Les Petites Comédies du vice/Un ami de trente ans

Les Petites Comédies du vice
Les Petites Comédies du viceC. Marpon et Flammarion (p. 139-151).


LA GOURMANDISE


UN AMI DE TRENTE ANS
(LA GOURMANDISE)


Monsieur Lemadru, célibataire sans maison montée, ayant reçu une magnifique poularde truffée, l’a envoyée aux époux Dubourg, vieux amis de trente ans, chez lesquels il va dîner tous les jeudis. — Placée sur la cheminée du salon, la bête a mûri peu à peu, à la grande joie des deux époux qui, d’heure en heure, l’œil humide et la langue rôdant sur les lèvres, viennent suivre les progrès de cette gangrène embaumée que développe la truffe.

Le bienheureux jeudi est enfin arrivée !!!

On procède à la toilette de la poularde qui, à quatre heures précises, voit le feu.

Au moment de débrocher, les deux époux reçoivent le billet suivant :

« Mes bons amis,

« Une affaire importante me prive du plaisir d’aller dîner chez vous. Je viendrai demain vous demander à déjeuner ; gardez-moi une aile de la volaille.

« Votre vieil intime,
« Lemadru. »

À cette lecture, les époux s’écrient aussitôt avec un sincère élan de cœur :

— Nous lui garderons la bête entière !

— Un ami de trente ans ! dit madame Dubourg.

— À qui nous devons notre fortune ! ajoute le mari.

— Qui t’a sauvé la vie !

— Qui nous a donné cent preuves d’affection !

Et les deux époux de répéter ensemble :

— Oui, oui, nous lui garderons la bête entière !!!

Mais ce fâcheux contretemps a coupé net l’appétit des Dubourg, qui dînent du bout des lèvres. Le soir, c’est presque à jeun qu’ils se mettent au lit, après avoir été faire un dernier et pieux pèlerinage à la poularde placée sur le buffet.

Au milieu de la nuit, M. Dubourg, que la faim tient éveillé, s’aperçoit, à la lueur de la veilleuse, que sa femme ne dort pas.

Monsieur. — Je pensais à…

Madame. — Et moi aussi.

Monsieur. — La sens-tu ?

Madame. — L’odeur des truffes arrive par les tuyaux du calorifère.

Monsieur. — As-tu bien fermé les portes ? car si le chat…

Madame. — Ciel ! Tu m’épouvantes ! Tu devrais aller voir. (Le mari saute du lit et revient avec la poularde, qu’il place sur la table de nuit.)

Monsieur. — Plus de peur que de mal ! J’en ai eu froid dans le dos !

Madame. — Comme elle a bonne mine !

Monsieur. — D’autant plus bonne mine que nous mourons de faim.

Madame. — Volontairement ! Car Lemadru nous a bien laissé maîtres d’en disposer entièrement.

Monsieur. — Sauf une aile !… il est vrai que c’est le meilleur morceau.

Madame. — Lemadru a du goût.

Monsieur. — Tu pourrais bien dire de la gourmandise.

Madame. — Soit ! mais il se contente simplement d’une aile, tandis que toute la bête est à lui.

Monsieur. — La colonne aussi est à l’Empereur ; seulement on peut y toucher !

Madame. — Mais nous pouvons toucher à la poularde !

Monsieur. — Allons donc ! Je connais mon Lemadru ! Il a l’air comme ça bon garçon, mais, au fond, il est susceptible au possible.

Madame. — Non, non ! je suis sûre qu’il ne soufflerait mot si nous mangions un simple petit pilon.

Monsieur. — Chacun ?

Madame. — Naturellement.

Monsieur. — Alors il faudra lui dire que c’est ta mère qui est venue nous demander tout à coup à dîner, en traversant Paris pour aller d’Amiens à Nice.

Madame. — À quoi bon ? Tu as l’air d’avoir peur de Lemadru…

Monsieur — Moi ? peur !… que ce pilon m’étouffe, si j’en ai peur ! Il faudrait un autre homme que lui ! Avec ça que, depuis trente ans, je n’ai pas été à même de le juger ? C’est un bon garçon, oui ; mais un courageux… autre affaire !

Madame. — Je m’en doutais ; il fait trop parade de sa bravoure.

Monsieur. — Il est si menteur !

Madame. — Tu ne sais pas ce que nous pouvons faire ?

Monsieur. — Quoi ?

Madame. — Mangeons aussi le croupion ; nous dirons que ma mère était accompagnée de mon frère.

Monsieur. — Mieux que cela ! Détachons de suite le bonnet d’évêque, et nous ajouterons que ton frère était aussi avec sa femme.

Madame. — Convenu ! seulement, nous ne toucherons pas aux truffes.

Monsieur. — Nous les garderons toutes pour notre vieil ami.

(Moment de silence, qui n’est troublé que par le bruit des mâchoires.)

Madame. — Quel vin ferons-nous boire à Lemadru avec sa poularde ? J’avais songé à notre vieux beaune.

Monsieur. — Y penses-tu ? Il nous en reste à peine six bouteilles ! Mieux vaut les garder pour quand nous aurons des étrangers. — Si nous devons nous ruiner pour cette poularde, elle n’est plus un cadeau.

Madame. — Mais il me semble que Lemadru vaut bien la peine…

Monsieur, interrompant. — Alors, s’il faut se gêner avec un ancien camarade, ce n’est pas la peine d’avoir des amis.

Madame. — Oui, mais un verre de bon vin fait toujours plaisir.

Monsieur. — Il se soucie bien de ton bon vin ! — et pour cause : — il y a longtemps que sa très mauvaise santé lui commande l’eau rougie.

Madame. — Lui ! Il a l’air de si bien se porter…

Monsieur. — Il fait semblant… par vanité. Ah ! on ne passe pas impunément vingt bonnes années de sa vie à ripailler et à troubler les ménages, sans payer cela tôt ou tard ; — s’il en était autrement, le ciel ne serait pas juste.

Madame. — Il a peut-être troublé des ménages, mais je dois dire qu’il ne m’a jamais adressé un seul mot plus haut que l’autre.

Monsieur. — Parce qu’il savait que j’avais l’œil sur lui ! Et madame Rocamire, lui a-t-il adressé un mot plus haut que l’autre, à celle-là ?

Madame. — Oui, mais elle était veuve.

Monsieur. — Aussi, bien sûr de l’impunité, l’a-t-il assez affichée par son cadeau d’une broche de cinq mille francs.

Madame. — Cinq mille francs à cette poupée à Jeanneton !!! Et le jour de ma fête ! à moi ! la femme d’un ami…

Monsieur. — D’un ami de trente ans !

Madame. — Il ne m’a donné qu’une bague de vingt louis !!!

Monsieur. — Oui, mais nous sommes simplement ses amis, nous ! On trouve bon de nous préférer des étrangers. — Il peut avec ta Rocamire…

Madame, avec fierté. — Je te défends de dire ma Rocamire !

Monsieur. — Alors, avec sa Rocamire !

Madame, avec mépris. — Oh ! la sienne… et à beaucoup d’autres.

Monsieur. — Bref, il peut, avec la Rocamire, aller crier sur les toits : « Je donne cinq mille francs à ma maîtresse, moi ! » Cela vous pose un homme sur le marché.

Madame. — Tandis que l’honnête femme dit simplement : « Merci, » et ça ne va pas plus loin.

Monsieur. — Dis donc, chérie, si nous mangions une ou deux aiguillettes du bonnet d’évêque ?

Madame. — La Rocamire n’a pas dû se faire beaucoup prier pour les 5,000 francs !

Monsieur. — Quand je te répète que c’est un vaniteux et un égoïste. Tiens, je suis certain que tout le quartier sait déjà qu’il nous a fait cadeau de cette poularde…

Madame, vivement. — Qui ne lui coûtait rien !

Monsieur. — S’il n’était pas égoïste, aurait-il ainsi agi avec nous ? Est-ce donner une poularde que de dire : « Nous la mangerons ensemble, » surtout quand on a un estomac aussi délabré que le sien. S’il était venu dîner ce soir, je te demande ce qu’il en aurait mangé ? Un rien, large comme une aiguille ; — et pour ce rien, il aurait fallu entamer la pièce, l’abîmer !!! Sans lui, la bête attendait parfaitement jusqu’à dimanche, où nous avons du monde à dîner ; et au moins, nous aurions pu mettre sur table une belle volaille nous faisant honneur ! Je te le dis, c’est un égoïste. Depuis trente ans, il m’en a donné mille preuves pareilles.

Madame. — Il nous a cependant rendu service dans notre commerce.

Monsieur. — Ah ! oui, les 50,000 francs qu’il nous a prêtés ; mais c’était pour avoir le droit de fourrer le nez dans nos affaires ; il est si curieux, et si chipotier !

Madame. — Il nous a trouvé aussi un bon acquéreur pour notre fabrique.

Monsieur. — Pourquoi ? Te l’es-tu demandé ? Par jalousie ! Il craignait, si nous restions dans les affaires, de nous voir devenir plus riches que lui. Il est si heureux d’écraser les autres de sa fortune ! (Avec ironie.) Sa fortune ! avec ça qu’il aime à la prodiguer ! Qu’on vienne me dire que Lemadru ne sait pas compter, je répondrai carrément : « Henri IV n’est pas mort ». — Tiens ! en nous envoyant cette poularde, qui ne lui coûte rien, je gage qu’il s’est dit : « Ils me fourniront linge, potage, madère, deux plats de légumes, dessert, etc., etc., etc. ! » — Ah ! moi, je voudrais avoir toujours à faire des générosités à si bon compte, je serais bien sûr de ne pas me ruiner ! — Vois-tu, ton Lemadru est un pingre qui ne donnerait pas un sou à un pauvre pour aller en omnibus.

Madame. — Cependant les fameux 5,000 francs à la Rocamire ?

Monsieur. — Oui, mais c’est pour ses indomptables passions. C’est un satyre qui tournera mal ; il finira dans les mains d’une jeune bonne.

Madame. — C’est tout de même beau, à son âge, d’être aussi… vert.

Monsieur. — Vert, soit ! Mais à quel prix ? Tu verras demain comme il va se précipiter sur les truffes ; c’est sa planche de salut.

Madame. — Est-ce que, vraiment, les truffes ?…

Monsieur. — On le dit.

Madame. — Tu devrais bien manger celles-ci.

Monsieur. — Crois-tu ?

Madame. — Tu le sais aussi bien que moi.

Monsieur. — Alors, pour te faire plaisir. — Après tout, Lemadru n’a dit que de lui garder une aile.

Madame. — Aussi je vais manger l’autre.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Monsieur. — Je suis convaincu qu’il a pensé faire une bonne farce en annonçant qu’il ne viendrait que demain. Il s’est imaginé que nous danserions devant le buffet en l’attendant.

Madame. — Il croit donc tout le monde aussi bête que lui !

Monsieur. — C’est bien vrai, qu’il n’a pas inventé la poudre ! À la moindre plaisanterie, il tombe dans le panneau ; surtout à propos de femmes… Il irait à la lune… on peut lui planter un jupon sur le grand mât, et il suivra un vaisseau à la nage jusqu’en Chine.

Madame. — Le fait est qu’il est bon nageur.

Monsieur. — Parce que, l’an dernier, il a sauvé une charrette qui se noyait ? Belle affaire !

Madame. — Mieux que ça.

Monsieur. — Ah ! je te vois venir ! Tu crois aussi que je lui dois la vie ? D’abord, je ne me noyais pas, je réfléchissais. Il s’est imaginé que je restais au fond de l’eau par inexpérience, et il a plongé. Il aurait tout aussi bien sauvé son portier, car, à cette époque, il désirait se marier, et voulait fasciner la jeune fille par une médaille de sauvetage. Avec ça que c’est amusant pour une demoiselle d’épouser un monsieur qui a la manie de se relever la nuit pour aller sauver ceux qui se noient.

Madame. — Je croyais sincèrement que tu lui devais la vie.

Monsieur. — Au surplus, je lui ai amplement rendu la pareille le jour où, dans notre fabrique, il s’approchait trop d’une roue à engrenage, et que je lui ai crié : « gare ! » — donc, nous sommes quittes.

Madame. — Oui, mais lui s’est exposé pour toi.

Monsieur. — Exposé ! à quoi, exposé ? Est-ce que, moi aussi, je n’étais pas exposé… à passer en justice s’il avait été broyé par la machine ?

Madame. — Je n’y avais pas réfléchi.

Monsieur. — Passe-moi encore un peu de carcasse.

Madame. — Il n’en reste plus.

Monsieur. — Comment, c’est fini ? (Avec soupçon.) Es-tu bien sûr de ta domestique ?

Madame. — Oh ! elle en ajouterait plutôt de son argent.

Monsieur. — Alors, elle n’avait donc que les os et la peau cette poularde ?

Madame. — Nous ne possédons plus que la seconde aile, gardée pour Lemadru.

Monsieur. — Ça, c’est sacré !

Madame. — Inviolable ! c’est un dépôt !

Monsieur. — Aussi, demain, si Lemadru ne vient pas, nous déposerons son aile à la banque. Je tiens à ce qu’il nous estime ! Il est plus fin que l’ambre, et comme il sait que nous avons beaucoup à nous plaindre de lui, il enrage d’être forcé de nous estimer. Mais nous aurons le beau rôle, et si c’est un piège qu’il a voulu nous tendre, il en sera pour sa malice.

Madame. — Oh ! malice… malice cousue de fil blanc ! car si on voulait bien manger son aile…

Monsieur, sévèrement. — Ne dis pas cela, Pélagie !

Madame. — Je fais une supposition.

Monsieur, sèchement. — Ne suppose même pas !

Madame. — Je voulais dire que d’autres, à notre place, trouveraient cent bonnes excuses.

MONSIEUR, avec incrédulité. — Cent excuses !… et bonnes, surtout… cela me paraît difficile, à moins d’inventer des choses impossibles.

Madame. — Oh ! pas si impossibles que ça ! ainsi, par exemple, nous dirions à Lemadru que nous n’avons pas reçu sa lettre.

Monsieur. — Pélagie !!!

Madame, vivement. — C’est une supposition, je te le répète.

(Moment de silence pendant lequel on entend les battements de cœur des deux époux.)

Monsieur. — Alors, Pélagie, tirons au doigt mouillé à celui de nous deux qui mangera l’aile.

Novembre 1863.