Les Pensées d’une reine/La Vie

Calmann Lévy (p. 91-106).

VIII

LA VIE


I

La vie est un art dans lequel on reste trop souvent dilettante. Pour passer maître, il faut verser le sang de son cœur.


II

L’affection est un enfant câlin qui vous retient dans la vie, malgré vous.


III

Les cheveux blancs sont les pointes d’écume qui couvrent la mer après la tempête.


IV

L’amour, la haine, la jalousie, le sort sont aveugles ; à la justice on bande les yeux ; il faut donc sortir de la vie pour y voir.


V

Si vous pouviez, du temps que vous gaspillez, faire une aumône à ceux qui savent l’employer, combien de mendiants seraient riches !


VI

Les grands seigneurs aiment les animaux, parce qu’ils se croient sûrs de leur affection désintéressée, et ils se trompent !


VII

C’est l’or qui plombe nos ailes et nous retient à terre. Sans lui, nous nous envolerions peut-être.


VIII

Les jeunes filles traversent parfois des marais, d’un pied si léger que la boue effleure à peine leurs talons. Ce n’est qu’arrivées en terre ferme qu’elles se sentent empoisonnées par les miasmes putrides qu’elles ont recueillis.


IX

Les défauts de votre mari ou de votre femme ne sont insupportables que tant que vous insistez pour les corriger. Prenez-en votre parti, comme de l’odeur de votre chien que vous supportez, parce que vous l’aimez.


X

L’habitude trempe la patience et la rend inusable.


XI

On ne peut jamais être fatigué de la vie ; on n’est fatigué que de soi-même.


XII

À minuit, ce sont les gens joyeux qui passent dans la rue ; à quatre heures du matin, ce sont les malheureux ; peut-être, entre minuit et quatre heures, le bonheur a-t-il passé à tire-d’aile !


XIII

Chacune de nos actions est récompensée ou punie ; seulement, nous n’en convenons pas.


XIV

À force de vivre, on arrive à craindre même le ciel, comme la dernière et la plus cruelle déception.


XV

Il vaut mieux avoir pour confesseur un médecin qu’un prêtre. Vous dites au prêtre que vous détestez les hommes ; il vous répond que vous n’êtes pas chrétien. Le médecin vous donne de la rhubarbe et voilà que vous aimez votre semblable. Vous dites au prêtre que vous êtes fatigué de vivre ; il vous répond que le suicide est un crime. Le médecin vous donne un stimulant, et voilà que vous trouvez la vie supportable.


XVI

Dans la jeunesse, on est un château du moyen âge, avec des recoins cachés, des oubliettes, des galeries mystérieuses, des fossés et des remparts. Plus tard, on devient un hôtel moderne, riche, verni, élégant, coquet, qui n’est ouvert qu’aux élus, et, à la fin, on se trouve être une grande halle, ouverte à tout le monde, ou marché, ou musée, ou cathédrale.


XVII

Le jeûne rend apôtre ; la bonne chère rend diplomate.


XVIII

Ce qui vous fait rougir dans la jeunesse, vous fait pleurer dans l’âge mûr, et rire dans la vieillesse. Ceux qui commencent par rire n’ont plus, pour la fin, que le néant ou la dévotion.


XIX

La bonté de la jeunesse est angélique ; la bonté de la vieillesse est divine.


XX

Il y a une bonté qui repousse et une méchanceté qui attire.


XXI

Le rocher solitaire devient de plus en plus anguleux, le galet de plus en plus rond.


XXII

Une excellente ménagère est toujours au désespoir. Souvent on aimerait la maison moins bien tenue et plus paisible.


XXIII

C’est après avoir appelé la mort cent fois que vous comprenez le charme de la vie, et alors, bien souvent, elle vous quitte.


XXIV

Vous ne pouvez enseigner aux gens à parler votre langue que si vous parlez la leur.


XXV

Le petit succombe sous le grand ; c’est une loi de la nature ; et le grand, n’est pas généreux, c’est une loi humaine.


XXVI

Le feu fait bouillir l’eau ; mais l’eau éteint le feu. Ne réchauffez pas un ingrat, il vous éteindrait.


XXVII

L’expérience est une femme âgée, qu’on vénère, sans se demander si son passé a été douteux.


XXVIII

La connaissance du monde et de la mer se gagne dans la tempête ; mais dans les yeux du vieux marin on voit le reflet de la mort qu’il a souvent bravée.


XXIX

Il faut du cœur pour jouir des qualités d’une personne ; il faut de l’esprit pour supporter ses défauts.


XXX

Tâchez d’être une pierre précieuse, montée par la main d’un artiste.


XXXI

On ne nous pardonne ni nos talents, ni nos succès, ni nos amis, ni notre mariage, ni notre fortune ; il n’y a que la mort qu’on nous pardonne, et encore.


XXXII

Après la mort, le corps se dissout en atomes ; pourquoi l’âme resterait-elle une ? Peut-être forme-t-elle aussi mille essences qui se répandent dans l’espace !


XXXIII

Votre talon d’Achille est découvert par ceux qui se trouvent plus bas que vous, bien plus vite que par vos égaux.


XXXIV

Il y a des parents qui se vengent sur leurs enfants de la mauvaise éducation qu’ils leur ont donnée.


XXXV

Ce qui vous paraît aimable dans une personne vous paraît insupportable dans une autre. Laquelle des deux vous rend aveugle, la sympathie ou l’antipathie ?


XXXVI

Quand une personne vous est antipathique, vous devenez infidèle à vos convictions, uniquement pour la contredire.


XXXVII

Pendant nombre d’années, vous n’osez croire à votre propre observation, parce qu’elle diffère de celle des autres.