Les Philosophes et la Société française

Les Philosophes et la Société française
Revue des Deux Mondes5e période, tome 36 (p. 604-628).
LES PHILOSOPHES
ET LA
SOCIÉTÉ FRANÇAISE[1]

Il y aura bientôt une trentaine d’années qu’ici même, — et c’était alors, comme aujourd’hui, « à l’occasion d’un livre récent, » — nous revendiquions, pour nos « philosophes » du XVIIIe siècle, sur et dans le mouvement de la Révolution française, la part d’influence et d’action que l’on manifestait l’intention de leur disputer. C’est ce que déclarait au surplus avec assez de franchise le titre seul de l’ouvrage de M. Félix Rocquain : L’Esprit révolutionnaire avant la Révolution. Et, à la vérité, dans ce livre, aussi remarquable par l’ampleur de la composition que par la sûreté des informations, — il est d’ailleurs, devenu presque classique sur le sujet, — l’auteur n’avait pas eu de peine à démontrer que les philosophes n’étaient pas les seuls ouvriers de la Révolution. Supposé que Voltaire et Rousseau, Diderot et d’Alembert, les encyclopédistes, les économistes n’eussent jamais écrit, M. Rocquain n’avait pas de peine à prouver qu’entre 1789 et 1800, par exemple, il se serait « passé quelque chose : » et en effet, la Révolution a d’autres origines que la philosophie de l’Essai sur les mœurs ou la politique du Contrat social. Mais, d’un autre côté, prétendre et soutenir que si les philosophes n’avaient pas écrit, tout se serait néanmoins « passé de la même manière, » c’est ce qui était plus paradoxal ; et, pour notre part, c’est ce que nous refusions d’accorder à M. Félix Rocquain.

L’une des raisons de notre résistance était alors, et elle est toujours, que nous croyons au pouvoir des idées. Or, si l’on tirait de la thèse de M. Rocquain tout ce qu’elle contenait de conséquences, la dernière où l’on aboutissait, c’était la négation du pouvoir des idées dans l’histoire ; et on le voyait bien, quelques années plus tard, quand M. Emile Faguet reprenait et traitait à son tour le sujet. « Les principes de 1789, disait-il à ce propos, il n’y en a pas… Les hommes de 1789 n’ont pas plus songé à la liberté qu’à l’égalité… Ceux qui ont rédigé les cahiers mouraient tout simplement de faim, et désiraient cesser de mourir… La Révolution Française, dans les vœux des hommes qui l’ont commencée, aussi bien que dans les résultats par où elle a fini, c’est une révolution purement économique et administrative. » Et, de fait, si quelqu’un ne croit pas que « les idées mènent le monde, » c’est M. Emile Faguet. Les « philosophes » du XVIIIe siècle ne sont point à ses yeux les ouvriers de la Révolution, parce que les événemens de la Révolution, ceux qui font la trame de son histoire, ne se sont pas développés dans le même ordre de choses, au même étage intellectuel, si je puis ainsi parler, que les spéculations des « philosophes. » Ce qui revient à dire, en termes généraux, que ce ne sont pas les « idées » en ce monde, qui « déterminent » le cours des faits ; la vraie cause des faits est située plus profondément dans la réalité ; et d’ailleurs, il faut prendre un égal intérêt à l’histoire des idées et à l’histoire des faits, mais il ne faut pas cependant les rendre solidaires l’une de l’autre, et, tout en notant qu’elles ont eu quelquefois des « points de contact, » il ne faut surtout pas les traiter comme étant en réalité dans la dépendance l’une de l’autre.

Telle n’est pas l’opinion de M. Marius Roustan, professeur au lycée de Lyon, dans le livre très intéressant qu’il nous donne sur les Philosophes et la Société française au XVIIIe siècle, et qui est, disons-le tout de suite, sur un sujet qu’on eût pu croire épuisé, l’un des livres les plus neufs que l’on puisse lire. On n’y trouvera, je pense, rien d’« inédit, » et je serais vraiment tenté d’en féliciter l’auteur. S’il y manque un chapitre sur les Philosophes et l’Académie française c’est que M. Lucien Brunel a jadis écrit sous ce titre un livre tout entier. Si l’on est un peu désappointé de ne pas y trouver un autre chapitre, sur les Cafés Littéraires et les Philosophes, c’est que M. Marius Roustan en a lui-même déjà fait tout un volume, que nous attendons avec impatience. Il y a d’ailleurs, dans ce gros livre de 450 pages, de la verve, de l’éclat, du brillant, de la belle humeur. Et il y a enfin une intention qui en relie toutes les parties, et qui est justement d’éclairer, par le moyen d’une rigoureuse enquête, ce qu’il y a de plus obscur dans ce problème de l’action des « idées » sur les « faits. » Pour montrer comment et jusqu’à quelle profondeur la pénétration s’est opérée, M. Marius Roustan s’est avisé tout naïvement d’étudier les « philosophes » dans leurs rapports avec le Pouvoir, avec les Favorites, avec la Noblesse, avec les Magistrats, avec les Financiers, avec les Salons, avec la Bourgeoisie et avec le Peuple. Nous nous contenterons ici de retenir ce qui regarde plus particulièrement les rapports des « philosophes, » avec le Pouvoir, avec les Salons, et avec le Peuple.


I

Voltaire à la Bastille ! Diderot à Vincennes ! Helvétius obligé de faire « amende honorable ! » Rousseau décrété de prise de corps, fuyant en hâte vers la frontière, et son Emile brûlé de la main du bourreau ! — ; ce sont encore aujourd’hui les traits dont beaucoup d’historiens se servent pour caractériser les relations des « philosophes » avec le Pouvoir ; et ce sont des traits « authentiques. » Il n’y a rien de plus certain que les emprisonnemens de Voltaire, et nous avons le texte de la condamnation du livre d’Helvétius. Attaqué par les « philosophes, » le Pouvoir a essayé de se défendre, et il l’a fait comme on le fait quand on croit avoir pour soi la justice parce qu’on a la force : grossièrement, brutalement, et sans plus de remords de sa brutalité que de doutes sur son droit. Mais ce n’est là cependant qu’un aspect des choses, et nous nous méprendrions sur la tactique de nos « philosophes, » autant que sur le caractère personnel de quelques-uns d’entre eux, si nous persistions à ne les voir que dans ce rôle et sous cette figure d’éternels opposans. La réalité est tout autre.

Dirai-je que, pour la reconnaître et s’en rendre compte, il faudrait remonter jusqu’à la Renaissance ? Ce serait effrayer inutilement le lecteur, et on sait assez que les raisons de « tout » ce qui arrive, sont contenues dans « tout » ce qui l’a précédé. Mais si l’on veut bien se rappeler la protection, capricieuse et précaire, accordée non seulement à la « littérature, » mais même à la « philologie, » par François Ier et Marguerite d’Angoulême, sa sœur ; si l’on se rappelle également l’intérêt qu’un prince tel qu’Henri III a pris aux travaux d’un Henri Estienne, et notamment à sa Précellence du langage français ; si l’on se rappelle encore de quelle ardeur, et non pas précisément avec Chapelain et Conrart, mais en dépit d’eux, Richelieu a travaillé à la fondation de l’Académie française ; et enfin, si l’on se rappelle comment Louis XIV lui-même a entendu la protection des gens de lettres, — je veux dire, d’une manière plus universelle et plus cosmopolite que pas une Académie depuis lui, — on verra clairement qu’en France, depuis la Renaissance, la défiance du Pouvoir envers la « littérature » ne s’est jamais distinguée d’une vague intention de se l’inféoder pour mieux l’annuler. Et d’un autre côté, si l’on songe avec quel empressement les gens de lettres, depuis Clément Marot, ont répondu à ces « avances » ou à ces intentions de la royauté ; si l’on considère de quelles flatteries, dont l’énormité nous scandalise ou nous amuse encore, ils les ont payées ; si l’on considère le prix souvent exorbitant que quelques-uns d’entre eux, et non les moindres, ont attaché aux « suffrages de la Cour, » c’est-à-dire du Roi,


Principibus placuisse viris non ultima Iaxis est ;


on se convaincra que, deux siècles durant, aux « intentions » du Pouvoir ont répondu les « aspirations » en quelque sorte les plus intimes de la littérature, et on ne s’étonnera que d’une chose, qui est que l’alliance, plusieurs fois ébauchée, ne se soit pas enfin contractée, conclue et scellée.

On s’en étonnera bien plus encore si l’on fait attention quel admirable terrain d’entente ou d’accord les « philosophes » avaient choisi, et, avant les « philosophes, » les grands libertins du XVIIe siècle, ou encore avant eux, et déjà, les « humanistes » de la Renaissance. Il y avait dans le monde une puissance dont les principes, — disons, si l’on le veut, les prétentions, — gênaient alors presque également les ambitions des royautés modernes en formation, et l’émancipation de la « libre pensée ; » — et cette puissance, c’était l’Eglise. Pourquoi les rois et les « libres penseurs » ne formeraient-ils pas contre elle une sorte de coalition ? Les libres penseurs montreraient « comment par la vertu des Dives Décrétales, l’or est subtilement tiré de France en Rome ; » et si l’on empêchait ce fâcheux effet des « Dives Décrétâtes, » n’est-ce pas le Pouvoir qui s’en féliciterait ? C’est ainsi qu’en faisant de certaines habitudes une large dérision, on réussirait peut-être à les détruire, et ce qu’il semblerait que perdît la religion, le Pouvoir, lui, le gagnerait ! Nos jansénistes eux-mêmes, — en tant du moins que gallicans, — n’échapperont pas, si je puis ainsi dire, à cette manière de poser la question, et, contre les prétentions du Saint-Siège, ils essaieront d’établir que ce qu’ils défendent, ce sont les droits de la Couronne et du Roi. Mais, dans un autre ordre d’idées, ne pourrons-nous pas dire, ne le devrons-nous pas, qu’Amphitryon est la « rançon » de Tartuffe ?


Un partage avec Jupiter
N’a rien du tout qui déshonore !


Il y a une morale… royale, que comprime une morale prétendue religieuse. Laissez-nous, Sire, travailler de tout notre génie à détruire cette seconde, et vous serez étonné de combien s’augmentera votre puissance, quand, en même temps que des « lois, » vous serez maître aussi des « consciences. » Pour résister à ces insinuations, qui sont toute une part de la littérature d’alors, il a fallu à Louis XIV plus de courage moral, — disons plus de « vertu, » — que l’on ne croit, et, quoique cela semble presque ridicule à dire, il en a fallu à l’amant des Pompadour et des du Barry.

Car, cette tactique, de son premier jusqu’à son dernier jour, sera précisément celle de Voltaire, et, à ce propos, je ne sais pourquoi M. Roustan n’a pas fait un seul et même chapitre de ce qu’il avait à nous dire des relations des « philosophes avec le Pouvoir, » et de leurs « relations avec les Favorites. » D’abord, parce que, de Mme de Châteauroux jusqu’à la du Barry, les « favorites » ou « la favorite, » c’est le Pouvoir ; et puis, parce nos « philosophes, » qui n’avaient pas en fait de mœurs l’indignation facile, — si même on ne doit dire qu’ils étaient pleins pour « la fille » d’une indulgente tendresse, — n’ont eux aussi connu dans les « favorites » que le Pouvoir. Ils n’ont demandé aux favorites, ou ils n’ont cherché à obtenir, par l’intermédiaire des favorites, que ce qu’ils ont cru qu’on ne pouvait obtenir que par elles, et des sympathies telles qu’ils en attendaient du lieutenant de police, par exemple, ou du directeur de la librairie, ils leur ont d’ailleurs aisément persuadé que, si quelques… déboires étaient inséparables de la situation de favorite ou de maîtresse déclarée, sans doute c’était le « préjugé mondain, » mais c’était surtout le « préjugé religieux » qu’il en fallait accuser. Mme de Pompadour avait vingt bonnes raisons de préférer la morale de Diderot à la « morale des Jésuites. » Avec encore plus d’apparence qu’au Roi même, c’était à ces reines de la main gauche qu’on pouvait dire que leur pouvoir, dans les affaires, à la Cour, sur l’esprit du Roi, s’accroissait de tout ce que perdait l’autorité de l’Eglise. Et voilà pourquoi nous eussions aimé que ces deux chapitres n’en fissent qu’un seul, parce qu’au fond, ils n’en sont bien qu’un, et la preuve en est que de tout le livre de M. Roustan ce chapitre des Favorites est le seul dont on puisse dire qu’avec ses anecdotes si souvent racontées, il n’est pas tout à fait exempt de « remplissage. »

Si nous voulons apprécier équitablement les relations des « philosophes » avec le pouvoir, il nous faut donc écarter les lieux communs auxquels nous recourons quelquefois encore. Pour avoir fait quelques madrigaux en l’honneur des « favorites, » ou même les avoir félicitées de leur « avènement, » Voltaire n’en est pas pour cela plus méprisable ; et il faut savoir gré à Rousseau d’avoir préféré « la femme d’un charbonnier » à la « maîtresse d’un prince, » mais la malpropre aventure des Charmettes n’en est pas pour cela moins odieuse. J’en veux bien plus à Marmontel d’avoir écrit Bélisaire que d’avoir fait sa fortune par la protection de Mme de Pompadour. Celui-ci, au surplus, avait le « goût des femmes, » et, pour en tirer quelque chose, pas n’était besoin qu’elles fussent « favorites. » Il n’est plus temps non plus de nous attarder à souligner les contradictions qui abondent entre la vraie pensée des « philosophes » sur les personnes ou sur les choses, d’une part, et de l’autre, les flatteries dont ils ont accablé le Roi, les favorites, les gens en place les grands seigneurs, les hauts financiers. Ce n’était pas alors des nouveautés ! Mais ce qui importe, c’est de bien voir quelle a été leur tactique, et dans quelle mesure elle leur a réussi. N’oublions pas les droits de la morale, et au besoin rappelons-les ! Mais ne les ayons pas en quelque sorte perpétuellement à la bouche ou sous la plume, et, quelquefois, traitons aussi les questions historiques… historiquement. Nous pouvons dire de ce point de vue que la tactique des « philosophes » à l’égard du pouvoir, et quoi que nous puissions penser du résultat, a été constamment de solidariser l’intérêt du « pouvoir civil » ou, comme nous dirions, du « pouvoir laïque » avec l’intérêt de la libre pensée ; de persuader au Pouvoir, et quelle qu’en fût la forme, république ou monarchie, que cette solidarité devait être conçue comme l’un de ces « rapports nécessaires qui dérivent de la nature des choses ; » et qu’ainsi, finalement, non plus dans son propre intérêt, mais dans l’intérêt supérieur, et en vue du progrès de la civilisation, il appartenait au pouvoir de protéger, de favoriser et de développer cette « solidarité. »

Or, dès le temps même de la Régence, et du Club de l’Entresol, il ne manquait pas à la Cour, et dans les ministères, de gens qui, formés à la même école que nos « philosophes, » contemporains et condisciples de Voltaire ou de Montesquieu, partageaient plus ou moins leurs idées sur le rôle social de la littérature et, l’intérêt que le pouvoir trouverait à « utiliser » le talent. C’est parce qu’il y en avait que Voltaire, on le sait, faillit écrire une réfutation des Provinciales : on faisait à l’esprit cet honneur de croire que, du côté qu’il se mettrait, de ce côté aussi se déclarerait la victoire ! Un ministre plus hardi que le cardinal Fleury n’eût donc pas eu beaucoup de peine à se donner pour conquérir entièrement au pouvoir le peu qu’il y avait alors de « philosophes, » Voltaire tout jeune, Fontenelle déjà vieux, l’abbé de Saint-Pierre, les Terrasson, les Alary, les Dubos, les d’Argenson, si l’on le veut, le marquis et le comte ; et il n’eût fallu pour cela que se relâcher un peu sur l’article de la religion. Si l’on ne le fit pas, et, pour notre part, nous n’hésitons pas à dire que l’on eut tort, — car, en vérité, il sera toujours extrêmement dangereux pour l’Église et pour la religion d’être protégées ou soutenues d’une certaine manière, — mais la tradition de ces rapports demeura, et durant tout le siècle, si l’on essaya sans succès de « nouer » définitivement l’alliance, on se souvint du moins de l’avoir « négociée. » C’est justement ce qui rend l’histoire de ces rapports si difficile à débrouiller, et souvent si contradictoire, ou, pour mieux dire, si incohérente. On veut et on ne veut pas. Il semble qu’on lâche aujourd’hui la bride, et, demain, contre un livre aussi parfaitement inoffensif que les Mœurs, de l’avocat Toussaint, on déploiera toute la rigueur des lois. Les philosophes ne mettaient pas hier de mesure ni de discrétion dans l’éloge qu’ils faisaient du prince, qui pourtant était toujours Louis XV, et voici qu’ils n’en mettent pas davantage aujourd’hui dans la satire ou même dans l’invective. C’est que l’on ne peut pas réussir à s’entendre, mais de part et d’autre, on est mécontent, dépité, furieux de ne pas s’entendre. Et, de ce point de vue, tout s’éclaire, si je ne me trompe ! On comprend l’importance que les « philosophes » attachent à ne pas laisser se répandre le bruit qu’ils sont des révoltés. Mais on comprend d’autre part l’intérêt du Pouvoir à ne pas laisser s’accréditer en France et en Europe l’opinion qu’il aurait contre lui les Voltaire, les Diderot, les Montesquieu et les Rousseau, les Buffon, les d’Alembert, et généralement tous ceux qui dans le monde font en quelque sorte le décor apparent et la réelle gloire du règne. C’est ce double ou réciproque intérêt qui règle, au XVIIIe siècle, les relations des « philosophes » avec le Pouvoir ; ils voudraient pouvoir se servir les uns des autres ; et, bien loin d’y répugner, il y a deux cents ans qu’ils en cherchent les moyens, mais ils ne les ont pas encore trouvés, et ces moyens n’étaient pas en effet très faciles à trouver.

En attendant, on s’explique la sollicitude inquiète, le soin jaloux et quotidien, avec lesquels, tant d’années durant, Voltaire, par exemple, a pris soin d’entretenir ses relations avec les « gens en place. » Il a ses correspondans à tous les étages de la société, auxquels il demeure fidèle, même quand ils se brouillent entre eux, comme d’Alembert et Mme du Deffand ; et il sait bien les raisons de sa fidélité ; mais ceux qu’il traite le mieux, ce sont toujours ceux qui sont en place, parce qu’ils sont en place, et parce que, d’être en place, c’est toujours exercer du pouvoir. Lisez là-dessus ses lettres au maréchal de Richelieu, mais surtout, dans les vingt dernières années de sa vie, ses lettres à Damilaville, qui n’est qu’un simple commis au bureau des vingtièmes, mais qui a la contreseing ou la franchise postale, dont on n’ouvre pas la correspondance, et qui le matin, quand il arrive à son bureau, sort le papier de sa poche, le déplie, et annonce à ses subordonnés attentifs : « Messieurs, une lettre de M. de Voltaire !… » Si d’ailleurs la vie de Voltaire nous est mieux connue que celle des moindres encyclopédistes, on sait cependant que ceux-ci ne se montrent pas moins soucieux d’entretenir leurs bons rapports avec les puissances : tel d’Alembert et tel Marmontel. Quesnay est le médecin de Mme de Pompadour. Marmontel en est l’une des créatures, et il faut lui savoir gré dans ses Mémoires de ne nous l’avoir point dissimulé. Et, à la vérité, ce n’est pas le roi de France qui « pensionne » d’Alembert, c’est le roi de Prusse, et on voit rarement d’Alembert à Versailles, mais on ne tarde pas, en cherchant un peu, à lui découvrir, de tous les côtés, des liaisons utiles. Je ne parle pas d’Helvétius, qui est « du monde » et presque de la Cour ; de Buffon, qui n’est pas aussi grand seigneur qu’il le voudrait, mais qui est, en sa qualité de directeur du Jardin du Roi, un personnage presque officiel. Il l’était déjà, comme d’Alembert, en sa qualité d’ « académicien, » car, si nos « philosophes » briguent le fauteuil académique avec l’âpreté que l’on sait, sans doute c’est que leur vanité de gens de lettres y doit trouver sa satisfaction, mais c’est qu’alors, dans cette société fondée et construite sur le privilège, l’Académie, les Académies, l’Académie des sciences comme la Française, donnent ce qu’on appelle « un état dans le monde, » un titre honorifique, mais avec ce titre un rang, des droits, une « situation ; » et c’est ce que d’Alembert se charge de prouver à Fréron en le faisant emprisonner quand il juge que le journaliste a passé la mesure de la critique permise. Tous ces faits, on le voit, se rapportent à la même intention des deux parts, laquelle est d’établir, entre les « philosophes » et le « pouvoir, » une entente cordiale. Et je ne sais s’il faut regretter que cette entente ne se soit point faite, mais beaucoup de choses se sont passées comme si elle s’était faite, et on prouverait, je crois sans beaucoup de difficulté, qu’à défaut de Louis XVI, les Malesherbes, les Turgot, les Necker partageaient en plus d’un point les idées « politiques et sociales » de Voltaire.

Par là aussi, par cette conviction, cette pensée de derrière la tête, que l’on finira bien par s’entendre, s’explique également ce que l’on est d’abord tenté de trouver assez étrange dans la conduite de certains personnages. Je songe, en écrivant ceci, à ce très honnête homme de Malesherbes, dont j’ai conté jadis, ici même, les libertés qu’il se donna, dix ans durant, de 1750 à 1760, dans ses fonctions de « directeur de la Librairie. » Les fonctions étaient mal définies, et peut-être eût-on été embarrassé de dire en quoi précisément elles consistaient ; mais, d’une part, elles aboutissaient toujours à des « décisions » très effectives ; et d’un autre côté, si l’on avait cru devoir établir une « direction de la Librairie, » ce n’était pas sans doute pour favoriser une « littérature d’opposition. » Cependant, dès ses débuts. Malesherbes, magistrat lettré, prit les intérêts non seulement des « gens de lettres » mais même des « philosophes, » et, en deux occasions mémorables, en 1757, lors de la suppression définitive de l’Encyclopédie par arrêt du Conseil, et en 1762, lors des poursuites exercées par le Parlement contre l’Emile, on le vit se ranger du côté des encyclopédistes et de Rousseau. Crut-il d’ailleurs en agissant ainsi trahir la cause et faire échec au pouvoir qu’il représentait comme directeur de la Librairie ? Pas le moins du monde ! Mais, il se faisait, sous l’ancien régime, et en raison même de la structure de la société, des « accommodemens » et des « compromis, » qui ressemblaient beaucoup à ces combinazioni que nous croyons, ou que nous feignons de croire spécifiquement italiennes. Et, tout simplement, pour Malesherbes, dans l’une et l’autre affaire, il n’y avait qu’un « malentendu, » dont le temps finirait toujours par avoir raison ; et, son devoir, à lui, qui regrettait ce « malentendu, » était donc d’en prévenir ou d’en empêcher les suites les plus fâcheuses, en ménageant la possibilité de l’entente future. Puisque l’on se réconcilierait, il ne fallait rien mettre entre soi d’ « irréparable, » et, ce raisonnement qui nous explique si bien la politique du directeur de la Librairie, nous expliquerait également celle des « gens en place » à l’égard des philosophes.

Mais allons plus loin, et disons que c’est l’attitude personnelle du prince lui-même, et celle de son conseil, Mme de Pompadour, qui s’explique par les mêmes considérations. Il y a d’autres motifs, assurément, pour expliquer celle de Mme de Pompadour. Antoinette Poisson n’est qu’une bourgeoise, et tous ces « philosophes » sont des bourgeois comme elle, dont on pourrait presque dire, en vérité, qu’ils sont entrés avec elle à la Cour. C’est eux du moins, c’est la façon dont ils parlent d’elle dans leurs écrits, c’est l’opinion telle qu’ils la font, qui la maintient et qui la soutient dans sa « situation. » C’est eux qui ne lui souffriront pas désormais de rivale dans une « grande clame ; » elle a conquis « la place ; » et ce qu’il faudra faire pour qu’elle la conserve, ils le feront. Elle le sait, elle le sent, elle l’éprouve quotidiennement. Ses ennemis sont les leurs, à commencer par les Jésuites et pour finir par les grands seigneurs. Elle a tout intérêt à ce qu’en persécutant les « philosophes » au nom des principes et de la loi, la persécution ne soit pas violente, ni surtout ne s’acharne contre les mêmes hommes. Un arrêt du Parlement, une censure de Sorbonne, un livre brûlé par la main du bourreau, un embastillement de quelques jours, ce sont des « leçons » qui suffisent ! Et, visiblement, telle est aussi l’opinion de Louis XV.

Cette incohérence et cette irrégularité dans la répression sont comme une garantie de son pouvoir souverain ; elles permettent son intervention ; il demeure le dernier juge entre théologiens et magistrats d’une part, « philosophes » de l’autre. Il se souvient d’ailleurs qu’il a des droits, ou des devoirs même, comme protecteur des lettres, et j’ajouterai, sans nulle ironie, comme protecteur des intérêts du commerce de la librairie. C’est, en somme, à cause qu’il y a des intérêts considérables d’engagés dans l’entreprise, lesquels se chiffrent par centaines de mille francs, que l’Encyclopédie, supprimée, n’en continuera pas moins de s’imprimer, et de se distribuer même dans Paris. Il voit très bien, d’un autre côté, — car ce n’est pas l’intelligence qui lui manque, — le parti que le roi de Prusse et l’impératrice de Russie ont su tirer des « philosophes, » et volontiers il en ferait autant, si ce n’était cette universelle indifférence, et cette maladie constitutionnelle de la volonté, qui sont ses vices. Mais, en attendant, toutes ces raisons l’inclinent personnellement du côté de la tolérance. Ni les déclamations pieuses de l’évêque du Puy, Lefranc de Pompignan, qui font scandale par leur violence, ni les réquisitoires passionnés d’Omer Joly de Fleury ne semblent beaucoup l’émouvoir. Les « philosophes » ne lui paraissent pas aussi dangereux qu’on les fait. Il approuverait au besoin quelques-unes de leurs idées ; et ici encore, comme plus haut, nous retrouvons cette conviction qu’une entente serait possible ; que si les « philosophes » ne devenaient pas rois, ce sont les rois qui pourraient devenir « philosophes ; » qu’en assurant, par le moyen de cette « philosophie, » le bonheur de l’humanité, on assurerait, du même coup, la sécurité des princes ; qu’une considération sans égale en rejaillirait sur l’homme de lettres ; — et tout le monde y devant ainsi trouver son avantage, pourquoi donc n’a-t-on pas essayé ?

En tout cas, ce que l’on voit par ces indications, c’est que les relations des « philosophes » avec le Pouvoir, au XVIIIe siècle, et sous l’ancien régime, plus complexes que l’on ne se les représente, n’ont pas été du tout ce que l’on prétend dans la plupart de nos histoires. De même qu’il y a tout autre chose que de la complaisance ou de la flagornerie dans les madrigaux des « philosophes » à l’adresse des maîtresses royales, et dans l’exagération de leurs flatteries au prince, il y a tout autre chose aussi que la vanité de paraître « avancés, » dans la condescendance ou la bienveillance même avec laquelle les grands seigneurs et, ce qui est plus important, les « gens en place, » traitent les « philosophes. » La vérité, c’est qu’ils pensent de même, « gens en place » et « philosophes, » sur les objets essentiels de leurs discussions, et ni les uns ne sont des « réactionnaires, » ni les autres des « révoltés. » Philosophes et gens en place, ils estiment semblablement que leur fonction sociale est de procurer « le bonheur du peuple. » Par des moyens différens, ils admettent, les uns et les autres, que c’est à cela qu’ils « doivent » travailler. A quoi si nous ajoutons qu’ils se définissent « le bonheur du peuple, » à peu près de la même manière, et que, par exemple, ils ne le font plus du tout consister, — comme au temps de Louis XIV, dans la « gloire du nom français, » — mais dans la sécurité de la vie quotidienne, dans la prospérité du commerce et de l’industrie, dans l’aisance relative, et au besoin dans les joies du confort et du luxe, on ne s’étonnera pas qu’en dépit de toutes leurs chicanes, les « philosophes » se soient assez bien entendus avec le Pouvoir. Doit-on regretter d’ailleurs que cette alliance n’ait pas été plus étroite ? Il aurait fallu pour cela que le « pouvoir » comprît que sa force n’était pas dans les préjugés dont il s’instituait le défenseur, — ce qui est une question que je ne voudrais pas trancher en passant ; — et il aurait surtout fallu que les « philosophes, » avec cette étrange obstination qui était la leur depuis Rabelais, ne ramenassent pas toutes les questions à la question religieuse.


II

M. Roustan est moins neuf sur les rapports des « philosophes » avec les « salons ; » mais aussi est-il plus court ; et, en effet, quoiqu’il n’y en ait pas, à notre connaissance, d’histoire complète et suivie, n’a-t-on pas tout dit, ou presque tout, sur les « salons du XVIIIe siècle ? Il est d’autre part bien évident que si quelque puissance, du moment qu’elle avait commencé de s’y intéresser, a dû favoriser la propagande philosophique, ce sont les « salons. » Mélange des sexes et des conditions ; gens de la Cour et gens de la Ville, qui ne sont pas les mêmes ni de la même espèce, — Fontenelle, par exemple, et Marivaux n’ont jamais été « de la Cour ; » — peintres et sculpteurs, qui font alors leur première entrée dans le monde ; mathématiciens et physiciens ; grandes dames, actrices en vogue, étrangers de marque, — ou tout simplement de passage ; — hommes d’affaires, fermiers généraux, militaires et magistrats, ecclésiastiques au besoin, personne donc aujourd’hui n’ignore que, de 1715, ou environ, à 1800, la société française ne s’est nulle part mieux « résumée, » que dans un salon tel que celui de Mme de Lambert ou de Mme Geoffrin. C’est de là, de l’hôtel de Nevers, ou du « royaume de la rue Saint-Honoré, » que tous les soirs, durant soixante-quinze ou quatre-vingts ans, de ces « salons » où l’on respire la joie de vivre, et où se mêle à toutes les jouissances du luxe le plaisir de la libre conversation, c’est de là que s’envolent, pour se répandre à travers la ville, les « bons mois, » les anecdotes, les historiettes, les « idées » qui ne sont pas encore, si l’on le veut, la « philosophie, » mais qui préparent les esprits à la recevoir, et qui excitent, en attendant qu’à leur tour ils deviennent les hôtes de ces mêmes « salons, » l’émulation des Duclos et des Diderot au café Procope ou au café Gradot. Je ne connais pas de plus éloquent témoignage ou de plus vivante illustration de la manière dont les idées se « propagent. » Et il n’importe pas ici, pour le moment du moins, de savoir si en se propageant elles s’altèrent. On peut s’en tenir pour assuré. Les idées s’altèrent en se propageant. Mais ce que nous voulons constater uniquement ici, c’est le fait de leur « propagation » ou de leur « communication. » Si l’on veut, après cela, chercher plus avant, on trouvera que l’un des moyens les plus efficaces de cette « propagation » a été de mettre les hommes en rapport les uns avec les autres, — ce qui est l’objet même des « salons, » — et ainsi de convertira l’agrément des personnes ceux que risquait d’effaroucher l’intransigeance des doctrines. Les Jean-Jacques et les Diderot, et leurs moindres disciples à plus forte raison, un Marmontel ou un Morellet, étaient des hommes « comme les autres, » qui, « comme les autres » après tout, ne demandaient qu’à jouir de la vie ; qui ne s’embarrassaient pas plus qu’il ne le fallait, de mettre leur existence quotidienne d’accord avec leurs principes ; et qui n’aspiraient finalement qu’à faire partie de ce « monde » même qui servait de matière à leurs exercices de déclamation.

Je pense donc que M. Roustan n’aurait pas consacré tout un chapitre, si bref qu’il soit, aux rapports des « philosophes avec les salons, » s’il n’avait eu quelque intention de nous contredire sur un point d’histoire littéraire ; et, de fait, la plus grande partie de son chapitre sur les « salons » n’a pour objet que de nous reprocher vivement la sévérité que nous aurions toujours montrée pour les « salons du XVIIIe siècle, » tandis qu’au contraire nous aurions toujours fait preuve pour les « salons du XVIIe siècle » d’une indulgence inépuisable. L’un de mes griefs contre les salons du XVIIIe siècle, ai-je dit quelque part, c’est, « qu’ils auraient accrédité l’usage de traiter spirituellement les questions sérieuses, — c’est-à-dire à contresens, car comment traiterait-on spirituellement la question de la misère ou celle de l’avenir de la science ? — et sérieusement les bagatelles. » « M. Brunetière a raison, » dit à ce propos M. Roustan ; mais « préfère-t-il donc le salon fameux où trônait Julie, fille déjà plus que mûre, et qui se vouait à Sainte-Catherine jusqu’à quarante ans, pour goûter le doux plaisir d’entendre des rimeurs, bien portans, mourir par métaphore, et célébrer ses appas à mille autres pareils, tout en se plaignant de ses rigueurs à nulle autre secondes ? Assurément non ! La question de la misère et celle de l’avenir de la science ne doivent pas être traitées spirituellement, nous sommes d’accord, mais il est plus grave, à mon avis, de ne pas les traiter du tout, de les supprimer, que dis-je ? de ne savoir pas même qu’elles existent, et de ne pas se douter qu’à côté de ce sol, où la rose, l’héliotrope, le lis, le narcisse, disent des choses si fades et si galantes, il y a des campagnes désolées, où le paysan, affamé, se vautre à plat ventre pour brouter l’herbe dont les animaux n’ont pas voulu ; de s’imaginer qu’après les sonnets, les dizains, les madrigaux, la casuistique galante et la carte de Tendre, il n’y a rien plus pour l’humanité ; qu’elle est condamnée à vivre artificiellement dans une atmosphère de serre chaude ; que nous avons tous été créés et mis au monde pour servir de vases potiches dans un salon, et non pour aller, au grand jour, au grand soleil, sur la grande route, où, guidés par la science, les peuples marchent vers un avenir, meilleur dont ils se rapprochent à chaque progrès matériel et moral. » Voilà certainement de l’éloquence ! mais M. Roustan ne l’a-t-il pas dépensée en pure perte, s’il n’a jamais été question de « préférer » Julie d’Angennes à Mme Geoffrin, ou inversement, — et pour en faire quoi ? je le lui demande ; — mais uniquement de savoir quelle a été l’œuvre des « salons, » à deux momens essentiels de notre histoire littéraire, et quel jugement nous devons faire de cette œuvre.

Quand donc Mme de Rambouillet, au lendemain des troubles et des agitations violentes de la Ligue, a essayé de contribuer pour sa part à cette politique d’apaisement et de « fusion » qui était celle d’Henri IV, en réunissant chez elle quelques hommes de lettres, encore un peu pédans, et quelques grands seigneurs, encore assez grossiers, à quelques « nobles dames, » on l’attendait, pour ainsi dire, et rien ne pouvait être alors plus utile aux intérêts de notre littérature. Elle avait été jusque-là presque exclusivement « virile » ou « masculine, » en ce sens que, pas plus que la littérature latine, elle n’avait tenu compte des exigences de l’esprit féminin, et il était temps, il était vraiment temps, après Rabelais et Montaigne, que la femme y prît sa place et son rôle, ou, si l’on le veut, qu’elle essayât d’y faire pénétrer quelques-unes des qualités qui sont les siennes. Comme d’ailleurs ces qualités, de quelque nom qu’on les nomme, politesse, délicatesse, finesse, agrément, sensibilité, sont inséparables du désir de plaire, il était naturel que, dès que les sexes se réunissaient, l’amour, ou, d’un terme plus exact peut-être, la galanterie devînt le principal objet des conversations de salon ; et, en effet, on le sait, M. Roustan a raison de le rappeler, c’est ce qui arriva. On sait aussi, et il faut également le rappeler quand on veut être juste, que toute une littérature est sortie de là, qui n’est pas uniquement représentée par les Lettres de Balzac, ou les interminables romans de Mlle de Scudéry, Le Grand Cyrus ou Clélie, mais aussi par quelques tragédies, et notamment celles du grand Corneille. L’hôtel de Rambouillet, nous dit-on, n’approuva pas Polyeucte dans sa nouveauté. Soyons certains, si l’anecdote est vraie, que Corneille en fut profondément blessé, car il avait certainement écrit son Polyeucte, comme aussi bien son Horace et son Cinna, « pour » l’hôtel de Rambouillet. Corneille est le poète « selon l’hôtel de Rambouillet, » lequel jamais ne le sacrifiera à Racine, et si nous, insistons sur ce point, c’est que rien ne saurait mieux caractériser le genre de services rendus par « les salons du XVIIe siècle. » Le théâtre de Corneille exprime l’idéal de l’hôtel de Rambouillet, et, en même temps qu’un « idéal d’art, » si cet idéal est un « idéal moral, » voilà déjà bien des raisons, littéraires et impersonnelles, de nous intéresser particulièrement aux salons du XVIIe siècle. Ils se sont ouverts aux gens de lettres à une époque, et dans le temps précis où l’on eût pu se demander, non sans quelque inquiétude, si la « littérature » n’allait pas dégénérer, avec l’école de Mathurin Régnier, par exemple, en une espèce de « bohème ; » — ils ont dirigé l’observation des auteurs dramatiques et des romanciers vers l’analyse ou l’anatomie de ces « passions de l’amour » qui seront toujours, quoi que l’on en puisse dire, la matière préférée de la fiction romanesque ou poétique ; — et de cette anatomie des « passions de l’amour, » ils ont essayé de tirer des « cas de conscience, » des « règles de conduite, » et un « idéal de vie, » qui gouvernât même les autres passions.

Je n’ai pas les mêmes raisons, je veux dire que l’histoire littéraire n’a pas les mêmes raisons de s’intéresser aux salons du XVIIIe siècle.

Une opinion de Mme de Rambouillet ou de Mlle de Scudéry sur l’amour m’intéresse, parce que Mlle de Scudéry et Mme de Rambouillet sont des femmes, qui parlent de ce qu’elles savent ; mais qu’ai-je à faire de l’opinion de Mme de Tencin sur « le pouvoir de la vertu dans les républiques, » ou de celle de Mme Geoffrin sur « la liberté du commerce des grains ? » Ces dames sont incompétentes, et elles auraient « étudié » la question, comme l’abbé Galiani s’imaginera l’avoir fait, qu’elles le seraient encore, comme il l’est, parce qu’il ne suffit pas d’avoir « étudié » ces questions, mais il faut les avoir « vécues. » Et, au fait, d’une manière générale, la conversation chez Mme Geoffrin, comme chez le baron d’Holbach, paraît avoir été le triomphe de l’universelle incompétence. C’est ce qui me déplaît d’abord des salons du XVIIIe siècle. Ils ont parlé sans savoir, et même en se faisant de leur ignorance un principe d’originalité. Tels de nos jours ces romanciers, qui n’ont jamais lu Balzac ni George Sand, de peur d’éprouver la tentation de les imiter. Ils ont créé l’art de parler avec esprit des choses que l’on ne connaît pas, et de trancher les questions les plus difficiles au moyen d’un bon mot et souvent d’une « arlequinade. » Je ne vois pas d’ailleurs quel objet ils se sont proposé, ni quel idéal, « idéal d’art » ou « idéal moral. » Ils n’ont sans doute inspiré ni l’Esprit des Lois ni l’Histoire naturelle ; et, au contraire, qui donc a fait observer, très justement, qu’on s’empressait de les fuir, dès qu’on avait l’ambition d’écrire une œuvre un peu considérable, et on se réfugiait à la Brède, à Montbard, à Ferney ? C’est ici aussi le cas de rappeler l’apostrophe de Rousseau, dans son Discours sur les Sciences et les Arts : « Dites-nous, célèbre Arouet, combien vous avez sacrifié de beautés mâles et fortes à notre fausse délicatesse ? fit combien l’esprit de la galanterie, si fertile en petites choses, vous en a coûté de grandes. » A moins donc que leur œuvre ne consiste essentiellement dans la propagation d’une doctrine qui se serait propagée sans eux, par d’autres voies et d’autres moyens, on ne voit pas très bien de quoi nous sommes redevables aux « salons du XVIIIe siècle. » On a dû s’y « amuser ; » on a dû s’y ennuyer aussi ; et j’avoue que, pour ma part, je n’aurais aimé fréquenter ni chez Mme de Tencin, ni chez Mme Geoffrin. Le temps était d’ailleurs passé d’exercer une influence un peu générale sur l’orientation de la littérature, et à l’exception peut-être de Mme de Lambert, aucune de ces dames, pas même la chanoinesse, n’avait le goût, l’éducation, le tact, l’originalité qu’il aurait fallu pour cela. Il faut venir en son temps. L’Andromaque de Racine, et la Veuve du Malabar de Lemierre, sont deux « tragédies » en cinq actes et en vers. Si je préférais la première à la seconde, M. Roustan me demanderait-il de quel droit ou à quel titre ? et me sommerait-il, puisque ce sont deux tragédies, de les envelopper toutes deux dans le même jugement de faveur et d’admiration ? C’est à peu près ainsi que je « préfère » Julie d’Angennes et l’hôtel de Rambouillet à Mme de Tencin. Julie a paru en son temps. Nous n’avions que faire de Mme de Tencin, quand Mme de Tencin a commencé de réunir autour d’elle ceux qu’elle appelait ses « bêtes ; » et il y aurait vraiment un « trou » dans notre histoire littéraire, telle que les événemens l’ont faite, si l’hôtel de Rambouillet n’avait pas existé ; mais, en vérité, qu’y manquerait-il si nous n’avions pas Mme de Fontaine ou Mme Geoffrin ?

On nous pardonnera cette digression : c’est M. Roustan qui l’a provoquée. Mais nous ne la croyons pas inutile et même nous le remercions de l’avoir provoquée : d’abord, parce que s’il va sans dire qu’il y a « salons » et « salons, » cela va bien mieux encore quand on le dit et qu’on le montre ; et puis, parce que nulle occasion ne pouvait être meilleure de protester contre un procédé de discussion qui se répand un peu trop dans notre jeune Université. On feint de croire que ceux qui ne « rendent pas justice aux philosophes du XVIIIe siècle, » en ont de tout autres raisons que celles qu’ils en donnent ; et s’ils admirent plus qu’on ne le fait soi-même la langue de Pascal ou l’œuvre de Bossuet, on les soupçonne, et on le leur fait entendre, d’en avoir des motifs étrangers à la littérature. C’est un reproche auquel sans doute on aurait tort d’attacher trop d’importance, mais c’est pourtant une insinuation qu’il ne faut pas toujours mépriser. Je voudrais qu’on eût vu, dans cette digression sur les salons du XVIIe et du XVIIIe siècle, que les raisons que nous avons de préférer les uns aux autres sont purement « littéraires. » « Je ne vois pas pourquoi ce qui était vrai du temps de Mme de Vivonne et de Mlle de Scudéry serait faux du temps de Mme de Lambert ou de Mme de Tencin, et pourquoi M. Brunetière, si enthousiaste pour célébrer les bienfaits des salons du XVIIe siècle sur la littérature, ne trouve que des paroles amères pour décrier les sociétés mondaines du XVIIIe ? » Ainsi s’exprime encore M. Roustan, et tout de suite, il me demande si ce serait par hasard que je reprocherais à Mme de Tencin d’avoir prélevé sur la générosité de ses nombreux amans les quelques aunes de velours qu’elle offrait annuellement à ses « philosophes » pour s’en faire des culottes ? Non ! ce sont là des reproches d’un autre ordre, qui n’ont que faire dans l’expression d’un jugement sur les « salons du XVIIIe siècle. » Mais M. Roustan a répondu lui-même à la question, et ce qui était, non pas précisément « vrai, » mais « opportun, » mais « bon, » mais « utile » du temps de Mme de Vivonne et de Mlle de Scudéry, ne l’était plus, à notre avis, « du temps de Mme de Lambert et de Mme de Tencin, » et ne l’était plus parce que quelques changemens s’étaient produits au cours du siècle, — 1610-1715. — C’est tout ce que nous avons voulu dire, et sans arrière-pensée ni noir dessein, c’est ce que nous croyons pouvoir maintenir. Nous aurons du reste à revenir sur ce point, et sur quelques autres, quand nous aurons prochainement à parler du mouvement de réaction qu’on tente une fois de plus, en ce moment même, contre la « littérature du XVIIe siècle, » pour la déposséder de sa primauté littéraire, et surtout pour lui substituer dans l’enseignement des humanités lu littérature du siècle suivant.


III

J’arrive au dernier chapitre du livre de M. Roustan, qui n’en est ni le moins neuf, ni surtout le moins important : c’est celui qu’il a intitulé : Les Philosophes et le Peuple. Là, en effet, et non ailleurs, gît, si je puis ainsi dire, le mystère de la « communication, » de la « propagation, » et de la « réalisation » des idées par les faits. Comment les doctrines des « philosophes » se sont propagées parmi la noblesse ou dans la bourgeoisie, rien au total n’est plus facile à dire. Je remarquerai cependant, qu’en ce qui regarde les rapports des « philosophes » et de la « bourgeoisie, » M. Roustan eût pu pousser un peu plus avant son enquête, je veux dire jusqu’à des couches sociales plus voisines déjà du peuple que ne le sont Mathieu Marais ou l’avocat Barbier. Un texte infiniment précieux à cet égard, — et dont je me suis étonné plus d’une fois que les historiens de l’esprit public au XVIIIe siècle n’aient pas tiré un meilleur parti, — ce sont les Lettres de Marie Phlipon, la future Madame Roland, à ses amies, les demoiselles Cannet. La condition de la jeune fille est modeste, et son père, le graveur, est presque un ouvrier. Si nous rangeons dans le « peuple, » selon la définition de Voltaire, « tout ce qui n’a que ses bras pour vivre, » les Phlipon sont du « peuple » autant qu’on en puisse être sans l’être tout à fait. C’est ce qui rend ces lettres si intéressantes. Par la plume d’une jeune personne extrêmement intelligente, elles expriment pour nous, à la veille de la Révolution, l’opinion philosophique de la toute petite bourgeoisie. Dans un monde où d’habitude on ne lit guère, par la bonne raison qu’on n’en a guère le loisir, ces Lettres nous apprennent jusqu’à quel point de profondeur ont pénétré les doctrines des « philosophes » et les jugemens qu’on en fait. « Nous nous sommes beaucoup entretenus de Voltaire, écrit Marie Phlipon, le 3 mars 1778, en rendant compte « aux deux amies » de la visite d’un ami commun. Nous pensons tout à fait de même sur le compte de ce personnage célèbre : nous l’admirons comme poète, comme homme de goût et d’esprit, mais nous ne lui donnons qu’une autorité très bornée en politique et en philosophie. » Ainsi Marie Phlipon, qui n’est point une « demoiselle, » a son opinion sur Voltaire, et elle a fait son choix dans Voltaire. On ne cite pint cependant Marie Phlipon, — ou bien rarement, — parmi les témoins de la propagande philosophique dans les années qui précèdent la Révolution, et elle n’est, je crois, pas même nommée dans le livre d’Aubertin, par exemple, sur l’Esprit public au XVIIIe siècle. Ce serait des lettres de ce genre et des Mémoires qu’il nous faudrait essayer de retrouver dans nos archives de province. Nous n’avons guère jusqu’à présent, sur les « rapports des philosophes avec le peuple, » que des témoignages « bourgeois. »

Les philosophes d’ailleurs ont-ils eux-mêmes eu l’idée de s’adresser au « peuple, » je veux dire à la foule ou au nombre ? C’est une question qu’il ne faut pas confondre avec celle de savoir ce qu’ils ont pensé du « peuple ; » et M. Roustan n’a pas toujours évité la confusion. Il s’est donné beaucoup de mal pour justifier Voltaire sur quelques endroits de sa Correspondance, et il n’y a pas complètement réussi. La violence de l’expression a sans doute plus d’une fois, surtout dans la Correspondance, dépassé la vraie pensée de Voltaire ; et il est plus humain, — c’est sa gloire, — que quelques boutades ne le donneraient à, croire. Mais sa véritable opinion sur le peuple est bien celle qu’il exprime dans un passage souvent cité de sa lettre à Damilaville, datée du 1er avril 1766 : « Je crois que nous ne nous entendons pas sur l’article du peuple, que vous croyez digne d’être instruit. J’entends par peuple la populace qui n’a que ses bras pour vivre. Je doute que cet ordre de citoyens ait jamais le temps ni la capacité de s’instruire ; ils mourraient de faim avant d’être philosophes. Il me paraît essentiel qu’il y ait des gueux ignorans. Si vous faisiez valoir comme moi une terre, et si vous aviez des charrues, vous seriez bien de mon avis. Ce n’est pas le manœuvre qu’il faut instruire, c’est le bon bourgeois, c’est l’habitant des villes : cette entreprise est assez forte et assez grande. » Il n’y a pas ici de « boutade, » et Voltaire ne s’amuse point. Si, dans le long article de Damilaville, — c’est l’article Population de l’Encyclopédie, — il a noté, pour le contester, ce qui regarde « l’instruction populaire, » c’est avec intention, et parce qu’il lui paraît « essentiel, » comme il le dit, — « essentiel » et non pas seulement « avantageux » ou « utile, » — qu’il y ait des « gueux ignorans. » Je crois qu’à l’exception de Rousseau, peut-être, et de Diderot, c’est le sentiment commun des « philosophes » sur l’article du peuple, Nous nous en serions aisément rendu compte si nous nous étions tout à l’heure attardés dans les « saisons, » et que nous eussions demandé leur acte de naissance aux brillans causeurs qui en sont l’ornement. Quand ils sortent du peuple, comme par exemple Marmontel, né paysan, ils ne manquent pas au besoin de s’en enorgueillir, dans les grandes occasions, mais, dans l’ordinaire de la vie, leur souci quotidien n’est que de recouvrir, pour ainsi dire, leur origine, et ils n’ont garde de se « solidariser » avec ce peuple dont ils sont. Ils souhaitent donc de tout leur cœur, qui est quelquefois généreux, que le « peuple » ne meure pas de faim ; ils souhaitent qu’on l’instruise, ou plutôt qu’on le dégrossisse, en le libérant de ses préjugés et de ses superstitions ; ils souhaitent qu’un peu de bienveillance et même de sensibilité s’insinue, pour les rendre plus faciles, dans les rapports des hommes entre eux : ils souhaitent, qu’à défaut de la Cour, l’accès des Académies et celui des salons soit largement ouvert « au mérite, » mais à vrai dire, le « peuple » ne les intéresse pas comme « tel ; » ils n’en font point encore une « classe » de la société de leur temps. Le « peuple, » c’est pour eux le réservoir commun et inépuisable où la nation trouve toujours les serviteurs dont elle a besoin. On était « peuple » hier, on ne l’est plus aujourd’hui ; nos fils ou nos petits-fils le redeviendront peut-être demain ; et c’est pourquoi, d’une manière générale, on ne peut pas dire des « philosophes » qu’ils se soient adressés directement au peuple.

Comme ils n’ont pas tous des « charrues, » ni des terres à faire valoir, ils n’ont pas du peuple une opinion tout à fait aussi défavorable que celle de M. de Voltaire. Mais je ne crois pas qu’aucun d’eux, en réalité, pas même Diderot ou Jean-Jacques ait écrit « délibérément » pour le peuple, et d’une manière que l’on puisse reconnaître ou signaler dans leur œuvre. Ils ont écrit, comme tous les écrivains, de presque tous les temps, pour « le public lisant, » et la question de leur influence est donc ainsi ramenée à celle de savoir quelle était la composition et l’étendue de ce « public lisant ? » Le « peuple » au XVIIIe siècle a-t-il lu les écrits de nos « philosophes ? » « Tout le monde lit à Paris, écrivait un Allemand à la fin du siècle. Chacun, surtout les femmes, a un livre dans sa poche. On lit en voiture, à la promenade, au théâtre, dans les entr’actes, au café, au bain. Dans les boutiques, femmes, enfans, ouvriers, apprentis lisent. Le dimanche, les gens qui s’assoient à la porte de leurs maisons lisent ; les laquais lisent derrière les voitures, les cochers lisent sur leurs sièges ; les soldats lisent au poste, et les commissionnaires à leur station. » Les commissionnaires et les cochers font, je pense, partie du peuple ! Et que lisent-ils ? des almanachs, sans doute, ou les romans de la Bibliothèque Bleue, mais peut-être aussi quelques-uns de ces volumes ou quelques-unes de ces brochures que font paraître les « philosophes, » quelques-unes de ces « feuilles » ou de ces facéties qui remplissent les dix ou douze volumes des Mélanges de Voltaire. Le peuple, en France, semble avoir toujours eu le goût de la lecture, et déjà, même sous l’ancien régime, l’école primaire avait fortifié ce goût. Nous ne comprenons pas toujours, mais nous lisons quand même ! Le « cocher sur son siège » ne comprend guère les raisonnemens économiques de l’Homme aux Quarante écus ; et, n’y ayant rien, ou peu de chose, en dehors d’une diatribe contre Rousseau, dans l’Essai sur les règnes de Claude et de Néron, nous ne voyons pas bien ce qu’y ont trouvé les « commissionnaires » de ce temps-là ! Mais, quoi qu’il en soit, ce que nous pouvons affirmer, c’est que les plus retentissans des écrits de nos « philosophes » ont pénétré plus profondément que l’on ne le croit dans les couches populaires du XVIIIe siècle. Le « peuple » qui a fait la Révolution n’a pas toujours compris les « philosophes, » — et encore ceux-ci sont-ils toujours si difficiles à comprendre ? — mais il les a lus, et comme on l’a vu par l’opinion de Marie Phlipon sur Voltaire, on peut dire qu’au moins a-t-il parfaitement discerné en eux ce qu’il y avait de sympathie ou d’indifférence relative pour ses propres maux.

M. Roustan insiste avec raison sur un autre point. « En ce temps-là, nous dit-il, la puissance d’extension de l’idée est très grande, parce que les contacts entre citoyens sont plus fréquens [que de nos jours] et plus intimes. Les associations de toute sorte n’ont jamais été aussi multipliées ni liées aussi solidement depuis l’ère moderne : le citoyen qui fait partie de son comité, de quelques sociétés de solidarité ou de bienfaisance, est plus isolé de nos jours que ne l’était le membre d’une corporation religieuse, d’une communauté d’arts et métiers. » Et il ajoute : « Tenons compte, en outre, de ce détail que nos ancêtres vivaient beaucoup plus que nous dans la rue. C’est une vérité qui été définitivement établie : au village, la place publique mérite beaucoup plus ce titre qu’à l’époque actuelle. » Et voici encore un témoignage qu’il emprunte à Mallet du Pan : « J’ai entendu Marat, en 1788, lire et commenter le Contrat social dans les promenades publiques, aux applaudissemens d’un auditoire enthousiaste. » C’est une voie par laquelle se sont « propagées » les idées, et, d’autant que la parole a plus d’action que l’écriture, je ne sais si cette propagande par le commentaire oral n’a pas pénétré plus profondément que ne fait aujourd’hui la lecture de nos journaux, ou celle des « discours » et « déclarations » qu’à grands frais nos ministères font afficher sur les murs de nos communes.

Je ne me dissimule pas, après cela, que sur cette question des « rapports des philosophes avec le peuple, » M. Roustan n’a rien apporté de décisif. Mais on ne lui en saura pas moins de gré d’en avoir montré toute l’importance. « L’opinion, écrivait Voltaire en 1766, gouverne les hommes, et les philosophes font petit à petit, changer l’opinion universelle, » et ailleurs : « Il faudra bien pourtant que les Welches arrivent à la fin… car l’opinion gouverne le monde, et les philosophes, à la longue, vergounent l’opinion ; » et ailleurs encore, en 1767 : « Encore une fois, c’est l’opinion qui gouverne le monde, et c’est à vous, philosophes, de gouverner l’opinion. » Mais quelques « philosophes » plus sceptiques, pensent que cette opinion même est une opinion de « philosophes, » ou d’ « intellectuels ; » et ils aimeraient qu’on en fît la preuve. On n’aura point de peine à la faire pour les « bourgeois » ou les « gens en place. » Nous concevrons très aisément qu’une « opinion » de Voltaire ait modifié, sur une question de morale ou de politique, l’opinion de Turgot ou celle de Malesherbes, et nous ne serons pas étonnés de retrouver sous la plume de Beaumarchais, je veux dire de l’horloger Caron, une « opinion » de Diderot. Mais « le peuple ? » et toujours « le peuple ? » c’est-à-dire le nombre, et c’est-à-dire la force, où est la preuve d’une influence qu’aurait exercée sur ses résolutions, ou sur ses mouvemens, une opinion d’Helvétius ou du baron d’Holbach ? A-t-il eu besoin d’eux pour trouver, sous l’ancien régime, sa situation lamentable ? et ses revendications ne sont-elles que celles que les « philosophes » ont insinuées ou approuvées ? Telle est la vraie-question, la question capitale, la seule question, — et d’ailleurs, la question insoluble. La philosophie des Idées forces ne nous a pas encore expliqué comment, dans quelles conditions, sous quelles influences, les idées se transforment en motifs ou en mobiles d’action, et l’histoire ne nous a pas montré comment, en se « dénaturant » ou en se « vulgarisant » pour s’approprier aux exigences « populaires, » elles conservaient cependant leur vertu.

C’est en ce sens, et de ce point de vue que l’on peut dire, en revenant au livre de M. Roustan, qu’à la vérité nous savons, ou nous ne sommes pas très éloignés de savoir tout ce que nous pouvons savoir sur les « rapports des philosophes » avec les salons ou les favorites, et de ce genre de recherches, — il est très bon d’en avertir les gens, — on ne nous rapportera désormais rien que d’ « anecdotique, » et de négligeable en un sens. Que pourrions-nous faire d’une anecdote de plus sur l’égoïsme de Fontenelle, ou sur l’avarice de Voltaire ? Les rapports des philosophes avec le pouvoir, ou avec une petite bourgeoisie « qui travaille de ses mains pour vivre, » nous étaient moins connus, et même je crois avoir montré que l’on se méprenait sur la nature des premiers. Le livre de M. Roustan, à cet égard, nous aura certainement appris beaucoup de choses. Mais c’est assurément sur la question des « rapports des philosophes avec le peuple » qu’il est, si j’ose ainsi dire, le plus « renseignant » et le plus « suggestif. » Oui ! dans quelle mesure « l’opinion gouverne-t-elle le monde ? » Combien connaissons-nous d’exemples de « philosophes » qui aient fait « changer l’opinion universelle ? » Un Voltaire même a-t-il le droit de dire : « J’ai fait plus en mon temps que Luther et Calvin ? » Où sont les preuves que « l’opinion universelle » ait changé, je dis d’un iota, sous l’influence de la philosophie ? Jusqu’à quelle profondeur a-t-elle pénétré dans le peuple ? et pour quelle part enfin, puisque c’est de là que nous sommes partis, son influence est-elle saisissable dans l’histoire de la Révolution ?

À cette dernière question, et même aux précédentes, puisque M. Roustan fait à peu près les réponses que nous indiquions il y a vingt-huit ans, nous ne les trouverons pas mauvaises ; et ces quelques points sont de ceux où nous n’avons point changé d’avis. Laissant donc de côté le problème général, philosophique et historique, de la « communication » des « idées, » et de leur transformation en faits, nous dirons, aujourd’hui comme alors, qu’on ne saurait disputer aux « philosophes » en général, et particulièrement aux « encyclopédistes » l’honneur, si c’en est un, ou le blâme, si l’on veut les en reprendre, d’avoir été au premier rang des ouvriers de la Révolution. Si d’ailleurs ils n’avaient point parlé, la Révolution se serait-elle faite sans eux, pour des raisons politiques, ou plutôt encore économiques ? On peut le croire, et pour notre part, nous le croyons volontiers. L’histoire est une chose complexe, et toutes choses « étant causantes et causées, » il faut bien qu’on tâche d’ « éclaircir » mais non pas de « simplifier » les événemens. Il y a du vrai dans ce qu’on appelait, il y a quelques années, la « conception matérialiste de l’histoire, » mais comment et pourquoi serait-elle toute la vérité ? Ce ne sont pas non plus les « philosophes » qui ont créé, pour ainsi dire, les « revendications « révolutionnaires ; ils ne les ont pas inventées ; et elles sont dans la nature des choses. Mais déjà pourrait-on dire qu’ils ont établi par avance le nombre de ces « revendications, » et qu’ils en ont donné la formule. Je ne suis pas de ceux qui ne voient dans la Déclaration des droits de l’homme qu’une prose vaine et déclamatoire. Qui dira le pouvoir d’action de quelques proses qu’on appelle « vaines et déclamatoires ? » J’ajoute qu’en même temps que son caractère de précision dans la doctrine, ce sont les « philosophes » qui ont donné à la Révolution son caractère d’universalité. Si le paysan et l’ouvrier n’avaient été mus que par la faim, il n’y aurait pas de « principes de 1789, » et la Révolution ne serait pas la Révolution. Notre amour-propre, ou plutôt notre vanité nationale a pu s’en exagérer l’importance, et peut-être avons-nous cru l’événement plus considérable qu’il ne l’était dans la réalité. On verra cela dans quelque mille ans. Mais cette figure de grand événement ce sont les « philosophes » qui la lui ont donnée, et peut-être est-ce encore lu quelque chose. Car, en demeurant strictement, « locales, » d’autres révolutions, comme les révolutions d’Angleterre, sont demeurées strictement « historiques ; » ne se sont point, comme la nôtre, proposées à nos méditations, ne comportent pas toute une conception de la vie et du monde. La « philosophie du XVIIIe siècle, » c’est la forme intellectuelle de la Révolution française, et n’est-il pas bon, en dehors de toute autre considération, que l’incohérence des événemens historiques soit quelquefois ramenée à des conditions intellectuelles ?


F. BRUNETIERE.

  1. Les Philosophes et la société française au XVIIIe siècle, par M. Marius Roustan, 1 vol. in-8o ; Lyon, chez Rey, et Paris, chez Picard et fils, 1906. Annales de l’Université de Lyon.