goûter Ulalume pleinement comme l’un des types proposés par la poésie terrestre.

Le haut fait littéraire de Mrs. Whitman est ici d’avoir, avec une justesse de vue que d’ordinaire posséda Poe à un degré plus haut que tous, obtenu la suppression d’une dernière stance, avec laquelle le poème apparut d’abord sans nom d’auteur. L’effet total était affaibli ; et rien dans la stance elle-même d’une versification peut-être inférieure à toutes et d’un concept moins frappant, ne semble à regretter. —

Nous dîmes alors — tous deux, alors — ah ! se peut-il que les goules des lieux boisés, les miséricor- dieuses goules pleines de pitié nous aient ainsi barré le sentier et soustrait le secret caché dans les bois — aient fait surgir le spectre d’une planète hors des limbes des âmes lunaires — de l’Enfer des âmes planétaires cette planète fautivement scintillante.

UN RÊVE DANS UN RÊVE

(Page 53)

A la fin de son livre sur Edgar Poe abondant en faits et en inductions, M. William Gill résume mélancoliquement toute la vie du poëte dans une des stances, celle qui commence par :

" Je me tiens parmi la rumeur d’un rivage tour- menté par la vague. "

A QUELQU’UN AU PARADIS

(Page 57)

Quand on songea, au début de l’entreprise du Mémorial, à choisir pour la tombe de Poe une épitaphe dans ses propres écrits, c’est à ce poème qu’Olivier Wendel Holmes, poëte américain célèbre, conseilla d’emprunter les vers emblématiques " Ah ! jour trop brillant pour durer — ah ! espoir étoilé qui ne te levas — que pour te voiler. " Longfellow propose dans une lettre publique, ceux, non moins appropriés, de la pièce Pour Annie " La fièvre appelée Vie est vaincue enfin !… " ; tandis que James Russel Lowell hésite entre la stance fatidique du Corbeau, par Baudelaire mise au début de sa Préface ou celle du Palais hanté « et tout rayonnait de perles et de rubis », riche comme l’âme de Poe aux belles heures. On s’arrêta à l’emploi traditionnel de quelques lignes de prose : et ce fut le vétéran des lettres américaines, un contemporain de Poe, qui les fournit, le vieux poëte Bryant.

A quelqu’un au Paradis se trouve dans le rendez-vous sans titre, avec un mot changé au dernier vers Quels courants italiens, au lieu de quels courants éthérés, et l’addition d’une stance, reliant tout le Poème au Conte : la voici " Hélas ? en ce temps maudit, ils l’emportèrent sur la vague, loin de l’amour, vers la vieillesse titrée et le crime, et un oreiller sacrilège — loin de moi et de notre climat brumeux, où pleure le saule d’argent. "

Tout indique et l’à-propos même de cet appendice fait pour détonner, que la poésie préexiste au récit ; et, réintégrée parmi les Vers, l’auteur la débarrassa de la romanesque toilette d’emprunt.

BALLADE DE NOCES

(Page 61)

Lues par Poe, ces strophes laissaient dans l’esprit une empreinte ineffaçable, se souvient Mrs Whitman. J’ajoute qu’elles ont été très fréquemment mises en musique, et qu’on les chanta dans des concerts en Angleterre.

LÉNORE

(Page 65)

A la morte des jeunes années dont le départ consterna pour la première fois l’imagination de l’enfant et lui communiqua peut-être la prescience de teintes funèbres irrémédiables, on doit l’inspiration aussi de ce morceau tout d’égarement et de pleurs. Les anciennes versions présentent, en effet, le nom d’Helen, au lieu de Lenore. " Le poème subit ensuite de grands changements et des améliorations dans sa structure et l’expression, et le nom de Lénore y fut introduit, selon toute apparence, pour lui prêter « — comme au Corbeau plus tard — » son effet de sonorité. Quelque peut être le sens caché dans cette étrange et funèbre antienne, on admirera toujours le chant triomphal de sa douleur et la sombre pompe des paroles. [8] "

ANNABEL LEE

(Page 69)

" Le dernier poème de Poe (m’a écrit mon guide Mrs Whitman), et un poème qui ne fut publié que deux mois après sa mort. " Par une coïncidence, ce sont les vers récités à haute voix à la cérémonie de l’inau- guration du tombeau : tout purs, brillants, aériens qu’ils soient.

Voyez dans cet état délicieux d’enfance qui pare l’héroïne au nom chantant, le caractère distinctif de la femme de Poe, épousée à ses quinze ans, une jeune cousine, Virginie. Tout le monde s’accorde sur ce point : mais diffère dans l’explication des mots her highborn Kinsmen, ses parents d’un haut rang. Est-il question des anges qui envièrent à l’amant sa fiancée, hypothèse plausible ; ou bien des membres d’une vieille et hautaine famille imaginaire, comme celle dont l’auteur se plaît, en plusieurs de ses contes et dans le poème de la Dormeuse notamment, à évoquer la poésie pompeuse nobiliaire ?

LA DORMEUSE

(Page 75)

Ces vers mystérieux font partie de l’œuvre de jeunesse. La mortelle splendeur de la figure évoquée, avec le développement du crescendo final (si on veut en prolonger à haute voix la lecture), tout concourt à faire de la Dormeuse un des morceaux les plus extraordinaires, au charme le plus sûr qui soient dans le livre.

LES CLOCHES

CHANSON

(Page 81)

De ces poèmes, le seul effectivement intraduisible ! non pas (comme d’autres) en raison de l’atmosphère spéciale de passion ou de rêverie qu’il émane : je crois que cette impalpable richesse ne se perd pas tout entière au passage d’une langue à l’autre, bref qu’il est un démon pour les traducteurs. La difficulté, quant à une œuvre si nette et si sonnante d’effets purement imitatifs mais toujours dotés de poésie première, gît en l’emploi de certains procédés de répétition qui, contenus par le rythme originel, se défont et comme s’égrènent dans une version en prose. Force m’a été de transcrire ces séries de répétitions seulement parmi des parenthèses ; et comme des indications que le lecteur ne lira qu’avec les yeux, plutôt que des mots réels ajoutant leur vertu au texte français. Qui voudrait se faire une idée de l’enchantement produit par la phrase anglaise, doit se procurer le très singulier et très heureux essai d’imitation des Cloches, d’un de nos très rares poëtes, connaissant bien l’anglais, M. Emile Blémont. Le vers, chez lui, a pu, s’éloignant du calque strict habituel à notre version, transposer d’une langue à l’autre, tels timbres jumeaux, et témoigner d’une ingéniosité bien faite pour réjouir Poe lui-même.

Ce morceau des Cloches n’obtint son ampleur, qu’après avoir subi deux refontes dans le laboratoire du poète : j ai sous la main et crois pouvoir donner l’esquisse ou premier jet.

Les cloches ! entendez les cloches ! les cloches joyeuses de noces ! les petites cloches d’argent ! Comme féerique une mélodie s’enfle là hors de prisons tintant l’argent, des cloches, cloches, cloches ! des cloches.

Les cloches ! ah ! les cloches ! les lourdes cloches de fer ! Entendez le heurt des cloches ! Entendez le glas ! Quelle horrible monodie flotte hors de leur gosier — de leur gosier à la voix profonde ! Comme je tressaille aux notes qui partent du gosier mélancolique des cloches, cloches, cloches ! des cloches !

ISRAFEL

(Page 87)

que suggéra ce passage du Coran : (Et l’Ange Israfel dont les fibres du cœur sont un luth et qui a la voix la plus suave de toutes les créatures de Dieu).

TERRE DE SONGE

(Page 93)

Même remarque pour Terre de Songe que pour la Vallée de l’Inquiétude et la Cité en la Mer. Cette imagi- nation, l’une de celles qui expriment le mieux, par la présence de certaines teintes morbides ou funestes, les ultima thule, régions extrêmes, de l’esprit (comme si la gloire d’y être parvenu ne s’affirmait chez l’homme que par la maladie et la destruction de sa nature !) est aux Poèmes écrits dans la jeunesse.

A HÉLÈNE

(Page 99)

Baudelaire a peut-être puisé dans le final de ce poème l’inspiration d’un merveilleux sonnet.

LE FLAMBEAU VIVANT

Ils marchent devant moi, ces Yeux pleins de lumières,
Qu’un Ange très-savant a sans doute aimantés ;
Ils marchent, ces divins frères qui sont mes frères,
Secouant dans mes yeux leurs feux diamantés.

Me sauvant de tout piège et de tout péché grave,
Ils conduisent mes pas dans la route du Beau.
Ils sont mes serviteurs et je suis leur esclave ;
Tout mon être obéit à ce vivant flambeau.

Charmants Yeux, vous brillez de la clarté mystique
Qu’ont les cierges brûlant en plein jour ; le soleil
Rougit, mais n’éteint pas leur flamme fantastique ;


Ils célèbrent la Mort, vous chantez le Réveil ;
Vous marchez en chantant le réveil de mon âme,
Astres dont nul soleil ne peut ternir la flamme !

— Ce n’est point un mystère que l’Hélène qui suscita l’encens divin du chant d’amour laissé par Poe est l’une des plus brillantes poétesses d’Amé- rique, Mrs Sarah Helen Whitman, morte depuis peu et avec qui le poète songea à se remarier en 1848. La première fois qu’il la vit, solitaire et errant de nuit dans une des rues de Providence (Rhode Island), avant de rentrer à son hôtel, ce fut à travers la grille d’un beau jardin : il resta longtemps à respirer la beauté de la dame et de l’heure. Cette très noble femme, auteur des Heures de vie et autres poèmes, des Ballades féériques, était veuve ; et, particularité charmante, son nom virginal de Lepower ou Lepoer la faisait dès avant appartenir à la vieille lignée, normande jadis, puis anglaise, qui donna ses ancêtres au poëte. Sa main se plut à l’indiquer au crayon en marge de l’exemplaire qu’elle m’a offert d’un livre, Poe et ses critiques, cent pages indignées, splendides, cri de grande âme et d’esprit fier défendant une mémoire sacrée contre tous les mensonges qui longtemps l’accablèrent de leur nombre triomphal.

Mrs Whitman a surtout protesté, dans la presse, ses lettres et de toute la force de la parole, contre un épouvantable fait divers mis en circulation par le criminel abject, dépositaire de l’honneur de Poe : cet obscur Griswold qui trouva dans l’emploi de la calomnie et de l’injure une immortalité de près d’un quart de siècle.

Je laisse, hésitant que cette histoire soit racontée en des mots nouveaux, même pour un démenti, la parole à Baudelaire ; et cite plusieurs phrases qu’il lui plairait, maintenant que le jour éclate, de raturer dans sa pieuse préface. " On raconte d’ailleurs qu’un jour, au moment de se remarier (les bans étaient publiés, et, comme on le félicitait sur une union qui mettait dans ses mains les plus hautes conditions de bonheur et de bien-être, il avait dit — Il est possible que vous ayez vu des bans, mais notez bien ceci : je ne me marierai pas), il alla épouvantablement ivre, scandaliser le voisinage de celle qui devait être sa femme, ayant ainsi recours à son vice pour se débarrasser d’un parjure envers la pauvre morte dont l’image vivait en lui « — sa femme, Virginia — » et qu’il avait admirablement chantée dans son Annabel Lee ". Non ! la scène ignominieuse est inventée ; et voyez le crime de Griswold, que cette infamie, faite pour surprendre aisément la foule, s’imposa même à la réflexion de Baudelaire et y suscite comme une tentative de bienveillante explication !

FOR ANNIE

(Page 105)

Voilà ce que fermées désormais à la parole, proféreraient les lèvres, où se pose et demeure l’énigmatique sourire funèbre. La réalisation de tel miracle poétique a été considérée par les experts, comme un défi que se posa le génie. Si j’osais, une première fois avant de terminer ces notes, une seule ! porter un jugement en mon nom propre, je dirais que la poésie de Poe n’est peut-être jamais autant allée hors de tout ce que nous savons, d’un rythme apaisé et lointain, que dans ce chant ; où se montre, sous un jour de convalescence, l’état d’un esprit aux premières heures de la mort. Triomphe de délivrance avec besoin de se reprendre tout de suite à quelque chose, même les doux paradis terrestres regrettés : bercements par l’essor et de plus chères hésitations.

LA VALLÉE DE L’INQUIÉTUDE

ET

LA CITÉ EN LA MER

(Pages 115 et 119)

L’habitude est de voir dans la Vallée de l’Inquié- tude et la Cité en la Mer des morceaux de début, date dont un recueil offert au lecteur français n’a que faire. Ces vers compteront toujours parmi les plus significatifs et les plus irrécusablement marqués du sceau de la maturité spirituelle. Une sorte de connexité secrète unit même les deux pièces, ainsi que le recon- naîtra quiconque n’est point étranger à la dualité des vieux maux du rêve : ici l’instabilité douloureuse, où le regard se dissémine et se perd dans une agitation vaine ; là, les pesantes lourdeurs d’une atmosphère antique, immobile et irrespirable, comme l’oubli de siècles somnolents.

Romances & Vers d’Album

Un sentiment de piété envers une œuvre que des fatalités ont tant restreinte, quoique d’une portée vaste et éternelle, nous invita à extraire des vers juvéniles mainte pièce mise au nombre des plus sublimes de Poe, ou dans le choix présenté ; enfin à n’omettre absolument du reliquat propre à ravir en plus d’un cas encore les passionnés de poésie, que quelques courts poèmes dénués, à travers la traduction, d’intérêt.

Les vers groupés ici appartiennent à ce recueil des Poèmes de jeunesse pour lequel Poe se montra sévère, écrivant : " Des raisons toutes privées, quelques-unes ayant trait au péché de plagiat, et d’autres à la date des premiers Poèmes de Tennyson, m’ont induit, après certaine méditation, à republier ces compositions grossières de ma toute première adolescence. Elles sont imprimées verbatim, sans un changement fait à l’édition orignale, dont la date est trop lointaine pour être à bon droit signalée. " Reconnaissons là un peu de cette exagération ironique qui porta l’auteur, après une lecture faite sans grand succès du poème Al Aaraaf, à déclarer à l’auditoire qu’il avait écrit cette œuvre à l’âge de neuf ans. Quelqu’exceptionnelle que fût la précocité d’un génie créé pour disparaître à l’âge où les hommes jouissent de l’éclat conquis, cet Al Aaraaf que nous ne donnons, et un Tamerlane aussi de longue haleine, n’ont rien positivement de commun avec la glorieuse esthétique future de Poe, mais l’imitation de Byron et de Shelley y faussent une habileté exercée déjà, mieux que d’un écolier.

Pas plus que ces poèmes narratifs, il n’appartient de donner, dans un recueil strictement lyrique, le seul fragment de poésie dramatique qu’ait laissé Poe, les quelques scènes, très bien envisagées par Ingram, du drame de Politien.


ROMANCE

Venu comme de soi-même, composer l’épigraphe de notre seconde partie, ce fragment est extrait d’un poème plus ample placé, par l’auteur lui-même, comme frontispice à une édition ancienne de ses premiers poèmes.

Stances : Rien, qu’un motif mis à nu, dans une notation rapide, pour l’envelopper, plus tard, des voiles de l’accompagnement ; mais, un des beaux lieux communs de la vie, il fait pressentir l’ensemble sublime du poème impliqué en peu de mots.

Quant au groupe formé par Eldorado, vers de date tardive, Le Lac, A la Rivière, chansons, stophes, supprimées de plusieurs éditions, A ma Mère, l’héroïque Madame Clemn, invocation mise par Baudelaire pieusement en dédicace de la traduction des HISTOIRES EXTRAORDINAIRES; enfin A. M. L. S. (lire Marie Louise Shen) — à F. S. O. (Frances S. Osgood), à F. A…, et encore A — A la Science, pas d’autres détails que ceux donnés au cours de cette énumération. J’arrive au Colisée, rangé par les éditeurs dans les poèmes définitifs, malgré que le morceau m’ait toujours fait l’effet d’un simple fragment ou un prélude d’œuvre considérable délaissée, il a une histoire connue : dans le concours institué par un journal en vue de primer le meilleur conte et le meilleur poème, c’est à l’incom- parable beauté du manuscrit que l’envoi de Poe dut d’attirer tout d’abord l’attention des juges, deux prix lui furent décernés, un pour La Barrique d’Amontillado, l’autre pour cette solennelle invocation aux ruines de la Cité.

Fleurit l’euphonique sonnet italien, appelant une illustration de keepsake, à Zante.

Rien ne clora notre commentaire des poèmes traduits, mieux que l’énumération de quelques pièces qui, pour les motifs exprimés plus haut, n’ont point ici trouvé place.

Je procède, aidé encore une fois par mon ami J. H. Ingram qui a recueilli, en le tome IV de sa superbe édition, l’ensemble le plus complet qui se soit jamais montré des poésies d’Edgar Poe :

Hymne Hymn.

Une Valentine A Valentine.

Enigme An Enigma.

Les Esprits des morts Spirits of the dead.

Etoile du soir Evening Star.

Imitation Imitation.

A… To…

The bowers whereat, in dreams, I see).

  1. Baudelaire. Edgar Poe, sa vie et ses œuvres. (Histoires Extraordinaires).
  2. The Works of Edgar Allan Poe, including the choicest of his Critical Essays, now first published in this country with a study of his life and writings from the french of Charles Baudelaire. London : John Camden Hotten, 74 and 75. Piccadilly.
  3. The life of Edgar Allan Poe, by William F. Gill, illustrated (fourth edition, revised and enlarged). New-York : Widdleton, London : Chato and Windus, 1878.
  4. Edgar Allan Poe : his life, letters and opinions by John H. Ingram, with portraits of Poe and his mother Two vol. crown 8 vo, John Hogg, 13 Paternoster Row, London, 1880.
  5. Notes nouvelles sur Edgar Poe. Nouvelles Histoires Extraordinaires. Traduction Charles Baudelaire.
  6. Mêmes notes.
  7. Je souligne, comme pour la transcrire en mon nom, cette phrase d’un jugement éloquent porté par Mrs Sarah Helen Whitman.
  8. E. Poe et ses critiques, page 52.