Les Pleurs/Lucretia Davidson

Pour les autres éditions de ce texte, voir Lucretia Davidson.

Les PleursMadame Goullet, libraire (p. 245-252).
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LUCRETIA DAVIDSON.

Non, je ne veux plus vivre en ce séjour servile,
— ANDRÉ CHÉNIER. —

XLIV.

Muse à la voix d’enfant ! quelle route épineuse
Déchira tes pieds d’ange égarés loin des cieux ?
Quels épis indigens, fugitive glaneuse,
Nourrirent tes destins frêles et gracieux ?
Fleur étrangère ! en vain l’eau roule entre ta rive
Et mon rivage ; un flot m’attire aux malheureux.

Je suis leur écho triste où leur plainte m’arrive :
Près de moi, loin de moi, j’ai des larmes pour eux !

Oh ! que d’êtres charmans étonnés de la terre,
Ne sachant où porter leur ame solitaire,
Malades de la vie, altérés d’en guérir,
Au milieu de leurs jours s’arrêtent pour mourir !

Tu pleurais de l’entrave attachée à tes ailes,
Toi ! replongeant ton vol dans le ciel étoilé,
Sur ton astre tremblant aux pâles étincelles,
Tu consolais tes yeux d’un sommeil envolé.

Eh bien ! ton front brûlant est voilé sous l’argile ;
Ton ame est échappée à sa prison fragile ;
Un tissu délicat se brise sans effort ;
Ainsi l’œuf au soleil éclate après l’orage :
L’ange qu’il enfermait a ressaisi l’essor,
Et ton dernier soupir fut un cri de courage !
Ne demandais-tu pas ce repos virginal ?
Sur ta tombe innocente un oiseau matinal
Ne va-t-il pas verser quelque suave plainte,
Douce comme ta voix, ta douce voix éteinte ?
La rosée, en tombant de ton jeune cyprès,
Ne baigne-t-elle pas ton sommeil calme et frais ?

Dis ! ne souris-tu pas quand ta rêveuse étoile,
Le soir, dans ses rayons humides et flottans
Glisse un chaste baiser sous la pudique toile,
Où le ciel, qui t’aimait ! plongea tes beaux printemps ?

Non ! tu ne voudrais plus cueillir nos fleurs avares
Dont les âcres parfums tourmentaient ta raison :
De nos rangs consternés, libre, tu te sépares,
Et tu ne bois plus l’air où roule le poison.
Le monde t’a fait peur : de ses bruits alarmée,
Tu te penchas, soumise et vierge, sous la mort ;
Et tu t’envolas, fleur fermée,
T’épanouir aux feux qui n’ont pas de remord.

Tu ne vins pas, d’un jour prolongeant ton voyage,
Tenter de nos climats l’air tiède et transparent ;
Sous le voile d’encens où brûle leur bel âge,
Regarder tes sœurs en mourant !

De celle dont le cœur s’enferme et bat si vite[1],
Toi ! tu pouvais prétendre à rencontrer la main :
L’ange blessé l’attire au bord de son chemin,
Et sa grâce peut-être eût enchaîné ta fuite.

À ta pure souffrance elle eût jeté ses fleurs ;
De sa lyre voilée elle eût touché ta lyre ;
Et dans ses vers brillans, que de loin j’ose lire,
Ton nom jeune eût vécu, baptisé de ses pleurs !

Tu n’as pas vu Delphine à son adolescence,
Muse qui prit son vol si près de ta naissance,
Que l’on eût dit vos jours nés de la même fleur ;
Sur son front imprégné de gloire et d’innocence,
Tu n’as pu, jeune sainte, apaiser ta douleur.
Non ! l’étoile fuyait. Ton oreille enfantine,
Doucement rappelée au mouvement des flots,
N’aura pas entendu rouler la brigantine
D’une exilée aussi qui chante ses sanglots[2].

Et tu laissas tomber tes larmes poétiques,
Comme un cygne qui meurt, ses sons mélodieux ;
Cris d’ame ! ils font vibrer les feuilles prophétiques
Où s’épanchaient tout bas tes précoces adieux :
Car tu tremblais de vivre, et tu cherchais ta tombe,
Seule, sous un rameau qui n’a pas vu l’hiver ;
D’une vie effleurée, inquiète colombe,
Tu laissas le livre entr’ouvert.

Que de chants étouffés ! que de pages perdues !
Que d’hymnes au silence avec toi descendues !
Tu sortais d’être enfant, Lucretia… Tu meurs,
Et tu le voulus bien ! Pardonne à nos clameurs.

Non ! je n’ose pleurer dans ma pensée amère ;
Non, je ne te plains pas ; mais que je plains ta mère !


Lucretia Davidson, morte à dix-sept ans, née le 27 septembre 1808, à Platts-Burgh, sur le lac Champlain.

Il sera difficile de lire sans émotion cette courte vie, insérée dans le Quarterly Review, et traduite par M. Amédée Pichot.

Il ne m’est pas possible d’y penser sans que mon cœur ne s’emplisse de larmes. Si je savais peindre, je ferais le portrait de Lucretia. On la devine dans ces stances qu’elle écrivit à l’âge de quinze ans.

« Étoile du soir ! astre étincelant ; diamant de la couronne du ciel, ah ! si mon ame était libre, comme elle prendrait son essor vers toi !

» Que tu es calme et belle ! Semblable à la clarté pure d’une lampe allumée sur l’autel de la vertu ! Ah ! sans doute le monde brillant que tu es fière de contenir ne fut jamais ni perdu, ni racheté !

» Là, des êtres purs comme l’aile des cieux mêlent en commun leurs espérances et leur félicité, pendant que les anges font vibrer leurs lyres, et que les séraphins forment un dais avec leurs ailes étendues.

» Là, des jours sans nuages, des nuits brillantes sont éclairées par le reflet des clartés célestes. Là se succèdent rapidement les saisons et les années inaperçues, et sans laisser de regrets à l’ame.

» Petite étoile étincelante du soir, diamant posé sur le bandeau bleu du ciel, avec quelle ivresse je volerai vers toi, dès que mon ame sera libre ! »

Elle est libre !


  1. Madame Tastu.
  2. Madame Pauline Duchambge.