Les Paysans d'Alsace-Lorraine devant les conseils de guerre allemands

Les paysans d’Alsace-Lorraine devant les conseils de guerre allamnds
André Fribourg

Revue des Deux Mondes tome 47, 1918


LES
PAYSANS D’ALSACE-LORRAINE
DEVANT
LES CONSEILS DE GUERRE ALLEMANDS


« Chargez vos armes !… Nous sommes maintenant en pays ennemi !… » ( « Geladen !… Wir sind jetzt in Feindesland !… » )
(Ordre du capitaine Fischer, à la 12e Cie du 40e régiment d’infanterie territoriale allemand en entrant en Alsace, le 13 août 1914.)


« Tous, tant que nous sommes, députés d’Alsace et de Lorraine, avons été envoyés ici par nos électeurs pour affirmer, devant cette Chambre, et notre attachement à la patrie française, et notre droit de décider de notre sort sans intervention étrangère… » Ainsi s’exprimait M. Teutsch, député de Saverne, en plein Reichstag, comme le rappelait ici même M. Gailly de Taurines, dans son émouvante étude sur la Protestation de l’Alsace-Lorraine en 1874. Quarante-quatre années se sont écoulées depuis cet admirable cri de révolte ; et d’aucuns peut-être se sont demandé : « Les Alsaciens-Lorrains annexés à l’Allemagne n’ont-ils pas changé en un demi-siècle ? Leur attachement à la patrie française est-il toujours aussi vivace ? »

À cette question, les Allemands eux-mêmes vont répondre dans les pages qui suivent.

Nos ennemis qui, eux, savaient exactement à quoi s’en tenir sur l’état d’esprit régnant parmi les populations des anciens départements français du Haut-Rhin, du Bas-Rhin, de la Moselle et de la Meurthe, nos ennemis qui redoutaient la révolte des indigènes, en cas de guerre, avaient préparé dès le temps de paix leurs Listes noires. L’existence de ces Schwartze listen nous avait été révélée en janvier 1906 par Alfred Stephany, ex-commissaire à la présidence de police de Strasbourg, qui avait dû quitter l’Allemagne après de fâcheux démêlés avec son gouvernement. Dans ses Scandales allemands en Alsace-Lorraine, le policier du Kaiser écrivait :

« Chaque direction de police possède dans ses archives :

« 1° Une liste secrète des Alsaciens-Lorrains qui, en cas de mobilisation, doivent être expulsés ;

« 2° Une liste secrète des Alsaciens-Lorrains qui, en cas de mobilisation, doivent être arrêtés et internés dans des casemates, à l’abri de tout coup de main.

« Ces listes de proscription sont annuellement rectifiées et complétées ; chaque commissaire de police les reçoit sous pli dûment scellé, et en échange d’une quittance en règle. Pour prévenir tout démenti de la part du gouvernement, je déclare formellement que ces listes de proscription ne sont pas d’origine militaire… C’est le ministère impérial de Strasbourg qui en endosse la responsabilité… »

Ainsi, grâce aux listes noires, le gouvernement allemand pouvait arrêter instantanément tous les chefs possibles d’un mouvement anti-germanique, et il n’y manqua pas durant la dernière semaine de juillet 1914. Quant aux troupes de ces chefs, c’est-à-dire à la quasi totalité des Alsaciens-Lorrains d’origine française, il confia aux Conseils de guerre le soin de les terroriser.

Ces Conseils furent : ou les Conseils de guerre ordinaires, composés d’officiers et de magistrats militaires, jugeant les mobilisés et les civils inculpés de haute trahison à propos des opérations militaires : — ou les Conseils de guerre extraordinaires, créés après la proclamation du Kriegsgefahrzustand (état de danger de guerre), en vertu de l’article 68 de la constitution de l’Empire et de la loi prussienne du 4 juin 1851 sur l’état de siège, composés de militaires auxquels furent adjoints deux juges civils. Ces Conseils extraordinaires siégèrent à Metz, Strasbourg, Thionville, Sarreguemines, Mulhouse, Colmar (Neuf-Brisach et Sarrebrück quand les Français menacèrent Mulhouse, Colmar et Sarreguemines). Les tribunaux civils condamnèrent eux aussi pour crime de francophilie quand l’occasion s’en présenta.

Nous avons pu nous procurer les comptes rendus, rédigés par les Allemands, des débats de ces tribunaux et de ces Conseils de guerre. Nous avons eu entre les mains des interrogatoires d’inculpés ou de témoins, des enquêtes menées par des magistrats allemands, rédigées par des greffiers allemands ; et grâce à ces documents allemands, grâce aux condamnations prononcées aux huit mille années de prison distribuées aux annexés, grâce aux condamnations à l’internement, aux travaux forcés, à mort, qui frappèrent des paysans, des ouvriers, des bourgeois, des prêtres, nous savons aujourd’hui que nos compatriotes des provinces qui nous ont été ravies, n’ont pas faibli, et qu’ils affirment toujours, comme le député Teutsch devant le Reichstag, « leur attachement à la patrie française. »

Nous ne pouvons passer ici en revue toutes les catégories sociales, mais parce que les paysans, formant la classe la plus nombreuse dans la « Terre d’Empire, » ont une valeur tout particulièrement représentative : c’est pourquoi nous les choisissons pour sujet de cette étude.


L’Etat-major allemand se faisait si peu d’illusions sur les sentiments des paysans de Lorraine et d’Alsace qu’il autorisa les troupes à se comporter dans le Reichsland comme en France.

M. Paul-Albert Helmer, avocat à Colmar, a mené une patiente enquête auprès des prisonniers allemands pour établir une liste partielle des régiments où les hommes avaient été officiellement prévenus par leurs chefs, que, le Rhin traversé, ils seraient en pays ennemi. Aux 110e, 111e, 113e, 131e, 136e, 143e, 144e, 169e régiments d’infanterie actifs, au 145e régiment de réserve, aux 40e, 109e, 110e régiments d’infanterie territoriale, au 2e bataillon du génie, au 14e bataillon de réserve du génie, à la 3e compagnie sanitaire du XVIe corps, à la 2e du XXIe corps, cette déclaration fut faite aux soldats qui comprirent ce que cela voulait dire et pillèrent, brûlèrent et tuèrent tout leur saoul.

Telle maison est saccagée, tout y est pillé, brisé, les meubles sont défoncés, les soldats s’amusent à crever les yeux des portraits. Le propriétaire se plaint ; on fait une enquête ; et un haut, fonctionnaire allemand excuse les hommes en écrivant : « Les soldats se croyaient en France et croyaient que la maison appartenait à un général français. »

Dans la région de S…-M… les fermes sont incendiées ; on peit voir longtemps dans les étables le bétail carbonisé, encore attaché à ses chaînes. Des fermiers sont attachés à des arbres et fusillés, leurs filles de quinze à seize ans « tuées par un officier qui leur traverse la poitrine de son sabre. » — A B… lors de l’occupation française, un vieillard a porté un pli pour un officier. Quand les Allemands reviennent, un de leurs compatriotes le dénonce ; ils l’arrêtent, le forcent à creuser une fosse, à s’y étendre et l’y fusillent couché, à bout portant. A W… raconte un correspondant du Journal des Débats, « les Français, en passant, avaient acheté, — et payé, — les vins que contenaient les magasins. Les Allemands, à leur retour, ne trouvant aucune provision, ordonnent qu’on leur livre tous les vivres que peuvent encore receler les maisons particulières, sous peine d’incendier le village entier. Les livraisons faites, ils perquisitionnent, et ayant trouvé quatre œufs qu’un pauvre vieux avait réservés pour sa faim, ils le fusillent séance tenante. »

Ces faits n’ont servi qu’à rendre plus âpre la haine des paysans d’Alsace pour leurs bourreaux. Par prudence, ils ont caché leurs sentiments tant qu’ils ont pu, mais à certains moments ils se sont trahis malgré tout et les Conseils de guerre ne les ont pas ménagés.

Le 23 septembre 1913, le vigneron Jean-Baptiste Staub, d’Ammerschwihr, chante une chanson française dans la rue et s’en prend aux « voyous de Berlin » qui ont déchaîné la guerre[1]. Il est traduit devant le Conseil de guerre de Colmar ; on lui inflige trois mois de prison. — Victor Seichepine, au printemps de 1916,, avec un autre habitant de Château-Salins, travaille dans les vignes situées derrière l’École d’agriculture de la petite ville. Des avions français paraissent, lancent des bombes, dont l’une vient tomber non loin des vignerons… Des Allemands, ayant aperçu les deux hommes des fenêtres de l’Ecole d’agriculture, les arrêtent, les maltraitent odieusement, les jettent en prison sous prétexte qu’ils ont, « à l’arrivée des bombes françaises, exprimé leur joie à haute voix. » Victor Seichepine aurait même « frappé dans ses mains en signe de satisfaction. » Cet applaudissement vaut un an de prison au paysan.

De nombreux paysans sont condamnés, notamment par le Conseil de guerre de Mulhouse, pour avoir crié : « Vive la France ! » ou « Vive la République ! » ; pour avoir dit, comme Müller, de Huningue : « Si on me déclarait apte au service militaire, je me sauverais en Suisse » et pour avoir invité un ami à l’imiter. — Nicolas Lacour, de Folckling est condamné à six mois de prison pour propos injurieux à l’adresse des Allemands.

L’une des dernières condamnations que nous connaissions est celle d’un paysan de Bernolsheim, gratifié de trois mois de prison pour avoir refusé de transporter à l’hôpital le plus proche un soldat du landsturm, cantonné chez lui.


Rien n’est plus pénible pour un paysan lorrain ou alsacien que d’être obligé de loger le soldat allemand son ennemi. Il le fait bien voir malgré les terribles conséquences qui en résultent pour lui.

Ernest Husser, voyant arriver des soldats qu’il doit héberger, s’écrie : « Je ne veux pas avoir de sales Schwobs chez moi ! » Dix mois de prison. — Jean Urbon insulte les soldats et les traite souvent de Schwobs. Six mois[2]. — Jean Higy, de Saint-Louis, manifeste des sentiments anti-allemands. Il a dit entre autres choses : « Ces cochons de Prussiens viennent, mais on finira bien par les jeter hors de l’Alsace. » Quatre mois de prison[3]. Victor Sch… de Boustroff, se refuse à cantonner des soldats. 500 mark d’amende[4]. — Alexandre Bande, de Russ, accusé du même crime, s’en tire en payant 300 mark[5].

Ce qui ajoute encore à l’hostilité des paysans, c’est que les soldats pillent les maisons où ils logent ; l’avoir écrit dans une carte postale, avoir parlé des « actions honteuses des troupes qui emportent tout le mobilier, » cela vaut au laboureur Joseph Strub, de Bernwiller, d’aller en prison[6]. — Pierre Bode l’y suit parce qu’il a dit, en octobre 1916 : « Les sales Schwobs, là-bas, chassent les gens de leurs villages afin de pouvoir tout voler ; alors ils chipent l’argent[7]. » — Théobald Bucher, de Bilsheim, crie à des soldats avec lesquels il se dispute violemment : « Voulez-vous aussi me piller comme vous avez pillé les Belges ? » En prison[8].

Le Conseil extraordinaire de Sarrebruck condamne au maximum de la peine, 1 500 mark d’amende ou cent jours de prison, Christophe C…, âgé de soixante-quinze ans, « l’homme le plus riche de Landrefang, qui refuse de laisser pénétrer les soldats chez lui, et, par son attitude subversive, a encouragé ses voisins à soulever des difficultés lors de la répartition des cantonnements[9]. » — En prison Philippe Müller, vigneron de Turckheim, pour avoir dit : « Les soldats bavarois sont des voleurs ; ils ont volé aux gens de là-bas leurs couvertures de laine et les ont revendues à Turckheim[10]. »

Les prétextes sont nombreux qui permettent aux Allemands de condamner les paysans d’Alsace-Lorraine. Ils oublient de tuer leurs pigeons : en prison[11] ; — ils reçoivent un journal étranger, comme Moritz Weinberg, d’Audun-le-Tiche, condamné par le Conseil de guerre de Thionville : en prison ; — ils propagent de fausses nouvelles, comme Adrien G…..soixante-cinq ans, propriétaire viticulteur à Corny : en prison ; — ils ne livrent pas à la gendarmerie les manifestes jetés par les aviateurs français : en prison, à l’amende, comme Jules Jouin, propriétaire de pépinières à Metz-Plantières[12], comme trois paysans de Bootzheim, condamnés par le Conseil extraordinaire de Strasbourg[13], comme le cultivateur Stéphane G… de Hoff[14] ; — ils ne livrent pas leurs céréales : en prison, comme le cultivateur Gérard, de Saaralbe, et sa sœur, que le Conseil extraordinaire de Sarrebrück condamne, en août 1917, à seize mois et un an de prison ; — ils poussent leurs fils à déserter ou accueillent et cachent des déserteurs : en prison, comme Joseph Schmitt et sa femme, dont les deux fils ont suivi les troupes françaises en France[15] ; comme Joséphine Kuttler et le cultivateur Joseph Worth, de Galfingen, qui donnent asile et nourriture à Jules Kuttler, grenadier à la 110e compagnie de mitrailleurs, repris et condamné à douze ans de travaux forcés et à l’expulsion de l’armée[16] ; comme un laitier de la ferme de Bellevue (Lorraine)[17].


Bien entendu, ce que les Allemands punissent avec le plus d’âpreté chez les paysans d’Alsace et de Lorraine, c’est leur attachement à la France, leur hostilité à l’Allemagne publiquement déclarés.

Louis Diehl, de Kaiserslautern, dit qu’il serait heureux si les Français revenaient : « On mangerait de nouveau des tartes aux oignons et on boirait alors ! » Quinze jours de prison[18]. — Emile Heimendinger, de Golmar, vigneron, s’est écrié publiquement : « Les Schwobs doivent tous repasser le Rhin ; il faut les chasser de l’autre côté du Rhin avec des serpes et des faux. » Deux mois de prison[19]. — Une joie des paysans est de parler aux Allemands de « leur estomac qui les obligera à implorer la paix » ; mais cette joie, Jean-Baptiste Frech, de Ribeauvillé[20], et le paysan Winter[21], la payent de leur liberté.

Le garçon de ferme, Charles Brand, d’Uckange, « n’a pas rougi d’exprimer sa foi dans la victoire des Français. » Deux mois de prison, par extrême indulgence[22]. — En prison Jean-Jacques Meyer, cultivateur, « pour avoir fait une sortie contre la limitation de la circulation : « C’est encore une nouvelle histoire de ces maudits, de ces sacrés N… de D… de cochons de Schwobs, » a-t-il dit. — En prison Eugène Meyer, cultivateur à Riedisheim, pour avoir crié à des enfants qui chantaient des airs patriotiques : « Fermez donc vos g… Gottverdammi ! Je ne peux pas entendre cela[23] ! » — En prison pour quatorze mois, Désiré Watteyne, domicilié à Clouange, pour « ses expressions grossières et débordantes de haine contre le germanisme[24]. »

Voici en quels termes l’Elsässer Tageblatt, du 15 décembre 1915, rend compte des « crimes » d’un paysan alsacien de La Poutroye ; c’est, on va le voir, un document excellent :

« Le cultivateur Joseph Million est accusé d’avoir manifesté ouvertement, à trois reprises différentes, des sentiments antiallemands :

« 1° Million est fermier à Langenwasen et, lorsque les Français bombardèrent les ouvrages allemands, au Nord du col du Bonhomme, le 20 octobre dernier, il contempla le bombardement de sa maison. Les ouvrages semblaient fortement touchés, et Million ne put se retenir de manifester sa joie par un rire malicieux ;

« 2° Au commencement d’octobre 1915, Million fut appelé à la révision. La veille de la session, il déclara à un témoin qu’il savait bien ce qu’il aurait à faire s’il était pris : il brûlerait sa maison, afin que les soldats n’aient plus d’abri. Il avait d’ailleurs, disait-il, déjà assez fait pour l’armée !

« 3° Le soir de la révision, Million rentre tard à la maison. Il était ivre. Les soldats, qui couchaient à côté de sa chambre, l’entendirent chanter une chanson française, et, peu après, s’écrier : « Vive la France ! » Coût : un an de prison[25]. »

Enfin, voici pour finir quelques phrases qui valurent à des paysans annexés l’honneur des geôles allemandes.

Le Conseil de guerre de Strasbourg du 11 août 1915 juge Joseph Joessel, de Wolxheim, déjà condamné précédemment pour ses sentiments anti-allemands à un mois de prison. Parlant à des soldats allemands. Il leur a dit : « Si seulement ces bons Français venaient bientôt ! » Aussitôt arrêté et conduit au poste, il cria à plusieurs reprises pendant le trajet : « Vive la France ! » Neuf mois de prison.

Charles Christ, cultivateur, s’est laissé aller à boire dans une auberge de Brunstatt. Il crie : « Vive la République ! » et ajoute : « Si les Allemands et les Français faisaient encore la guerre et si nous redevenions Allemands, le même sang circulerait toujours dans nos veines ! » Enfermé au poste de police, il déclare : « Tuez-moi, si vous voulez ! Vous en avez fait bien d’autres en Belgique, mais vous ne serez pas vainqueurs ! En 1870, l’Alsace a été vendue à l’Allemagne ; l’empereur Frédéric l’a dit. » Un mois de prison[26]. — Jacob Lauer, de Bliesschweyen, laitier, chante dans une auberge des chansons françaises. L’aubergiste, à plusieurs reprises, l’invite à se taire, mais il lui répond : « J’ai quatre frères à Nancy, je peux chanter ce que je veux. » Il est porteur d’un grand couteau. En prison[27]. — En prison Joseph Goetz, laboureur à Heidwiller, pour avoir dit : « Je suis Français, mon père l’était, mes frères le sont, et je le suis comme eux, quand bien même on me conduirait en prison. » — En prison pour deux ans, Jean-George, laboureur à Bourg-Bruche, « pour avoir indiqué au mois d’août aux Français le pasteur comme une canaille et avoir crié : « Mon cœur a toujours été français ![28]. » — Le bûcheron Victor Binder, de Krüth, père de cinq enfants, a fait son service militaire de 1894 à 1896 comme grenadier à Karlsruhe. Français dans l’âme, malgré tout, il cherche à renseigner nos troupes. Il est condamné à mort et fusillé[29]. — Le 27 août 1916, on fusille le fermier Charles Lœwenguth, né à Thann[30], qui, lui aussi, a voulu aider les soldats de France dans leur tâche.

Ajoutons à ces rigueurs les innombrables réquisitions, les brutalités des troupes, les violences de l’administration, l’espionnage perpétuel et la délation, qui font que le paysan alsacien ne sait jamais au début de sa journée s’il couchera le soir dans son lit ou en prison. Un cultivateur de Sainte-Croix-en-Plaine avait, il y a quelques mois, soustrait trois sacs de froment à la réquisition générale. Il fut dénoncé. Le Conseil de guerre lui infligea une amende de 3 000 marks, — 3 750 francs, — sans parler de l’emprisonnement.

Ajoutons encore toutes les tortures morales subies ; la douleur terrible des vieux restés au village qui savent que leurs fils tombent sous les balles françaises pour défendre leurs maîtres, qui en sont réduits à applaudir quand des bombes ou des obus français éclatent près d’eux et de leurs maisons ; ajoutons la perte du bétail, les inondations de l’Ill et de la Largue, les pluies diluviennes de l’hiver, la hausse considérable des fourrages artificiels, de la laine, du cuir, du pétrole, de la bougie, du savon, qui quadruplèrent dès 1915, et nous comprendrons que cette accumulation de souffrances matérielles et morales fasse des paysans alsaciens-lorrains les plus tristes victimes des « misères de la guerre. »


Je voudrais maintenant exposer avec quelque détail deux « affaires » qui jettent un jour éclatant sur l’attitude des Allemands en Alsace-Lorraine et montrent combien ils ont le sentiment de s’y trouver en pays ennemi, les affaires de Bourtzwiller et de, Dalheim.

Bourtzwiller est un petit village voisin de Mulhouse. Les Français y étaient entrés le 8 août 1914 ; les Allemands l’occupèrent à nouveau le 19, vers neuf heures du soir. Le 10 au matin, entre deux et trois heures, deux demi-sections des 110e et 111e régiments d’infanterie allemands pénétrèrent dans une ferme à quelque temps l’une de l’autre, et, trompées par l’obscurité, se fusillèrent. Quatre soldats furent blessés. Les hommes prétendirent qu’on avait tiré sur eux des fenêtres. Le propriétaire affirma que c’était chose impossible puisqu’il s’était réfugié dans la cave avec les siens depuis onze heures et demie, et avait fermé à clef toutes les portes derrière lui. Le soldat insistant, le paysan « le traita de menteur, dit le rapport que j’ai entre les mains, et pria l’officier de se rendre compte par lui-même de la vérité de ce qu’il avançait. Huit hommes furent désignés pour visiter la maison de fond en comble sous la conduite du fermier. » Ils n’y trouvèrent personne.

Mais pendant ce temps, un des soldats allemands demeurés dans la cour de la ferme prétendit qu’un coup de feu était parti d’une petite maison voisine de la maison d’habitation. Sans autre enquête, le capitaine fit tirer sur les fenêtres, puis mettre le feu à la paille qu’on avait étendue dans les pièces pour les blessés. La maisonnette flamba comme une torche, et quand le fermier sortit de chez lui, suivi de ses huit « enquêteurs » il vit que la ferme entière était sur le point de brûler. Sa nièce, qui s’était précipitée au dehors pour chercher les pompes à incendie, fut repoussée brutalement par les soldats qui lui dirent : « Arrière, fille effrontée ! » Plus loin, on arrêtait des habitants, hommes et femmes, on les frappait, on les ligotait, on les emmenait sur Illfurt… Durant cette première journée, les Allemands ne brûlèrent que deux maisons, des écuries et une grange, puis quittèrent le village.

Le 14, ils revinrent ; le 15, de grand matin, une voiture à bagages arrivant de Kingersheim, allant sur Bourtzwiller, conduite par des soldats d’un régiment wurtembergeois, parut en vue de l’église ; une patrouille du 136e régiment d’infanterie allemande tira sur elle ; un dragon, Alsacien de Ribeauvillé, qui passait sur la route, fut tué. Alors se passa une scène effroyable : « Vers l’église, dit le rapport déjà cité, se trouve la maison de Benjamin Scholt. Réveillé par les coups de feu, le propriétaire se leva et, en prévision de l’orage, il sortit avec ses garçons de ferme, une lanterne à la main, pour mettre à l’abri ses voitures chargées de blé. Comme il entendait siffler les balles, il revint sur ses pas en courant, pour se mettre en sûreté à la cave avec les siens. Les soldats du 136e régiment prétendirent qu’il avait tué le dragon, mirent le feu à sa ferme et le firent prisonnier avec toute sa famille, sa femme qui était dans une situation intéressante, et ses cinq enfants dont l’aîné avait dix-sept ans. En outre, furent arrêtés : Nieck Ignace avec son fils et sa fille, la veuve Schmitt avec ses enfants, dont un jeune garçon de seize ans, et Jean-Baptiste Biehler, un vieillard de quatre-vingts ans. Schott fut maltraité, jeté sur le sol, puis conduit avec ses compagnons dans un champ qui se trouvait à 80 mètres de sa maison. Pendant ce temps, les soldats mettaient le feu à sa maison.

Vers cinq heures du matin, les Allemands, sous les yeux de leurs femmes et de leurs enfants, fusillèrent :

Benjamin Schott et son fils, dix-sept ans, sujets suisses, et un de leurs domestiques ;

Nieck Ignace et son fils Paul, âgé de vingt ans ;

Jean-Baptiste Biehler, âgé de quatre-vingts ans ;

On avait trouvé dix-sept volontaires pour exécuter les Alsaciens.

Presque en même temps et à bout portant, fut tué sur le seuil de la maison Kuneyel, Fritsch, qui se précipitait au dehors pour voir ce qui se passait[31].

Voici sur ce point une déposition recueillie par le maire allemand de Mulhouse, Cossmann, et qui, dans sa simplicité, est bien l’un des documents les plus émouvants qu’on puisse voir :


Dès le dimanche 9 août, dit la femme interrogée, nous avons été suspectés par les militaires malgré notre innocence. Lorsqu’on commença à tirer, tous les habitants de notre maison se sont réunis chez nous dans une pièce du premier étage qui servait de magasin à la coopérative… (suit la liste des personnes présentes). Subitement arrivèrent des militaires allemands, qui crièrent : « Ici volets et fenêtres sont fermés, il y a des Français. Mettez en joue et tirez… » Sur mon intervention, les hommes sont descendus et ont ouvert. Alors, sur leur demande, les soldats reçurent de l’eau, du café, du pain, du sucre, des bas, des « chaussettes russes, » etc. et finalement se montrèrent satisfaits.

Pendant ce temps, des coups partaient du pont, près de l’octroi, » et nous nous réfugiâmes à la cave avec trois soldats. Alors on tira des coups de feu de l’extérieur dans la cave, mais sans blesser personne. Nous priâmes les trois soldats de sortir et de dire dehors que chez nous on ne tirait pas. Ils le firent et nous fûmes tranquilles un instant.

Mais lorsque nous fûmes retournés dans notre logement, on tira de nouveau contre la maison. Nous sortîmes de nouveau et priâmes les soldats de visiter la maison ; ce qui fut fait… Dans la suite, nous fûmes tous emmenés en plein air en un point de rassemblement, et on nous annonça que nous serions fusillés dès qu’il y aurait un nouveau coup de feu… Chez nous on n’a jamais tiré.

Vers une heure du matin, on nous permit de quitter le lieu de rassemblement et nous allâmes vers le bâtiment de l’octroi au pont de Bourtzwiller, où nous aidâmes à soigner et à panser les blessés.

Le samedi 15, à deux heures et demie du matin, les coups de feu recommencèrent près de notre maison et je constatai que la propriété Trantzer était en feu. Nous nous sommes immédiatement réfugiés à la cave. Les soldats arrivèrent, frappèrent à notre porte et demandèrent qu’on leur ouvrît. Mon mari monta et voulut ouvrir. À ce moment nous entendîmes deux coups de feu et je constatai plus tard que mon mari avait été abattu. Ensuite la porte fut forcée et on donna à mon mari, bien qu’il fût mort, des coups de baïonnette dans le côté et la nuque. Les soldats visitèrent ensuite la maison, traînèrent de nos vêtements sur l’escalier et les imbibèrent de pétrole. Lorsque nous remontâmes de la cave, nous fûmes reçus, je crois, par un officier qui nous dit : « Têtes de Français, canailles, fripouilles, fichez le camp, » etc… (Franznsenköpfe, Lumpenpack, Lumpenvolk, Macht dass ihr heraus kommt !…) On nous menaça de nous fusiller. Alors je demandai qu’on me fusillât, que je préférais cela, (Ich bat man möchte mich erschiessen, es wäre mir am liebsten.)

L’officier en question nous dit encore : « Ah ! vous êtes des Alsaciens ! Moi aussi ! J’ai honte de l’être puisqu’il y a en Alsace de pareilles canailles[32] ! »

Je lui répondis qu’il devait me fusiller, puisqu’il avait tué mon mari. Je confirme sous la foi du serment qu’en aucun de ces jours, on n’a tiré un coup de feu de notre maison. Notre maison a été incendiée dans la suite par les soldats allemands…


Les parents des malheureux qui venaient d’être exécutés furent gardés à vue dans les champs par les sentinelles. De temps à autre, les soldats allaient dans la forêt et tiraient sur le village. Ceux qui restaient, sans la moindre honte, accusaient les Alsaciens, « cette bande de cochons, » de « leur tirer dessus. »

Entre la route de Kingersheim, et les alentours des fabriques Bernheim et Kuneyel, les Allemands arrêtèrent soixante-dix-huit personnes et les conduisirent à Mulhouse ; à leur tête marchaient X… et son fils, qui n’avait pour tout costume que sa chemise. Sa femme, à peine vêtue, eut à endurer pendant deux heures les grossières plaisanteries des soldats. Cinquante-six maisons furent incendiées méthodiquement. Bourtzwiller avait, ce matin-là, l’apparence d’un gigantesque foyer d’incendie. Les soldats allaient d’une maison à l’autre et poursuivaient leur œuvre de destruction, avec de la paille et du pétrole, que les habitants devaient par surcroît mettre à leur disposition. Comme un habitant se tournait vers un soldat et lui demandait pourquoi on s’acharnait ainsi sur cette commune innocente, il reçut cette réponse significative : « Tout doit y passer, coupable ou innocent. » il fut arrêté avec les siens, contraint de regarder les cadavres des exécutés, et amené à l’endroit où l’on avait rassemblé presque tous les habitants, « cette bande de cochons, » suivant l’expression d’un officier allemand. De la forêt partirent des coups de feu. Alors arriva l’ordre de conduire vers Kingersheim cette « bande de pirates, » en mettant les civils des deux côtés de la route, et les soldats au milieu d’eux, afin qu’en cas de coup de feu, les civils fussent les premiers atteints[33].


L’affaire de Dalheim, petit village du canton de Château-Salins, qui s’appelait Dalhain avant 1871, fut aussi atroce que celle de Bourtzwiller. Même cruauté, mêmes assassinats. On sent vraiment que les soldats allemands sont persuadés, comme les chefs le leur ont dit, qu’en Alsace, ils se trouvent déjà en pays ennemi.

Pour Dalheim comme pour Bourtzwiller, une enquête précise fut faite, et, afin d’être sûr de ne rien ajouter aux crimes commis, je me bornerai à citer le plus souvent possible le rapport écrit après cette enquête.

Les troupes bavaroises qui, le 20 août 1914 au matin, avaient pris et pillé Marlhil, entrèrent à Dalheim, où elles agirent de même. Tout était bon pour elles. Elles ne respectaient rien. Des femmes et des jeunes filles furent violées… C’était le régime de la terreur.

Le 21 août, à la tombée de la nuit, quelques coups de feu crépitèrent. Aussitôt, les troupes, excitées par de copieuses libations, se précipitèrent hors du village, tandis que l’artillerie se mettait en position sur « les Grandes Portions, » sur le « Chemin de Bellange, » à 600 mètres à l’Est du village. Trois batteries environ crachaient des salves d’obus incendiaires sur le village qui, de tous côtés, prenait feu. Et, tandis que la population était affolée, l’infanterie, excitée par l’alcool, prenait d’assaut le village en flammes.

Le tailleur, Théophile Tristot, fut tué par une balle dans le dos, alors qu’il se trouvait dans le corridor de sa maison. Robert Calba, un garçon de quinze ans, fils de M. Androphile Calba, reçut une balle à bout portant, tandis qu’il se tenait devant la maison paternelle, et fut achevé à coups de baïonnette. Un officier tua l’ancien aubergiste Julien Gézard d’un coup de revolver dans la nuque et le transperça de son sabre. Le curé Prosper Calba fut lacéré à coups de couteau et de sabre ; l’ancien maire de Dalheim, M. Louis Sommer, qui était malade, a péri dans les flammes. Et, malheureusement, beaucoup de blessés français subirent le même sort, la population, en dépit de tous ses efforts dévoués, n’ayant pas réussi à les retirer tous des maisons en flammes. Ceux qu’on avait arrachés au danger furent exterminés par les Allemands. Quatorze d’entre eux furent entraînés dans les vignobles et fusillés sans raison et sans jugement.

Pendant ce temps, les Bavarois rassemblaient les hommes, les femmes et les enfants à coups de pied et à coups de crosse. Au son des tambours, les hommes furent emmenés à Morhange, où ils durent rester jusqu’au 22 à midi, sur le Champ-de-Mars, couchés dans l’eau, sans pouvoir bouger. Quiconque levait la tête recevait un coup de crosse sur le crâne.

Jules Tristot est mort en cours de route.

François Michel est mort peu après d’une méningite due aux coups qu’il avait reçus.

François Paulin est complètement paralysé des jambes par suite des mauvais traitements subis.

Le voyage de ces malheureux à Faulquemont et leur transport par chemin de fer à Deux-Ponts, où ils furent ensuite internés, présentèrent les mêmes agréments.

Entre temps, les femmes, les jeunes filles et les enfants étaient chassés comme des bêtes, à travers les vignes, et les soldats poussèrent leur impudeur jusqu’à leur arracher les vêtements du corps et les laisser complètement nus. Ces agissements barbares se poursuivirent jusqu’au lendemain, matin. D’autres s’amusaient à incendier avec des torches les maisons qui avaient été épargnées par les obus.

Voici, d’autre part, quelques détails supplémentaires donnés par un homme du 132e régiment d’infanterie : « La volaille et les bestiaux qui se trouvaient sur les routes furent tués à coups de feu par des soldats, et cette fusillade mit leurs camarades en rage : ils croyaient que les habitants avaient tiré par les fenêtres. Un jeune géomètre s’offrit comme guide aux Allemands dans leurs perquisitions domiciliaires. On ne tint pas compte de cette offre, et l’on incendia plusieurs maisons. Des bottes de paille et de bois furent amoncelées dans l’église qui devait également être livrée aux flammes. On a retrouvé plus tard, dans la cave du maire, le cadavre carbonisé de son père. Il était presque impossible de sauver quoi que ce fût. De nombreuses bêtes à cornes et chevaux périrent dans les flammes. Dans la maison Guerber, 14 têtes de gros bétail, tous les porcs, toute la volaille, le mobilier, les réserves de foin, de blé et de froment furent brûlés. Les chevaux de trait furent emmenés par les soldats et les poulains lâchés en plein champ. »

Dans une maison isolée, aux Quatre Chemins, M. Christophe Bauquel, un vétéran de Crimée, et sa femme furent grièvement blessés par des projectiles et moururent quelques jours après. Un jeune garçon qui, voulant se cacher, s’enfuyait par les champs non encore moissonnés, fut tué par une balle ; dans leur frayeur, les habitants se réfugièrent dans les caves, y attendant leur sort avec angoisse. Environ trente maisons étaient devenues la proie des flammes ; de même l’église, dont le clocher subsiste cependant, en dépit de l’incendie.

Le 21 au matin, les habitants furent rassemblés, comme un troupeau, les mains hautes, et, à quelques exceptions près, emmenés à Morhange. Et environ dix nouvelles maisons du quartier dit de Lorraine furent détruites par les barbares. Les femmes et les enfants qui restaient suppliaient les soldats de les emmener dans d’autres villages, car le spectacle de l’incendie et de la dévastation leur était insupportable.

Le samedi 22 août, un homme âgé se dirigeait vers un puits, près de la route, pour y remplir un seau d’eau. Au même instant arrivait une automobile militaire, qui stoppa pour permettre à un officier d’abattre le malheureux avec son revolver.

Les soixante-cinq hommes qui avaient été arrêtés le 21 furent conduits au champ d’exercice de Morhange. Ils étaient partis, les uns en sabots, d’autres en pantoufles et en manches de chemise, et n’avaient, sous l’effet de la terreur, rien mangé depuis plusieurs jours. Arrivés au champ d’exercice, on leur ordonna de se coucher à terre, la face contre le sol et on leur dit qu’avant la nuit, ils seraient tous fusillés. Toutefois, sur un ordre supérieur, ils furent emmenés, avec un convoi de prisonniers de guerre français, a Puttelange, où on les embarqua en chemin de fer. Dans les villages de langue française, les habitants offrirent aux prisonniers des aliments, mais les Bavarois les repoussèrent brutalement. Dans les villages de langue allemande, par contre, l’accueil fait aux prisonniers par la population fut hostile. Des pierres volaient, de grossières injures furent proférées, des cannes furent brandies à l’effet d’effrayer les prisonniers. Les scènes qui se produisirent à Deux-Ponts dépassent toute description. Après ces multiples tourments, les habitants de Dalheim furent enfermés dans la prison de cette ville. Pendant six semaines, ils n’eurent comme nourriture que du pain et de l’eau. Ils couchaient sur de la paille pourrie. Le 11 septembre, le jeune Paul Becker fut condamné à mort par le Conseil de guerre, sous prétexte qu’il avait tiré sur un réserviste. Le jugement fut, toutefois, cassé pour faux témoignage.

En octobre, le sort des prisonniers fut amélioré. On commença par remettre en liberté quelques vieillards, des gens malades et débiles. Ceux qui furent reconnus bons pour le service furent incorporés le 6 décembre 1914 au 9e régiment de grenadiers à Stagard (Poméranie) ; les autres envoyés chez eux en mars 1916, à l’exception de Célestin Becker, le père du jeune homme dont il a été question plus haut. Il travaille aux environs de Kreuzwald (province rhénane). Les libérés rentrèrent en partie à Dalheim, où ils se répartirent dans les trente à trente-cinq maisons, qu’ils habitent aujourd’hui encore, avec l’obligation de se présenter deux fois par semaine au bureau de la Kommandantur. Les autres cherchèrent un refuge auprès de parents ou d’amis dans les environs de Dalheim. Plusieurs personnes sont mortes dans la prison des Deux-Ponts[34].

Malgré que le Conseil de guerre de Deux-Ponts eût confirmé leur innocence, dès octobre 1914, la plupart des habitants de Dalheim, emmenés dans le Palatinat, ne furent donc remis en liberté qu’en mars 1916, après dix-neuf mois d’emprisonnement. À cette date, aucune indemnité n’avait encore été payée aux habitants du village dévasté, qui ne recevaient ni allocations, ni secours[35].

Les deux affaires de Bourtzwiller et de Dalheim illustrent admirablement les ordres donnés aux troupes allemandes par leurs chefs, lors de leur entrée en Lorraine et en Alsace, et dont j’ai parlé au début de cet article. Le feldwebel Barkentien, actuellement prisonnier de guerre à Castres, déclarait, à Forbach, à la 2e compagnie sanitaire du XXIe corps : « Au cas où vous entendrez un Lorrain parler français, pendez-le par les pieds pour qu’il crève lentement (dass er langsam krepiert). En général, nous sommes ici en pays ennemi, car ces Schlangels[36] sont plus à craindre que nos ennemis ! »

« Soyez prudents, conseillait à ses hommes le lieutenant commandant la 1re section de la 10e compagnie du 40e régiment territorial, vous êtes maintenant comme en pays ennemi. Si vous êtes en cantonnement et que les gens veulent vous donner à boire, faites-les boire d’abord… » Surenchérissant encore, le capitaine Müller, de la 7e compagnie du 110e territorial, disait, à Mulhouse, le 17 novembre 1914 : « N’acceptez d’aucun inconnu ni eau, ni nourriture, car tout est généralement empoisonné. Si quelqu’un vous dit : « Bonjour ! » ou « Adieu ! » arrêtez-le immédiatement, car nous sommes des Allemands, ici il faut qu’on parle allemand. » (Nehmt vori niemanden den ihr nicht kennt, weder Wasser noch Nahrung an ; denn alles ist meistens vergiftet. Und wenn jemand « Bonjour » oder « Adieu » sagt, se verhaftet ihn sogleich, denn wir sind hier Deutsche : es wird deutsch gesprochen.)

Et le mot décisif et qui sert d’épigraphe à cette étude, ce mot qui prouve combien les Allemands sentaient que les Alsaciens sont Français, a été prononcé, le 13 août 1914, par le capitaine Fischer, du 40e régiment d’infanterie territoriale, 12e compagnie, en passant le Rhin à Kembs : « Geladen ! Wir sind jetzt in Feindesland ! Chargez vos armes ! Nous sommes maintenant en pays ennemi ! »


ANDRE FRIBOURG.


  1. « A crié : « Ce ne sont pas les Français qui sont cause de la guerre, mais les Wackes de Berlin. » Conseil de guerre extraordinaire de Colmar du 3 novembre 1915.
  2. Conseil de guerre extraordinaire île Strasbourg, 18 juin 1915..
  3. Conseil de guerre extraordinaire de Mulhouse du 1er juillet 1915.
  4. Conseil de guerre extraordinaire de Sarrebrück, d’après les Strassburger Neueste Nachrichten du 16 janvier 1918.
  5. Conseil de guerre extraordinaire de Strasbourg, d’après la Strassburger Neue Zeitung du 22 décembre 1917.
  6. Conseil de guerre extraordinaire de Mulhouse, 9 juin 1915.
  7. Conseil de guerre extraordinaire de Mulhouse. 3 novembre 1915, d’après l’Oberelsässische Landes Zeitung du 5 novembre.
  8. Schlestadler Tageblatt du 8 octobre 1915.
  9. Conseil de guerre extraordinaire de Strasbourg. 9 juillet 1915.
  10. Strasshurger Post du 14 janvier 1917.
  11. Conseil de guerre extraordinaire de Colmar, 13 septembre 1915, d’après l’Elsässer Tageblatt du 17 septembre.
  12. Conseil de guerre extraordinaire de Metz, 7 septembre 1916, d’après la Metzer Zeitung du 12 septembre.
  13. Strassburger Post, 4 novembre 1916.
  14. Saarburger Zeitung, 4 décembre 1917.
  15. Conseil de guerre extraordinaire de Mulhouse, 21 août 1915.
  16. Tribunal régional de Mulhouse, 15 juillet 1915.
  17. Conseil de guerre extraordinaire de Sarrebrück, d’après la Bolchener Zeitung du 18 avril 1916.
  18. Conseil de guerre extraordinaire de Mulhouse du 1er juillet 1915.
  19. Conseil de guerre extraordinaire de Colmar, 20-27 septembre 1915, d’après l’Elsesser Tageblatt du 3 octobre.
  20. Conseil de guerre extraordinaire de Colmar, 2 août 1915.
  21. Conseil de guerre extraordinaire de Sarrebourg, d’après la Gazette de Lausanne du 12 février 1917.
  22. Conseil de guerre extraordinaire de Mulhouse, 15 septembre 1915, d’après l’Oberelsässische Landes Zeitung du 17.
  23. Conseil de guerre extraordinaire de Mulhouse, 5 octobre 1915, d’après l’Oberelsässische Landes Zeitung du 8 octobre.
  24. Conseil de guerre extraordinaire de Thionville, d’après l’Oberelsässische Landes Zeitung du 11 janvier 1917.
  25. Conseil de guerre extraordinaire de Colmar, 29 novembre 1915.
  26. Conseil de guerre extraordinaire de Mulhouse, 10 novembre 1916, d’après l’Oberelsässische Landes Zeitung du 23.
  27. Conseil de guerre extraordinaire de Metz, 30 septembre 1913, d’après la Metzer Zeitung du 4 octobre.
  28. Condamnations prononcées durant le premier semestre de 1915.
  29. ObereIsässitche Landes Zeitung des 9 et 13 décembre 1915.
  30. Mülhauser Tagblatt, 28 août 1916.
  31. Tout le dossier des affaires de Bourtzwiller et de Mulhouse a été saisi à la mairie de Mulhouse, lors de la seconde occupation de cette ville par les troupes françaises. M. P.-A. Helmer, avocat à la Cour de Colmar, qui se trouvait alors adjoint à l’État-major de l’année d’Alsace, a procédé à cette opération et détient actuellement le dossier dont il a bien voulu nous donner connaissance.
    Le maire allemand de Mulhouse, Cossmann, après la fuite de toutes les autres autorités, procéda à une enquête sur les événements de Bourtzwiller qui avaient amené l’arrestation, sous prétexte d’assassinats de soldats allemands, de soixante-dix-huit personnes, qu’on dut relâcher après interrogatoire de témoins qui établit leur innocence. Ce sont les éléments de cette enquête qui constituèrent le dossier que nous avons entre les mains.
    Pièce I. — Déposition de la femme X… : « Effrayée par les coups de feu qui se rapprochaient, je me suis réfugiée à quatre heures et demie du matin dans la cave de la ferme Schott…
    Subitement, on cria : « Alles heraus ! » (Tout le monde dehors ! ) Les soldats nous traînèrent hors de la cave ; les hommes, c’est-à-dire Schott, un de ses domestiques, son fils de dix-sept ans, Ignace Nieck et son fils, Paul Nieck, âgé de vingt ans, furent emmenés à coups de crosse à travers champs, vers la maison de Pierre Fimbel où ils furent fusillés. Schott fut accusé d’avoir tiré sur des soldats et exécuté malgré ses protestations d’innocence ; les autres n’ont même pas été entendus. Il est impossible que Schott et les autres fusillés aient tiré sur des soldats, car nous étions tous à la cave, serrés dans les coins, de peur. »
    Pièce II. — « Un ouvrier déclare au maire Cossmann que les soldats allemands ont fait coucher des civils échappés du village dans le fossé de la route.
    « Vers trois heures et demie, dit-il, le petit enfant de Joseph Trantzer, propriétaire de la tuilerie, vint vers nous et me dit d’aller chez eux, les soldats prétendant qu’on avait tiré de leur maison et voulant l’incendier. J’ai essayé de garder le petit auprès de moi, parce que le logement Trantzer brûlait déjà ; mais il se sauva, bien qu’il fût en chemise. Pendant que j’étais dans le fossé, les Allemands mirent le feu à la fabrique Bernheim. Ensuite un petit lieutenant, dont je n’ai pu voir le numéro de régiment, à cause de l’obscurité, me questionna au sujet du propriétaire de la fabrique Kuneyel (citoyen français). Après que je lui eus donné le nom, il déclara : « On a tiré de cette fabrique… Allez les hommes !… Incendiez « tout ! » — Cela fut fait immédiatement. — J’ai vu ensuite comme un soldat allemand a tiré vers la maison Schlegel. Le même officier revint et dit : « Vous « entendez !… On a de nouveau tiré d’une maison !… » A la suite de cela, la maison Schlegel fut incendiée, et il en fut ainsi d’une maison après l’autre. Je puis affirmer que, pendant tout le temps, aucun coup de feu n’a été tiré de ces maisons ou fabriques. Après qu’on nous eut chassés de notre maison, elle fut également incendiée. L’officier en question déclara encore : « Tout le village doit être la ‘ « proie des flammes, et vous devriez tous être fusillés. »
  32. Inutile de dire que cet officier est un Allemand immigré en Alsace et qu’il joue sur les mots.
  33. Voici, d’autre part, quelques détails supplémentaires fournis par deux soldats allemands du 136e d’infanterie qui assistèrent à « l’affaire » et dont les déclarations sont consignées dans le rapport.
    « Le bataillon commença à visiter les maisons et à y mettre le feu sur l’ordre des officiers.
    « Sous les lits on amoncela de la paille et on y mit le feu, tandis qu’on incendiait aussi les granges. La population fut rassemblée et conduite à une forêt qui se trouve devant le village : il y avait des hommes, des femmes, des enfants, des vieillards, et l’on ne laissait à aucun d’eux le temps de s’habiller. Les femmes, les mains levées, imploraient la pitié des soldats, mais ceux-ci leur répondaient en les menaçant de leurs baïonnettes. Des hommes étaient aussi emmenés, parce qu’on prétendait avoir trouvé des armes dans leurs maisons ; un d’entre eux doit avoir eu dans sa poche un revolver. Le capitaine Kühne (3e compagnie du 136e) ordonna à un autre témoin, qui n’avait pas la moindre envie de se montrer barbare, de mettre le feu à une maison. L’homme s’y refusa, parce qu’il ne pouvait le faire en qualité d’Alsacien et qu’il n’existait aucune preuve que les civils eussent tiré sur les troupes. Kühne n’insista pas davantage et n’inquiéta pas le soldat. Il fit même remarquer au commandant Trotz von Solz, qu’on prenait une grave responsabilité, si l’on faisait exécuter les civils et brûler le village. Mais le commandant exigea l’exécution complète de ses ordres. Il fit amener les cinq hommes qui avaient été condamnés à mort, parce qu’on les avait trouvé en possession d’armes, et les fit fusiller par les hommes de la 1re compagnie sur deux rangs. Les malheureux Alsaciens, calmes et résignés, sans qu’on leur eût attaché les mains et bandé les yeux, regardèrent courageusement la mort en face. Tous tombèrent morts à la première salve, exception faite pour un jeune homme de dix-sept ans, qui resta debout, et à qui deux ou trois soldats durent donner le coup de grâce. Le commandant du 1er bataillon, les commandants Derichs de la 1re compagnie et Kühne de la 3e assistèrent à l’exécution. Les femmes et les enfants furent contraints de passer devant les cadavres qui gisaient dans une mare de sang, ainsi que ce triste spectacle se gravît bien dans leur mémoire…
  34. François Bertaigne. maréchal ferrant, mort en octobre 1914, et plusieurs autres dont nous ignorons les noms.
  35. Joignons aux pièces précédentes relative à Bourtzwiller la déposition qu’on va lire, relative aux violences commises par les Allemands à Mulhouse, et qui figure nu même dossier :
    « Un serrurier de Mulhouse, rue… n°… avait été appelé chez le capitaine M… pour ouvrir une porte avec un passe-partout. Il s’y rendit en vélo avec son fils âgé de quatorze ans. Il fait de son retour le récit suivant : « A la lumière des lanternes de la porte d’entrée de l’hôpital… j’ai vu subitement des sentinelles allemandes qui tirèrent sur nous sans avertissement. Je retournai vers les postes de garde et leur dis que leurs sentinelles avaient tiré. Ils allèrent alors jusqu’à la prochaine sentinelle et lui déclarèrent que le serrurier venait de chez le capitaine M… et s’en retournait avec son fils et deux vélos… Ils revinrent et nous dirent d’avancer tranquillement et de nous faire reconnaître par le mot : Attdeutsch (vieil Allemand). Nous continuâmes dons notre route en criant : « Attdeutsch ! » Subitement, nous entendîmes : « Halle-là !… » Je répondis le mot. — Le poste dit : « Vous pouvez passer. » Mais à cinq pas, il nous mit en joue. Nous levâmes les bras. Les hommes du poste nous crièrent : « F… le camp ! Nom de D… » Nous enfourchâmes nos vélos et à cinquante pas, la sentinelle qui nous avait laissés passer tira sur nous… Près de la rue… nous avons été arrêtés par des soldats qui nous ont crié : « Wackes que vous êtes, il faut que vous appreniez que vous êtes des Allemands ! Maintenant que les Français sont partis, vous apprendrez à nous connaître, bande de cochons, de francs-tireurs. (Ihr Saubanden von francs-tireurs.) Vous êtes des espions de l’armée allemande. Nous écraserons sous notre tir votre repaire et nous vous ferons crever comme des rats. (Wir werden das Drecknest hinauf schiessen, und wie die Ratten müsst ihr verrecken ! ) »
    C’est en ces termes qu’après un demi-siècle de vie commune, d’authentiques Allemands parlent à ceux qu’ils entendent faire passer aux yeux du monde pour leurs frères reconquis.
  36. Surnom donné par les Allemands aux Lorrains, comme Wackes aux Alsaciens.