Les Pieds fourchus/Chapitre VII

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CHAPITRE VII

COMPLICATIONS

Le jour suivant nos chasseurs, complétement rompus de fatigue, au lieu de se mettre en campagne avant le point du jour, prirent l’agréable résolution de rester couchés jusqu’à l’heure du déjeuner : en conséquence, moëlleusement étendus dans leurs matelas de fougère, les pieds tournés contre le feu, ils devisèrent à l’aise et décidèrent de continuer leur expédition jusqu’à ce qu’ils eussent trouvé le fameux gîte des mooses, dussent-ils pour cela courir jusqu’à la fin du mois.

Le Brigadier faisait des réflexions attestant que les tranches de venaison l’intéressaient davantage que le Sport, et paraissait opiner pour une marche rétrograde ; Burleigh l’encourageait dans cette idée et n’eut pas de peine à le convaincre.

Luther était retourné au camp avec ordre d’attacher le vieux Watch à un arbre avec une corde capable d’étrangler un chat sauvage.

Les voisins et amis, survenus les uns après les autres, furent invités à rester au camp pour contribuer à sa garde et se régaler du moose.

— Mon avis, dit Burleigh, serait que les restants prissent avec eux la carcasse du moose, en nous laissant quelques bonnes tranches, et après l’avoir soigneusement écorché.

— Vous parlez comme un sage, Iry, répliqua le Brigadier ; les compagnons vont se rendre au camp chargés, chacun, de leur part ; ils pourront envoyer un traîneau pour emporter le corps et la peau du moose. Et toi, Luther, je te le répète, veille bien à ce que les fusils soient toujours chargés et à portée de la main, si tu ne veux pas descendre dans le royaume des taupes. Dis au voisin Smith, et au voisin Libby que s’ils savaient comme on est bien là-bas dans le campement, en société avec les grillades de moose, ils y voudraient passer leur vie. Quant à moi, réflexion faite, il faut que je marche en avant ; nous serons de retour dans deux ou trois jours au plus tard, et nous rapporterons de quoi faire bombance.

— Oui, Père, répondit Luther ; je vais les endoctriner de votre part, et ils seraient bien ingrats de ne pas me croire, car je prêcherai d’exemple.

— Ah ! mais ! ne riez pas ! ajouta le jeune homme avec un sérieux comique.

— Bien ! bien ! Luther, répliqua le père en souriant, vous aurez en partage la meilleure part, comme l’ordonne la Bible, pendant que le reste de la tribu s’en ira en guerre.

— Oh ! sauvons-nous ! dit facétieusement Luther en prenant son élan, suivi de Watch.

Ces arrangements pris, chacun partit de son côté ; ceux qui continuaient la chasse se dispersèrent dans le bois, mais sans se perdre de vue, toujours recherchant le bouquet d’érables signalé par le maître d’école.

Quoique la distance ne fut pas considérable, les chasseurs furent obligés d’avancer avec beaucoup de précaution et de lenteur, de telle sorte qu’ils n’arrivèrent en vue du gîte qu’à la tombée de la nuit. Après une courte délibération entre Burleigh et le Brigadier, les autres chasseurs furent placés à divers postes cachés, avec ordre de ne se montrer que lorsqu’ils seraient appelés : Burleigh, ensuite, poussa courageusement en avant, suivi tout doucement par le Brigadier.

Après une rude et pénible ascension ils parvinrent à un fourré épais : Burleigh, pour faire moins de bruit, quitta ses raquettes et ne garda que des moccassins ; le Brigadier, chaussé de gros brodequins de vache, marcha sur ses traces. Tous deux firent un long circuit pour prendre le dessous du vent, et arrivèrent au cœur de la place en rampant comme des chats. L’examen des lieux, quoiqu’il fît obscur au point de ne pas distinguer une main de l’autre, leur causa une grande satisfaction : la neige était foulée sur un large espace, comme l’aire d’une grange ; l’écorce des arbres n’était rongée qu’en partie, et seulement jusqu’à la surface de la glace ; les menues branches et les broussailles étaient encore abondantes ; tout annonçait le refuge de plusieurs familles de mooses, et on pouvait espérer qu’elles y reviendraient se gîter pendant la nuit.

— Iry ! mon garçon ! que dis-tu de çà ? murmura le Brigadier en redressant sa grande taille et en se frottant joyeusement les mains ; ils reviendront ce soir peut-être, et nous en ferons une belle affaire, hein ?

— Ah ! oui : nous voilà bien récompensés de nos fatigues.

— Si ce n’était pas trop tard, nous commencerions bien la battue avant l’arrivée des autres chasseurs.

— Ce serait une bonne idée, si nous n’avions pas à craindre d’être dérangés par tous ces ahuris au premier mouvement du gibier ; d’ailleurs nous n’avons pas de chiens avec nous.

— Qu’importe, nous n’avons pas à suivre des pistes dans la neige ; dans mon opinion il nous suffira de les guetter et de les fusiller au gîte.

— C’est possible ; mais évitons ces jeunes chasseurs étourdis et enragés qui veulent toujours tirer les premiers. J’opine pour rester ici à l’affût jusqu’à ce que les animaux paraissent.

— Adopté.

Nos deux héros se postèrent en silence et attendirent patiemment : le Brigadier était assis dans la neige, adossé contre un arbre, son fusil couché en travers sur ses genoux ; Burleigh, debout, montait la garde sur une éminence d’où son regard perçant commandait tous les environs.

De longues heures s’écoulèrent ainsi dans une muette immobilité, le sommeil commença à appesantir les paupières du jeune homme : cependant il n’osait faire aucun mouvement pour secouer sa torpeur, craignant de quitter son poste au moment critique. Bientôt, pour comble de disgrâce, ayant quitté son manteau pour en couvrir les épaules de l’Oncle Jerry, il sentit un froid insupportable glacer tout son corps.

Le moindre geste leur était interdit, sous peine d’effaroucher les furtifs hôtes des bois, dont ils attendaient l’arrivée. Jamais nuit n’avait paru plus longue et plus pénible au Brigadier, pendant le cours de son aventureuse carrière ; jamais son attente et son courage n’avaient été moins récompensés : aucun être vivant n’apparut dans le silence de la nuit et quand vint le jour, rien n’apparut encore.

— Oh ! là ! là ! dit tout-à-coup le Brigadier parlant à voix basse en homme de précaution que rien ne peut prendre au dépourvu ; mon pauvre Iry ! voilà une affaire bâclée ! tous ces imbéciles de mooses ont détalé, sans esprit de retour, et si nous voulons du butin, il faudra leur courir après. Que dis-tu de ça ?

— Je suis de votre avis : toutefois il sera bon de réunir les compagnons, et de déjeuner avant tout ; nous ferons bien de mettre dans nos poches quelques œufs durs, quelques gâteaux de riz, et une pincée de sel.

Le Brigadier hocha la tête.

— Hé ! hé ! mon ami, il y a eu des moments, (avant-hier soir, par exemple), où nous n’aurions nullement fait fi d’un œuf dur et d’une pincée de sel. Et si, en quittant la maison, je n’avais pas eu la précaution de bien bourrer vos poches, en dépit de toutes vos belles espérances, nous n’aurions eu chacun, pour souper, qu’une colique, et rien de plus.

Tout bien réfléchi, il fut décidé que le Brigadier resterait encore en embuscade au même endroit, pendant que Burleigh irait rassembler les autres chasseurs, et les inviterait à faire tous leurs préparatifs pour poursuivre la chasse pendant plusieurs jours encore s’il le fallait.

— Cependant, voyez donc ! grommela le Brigadier, l’écorce est fraîchement rongée ; voilà des bourgeons, des rameaux encore verts, là sur la neige.

— J’ai examiné avec soin les empreintes, répondit Burleigh ; elles forment deux sentiers ; je jurerais qu’il a passé par là au moins une demi-douzaine de mooses, depuis vingt-quatre heures. Ils doivent avoir été effrayés par quelqu’un de notre troupe.

— Je ne pense pas ; aucun d’eux ne s’est avancé à plus d’un mille d’ici ; à moins que ce ne soit cet imbécile de Ned Frazier, que la peste confonde !

— Édouard Frazier ! vous croyez ?

— Oui, cette tête d’âne Je ne serais pas surpris que ce butor fût venu par ici, courant après les femmes, comme l’a dit Bob son frère.

Burleigh devint sombre et ne répondit rien : toujours pensif, il secoua la main au Brigadier, et partit pour son expédition rétrograde.

Dans l’ardeur de la chasse il avait parcouru un chemin très-long sans s’en apercevoir : il lui fallut plus de trois heures pour regagner la clairière qu’ils avaient quittée la veille. Tout y était silencieux et solitaire, au point qu’il crut un instant s’être égaré. Pendant qu’il se demandait si ses compagnons avaient déserté leurs postes, une perdrix se leva bruyamment dans le fourré, à une portée de pistolet.

Au même instant Bob Frazier apparut, sortant d’un gros arbre creux :

— Eh bien ! fit-il, quoi de nouveau ?

Burleigh attendit que tous l’eussent rejoint, dans le plus grand silence.

— Et vous autres ? demanda-t-il à son tour, qu’avez-vous à dire ?

— Nous ! répliqua l’autre Frazier, nous pouvons dire que ces bois sont vivants ! ça vous étonne ?

— Que voulez-vous dire, je vous prie ?

— Il y a par ici du moose, du cariboo, de l’indien… que sais-je ?

— Avez-vous vu quelque chose ?

— Je ne sais que dire… L’ombre d’un chasseur a fait apparition, là-bas, derrière ces trois arbres : dans mon opinion c’est un indien.

— Vraiment ! Que pouvait-il chercher par là ?

— Des mooses probablement, comme nous.

— Il est surprenant qu’il soit resté ici aussi longtemps.

— Qu’entendez-vous par là ?

— Si c’est le même qu’a vu le Brigadier, il ne doit pas être en ce lieu avec de bonnes intentions. Si on marchait un peu sur lui ?… qu’en dites-vous ?

— Courons ! s’écrièrent les deux frères en se lançant a la poursuite de l’inconnu, sans prendre aucune précaution, malgré tout ce que put leur dire Burleigh.

Au moment où, après avoir visité l’amorce de son fusil, il se préparait à les suivre par un sentier couvert, son regard vigilant aperçut un mouvement dans le fourré. Mais l’arrivée d’un nouveau venu détourna son attention. C’était le plus jeune fils du voisin Smith, qui accourait à perte d’haleine, élevant au-dessus de sa tête un billet tout froissé qu’il venait de tirer de sa veste soigneusement boutonnée.

Le maître d’école sentit tout son sang refluer au cœur, lorsque l’enfant lui cria en s’éventant avec son petit chapeau ravagé par les branches :

— Je savais bien que je vous trouverais, moi ! Je connais votre route quand on me dit que vous êtes à la chasse du moose !

Burleigh se détourna sans répondre, et déployant à la hâte le billet qu’on venait de lui remettre, lut ce qui suit :

« Vous me pardonnerez, j’espère, master B. — Mais si vous voulez approfondir un triste mystère, plus tôt vous reviendrez à la maison, mieux cela vaudra. Voilà tout ce que je peux vous dire ; seulement vous n’avez pas une minute à perdre. Je vous envoie la jument grise pour le cas où vous aimeriez mieux revenir à cheval qu’en traîneau. »

J. J. P.

— Petit, qui t’a remis cela ! demanda Burleigh.

— Jerutha Jane Pope.

— Comment sont les chemins ?

— Impraticables, à moins d’être à cheval.

— Où est le traîneau à une place ?

— Au camp.

— Et la jument grise ?

— Ici près, sur la lisière du bois ; de plus, vous trouverez dans le porte-manteau de la selle la grande redingote du père.

— Bien ! ton nom, enfant ?

— Noah, sir ; Noah Smith, pour vous servir.

— Bien ! Noah Smith, je me souviendrai de toi. Sais-tu pourquoi on m’appelle ?

— Non, en vérité ! je n’ai guère eu le temps de causer, je vous en réponds : Jerutha Jane, elle est venue chez mon père au milieu de la nuit ; elle a parlé un instant avec ma mère ; puis, on m’a appelé, et je suis parti au grand galop, aussi vite que la jument pouvait courir.

— Mais, si je prends la jument, Noah, que deviendras-tu ?

— Ce que je deviendrai ? Je resterai ici pour voir le fun (réjouissances) ! Ah ! c’est que j’aime les campements, moi ! je suis bon dans les campements, moi ! j’y suis bon à tout ! Et puis, je serai si content de voir un moose !… si vous n’y trouvez pas d’inconvénient.

— Pas le moins du monde, Noah. Adieu ; mais ne t’avise pas d’aller à la chasse du moose sans être avec un bon protecteur ; prends bien garde ! tu pourrais te trouver dans un cruel embarras. Adieu.

— Adieu ! bonne route ! répondit l’enfant.

Burleigh avait piqué des deux et était déjà loin.

À ce moment on entendit dans le bois un coup de fusil, mais si éloigné qu’aucun chasseur, après avoir prêté un instant l’oreille, ne crut devoir s’en préoccuper : Ira n’y fit pas même attention ; tourmenté d’inquiétude il dévorait l’espace, emporté par la bonne jument grise, qui était la première trotteuse de tout le pays.

Il ne s’arrêta qu’en vue de la grande-maison : il rajusta ses vêtements, visita son fusil qu’il avait rejeté en bandoullière sur son épaule, et se demanda ce qu’il fallait faire.

Il faisait noir, si noir qu’il ne pouvait distinguer sa montre dans sa main : néanmoins, convaincu que, depuis longtemps, tout le monde était couché, il hésitait à pénétrer dans le logis, au risque de déranger toute la famille, et se disposait à conduire la jument près de quelque meule de foin et à s’y installer jusqu’au jour, comme le faisait souvent plus d’un voyageur.

Pendant qu’il délibérait avec lui-même, un filet de lumière passa au travers du volet de la cuisine ; un instant après un murmure se fit entendre à côté de lui et une main se posa sur son bras. Il recula vivement et ses cheveux se dressèrent sur sa tête.

— Hush ! Hush ! souffla une voix très-basse.

— Qui est là ? qui êtes-vous ? demanda-t il brusquement.

— Comment ! vous ne me reconnaissez pas, master Burleigh ?

— Jerutha Jane ! c’est vous, je le devine sans vous voir.

— Êtes-vous prêt, sir ?

— Un moment ; il faut que je mette la grise à l’écurie avant tout.

— Laissez-moi faire, je m’en charge.

— Non, non, ma chère enfant, il faut que je vous dise deux mots : ah ! que faites-vous ?

— Je déboucle les sangles, j’enlève la selle.

En même temps la jeune fille joignait l’action à la parole.

— Diable ! vous êtes adroite.

— Laissez-moi donc faire sans inquiétude : j’y vois la nuit, et vous n’y voyez rien.

— Vous voyez dans l’obscurité ?

— Aussi bien que les autres pendant le jour.

— Êtes-vous dans votre bon sens, Jerutha ?

— Mais ! je le pense ! Demandez à grand’mère, elle vous certifiera que non-seulement j’y vois dans l’obscurité, mais encore au travers d’un bandeau ; seulement j’ai perdu cette dernière faculté l’an passé.

— Oh ! oh !

— Aussi vrai que vous êtes vivant, master Burleigh : on prétendait que j’étais ensorcelée… mais je ne le suis pas plus que vous. C’est un effet de ma santé, de ma bonne et forte santé. N’en parlons plus ; voilà la besogne faite ! vous reconnaîtrez que j’y vois la nuit, j’espère !

— Mais ! mais ! la bride est ôtée, la gourmette décrochée, les rênes débouclées ! murmura Burleigh en promenant ses mains sur la tête de la jument.

— … Et la selle enlevée, et une bonne couverture sur son dos ! Et maintenant, si vous voulez me donner le temps de jeter une botte de foin dans le râtelier, une poignée d’avoine dans la crèche, je serai ensuite à votre service.

Cinq minutes après elle était au côté de Burleigh, demi-riant, demi soupirant :

— Que me commandez-vous, master Burleigh ?

— Vous commander, mon enfant ! Dieu m’en garde ! Seulement je voudrais savoir pourquoi vous m’avez envoyé un message, pourquoi vous m’avez fait revenir, et ce que vous appelez un triste mystère ?

— Master Burleigh, répondit la jeune fille d’une voix émue, je désire que vous voyiez par vous-même, de vos propres yeux ; que vous entendiez de vos oreilles et le triste mystère sera éclairci. Vous êtes trompé ! Nous sommes tous trompée ! Il y a ici une malheureuse créature ensorcelée. Si vous ne voyez point cette pauvre Lucy Day… si vous n’avez pas bientôt une explication avec elle, je… ajouta l’enfant en pleurant, je… suis sûre qu’avant trois mois elle sera sous terre.

— Que voulez-vous dire, Jerutha ?

— Je dis ce que je dis. Elle s’est mise au lit le lendemain de votre départ, et ne l’a plus quitté qu’un jour, pour aller avec la Tante Sarah voir une de ses plus chères bonnes amies, qu’elle avait connue à sa pension de Québec.

Burleigh resta comme foudroyé. Tout son sang s’arrêta dans ses veines comme s’il allait mourir.

— Et… l’a-t-elle vue, Jerutha ?… demanda-t-il enfin d’une voix étranglée.

— Oui, mais bien contre son gré, je le sais ; et en revenant elle s’est remise au lit.

— Où est-elle maintenant ?

— Dans la maison, elle occupe votre chambre. Que dirai-je encore ? Voulez-vous voir Lucy ou grand’mère ?

— Non, non, pas encore ; il faut que j’aie la temps de mettre mes affaires en ordre, et de faire mes réflexions.

— Très bien ! quand vous serez disposé, entrez par la porte de derrière et montez à la chambre du nord, j’y ai tout préparé pour vous. Bonne nuit, cher monsieur, bonne nuit !

Elle s’éloigna laissant Burleigh plongé dans ses réflexions ; il écouta pendant quelques minutes le bruit décroissant de ses pas légers :

— … Cher monsieur, m’a-t-elle dit, murmura-t-il ;… cette enfant !… Pas tant enfant, après tout ;… c’est plutôt une petite femme :… la voilà qui va avoir seize ans… ça a déjà une petite tête !

Devisant ainsi, et suivant les indications qu’elle lui avait données, il s’introduisit dans la maison et se disposait, à tâtons, à gagner sa chambre, lorsque dans l’ombre une main toucha son coude et la même voix murmura.

— Pas un mot ! sur votre vie ! Ils sont ensemble, il faut que vous les voyiez avant de vous montrer. Courez à votre chambre, vous y trouverez toutes vos affaires : lorsque vous entendrez un coup frappé contre le volet, descendez doucement, vous les trouverez face à face alors vous saurez tout.

— Un mot avant de me quitter. — Où est Black-Prince ?

— Dans la stalle la plus proche de la porte.

— Pourquoi ne me l’avez-vous pas envoyé, au lieu de la Grise ?

— Parce que je n’étais pas sûre qu’on vous trouverait ; et que si vous veniez par ici, vous pouviez avoir besoin du cheval.

— Ma valise ? le grand manteau ? la petite lanterne de corne ? la boite à allumettes ?

— Sur le guéridon ou sur une chaise, à côté de votre lit.

— Merci, chère enfant ; que vous êtes bonne et attentive pour moi !

— Ah ! voyez ! la lune éclaire ; vous n’aurez pas besoin de votre lanterne.

— Je ne marche jamais sans ma lanterne, Jerutha, lorsque je suis seul ; je ne vois pas, comme vous, dans l’obscurité, et lorsqu’en arrivant dans une auberge étrangère, je veux installer mon bon cheval Black-Prince, il me faut de la lumière, sous peine de troubler toute l’écurie.

À ces mots, ils se séparèrent, et Burleigh entra dans la chambre, agité de sombres pressentiments. Il alluma une chandelle, ouvrit sa valise, la mit en ordre, et il prenait sa grande redingote lorsqu’un coup retentit sur le volet ; jetant un rapide coup d’œil sur la fenêtre, il aperçut la petite main qui renouvelait le signal.

Tout troublé, il marcha vers la croisée et vit sur le seuil de la porte l’ombre d’un homme… le mystère s’éclaircissait.

Prenant sa valise d’une main, son fusil de l’autre, il descendit l’escalier à pas de chat, déposa ton fusil dans l’encoignure de la porte, et écouta : des chuchottements entremêlés de pleurs se faisaient entendre dans le corridor de la cuisine. Il entrouvrit la porte, prêt à appeler ; mais il resta muet en reconnaissant Ned Frazier qui, les yeux flamboyants, cherchait à saisir dans ses bras une femme agenouillée devant lui, sanglottant, le suppliant, et qu’à ses longs cheveux noirs Burleigh reconnut être Lucy Day.

— Oh ! pitié ! pitié ! Édouard ! disait-elle d’une voix basse et mourante ; pour l’amour de Dieu ! laissez-moi ! vous savez que je ne pourrai jamais être votre femme ; j’aimerais mieux mourir !

— Meurs donc ! répondit le jeune homme avec une expression farouche, en la secouant violemment et la jetant à ses pieds, comme s’il eût voulu meurtrir sur la terre le visage pâle et presque inanimé de la pauvre fille.

— Ah ! maudit ! s’écria Burleigh, bondissant comme une panthère et prenant Frazier à la gorge ; ah ! maudit ! c’est toi qui mourras !

Mais son adversaire, fort et musculeux, accoutumé aux luttes, le reçut rudement ; d’un coup de tête Burleigh fut rejeté à quelques pas sur le sol.

Réunissant toutes ses forces, il renouvela aussitôt l’attaque : se cramponnant de la main droite au cou de Frazier, parant les coups de la main gauche, il lui donna un croc en jambes, et l’envoya rouler, tête première, jusqu’au bas de l’escalier.

Lucy se précipita entre eux, et poussa des cris perçants auxquels répondirent toutes les voix de la maison.

Ned Frazier, en se relevant avait tiré son couteau ; Burleigh dégaina le sien, et demeura immobile, l’œil en feu, attendant l’attaque.

Au même instant se précipitèrent dans la salle, Jerutha Jane et la Tante Sarah, échevelées, éperdues.

— Oh ! malheur ! vous, un ministre de l’évangile ! cria Jerutha.

— Vous ! meurtrier ! touchez le donc ! sur votre vie ! hurlait Lucy en couvrant Ned Frazier de son corps.

— Laissez-nous ! oh ! laissez-nous ! je vous en prie, Master Burleigh, reprit Jerutha.

Et le voyant hésiter, elle ajouta :

— Grand’mère ! donnez vos soins à cette pauvre Lucy.

Cette dernière se laissa tomber sur une chaise, et se mit à sanglotter, la tête dans ses mains, comme si son cœur allait se briser.

Burleigh s’élança dehors, suivi par Frazier et lorsque la malheureuse Lucy revint à elle, au milieu d’un silence de mort, elle ne vit que Jerutha à genoux, et la Tante Sarah immobile, comme pétrifiée par l’étonnement et la frayeur.