Les Plagiats de Stendhal

Les Plagiats de Stendhal
Revue des Deux Mondes7e période, tome 65 (p. 344-364).
LES PLAGIATS DE STENDHAL
D’APRÈS DE RÉCENTES PUBLICATIONS[1]


I

Ce fut d’abord une histoire assez divertissante, et Stendhal mit les rieurs de son côté. Quand il eut publié ses Vies de Haydn, Mozart et Métastase, sous le nom de Louis-César-Alexandre Bombet, il se trouva au moins un homme pour acheter l’ouvrage avec empressement. Carpani, Milanais installé à Vienne, auteur lui-même de Lettres sur Haydn qui avaient été accueillies avec faveur, se hâta de voir ce que M. Bombet avait pu écrire au sujet de son musicien préféré. Il crut rêver : il reconnaissait sa Vie de Haydn, telle qu’il l’avait conçue et exprimée ; Bombet l’avait pillée tout entière, faits, jugements, anecdotes, souvenirs. Il avait connu Haydn, il avait gagné son amitié, reçu ses confidences : et Bombet se targuait de cette intimité ! Un jour, ayant la fièvre, il avait été miraculeusement guéri par la musique de Haydn : et Bombet lui prenait sa fièvre ! Il protesta, fit appel au public : « Vous dites que vous avez eu ma fièvre à Vienne en 1799, et que vous avez été guéri par une messe de Haydn : je vous cite le docteur Frank, qui m’assista dans cette circonstance et admira en moi, non en vous, l’effet salutaire de la musique de Haydn… » Bombet ne se troubla pas pour si peu et se contenta de renvoyer à son adversaire l’accusation de plagiat. L’honnête Carpani, suffoqué de colère, riposta violemment : alors Louis-César-Alexandre suscita un autre Bombet, un Bombet junior, qui prit fait et cause pour son aîné. Puis la presse parisienne se lassa de cette dispute entre gens de lettres ; elle cessa d’insérer les lettres de Carpani, qui pendant des années chercha quel pouvait être ce mystérieux Bombet, qui l’avait bafoué après l’avoir volé. L’affaire n’avait jamais été oubliée complètement ; mais la critique contemporaine, fureteuse, et qui n’aime rien tant que les petites histoires au sujet des grands auteurs, a repris en mains les pièces du débat. Pas de doute possible ; Stendhal a outrageusement pillé Carpani ; il lui a pris plus des trois quarts de son livre ; et pour le dire avec les plus récents éditeurs de l’ouvrage, « ce qui est bien plus grave, et ce qui l’atteint, lui et ses défenseurs, jusque dans leurs derniers retranchements, c’est qu’il n’a pas beaucoup moins emprunté à la partie esthétique qu’à la partie historique des Haydine… » En sorte que beaucoup d’idées, qui semblent, suivant la formule, « bien stendhaliennes, » ont pour caractère essentiel de n’être pas de Stendhal.

Bien stendhalienne aussi paraissait l’Histoire de la peinture en Italie, qui devait forcer l’admiration de la postérité, ayant « cent cinquante ans dans le ventre : » elle devait, en tout cas, plaire aux happy few, à l’élite qui seule est capable de goûter les œuvres véritablement belles et délicates. Or l’homme de France qui connaît le mieux Stendhal, M. Paul Arbelet, s’est plu à regarder de près ce monument, et il n’a pas perdu sa peine. Quelle surprise ! Des paragraphes, des pages, et presque des chapitres, retournent à leur légitime propriétaire, l’abbé Lanzi, auteur d’une Histoire de la peinture un peu verbeuse, mais solide et bien informée. Quelques-uns des meilleurs passages sur Léonard de Vinci reviennent aux Mémoires historiques d’Amoretti ou à la Cène de Bossi. Pignotti reprend les développements qui concernent la Toscane. Ceci sans préjudice d’une foule d’emprunts de détail. Stendhal, sauf exception, ne décrivait pas les tableaux sur la vue des tableaux ; il aimait mieux picorer parmi les auteurs les plus divers ; il poussait l’application jusqu’à recopier les notes en même temps qu’il traduisait le texte : d’où une apparence d’érudition qui donnait, comme on voit, du sérieux à l’ouvrage. Il a raconté à plusieurs reprises, et, j’imagine, avec de secrètes délices, que les Italiens avaient un moyen fort spirituel de prendre sur le fait les plagiaires, en matière de musique. Si le compositeur dont on exécute l’ouvrage, nous dit-il textuellement, a dérobé à un autre un aria ou seulement quelques passages, quelques mesures, dès que le morceau volé commence à se faire entendre, il s’élève de tous côtés des bravos auxquels est joint le nom du véritable propriétaire. Si c’est Piccini qui a pillé Sacchini, on lui criera sans rémission : Bravo, Sacchini ! Si l’on reconnaît, pendant son opéra, qu’il ait pris un peu de tout le monde, on criera fort bien : Bravo, Galuppi ! bravo, Traetta ! Bravo, Guglielmi !… De même, nous croyons entendre quantité de petites voix grêles et chevrotantes, qui se joignent à la voix vigoureuse de Carpani : et c’est un étrange concert. Encore ne les connaissons-nous pas toutes ; M. Paul Arbelet est sur le point de nous donner, après son étude, une édition de l’Histoire de la Peinture : la liste des plagiats s’est encore allongée. Pour un éditeur consciencieux, le plus troublant est qu’on n’est jamais sûr qu’elle soit tout à fait close ; on craint toujours de laisser derrière soi quelque bon plagiat oublié. Que restera-t-il de l’ouvrage, à ce compte ? Un petit nombre de pages précieuses, où apparaîtra l’autre Stendhal, celui qui ne copiait pas ; des digressions, dont quelques-unes ont leur charme ; un style capable de transformer parfois en or une matière généralement lourde et terne. Mais bien peu d’idées originales demeureront à l’avoir de Stendhal, quand tout le compte sera dressé. Dès maintenant les conclusions sont nettes ; le plus grand mérite de l’Histoire de la Peinture réside dans la virtuosité de l’emprunteur. « Ne méprisons donc pas les plagiais de Stendhal. Il faut savoir reconnaître toutes les supériorités. Le brigandage a ses hommes de génie, infiniment curieux à étudier. Stendhal se révèle dans l’Histoire de la Peinture comme un type tout à fait intéressant de pirate littéraire. » Ainsi parle M. Paul Arbelet.

Il faut être très courageux pour oser s’exprimer de la sorte sur le compte de Stendhal ; car ce curieux homme offre le privilège unique dans notre littérature d’avoir non seulement des partisans, mais des sectateurs ; et malheur à qui touche au dieu ! La troupe des initiés est nombreuse et passionnée. Elle comprend de très fins esprits, qu’il amuse, qu’il séduit, et qui, par reconnaissance, lui ont voué cette admiration exclusive, cette tendresse jalouse, qui sont la marque du véritable amour. Elle comprend les gens qui aiment leurs habitudes. On leur a dit que Stendhal était original, et l’affaire est entendue pour la vie ; on ne revient pas sur de telles affirmations ; vouloir apporter des nuances dans cette originalité même, c’est trop demander. Ceux-là continueront obstinément à reconnaître le plus pur esprit stendhalien dans des pensées de Robertson, ou du docteur Johnson, ou de vingt autres ; ils continueront même à admirer l’extrême nouveauté de la théorie des milieux appliquée aux arts ou aux lettres ; quand même on leur montrerait à l’évidence qu’elle se trouve chez tous les bons auteurs du XVIIIe siècle, à commencer par l’abbé Dubos, ils ne se déjugeront pas. Ajoutons ceux qui n’ont pas pratiqué leur auteur de très près, mais qui se hâtent de l’admirer tandis qu’il est à la mode. Il y a enfin les derviches de Stendhal. Pour eux, la valeur absolue de son texte intangible est une vérité sacrée. Le dogme s’est réfugié là. Leur façon d’être fidèles à celui qui, toute sa vie, s’est vanté de penser librement sur toutes matières, est d’interdire l’examen critique. Si on prétend découvrir dans les livres de la loi stendhalienne quelques interpolations, on devient hérétique et blasphémateur. Comment oser parler, dès lors, de plagiats ? Que Chateaubriand ait arrêté son voyage en Amérique aux environs du Niagara, et qu’il ait suppléé à l’insuffisance de son information personnelle par une multitude d’emprunts à différents auteurs, voilà qui est plaisant. Qu’en Orient, il ait pris à peine le temps de regarder les grandes lignes du paysage ; et que cette fois encore, il ait raconté ce qu’avaient vu les yeux d’autrui, on s’en doutait bien, la chose était sûre, c’est un procédé habituel chez lui. Si quelque jour on démontre qu’il a composé de même les aventures du dernier Abencérage, il y aura pour la critique une heure de joie toute pure. On a le droit d’examiner ses ouvrages, de les comparer à leurs sources, de les juger. Mais comment appliquer cette méthode à Stendhal, sans injustice ? Hugo, Vigny, ou Musset, oui ; Stendhal, non. Que si, par une exception singulière et à peine avouable, il y a néanmoins et malgré tout quelques traces de Carpani dans les Vies de Haydn, Mozart et Métastase, rappelons-nous qu’il a signé son ouvrage Louis-César-Alexandre Bombel ; chacun sait qu’un vol commis sous un pseudonyme n’est pas un vol ; il n’y a vol que quand on affiche son vrai nom. Au reste, on se demande pourquoi ce Carpani s’est plaint ; il fallait qu’il eût bien mauvais caractère ; Stendhal lui a fait, en le pillant, beaucoup d’honneur. Chacun sait, ici encore, que les écrivains ne désirent qu’une chose : c’est qu’un plus grand qu’eux leur dérobe leur prose, sans le dire.

Mais voici qu’au hasard de leurs lectures, des lettrés sont frappés par de curieuses ressemblances, et qu’en dépit de l’interdit, ils procèdent à des vérifications. M. Fernand Gohin a l’occasion de parcourir les Notes d’un voyage dans l’Ouest de la France, de Prosper Mérimée ; et peu après, le second tome des Mémoires d’un touriste, de Stendhal. Certaines pages se ressemblent étrangement ; et en effet, comparaison faite, les emprunts apparaissent, indéniables. Dans l’ouvrage de son ami, publié deux ans avant le sien, Stendhal a fait de larges coupures. Il a trouvé plus commode de décrire la Bretagne d’après Mérimée que d’après nature. Il n’est pas jusqu’à des phrases entières, des métaphores, des traits, qu’il ne fasse passer tranquillement dans sa prose. Il s’attribue des jugements personnels, qu’il prend tout faits. Mérimée, dont la science archéologique est sûre et étendue, compare la cathédrale de Dol aux églises gothiques d’Angleterre, en particulier à celle de Salisbury. « Suivant moi, dit Stendhal, l’église de Dol ressemble tout à fait à la fameuse cathédrale de Salisbury. » Ce suivant moi manque de pudeur. — Du coup, M. Gohin continue son enquête ; il constate que d’autres ouvrages de Mérimée, les Notes d’un Voyage dans le Midi de la France, et même un mince Essai sur l’architecture religieuse au moyen âge, contribuent à l’ornement des Mémoires d’un Touriste. « Ce n’est plus un critique étranger qu’il copie ou plagie ; c’est un écrivain français illustre, son compagnon de voyage et son ami, Mérimée. »

Vers le même temps, autre découverte. Encore un plagiat de Stendhal ! s’écriait M. Maurice Barber, en signalant « une preuve nouvelle de ces instincts de pillerie et de menterie. » Cette fois, c’est Millin, auteur d’un copieux Voyage dans le Midi, qu’il a bien voulu traiter avec une faveur particulière. Il l’a distingué entre tous, en lui dérobant la description d’Avignon, celle de Saint-Esprit, celle de la foire de Beaucaire, qui passe pour un de ses bons morceaux. Voyez pour Avignon ; Millin avait écrit :


Les murs sont bâtis de pierres carrées et unies parfaitement jointes ; les créneaux qui les couronnent sont d’une grande régularité ; les mâchicoulis sont supportés par un rang de petites consoles d’un charmant profil, et le tout est flanqué de tours carrées, placées à des distances égales, et dont la disposition symétrique est du plus bel effet. Le temps a donné à ces pierres si égales, si bien jointes et si bien polies une teinte brunâtre qui augmente encore l’effet de l’ensemble.

Et Stendhal :

Ces jolis murs sont bâtis de petites pierres carrées admirablement jointes ; les mâchicoulis sont supportés par un rang de petites consoles d’un charmant profil ; les créneaux sont d’une régularité parfaite. Toute cette construction annonce la richesse et la sécurité ; l’homme qui bâtit est si peu dominé par le sentiment de l’utile et de la peur qu’il se permet les ornements. Ces murs sont flanqués de tours carrées, placées à distances égales et du plus bel effet. On se promène sur leur épaisseur ; jolie vue. Le temps a donné à ces pierres si égales, si bien jointes, d’un si beau poli, une teinte uniforme de feuille sèche qui en augmente encore la beauté.


Millin ne lui doit-il pas mille grâces ? Stendhal n’a-t-il pas coupé sa description par une pensée profonde, laquelle revient à dire que les édifices bien construits et paisiblement ornés prouvent la sécurité de leurs constructeurs ? Il a substitué, à cette teinte brunâtre, qui était banale, cette teinte uniforme de feuille sèche, qui révèle un instinct de coloriste d’autant plus sûr que l’expression avait été mise à l’épreuve par Chateaubriand, au premier livre des Martyrs : « Les murs de l’édifice avaient reçu du temps cette couleur de feuilles séchées que le voyageur observe encore aujourd’hui dans les ruines de Rome et d’Athènes… » — A Mérimée, Stendhal a pris une partie de la Bretagne ; à Millin, une partie de la Provence : quelle autre province revendiquera-t-on bientôt ?

Qu’on le veuille ou non, la question des plagiats de Stendhal est désormais posée : il peut même sembler qu’elle soit résolue. Mais puisque la réponse est encore contestée, puisque les défenseurs obstinés de son texte ne se déclarent pas convaincus, et puisqu’enfin les discussions sur les plagiats sont celles qui passionnent le plus la république des lettres, essayons de fixer ici quelques règles simples à propos d’exemples nouveaux.


II

On dit : c’est une manie que de voir partout des plagiats ; et c’est jouer sur les mots que de donner ce vilain nom à des opérations de l’esprit parfaitement innocentes et légitimes. Il y a des faits qu’on est bien obligé de reprendre et de répéter ; ils sont tombés dans le domaine public. Il y a des idées connues à satiété qu’il est pourtant nécessaire de faire revivre quelquefois, parce qu’elles n’ont pas cessé d’être vraies : on a bien le droit de les utiliser. Il y a des sentiments qui ne varient pas ; parce qu’ils ont été depuis longtemps éprouvés et traduits, peut-on faire qu’ils ne se reproduisent plus dans les âmes ? Et s’ils se reproduisent, ne doit-il pas arriver fatalement qu’on les répète ? Au théâtre, le nombre des conflits dramatiques n’est pas illimité ; et comment éviter, dans le roman, certaines analogies de situations, certaines ressemblances de caractères ? — D’accord. On ne parlera pas de plagiat, quand il s’agira d’une matière banale, commune à tous, et qu’il est malheureusement impossible de ne pas reprendre. Mais, on vertu de la logique même de ce raisonnement, il y aura plagiat dans tous les cas contraires. Quand un auteur aura découvert un fait mal connu, corrigé un fait erroné, établi un fait douteux ; quand il aura saisi, dans la pénombre du cœur, un sentiment si vague, ou si trouble, ou si fugitif, qu’il semblait défier nos prises ; quand il aura vu entre les idées un rapport qui avait échappé à nos yeux, personne n’aura le droit de s’approprier sans le dire ces fruits de sa patience ou de son génie. Celui-là est plagiaire, qui fait tort à la personnalité d’un écrivain, quel qu’il soit, en lui dérobant ses inventions originales.

Considérons, en second lieu, la forme. — Si l’idée que me suggère une de mes lectures provoque le jeu de mon esprit ; si elle était obscure, et que je la clarifie ; si elle était trop restreinte, et que je la complète ; si j’en dissocie les éléments, pour rejeter ceux qui ne me plaisent pas, et en ajouter d’autres ; si je la repense, en un mot, de façon qu’à la fin elle perde sa physionomie première et porte ma marque propre : je n’ai point plagié. Mais si je fais passer dans ma prose une idée que j’ai distinguée, en lui conservant son caractère ; si, étant pressé, ou paresseux, ou faible, je me laisse dominer par elle au point que je me contente de la transcrire : c’est une autre affaire. Il peut être délicat de voir au juste où naît la différence, où la ressemblance finit, de déterminer l’apport personnel que j’ai ajouté à la pensée d’autrui. Or il existe, à défaut d’autres, au moins un moyen de contrôle certain. Si j’ai pris les phrases, les expressions, les effets de style ; si je me suis approprié ce qu’il y a de plus intime dans la création esthétique, — la forme, — alors pas de doute : j’ai plagié.

Entre la franche citation, qui rend à César ce qui appartient à César, les honnêtes guillemets, qui indiquent avec précision les limites d’une dette, les déclarations reconnaissantes, qui sont un juste hommage à l’originalité vraie, et le plagiat pur et simple, il y a des nuances subtiles. On peut citer son auteur, mais dans un autre passage que celui qu’on copie, beaucoup plus loin, voire en le critiquant, et en lui reprochant son manque de fantaisie. On peut citer son auteur, tout en laissant croire au public qu’on lui doit vraiment peu de chose, et qu’on agit par excès de scrupule en le nommant. Mais ces ruses variées ne doivent pas tromper. Il y a plagiat, chaque fois qu’on dissimule, par quelque procédé que ce soit, tout ou partie de ses emprunts.

Ceci posé, retournons à Stendhal, et voyons deux cas nouveaux. Le premier peut être discuté ; le second est indiscutable.

Il s’agit d’abord de Racine et Shakspeare. On se disputait fort, vers le temps où Stendhal quitta Milan pour rentrer à Paris, en 1821 ; en attendant les grandes œuvres, qui ne se décidaient pas à venir, on menait l’assaut contre les théories classiques ; on attaquait la règle des trois unités comme si c’eût été pour la première fois. Mais elles tenaient bon ; et même, ses partisans la défendaient par un argument qui ne laissait pas d’embarrasser ses fougueux adversaires. Si les classiques ont voulu que chaque tragédie se limitât à une seule action, en un, seul jour, en un seul lieu, ce n’était pas pour le plaisir de torturer les auteurs : ils entendaient respecter la vraisemblance. Étant donné qu’une représentation dure environ trois heures, une pièce de théâtre dont l’intrigue se noue et se dénoue en vingt-quatre heures est plus vraisemblable qu’une autre pièce, dont la durée embrasse deux ou trois ans. Étant donné que les acteurs n’ont à leur disposition que les quelques pieds carrés de la scène, une pièce de théâtre qui se déroule en un seul lieu est plus vraisemblable qu’une autre, qui promène les spectateurs de l’Afrique au Japon. Que répondre à cela ?

A Milan, on avait déjà répondu. Dès 1814, Mme de Staël avait posé devant les Italiens le problème romantique, qui était devenu le problème vital. Réveillée désormais, après la grande secousse napoléonienne, voulant vivre de sa vie propre, l’Italie comprenait qu’elle devait réaliser d’abord son unité morale et intellectuelle, si elle voulait constituer son unité politique ; elle avait besoin d’une littérature qui traduisît ses espoirs et ses droits, d’une littérature qui fût grande et belle, capable de montrer au monde que la nation était digne de ressusciter. Il importait de savoir si les théories nouvelles étaient aptes à faire naître cette littérature ardemment souhaitée. Ajoutons que Milan, la grande ville, largement ouverte à toutes les influences, fertile elle-même en nobles et vigoureux esprits, offrait un champ d’expériences unique. Toutes les idées concernant le renouvellement des lettres furent examinées, critiquées, mises à l’épreuve. Et Stendhal profita de tout. Ce qui l’intéressait le plus, après la chasse au bonheur, c’était la chasse aux idées. A la Scala, dans la loge de son ami de Brème, partisan déclaré du romanticisme, dans les cafés, dans les salons, partout où le menaient sa curiosité et ses loisirs, il écoutait. Son parti était pris ; il était pour Shakspeare contre Racine ; il avait plaisir à fortifier sa conviction par tous les beaux arguments qu’on émettait autour de lui, et qu’il saisissait au vol. Ceci jusqu’au jour où, désespérant de se faire aimer de cette Métilde qu’il adorait, et tracassé par la police qui suspectait ses allures, il dut quitter la vue du Dôme et regagner cet affreux Paris.

Il s’aperçut bientôt que les Parisiens étaient en retard, — quoi d’étonnant, puisque les Milanais étaient supérieurs en tout ? — sur les Milanais. Ils n’avaient pas lu les substantielles brochures, les journaux de combat publiés en Lombardie : ils ne lisaient rien. Les attaques lancées par les romantiques étaient faibles ; il en connaissait de plus vigoureuses, et de décisives. Les défenses opposées par les classiques étaient vieillottes, étaient périmées. Il voulut faire profiter les Parisiens, vaniteux et attardés, de son expérience ; il leur montrerait, par exemple, qu’une action dramatique était toujours invraisemblable, qu’on la limitât à vingt-quatre heures ou qu’on l’étendit à plusieurs années : l’essentiel était de procurer aux spectateurs des moments d’illusion, qui leur fissent oublier le lieu, l’heure et toutes les réalités. Toute pièce capable de susciter dans les âmes ces courts moments d’illusion est bonne, — l’observation des règles ne fait rien à l’affaire. Stendhal, fort de sa sagesse milanaise, se jeta donc dans la mêlée, et lança sa brochure sur Racine et Shakspeare, dont le premier chapitre contient l’amusant dialogue que l’on connaît, entre un Académicien et un romantique :

Pourquoi exigerez-vous, dirai-je aux partisans du classicisme, que l’action représentée dans une tragédie net dure pas plus de vingt-quatre ou de trente-six heures, et que le lieu de la scène ne change pas, ou que du moins, comme le dit Voltaire, les changements de lieu ne s’étendent qu’aux divers appartements d’un palais ?


L’ACADEMICIEN.

Parce qu’il n’est pas vraisemblable qu’une action représentée en deux heures de temps comprenne la durée d’une semaine ou d’un mois, ni que, dans l’espace de peu de moments, les acteurs aillent de Venise en Chypre, comme dans l’Othello de Shakspare ; ou d’Ecosse à la cour d’Angleterre, comme dans Macbeth.

LE ROMANTIQUE.

Non seulement cela est invraisemblable et impossible ; mais il est impossible également que l’action comprenne vingt-quatre ou trente-six heures.

L’ACADEMICIEN.

A Dieu ne plaise que nous ayons l’absurdité de prétendre que la durée fictive de l’action doive correspondre exactement avec le temps matériel employé pour la représentation ! C’est alors que les règles seraient de véritables entraves pour le génie. Dans les arts d’imitation, il faut être sévère, mais non pas rigoureux. Le spectateur peut fort bien se figurer que, dans l’intervalle des entr’actes, il se passe quelques heures, d’autant mieux qu’il est distrait par les symphonies que joue l’orchestre.

LE ROMANTIQUE.

Prenez garde à ce que vous dites, monsieur, vous me donnez un avantage immense ; vous convenez donc que le spectateur peut se figurer qu’il se passe un temps plus considérable que celui pendant lequel il est assis au théâtre. Mais, dites-moi, pourra-t-il se figurer qu’il se passe un temps double du temps réel, triple, quadruple, cent fois plus considérable ? Où nous arrêterons-nous ?


La discussion continue sur le même ton. A vrai dire, à peu près toutes les idées de Stendhal en la matière, et jusqu’au mot qu’il employa d’abord, le romanticisme, viennent d’Italie. Sa définition fameuse : « Le romanticisme est l’art de présenter aux peuples les œuvres littéraires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible ; le classicisme, au contraire, leur présente la civilisation qui donnait le plus de plaisir possible à leurs arrière-grands-pères, » — résume les idées que Berchet exprimait avec force dès 1816, dans sa Lettera semiseria di Crisostomo. Mais bornons-nous au cas où Stendhal, en même temps qu’il emprunte l’idée, copie la forme même. Nous ouvrons le Conciliatore, le bon journal milanais qui mena le combat romantique de septembre 1818 à octobre 1819, et qui mourut victime de la persécution autrichienne ; nous y lisons un article écrit par un des champions de la cause, Ermes Visconti, sur les unités dramatiques de temps et de lieu ; et voici ce que nous y trouvons :

romagnosi.

Dites-moi : pour quelle raison voulez-vous que l’action représentée dans une tragédie ne dure pas plus de vingt-quatre ou tout au plus de trente-six heures, et que le lieu de la scène ne change pas, sinon à de faibles distances ?

lamberti.

Parce qu’il n’est pas vraisemblable qu’une action représentée en trois ou quatre heures comprenne la durée d’une semaine ou d’un mois ; ni que dans l’espace de peu d’heures, les acteurs aillent de Naples à Paris, de Milan à Florence.

romagnosi.

Non seulement cela est invraisemblable et impossible ; mais il est impossible également que l’action comprenne vingt-quatre ou trente-six heures.

lamberti.

On ne peut prétendre que la durée fictive de l’action corresponde exactement au temps matériel de la représentation. C’est alors que les règles seraient de véritables entraves aux belles œuvres. Dans les arts d’imitation, il faut être sévère, mais non pas rigoureux. Le spectateur peut se figurer que dans l’intervalle des entr’actes, il se passe quelques heures, d’autant plus qu’il est distrait par la musique ; le spectateur n’a pas sa montre à la main pour compter les minutes.

romagnosi.

Très bien, mon cher professeur nous voilà déjà à moitié route. Vous convenez donc que le spectateur peut se figurer qu’il se passe un temps plus considérable que celui pendant lequel il est assis au théâtre. Mais, dites-moi, pourra-t-il se figurer qu’il se passe un temps double du temps réel, triple, centuple, mille fois, dix mille fois plus considérable ? Où nous arrêterons-nous ?

Ainsi de suite : il est pour ainsi dire trop facile de continuer la comparaison. On ne saurait discuter sur le premier ni sur le second des points que nous avons établis : Stendhal a pris tout entière une idée originale, une démonstration à la fois subtile et vigoureuse ; il en a reproduit la forme à peu près textuellement. Mais j’entends ici les avocats de la partie contraire. N’y a-t-il pas une note qui sauve l’honneur ? Stendhal n’a-t-il pas écrit, au bas d’une page : Dialogue d’Hermès Visconti dans le Conciliatore, Milan, 1818 ? Et comment parler de plagiat, du moment où il cite son auteur ? La question est de savoir si la note suffit à indiquer toute l’étendue de la dette ; et si son astucieux auteur ne retire pas d’une main ce qu’il donne de l’autre. Voyons.

Remarquons d’abord qu’elle ne laisse supposer à aucun degré qu’il ait pris à Ermes Visconti son style, ses phrases, ses expressions, toute sa forme littéraire, et cela pendant plusieurs pages. Remarquons ensuite qu’elle n’est placée ni tout à fait au début, ni tout à fait à la fin du développement ; elle s’accroche à la phrase : « il est impossible également que l’action comprenne vingt-quatre ou trente-six heures, » et elle a l’air de ne porter que sur l’idée qui s’y trouve exprimée. Remarquons surtout que Stendhal, — c’est ici le plus grave, — donne le dialogue entier non point comme revenant à Ermes Visconti, mais comme étant le fruit de sa propre expérience. Lorsque le romantique et l’académicien ont fini leur discussion, il écrit, en effet : « Ici finit le dialogue des deux adversaires, dialogue dont j’ai réellement été témoin au parterre de la rue Chantereine, et dont il ne tiendrait qu’à moi de nommer les interlocuteurs. Le romantique était poli ; il ne voulait pas pousser l’aimable académicien, beaucoup plus âgé que lui… » L’aveu loyal porte sur un détail, tandis que le mensonge porte sur l’ensemble. En fait, on a cru que la dette de Stendhal à l’égard d’Ermes Visconti se limitait à une vague et lointaine analogie d’idées, pendant cent ans.


III


Encore faudrait-il un exemple qui ne prêtât même pas à discussion : le voici.

Dans les Vies de Haydn, Mozart et Métastase, la seconde des lettres sur Métastase commence par un passage exquis. Stendhal aime son auteur d’un amour tout particulier ; il le connaît bien ; il connaît à fond la littérature italienne. Pour caractériser au juste le génie de Métastase, il évoque les grands noms de Dante, de Pétrarque, de Boiardo, de l’Arioste, du Tasse ; et il trouve pour chacun d’eux l’adjectif précis, l’adjectif opportun. Il sait que Dante, Pétrarque, l’Arioste, le Tasse, ont pu être imités ; il cite quelques-uns de ces imitateurs, qui ne sont pas tous illustres, tant s’en faut : qui a lu, en France un Agostini, lequel écrivit à la manière de Boiardo ? qui a vu son nom ? Stendhal l’a lu, et le donne en exemple. Son érudition n’est pas seulement étendue et profonde ; elle est délicate. Le style est aisé, « bien stendhalien : » on ne saurait s’y tromper. Point de ces phrases longues et pompeuses qu’il détestait ; au contraire, une série de phrases simples, faciles, et cependant point vulgaires, donnent à l’ensemble un mouvement fort agréable à suivre. Une formule heureuse résume tout le développement : les autres écrivains ont laissé quelque petite possibilité à ceux qui sont venus après eux d’imiter quelquefois leur manière : Métastase est le seul de ces poètes qui, littéralement parlant, soit inimitable. Il faut avouer que pour la vie de Haydn, Stendhal a copié Carpani ; pour la vie de Mozart, la chose est indubitable, il s’est « purement et simplement approprié une notice de Winckler. » Mais les lettres sur Métastase lui appartiennent en propre. On reconnaît la manière et l’accent. D’ailleurs, il affirme sa personnalité : je pourrais citer, dit-il, des octaves qui rappellent l’Arioste ; j’en connais un plus grand nombre dont l’harmonie et la majesté auraient peut-être trompé le Tasse lui-même…

Encore sous l’empire d’une affirmation aussi nette, j’ouvre, dans l’œuvre du critique italien Baretti, cette Frusta letteraria qui commença de paraître en 1763, et qui reste un des livres les plus vivants du XVIIIe siècle. Baretti était loin d’être un écrivain banal : on ne s’ennuie pas, même aujourd’hui, en sa compagnie. Il fonce sur les mauvais auteurs avec une sorte de rage ; il est tout nerfs et toute passion ; il prétend réformer la république des lettres, et donne à droite et à gauche de grands coups de sa « frusta, » de son fouet qu’il fait claquer tant qu’il peut. Il ne frappe peut-être pas toujours juste, mais toujours fort. Il eut un plaisir extrême à s’attaquer à Voltaire, et à prouver qu’il ne connaissait ni l’italien, ni l’anglais, ni Dante, ni Shakspeare. Longtemps fixé à Londres, il est un de ceux qui ont fait passer un souffle européen sur l’Italie trop classique. Il n’était pas neutre ; il avait des sympathies et des antipathies vigoureuses, qu’il manifestait le plus souvent qu’il pouvait, violemment. Il détestait Goldoni, qu’en toute occasion il poursuivit de sa haine. Il adorait, au contraire, Métastase, qu’il tenait pour le plus grand des écrivains passés, présents, et futurs. Rien ne l’arrête quand il fait son éloge ; il part, il s’anime, les idées se pressent, le mouvement de son style s’accélère ; il est ingénieux, il est éloquent, il nous conquiert bon gré mal gré.

…Dante reçut de la nature une manière de penser profonde ; Pétrarque, une manière de penser agréable ; Boiardo et l’Arioste, une manière de penser pleine d’ampleur et d’imagination : mais aucun d’eux n’eut une pensée aussi claire et aussi précise que Métastase ; aucun d’eux n’est parvenu en son genre au point de perfection que Métastase atteignit dans le sien. Dante, et Pétrarque, et Boiardo, et l’Arioste, et le Tasse, ont laissé quelque possibilité à d’autres bons esprits de copier quelquefois leur manière, ou de remplir quelque lacune par eux laissée, ou insuffisamment remplie ; quelques hommes de talent, prenant pour objet d’émulation qui l’un, qui l’autre de ces poètes, ont eu parfois la chance d’écrire quelques vers qu’ils n’auraient peut-être pas rougi d’avouer. Frezzi, par exemple, dans son Quadriregio, a quelques tercets qui sont du Dante tout craché. Beaucoup de sonnets et de canzoni de Bembo, et d’autres, se rapprochent fort des sonnets et des canzoni de Pétrarque. Boiardo a trouvé un Agostini qui a imité de fort près son style, encore qu’il soit resté très loin de sa belle imagination créatrice. Nous avons beaucoup d’octaves, et de beaucoup d’auteurs, qui, par le tour des phrases et l’éclat des rimes, rappellent d’abord l’Arioste ; et nous en avons plus encore de majestueuses et d’harmonieuses, qui auraient presque trompé le Tasse lui-même. Mais encore qu’une foule de gens aient fait de grands efforts pour saisir la manière de Métastase, pas un seul n’a pu s’approcher de lui, fût-ce d’un million de lieues. En sorte que Métastase, parmi nos poètes, est le seul qui mérite littéralement le rare qualificatif d’inimitable.

Dans la lettre que Bombet junior écrivit pour couvrir de ridicule l’infortuné Carpani, le ton ne laisse pas d’être, par endroits, agressif et insolent. Carpani, écrivait ce frère si dévoué à la cause de son cadet, revendique la paternité des Haydine : oserait-il revendiquer aussi « l’excellente digression littéraire sur Métastase ? » — Nous pouvons répondre qu’elle n’est point de Carpani, en effet, puisqu’elle est volée tout entière à Baretti. Relisons, dans le texte de Stendhal, cette excellente digression littéraire ; et faisons la comparaison avec le passage que nous venons de citer :

Le Dante reçut de la nature une manière de penser profonde, Pétrarque un penser agréable ; Boiardo et l’Arioste une tête à imagination ; le Tasse, un penser plein de noblesse ; mais aucun d’eux n’eut une pensée aussi claire et aussi précise que Métastase ; aucun d’eux n’est encore parvenu en son genre au point de perfection que Métastase atteignit dans le sien.

Le Dante, Pétrarque, l’Arioste, le Tasse, ont laissé quelque petite possibilité à ceux qui sont venus après eux d’imiter quelquefois leur manière. Il est arrivé à un petit nombre d’hommes d’un rare talent d’écrire quelques vers que ces grands hommes n’auraient peut-être pas désavoués.

Plusieurs sonnets du cardinal Bembo se rapprochent de ceux de Pétrarque ; Monti, dans sa Basvigliana, a quelques terzine dignes de Dante ; Boiardo a trouvé, dans Agostini, un heureux imitateur de son style si ce n’est une imagination digne d’être comparée à la sienne. Je pourrais vous citer quelques octaves qui, par la richesse et le bonheur des rimes, rappellent d’abord l’Arioste. J’en connais un plus grand nombre dont l’harmonie et la majesté auraient peut-être trompé le Tasse lui-même ; tandis que, malgré des milliers d’essais tentés depuis près d’un siècle pour produire une seule aria dans le genre de Métastase, l’Italie n’a pas encore eu deux vers qui pussent lui faire l’illusion d’un moment.

Métastase est le seul de ces poètes qui, littéralement, soit resté jusqu’ici inimitable.

Cette excellente digression littéraire, ce morceau où l’on reconnaît si bien l’accent du maître que de bons connaisseurs se sont portés garants de son authenticité, est donc le résultat d’un plagiat flagrant. Stendhal a pris les faits et les idées, Stendhal a calqué la forme, Stendhal n’a nommé, ni de près ni de loin, le légitime propriétaire, Baretti. Les œuvres du critique italien avaient été rééditées à Milan, de 1813 à 1818 : est-ce à cette occasion qu’Henri Beyle, Milanais, les lut et les distingua ? Le fait est que le développement sur Métastase lui parut d’une si bonne venue, qu’il en prit toutes les idées, tous les sentiments, tous les effets. Baretti fait observer que la clarté, la précision, qui caractérisent les pièces de Métastase, permettent d’en retenir des scènes entières par cœur, sans difficulté ; Stendhal observe que la clarté, la précision, la facilité sublime qui caractérisent le style de ce grand poète, produisent le singulier effet de rendre ses ouvrages extrêmement faciles à apprendre par cœur. Baretti ne peut retenir ses larmes quand il assiste aux représentations de la Clémence de Titus, ou de Joseph ; Stendhal remarque qu’il est difficile de lire, sans répandre des larmes, la Clémence de Titus, ou Joseph. Baretti admire tout spécialement certaines tirades des rôles de Cléonice, de Démétrius, de Thémistocle, de Titus, de Régulus ; Stendhal affirme que l’Italie a peu de morceaux plus sublimes que certains passages des rôles de Cléonice, de Démétrius, de Thémistocle, de Régulus. N’oublions pas ses cantates, dit Baretti ; et Stendhal ne voit pas ce qu’on peut comparer, en aucune langue, aux cantates de Métastase. Baretti insiste sur les difficultés techniques qu’imposaient à Métastase les règles absurdes des livrets d’opéra : Stendhal aussi. Baretti, qui recherche tous les arguments capables d’exalter le mérite de son favori, s’étonne de ce qu’il ait réussi à rendre parfaitement toutes les nuances du cœur humain avec un nombre de mots très restreints : car la langue de l’opéra n’admet guère que six ou sept mille mots, sur les quarante-quatre mille, bien comptés, que possède la langue italienne. L’étonnement de Stendhal n’est pas moins spontané.


IV


Le curieux homme en vérité ! Que de surprises il nous a déjà causées ; et que de surprises il nous réserve encore ! Comme il sera divertissant de continuer la chasse aux plagiats, puisqu’elle est décidément ouverte ! Peut-être nous amènera-t-elle à réviser nos jugements sur toute son œuvre.

Cette œuvre, nous la lirons toujours avec plaisir, mais avec plus de prudence. Avant toutes choses, il importera de reconnaître la part qui revient à autrui dans ce qu’il nous donne comme sien : ce ne sera pas l’affaire d’un jour ; la mosaïque est habilement faite, et toutes les pierres ne portent pas la marque de leur origine. Il faudra, pour faire régner dans ses ouvrages le règne de la justice distributive, une longue patience, une attention éveillée, le hasard des rencontres, et de multiples bonnes volontés.

Il faudra le concours des auteurs étrangers, puisque ce cosmopolite empruntait de toutes mains, et changeait sans façons la monnaie de tous les pays. Nous soupçonnons seulement l’étendue de sa dette. Nous savons qu’il professait une admiration profonde pour l’Edinburgh Review : il est peu probable qu’elle fût désintéressée ; nous ne savons pas encore à quel point. Les Italiens, dont on ne lisait guère les œuvres en France et dont on ignorait profondément les journaux, semblent avoir été pour lui une véritable mine : nous demanderons aux Italiens eux-mêmes de vouloir bien continuer à la creuser avec nous. Il lisait, il lisait éperdument ; le nombre des volumes dont il parle dans ses mémoires et surtout dans sa correspondance est singulièrement élevé : encore puisait-il dans ceux qu’il ne cite pas, comme les œuvres de Baretti le prouvent. Ce ne sera pas une tâche aisée que de se retrouver dans tout cela. À qui appartiennent les morceaux du livre de l’Amour, lequel ne devait comprendre d’abord que soixante-dix pages, et révéler à des amis choisis ses plus subtiles pensées, ses plus intimes douleurs, et qu’ensuite il remplit de bourre jusqu’à en quadrupler le volume ? À qui appartiennent les digressions dont les Promenades dans Rome sont si manifestement pleines ? Ainsi de suite. Si l’édition de ses œuvres complètes, commencée avec tant de diligence et de soin, n’est pas résolument critique et passe trop vite sur la recherche des sources, elle sera à refaire dans quelques années. Qu’on ne voie point dans ce souci la préoccupation vétilleuse de pédants qui, incapables de comprendre la beauté d’un auteur, s’amusent à dénombrer ses petitesses ; encore moins la vengeance de lecteurs souvent mystifiés, souvent bernés pour avoir eu trop de confiance en lui, et qui veulent prendre au moins quelque petite revanche. Tout au contraire ; c’est question de vérité, scrupule de conscience, nécessité morale de connaître avant de juger. Cette impression de disparate que nous éprouvions souvent à la lecture de Stendhal, nous voyons désormais d’où elle vient : nous avons besoin de savoir au juste quelles doivent être ses limites. Nous sommes dans une galerie de tableaux qui contient quelques chefs-d’œuvre authentiques, mais aussi des copies : nous ne pouvons apprécier l’ensemble avant d’avoir recommencé l’examen, et séparé le vrai du faux. Le doute est né, nous n’en sommes plus maîtres : nous nous devons à nous-mêmes d’apaiser notre inquiétude ; à nous-mêmes, et à Stendhal : les chefs-d’œuvre ont besoin de ce jugement d’appel, pour être authentifiés et garantis. L’intérêt passionné qu’on apporte aux questions de plagiat, je le comprends ; j’y vois un aspect particulier de la lutte éternelle entre les puissances de vérité et celles de mensonge. Dans le présent débat, dont le principe importe plus encore que l’objet, attendons que d’autres pièces aient été réunies avant de nous prononcer définitivement sur la valeur de l’œuvre de Stendhal.

Dès maintenant, la façon dont nous voyons que les Vies de Haydn, Mozart et Métastase, l’Histoire de la peinture en Italie, les Mémoires d’un touriste ont été composés, nous permettent de mieux comprendre la physionomie littéraire de l’homme. En matière de création esthétique comme en toutes choses, ce dilettante, cet épicurien (dont on s’obstine, je ne sais pourquoi, à faire un modèle d’énergie, voire d’énergie française), obéissait doucement à la loi du moindre effort, suivant laquelle il gouverna sa vie. Il trouvait plus aisé de prendre des passages tout écrits, que de les composer péniblement ; et donc, il les prenait, sans s’embarrasser autrement de scrupules : nous ne voyons pas que les scrupules moraux l’aient jamais torturé. Mais il n’en allait pas toujours ainsi. Cette intelligence supérieure dont Taine lui a reconnu le mérite, cette sensibilité d’autant plus vive qu’il la tenait cachée, et comme en réserve, se manifestaient par poussées. Il ne se donnait pas souvent, mais il se donnait tout entier. Alors venaient des pages dignes d’un très grand maître, riches de contenu, simples d’allures, montrant sans pompe les idées les plus vigoureuses et les sentiments les plus nuancés. Sa veine épuisée, il reprenait sa flânerie à travers les livres, et le travail d’autrui venait favoriser sa paresse. Ajoutons cette hâte d’en finir, et cette manie d’enfler ses volumes, qui le saisissaient au bout d’un temps. Le livre est promis, l’éditeur demande la copie ; la bourse est vide, il faut que les quelques écus promis par Delaunay ou par Ambroise Dupont viennent la remplir : sinon, il devra quitter l’Italie, regagner Paris, prendre une occupation servile. Hâtons-nous, remplissons cette page et puis cette autre ; demandons le concours d’amis complaisants, le baron de Mareste ou Romain Colomb, qui nous aideront bien à bâtir un chapitre. De tous les amis complaisants, les plus sûrs et les plus discrets, ce sont les livres, comme chacun sait. L’œuvre est finie ; à l’origine, elle était tout plaisir ; elle se transformait en corvée, chemin faisant. Elle est finie, bon débarras ; recommençons à penser, à étudier les hommes, et à nous faire aimer des femmes, si nous pouvons.

Il reste toujours original ; mais non plus par la fécondité de l’invention, puisque nous commençons à voir qu’il pense souvent avec les idées des autres. Son originalité vient d’abord, semble-t-il, de cette surprenante alternative d’effort créateur et de paresse assimilatrice : comme il était lorsqu’il fréquentait le cénacle du romantisme libéral, chez Delécluze : capable d’éblouir les assistants, tout un après-midi, par le feu d’artifice de ses paradoxes ; capable aussi de ne souffler mot, tout occupé de sa pêche aux idées. Son originalité vient ensuite de l’opportunité de ses choix. Car il choisissait le meilleur, et n’aurait pas facilement pris le change. Il distinguait, parmi ces livres innombrables qui lui passaient par les mains, justement la page efficace. Sa fantaisie et son caprice, outre la vivacité de son intelligence, lui permettaient d’aller de sommet en sommet, sans suivre les routes trop faciles qui descendent, sans s’attarder aux routes pénibles qui montent. De même qu’il n’avait pas besoin des opérations intermédiaires, quand il raisonnait, tant il voyait vite et tant il voyait clair : de même, lorsqu’il pillait autrui, supprimant les préparations, les transitions, et quelquefois les liaisons les plus nécessaires, il gardait cet air désinvolte et rapide qui lui donne une exceptionnelle allure. Il perd le mérite de l’originalité, pour bien des découvertes qu’il a l’air de faire, et qui ne sont plus en réalité que de vieilles trouvailles, et des dépouilles ; mais la sûreté de son choix est sans égale. Il cueille si dextrement des fleurs les plus vivaces, dans les jardins où il opère, qu’il semble créer quand il prend. Et dans ses bons moments, son butin l’alourdit si peu, qu’il a l’air de précéder les autres, quand il les suit.

N’était-il pas entendu qu’il méprisait le style ? N’a-t-il pas raconté, — tant mieux pour qui veut l’en croire, — qu’il lisait tous les matins quelques pages du Code civil, afin de se donner le ton ? Quelquefois, nous l’avons vu, il se contente de traduire le texte d’autrui, sans se donner la peine de le modifier aucunement. Mais quelquefois aussi, il apporte à sa matière d’emprunt des retouches si légères et si subtiles, qu’on reconnaît la main experte du plus habile artisan. Ne croyons pas que Stendhal ignore la façon dont on modifie le rythme d’une phrase, en y changeant une virgule, une virgule seulement. Il n’ignore pas davantage la façon dont on rehausse la couleur d’un adjectif, de manière que le reflet en avive tous les mots voisins. Il connaît les dissonances secrètes qui font que les mots se détestent entre eux, et prennent un air de gêne ou d’aigreur ; il sait les harmonies qui transforment leur assemblage en accord. Stendhal styliste : ce serait un nouvel aspect du personnage. Et le dernier chapitre de l’étude nouvelle qu’on écrirait alors sur lui serait le plus beau et presque tragique. Il le montrerait recevant à Cività Vecchia l’article de Balzac qui le sacre le plus grand romancier du siècle, mais qui mêle à ses éloges hyperboliques un conseil : celui de modifier son style, de le rendre plus facilement accessible au vulgaire, d’ajouter des explications. Alors, Stendhal inquiet, doutant des principes qu’il a toujours professés, n’étant plus sûr de cet instinct d’ouvrier de lettres auquel il a spontanément obéi, s’apprête à alourdir le style de la Chartreuse de Parme. Il a eu, dans sa vie, beaucoup de négations, peu de croyances ; parmi ses croyances, la plus ferme sans doute était qu’il devait s’en tenir à son art d’écrire. Maintenant, vieilli, et près de la mort, il ne sait plus. Il fait interfolier son roman ; et de son écriture fatiguée, il « ajoute quelques phrases pour éclairer, expliquer, aider l’imagination du lecteur à se figurer les choses. »

Surtout, nous nous débarrasserons de ce Stendhal hiératique que nous présentent encore ses pontifes ; immuable sur l’autel des dieux ; éternellement semblable à lui-même depuis ses débuts, qui furent parfaits, jusqu’à sa mort, qui fut une apothéose. Au contraire, nous introduirons dans son œuvre, — ne fût-ce qu’à titre d’hypothèse à vérifier, — l’idée d’une évolution. La chasse aux plagiats découvrira-t-elle des emprunts caractérisés jusque dans ses grands romans ? On ne peut jurer de rien quand on parle d’un tel homme. Il semble peu probable toutefois que la quête devienne jamais très fructueuse dans ces hauts parages. La facture y paraît trop personnelle, la conception même de la vie trop particulière, pour qu’on puisse attribuer le mérite essentiel de ces œuvres à d’autres qu’à lui-même. Pour le Rouge et le Noir, pour la Chartreuse de Parme, on a indiqué déjà des sources probables, voire certaines ; on en indiquera peut-être d’autres : elles sont, jusqu’ici, à l’abri de l’accusation de plagiat. Nous aurions ainsi un point d’arrivée, au terme de son art. Le point de départ est constitué par ces Vies de Haydn, Mozart et Métastase, par cette Histoire de la peinture en Italie, dont on peut dire dès maintenant qu’elles ne sont guère autre chose qu’un long plagiat, saupoudré de quelques ornements personnels. Longtemps Stendhal a poursuivi l’idée d’une comédie géniale, qui lui donnerait tout d’un coup la gloire avec la richesse et ferait voler son nom sur les lèvres des hommes en même temps qu’elle remplirait sa bourse. Cette comédie, malgré des efforts obstinément répétés, il se trouve incapable de l’écrire. Il ne peut produire et devenir auteur qu’en s’aidant subrepticement du labeur d’autrui. Il ne dédaigne pas cette aide dans les œuvres qui suivent ; mais elle lui est moins nécessaire. Sa personnalité s’affirme davantage. Rome, Naples et Florence est la manifestation d’un génie autrement original. Certes, la courbe qu’il suit n’est pas harmonieuse, et son mouvement n’a rien de régulier ; avec les Chroniques italiennes, il reviendra même au genre commode des traductions embellies. Mais enfin, d’une œuvre à l’autre, il n’est pas identique à lui-même ; sa personnalité va s’affirmant. Le moment arrive enfin où il verse dans deux œuvres maîtresses tous ses souvenirs de jeunesse, tous ses rêves de conquérant, toutes ses constructions d’idéologue, et ses désirs d’énergie surhumaine, et ses visions de femmes fières, mélancoliques et tendres : sa vie, telle qu’elle a été, et mieux encore telle qu’il eût souhaité qu’elle fût. La raison qui explique la supériorité de ses deux grands romans sur toutes ses autres œuvres, c’est qu’il a évolué, c’est qu’aux mosaïques paresseuses et disparates, il a substitué la peinture fidèle de son propre cœur, à la fin.

À moins, — qui sait ? — qu’on ne découvre un jour des plagiats même dans le Rouge et le Noir, même dans la Chartreuse de Parme. Alors il faudrait revenir à la conception d’un Stendhal toujours identique à lui-même : mais non pas, à vrai dire, tel qu’on se le figurait jusqu’ici.

Paul Hazard.

  1. Paul Arbelet, L’Histoire de la Peinture en Italie et les plagiats de Stendhall, Paris, Calmann-Lévy, 1913 ; Stendhal, Vies de Haydn, de Mozart et de Métastase, Paris, Champion, 1914 (Œuvres complètes de Stendhal) ; F. Gohin, Stendhal, plagiaire de Mérimée (Minerve française, 1er janvier 1920) ; M. Barber, Encore un plagiat de Stendhal, les Mémoires d’un Touriste (Mercure de France, 1er février 1920). L’étude de Benedetto, Ermes Visconti e Stendhal, a paru depuis que cet article était écrit.