Les Passions de l’âme/édition de 1649/Troisième partie

Henry Le Gras (p. 205-286).
Troiſième partie Des paſſions particulières


Art. 149. De l’eſtime & du mépris.

Après avoir expliqué les ſix paſſions primitives, qui ſont comme les genres dont toutes les autres ſont des eſpèces, je remarquerai icy ſuccinctement ce qu’il y a de particulier en chacune de ces autres, & je retiendrai le meſme ordre ſuivant lequel je les ay ci-deſſus dénombrées. Les deux premières ſont l’eſtime & le mépris ; car, bien que ces noms ne ſignifient ordinairement que les opinions qu’on a ſans paſſion de la valeur de chaque choſe, toutefois, à cauſe que, de ces opinions, il naît ſouvent des paſſions auxquelles on n’a point donné de noms particuliers, il me ſemble que ceux-ci leur peuvent eſtre attribuez. Et l’eſtime, en tant qu’elle eſt une paſſion, eſt une inclination qu’a l’ame à ſe repréſenter la valeur de la choſe eſtimée, laquelle inclination eſt cauſée par un mouvement particulier des eſprits tellement conduits dans le cerveau qu’ils y fortifient les impreſſions qui ſervent à ce ſujet. Comme, au contraire, la paſſion du mépris eſt une inclination qu’a l’ame à conſidérer la baſſeſſe ou petiteſſe de ce qu’elle mépriſe, cauſée par le mouvement des eſprits qui fortifient l’idée de cette petiteſſe.

Art. 150. Que ces deux paſſions ne ſont que des eſpèces d’admiration.

Ainſi ces deux paſſions ne ſont que des eſpèces d’admiration ; car lors que nous n’admirons point la grandeur ni la petiteſſe d’un objet, nous n’en faiſons ni plus ni moins d’état que la raiſon nous dicte que nous en devons faire, de façon que nous l’eſtimons ou le mépriſons alors ſans paſſion. Et, bien que ſouvent l’eſtime ſoyt excitée en nous par l’amour, & le mépris par la haine, cela n’eſt pas univerſel & ne vient que de ce qu’on eſt plus ou moins enclin à conſidérer la grandeur ou la petiteſſe d’un objet, à raiſon de ce qu’on a plus ou moins d’affection pour luy.

Art. 151. Qu’on peut s’eſtimer ou mépriſer ſoy-meſme.

Or, ces deux paſſions ſe peuvent généralement rapporter à toutes ſortes d’objets ; mais elles ſont principalement remarquables quand nous les rapportons à nous-meſmes, c’eſt-à-dire quand c’eſt noſtre propre mérite que nous eſtimons ou mépriſons. Et le mouvement des eſprits qui les cauſe eſt alors ſi manifeſte qu’il change meſme la mine, les geſtes, la démarche & généralement toutes les actions de ceux qui conçoivent une meilleure ou une plus mauvaiſe opinion d’eux-meſmes qu’à l’ordinaire.

Art. 152. Pour quelle cauſe on peut s’eſtimer.

Et parce que l’une des principales parties de la ſageſſe eſt de ſavoir en quelle façon & pour quelle cauſe chacun ſe doit eſtimer ou mépriſer, je tacherai icy d’en dire mon opinion. Je ne remarque en nous qu’une ſeule choſe qui nous puiſſe donner juſte raiſon de nous eſtimer, à ſavoir l’uſage de noſtre libre arbitre, & l’empire que nous avons ſur nos volontez. Car il n’y a que les ſeules actions qui dépendent de ce libre arbitre pour leſquelles nous puiſſions avec raiſon eſtre louez ou blamez, & il nous rend en quelque façon ſemblables à Dieu en nous faiſant maîtres de nous-meſmes, pourvu que nous ne perdions point par lacheté les droits qu’il nous donne.

Art. 153. En quoy conſiſte la généroſité.

Ainſi je crois que la vraie généroſité, qui foit qu’un homme s’eſtime au plus haut point qu’il ſe peut légitimement eſtimer, conſiſte ſeulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement luy appartienne que cette libre diſpoſition de ſes volontez, ni pourquoy il doive eſtre loué ou blamé ſinon pour ce qu’il en uſe bien ou mal, & partie en ce qu’il ſent en ſoy-meſme une ferme & conſtante réſolution d’en bien uſer, c’eſt-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre & exécuter toutes les choſes qu’il jugera eſtre les meilleures. Ce qui eſt ſuivre parfaitement la vertu.

Art. 154. Qu’elle empeſche qu’on ne mépriſe les autres.

Ceux qui ont cette connaiſſance & ce ſentiment d’eux-meſmes ſe perſuadent facilement que chacun des autres hommes les peut auſſi avoir de ſoy, parce qu’il n’y a rien en cela qui dépende d’autrui. C’eſt pourquoy ils ne mépriſent jamais perſonne ; et, bien qu’ils voient ſouvent que les autres commettent des fautes qui font paraître leur faibleſſe, ils ſont toutefois plus enclins à les excuſer qu’à les blamer, & à croire que c’eſt plutoſt par manque de connaiſſance que par manque de bonne volonté qu’ils les commettent. Et, comme ils ne penſent point eſtre de beaucoup inférieurs à ceux qui ont plus de bien ou d’honneurs, ou meſme qui ont plus d’eſprit, plus de ſ avoir, plus de beauté, ou généralement qui les ſurpaſſent en quelques autres perfections, auſſi ne s’eſtiment-ils point beaucoup au-deſſus de ceux qu’ils ſurpaſſent, à cauſe que toutes ces choſes leur ſemblent eſtre fort peu conſidérables, à comparaiſon de la bonne volonté, pour laquelle ſeule ils s’eſtiment, & laquelle ils ſuppoſent auſſi eſtre ou du moins pouvoir eſtre en chacun des autres hommes.

Art. 155. En quoy conſiſte l’humilité vertueuſe.

Ainſi les plus généreux ont coutume d’eſtre les plus humbles ; & l’humilité vertueuſe ne conſiſte qu’en ce que la réflexion que nous faiſons ſur l’infirmité de noſtre nature & ſur les fautes que nous pouvons autrefois avoir commiſes ou ſommes capables de commettre, qui ne ſont pas moindres que celles qui peuvent eſtre commiſes par d’autres, eſt cauſe que nous ne nous préférons à perſonne, & que nous penſons que les autres ayant leur libre arbitre auſſi bien que nous, ils en peuvent auſſi bien uſer.

Art. 156. Quelles ſont les propriétez de la généroſité, & comment elle ſert de remède contre tous les dérèglements des paſſions.

Ceux qui ſont généreux en cette façon ſont naturellement portez à faire de grandes choſes, & toutefois à ne rien entreprendre dont ils ne ſe ſentent capables. Et parce qu’ils n’eſtiment rien de plus grand que de faire du bien aux autres hommes & de mépriſer ſon propre intéreſt, pour ce ſujet ils ſont toujours parfaitement courtois, affables & officyeux envers un chacun. Et avec cela ils ſont entièrement maîtres de leurs paſſions, particulièrement des déſirs, de la jalouſie & de l’envie, à cauſe qu’il n’y a aucune choſe dont l’acquiſition ne dépende pas d’eux qu’ils penſent valoir aſſez pour mériter d’eſtre beaucoup ſouhaitée ; & de la haine envers les hommes, à cauſe qu’ils les eſtiment tous ; & de la peur, à cauſe que la confiance qu’ils ont en leur vertu les aſſure ; & enfin de la colère, à cauſe que n’eſtimant que fort peu toutes les choſes qui dépendent d’autrui, jamais ils ne donnent tant d’avantage à leurs ennemis que de reconnaître qu’ils en ſont offenſez.

Art. 157. De l’orgueil.

Tous ceux qui conçoivent bonne opinion d’eux-meſmes pour quelque autre cauſe, telle qu’elle puiſſe eſtre, n’ont pas une vraie généroſité, mais ſeulement un orgueil qui eſt toujours fort vicyeux, encore qu’il le ſoyt d’autant plus que la cauſe pour laquelle on s’eſtime eſt plus injuſte. Et la plus injuſte de toutes eſt lorſqu’on eſt orgueilleux ſans aucun ſujet ; c’eſt-à-dire ſans qu’on penſe pour cela qu’il y ait en ſoy aucun mérite pour lequel on doive eſtre priſé, mais ſeulement parce qu’on ne foit point d’état du mérite, & que, s’imaginant que la gloire n’eſt autre choſe qu’une uſurpation, l’on croit que ceux qui s’en attribuent le plus en ont le plus. Ce vice eſt ſi déraiſonnable & ſi abſurde, que j’aurais de la peine à croire qu’il y eût des hommes qui s’y laiſſaſſent aller, ſi jamais perſonne n’étoit loué injuſtement ; mais la flatterie eſt ſi commune partout qu’il n’y a point d’homme ſi défectueux qu’il ne ſe voie ſouvent eſtimer pour des choſes qui ne méritent aucune louange, ou meſme qui méritent du blame ; ce qui donne occaſion aux plus ignorants & aux plus ſtupides de tomber en cette eſpèce d’orgueil.

Art. 158. Que ſes effets ſont contraires à ceux de la généroſité.

Mais, quelle que puiſſe eſtre la cauſe pour laquelle on s’eſtime, ſi elle eſt autre que la volonté qu’on ſent en ſoy-meſme d’uſer toujours bien de ſon libre arbitre, de laquelle j’ai dit que vient la généroſité, elle produit toujours un orgueil tres-blamable, & qui eſt ſi différent de cette vraie généroſité qu’il a des effets entièrement contraires. Car tous les autres biens, comme l’eſprit, la beauté, les richeſſes, les honneurs, etc., ayant coutume d’eſtre d’autant plus eſtimez qu’ils ſe trouvent en moins de perſonnes, & meſme étant pour la plupart de telle nature qu’ils ne peuvent eſtre communiquez à pluſieurs, cela foit que les orgueilleux tachent d’abaiſſer tous les autres hommes, & qu’étant eſclaves de leurs déſirs, ils ont l’ame inceſſamment agitée de haine, d’envie, de jalouſie ou de colère.

Art. 159. De l’humilité vicyeuſe.

Pour la baſſeſſe ou l’humilité vicyeuſe, elle conſiſte principalement en ce qu’on ſe ſent faible ou peu réſolu, & que, comme ſi on n’avoit pas l’uſage entier de ſon libre arbitre, on ne ſe peut empeſcher de faire des choſes dont on ſçait qu’on ſe repentira par après ; puis auſſi en ce qu’on croit ne pouvoir ſubſiſter par ſoy-meſme ni ſe paſſer de pluſieurs choſes dont l’acquiſition dépend d’autrui. Ainſi elle eſt directement oppoſée à la généroſité ; & il arrive ſouvent que ceux qui ont l’eſprit le plus bas ſont les plus arrogants & ſuperbes, en meſme façon que les plus généreux ſont les plus modeſtes & les plus humbles. Mais, au lieu que ceux qui ont l’eſprit fort & généreux ne changent point d’humeur pour les proſpéritez ou adverſitez qui leur arrivent, ceux qui l’ont faible & abject ne ſont conduits que par la fortune, & la proſpérité ne les enfle pas moins que l’adverſité les rend humbles. Meſme on voit ſouvent qu’ils s’abaiſſent honteuſement auprès de ceux dont ils attendent quelque profit ou craignent quelque mal, & qu’au meſme temps ils s’élèvent inſolemment au-deſſus de ceux deſquels ils n’eſpèrent ni ne craignent aucune choſe.

Art. 160. Quel eſt le mouvement des eſprits en ces paſſions.

Au reſte, il eſt aiſé à connaître que l’orgueil & la baſſeſſe ne ſont pas ſeulement des vices, mais auſſi des paſſions, à cauſe que leur émotion paraît fort à l’extérieur en ceux qui ſont ſubitement enflez ou abattus par quelque nouvelle occaſion. Mais on peut douter ſi la généroſité & l’humilité, qui ſont des vertus, peuvent auſſi eſtre des paſſions, parce que leurs mouvemens paraiſſent moins, & qu’il ſemble que la vertu ne ſymboliſe pas tant avec la paſſion que foit le vice. Toutefois je ne vois point de raiſon qui empeſche que le meſme mouvement des eſprits qui ſert à fortifier une penſée lorſqu’elle a un fondement qui eſt mauvais, ne la puiſſe auſſi fortifier lorſqu’elle en a un qui eſt juſte ; & parce que l’orgueil & la généroſité ne conſiſtent qu’en la bonne opinion qu’on a de ſoy-meſme, & ne diffèrent qu’en ce que cette opinion eſt injuſte en l’un & juſte en l’autre, il me ſemble qu’on les peut rapporter à une meſme paſſion, laquelle eſt excitée par un mouvement compoſé de ceux de l’admiration, de la joie & de l’amour, tant de celle qu’on a pour ſoy que de celle qu’on a pour la choſe qui foit qu’on s’eſtime : comme, au contraire, le mouvement qui excite l’humilité, ſoyt vertueuſe, ſoyt vicyeuſe, eſt compoſé de ceux de l’admiration, de la triſteſſe, & de l’amour qu’on a pour ſoy-meſme, meſlée avec la haine qu’on a pour les défauts, qui font qu’on ſe mépriſe. Et toute la différence que je remarque en ces mouvemens eſt que celuy de l’admiration a deux propriétez : la première, que la ſurpriſe le rend fort dès ſon commencement ; & l’autre, qu’il eſt égal en ſa continuation, c’eſt-à-dire que les eſprits continuent à ſe mouvoir d’une meſme teneur dans le cerveau. Deſquelles propriétez la première ſe rencontre bien plus en l’orgueil & en la baſſeſſe qu’en la généroſité & en l’humilité vertueuſe ; & au contraire, la dernière ſe remarque mieux en celles-ci qu’aux deux autres. Dont la raiſon eſt que le vice vient ordinairement de l’ignorance, & que ce ſont ceux qui ſe connaiſſent le moins qui ſont les plus ſujets à s’enorgueillir & à s’humilier plus qu’ils ne doivent, à cauſe que tout ce qui leur arrive de nouveau les ſurprend & foit que, ſe l’attribuant à eux-meſmes, ils s’admirent, & qu’ils s’eſtiment ou ſe mépriſent ſelon qu’ils jugent que ce qui leur arrive eſt à leur avantage ou n’y eſt pas. Mais, parce que ſouvent après une choſe qui les a enorgueillis en ſurvient une autre qui les humilie, le mouvement de leurs paſſions eſt variable. Au contraire, il n’y a rien en la généroſité qui ne ſoyt compatible avec l’humilité vertueuſe, ni rien ailleurs qui les puiſſe changer, ce qui foit que leurs mouvemens ſont fermes, conſtants & toujours fort ſemblables à eux-meſmes. Mais ils ne viennent pas tant de ſurpriſe, parce que ceux qui s’eſtiment en cette façon connaiſſent aſſez quelles ſont les cauſes qui font qu’ils s’eſtiment. Toutefois on peut dire que ces cauſes ſont ſi merveilleuſes (à ſavoir, la puiſſance d’uſer de ſon libre arbitre, qui foit qu’on ſe priſe ſoy-meſme, & les infirmitez du ſujet en qui eſt cette puiſſance, qui font qu’on ne s’eſtime pas trop) qu’à toutes les fois qu’on ſe les repréſente de nouveau, elles donnent toujours une nouvelle admiration.

Art. 161. Comment la généroſité peut eſtre acquiſe.

Et il faut remarquer que ce qu’on nomme communément des vertus ſont des habitudes en l’ame qui la diſpoſent à certaines penſées, en ſorte qu’elles ſont différentes de ces penſées, mais qu’elles les peuvent produire, & réciproquement eſtre produites par elles. Il faut remarquer auſſi que ces penſées peuvent eſtre produites par l’ame ſeule, mais qu’il arrive ſouvent que quelque mouvement des eſprits les fortifie, & que pour lors elles ſont des actions de vertu & enſemble des paſſions de l’ame. Ainſi, encore qu’il n’y ait point de vertu à laquelle il ſemble que la bonne naiſſance contribue tant qu’à celle qui foit qu’on ne s’eſtime que ſelon ſa juſte valeur, & qu’il ſoyt aiſé à croire que toutes les ames que Dieu met en nos corps ne ſont pas également nobles & fortes (ce qui eſt cauſe que j’ai nommé cette vertu généroſité, ſuivant l’uſage de noſtre langue, plutoſt que magnanimité, ſuivant l’uſage de l’École, où elle n’eſt pas fort connue), il eſt certain néanmoins que la bonne inſtitution ſert beaucoup pour corriger les défauts de la naiſſance, & que ſi on s’occupe ſouvent à conſidérer ce que c’eſt que le libre arbitre, & combien ſont grands les avantages qui viennent de ce qu’on a une ferme réſolution d’en bien uſer, comme auſſi, d’autre coſté, combien ſont vains & inutiles tous les ſoyns qui travaillent les ambitieux, on peut exciter en ſoy la paſſion & enſuite acquérir la vertu de généroſité, laquelle étant comme la clef de toutes les autres vertus & un remède général contre tous les dérèglements des paſſions, il me ſemble que cette conſidération mérite bien d’eſtre remarquée.

Art. 162. De la vénération.

La vénération ou le reſpect eſt une inclination de l’ame non ſeulement à eſtimer l’objet qu’elle révère, mais auſſi à ſe ſoumettre à luy avec quelque crainte, pour tacher de ſe le rendre favorable ; de façon que nous n’avons de la vénération que pour les cauſes libres que nous jugeons capables de nous faire du bien ou du mal, ſans que nous ſachions lequel des deux elles feront. Car nous avons de l’amour & de la dévotion plutoſt qu’une ſimple vénération pour celles de qui nous n’attendons que du bien, & nous avons de la haine pour celles de qui nous n’attendons que du mal ; & ſi nous ne jugeons point que la cauſe de ce bien ou de ce mal ſoyt libre, nous ne nous ſoumettons point à elle pour tacher de l’avoir favorable. Ainſi, quand les païens avaient de la vénération pour des bois, des fontaines ou des montagnes, ce n’étoit pas proprement ces choſes mortes qu’ils révéraient, mais les divinitez qu’ils penſaient y préſider. Et le mouvement des eſprits qui excite cette paſſion eſt compoſé de celuy qui excite l’admiration & de celuy qui excite la crainte, de laquelle je parlerai ci-après.

Art. 163. Du dédain.

Tout de meſme, ce que je nomme le dédain eſt l’inclination qu’a l’ame à mépriſer une cauſe libre en jugeant que, bien que de ſa nature elle ſoyt capable de faire du bien & du mal, elle eſt néanmoins ſi fort au-deſſous de nous qu’elle ne nous peut faire ni l’un ni l’autre. Et le mouvement des eſprits qui l’excite eſt compoſé de ceux qui excitent l’admiration & la ſécurité ou la hardieſſe.

Art. 164. De l’uſage de ces deux paſſions.

Et c’eſt la généroſité & la faibleſſe de l’eſprit ou la baſſeſſe qui déterminent le bon & le mauvais uſage de ces deux paſſions. Car d’autant qu’on a l’ame plus noble & plus généreuſe, d’autant a-t-on plus d’inclination à rendre à chacun ce qui luy appartient ; & ainſi on n’a pas ſeulement une tres-profonde humilité au regard de Dieu, mais auſſi on rend ſans répugnance tout l’honneur & le reſpect qui eſt dû aux hommes, à chacun ſelon le rang & l’autorité qu’il a dans le monde, & on ne mépriſe rien que les vices. Au contraire, ceux qui ont l’eſprit bas & faible ſont ſujets à pécher par excès, quelquefois en ce qu’ils révèrent & craignent des choſes qui ne ſont dignes que de mépris, & quelquefois en ce qu’ils dédaignent inſolemment celles qui méritent le plus d’eſtre révérées. Et ils paſſent ſouvent fort promptement de l’extreſme impiété à la ſuperſtition, puis de la ſuperſtition à l’impiété, en ſorte qu’il n’y a aucun vice ni aucun dérèglement d’eſprit dont ils ne ſoyent capables.

Art. 165. De l’eſpérance & de la crainte.

L’eſpérance eſt une diſpoſition de l’ame à ſe perſuader que ce qu’elle déſire adviendra, laquelle eſt cauſée par un mouvement particulier des eſprits, à ſavoir, par celuy de la joie & du déſir meſlez enſemble. Et la crainte eſt une autre diſpoſition de l’ame qui luy perſuade qu’il n’adviendra pas. Et il eſt à remarquer que bien que ces deux paſſions ſoyent contraires, on les peut néanmoins avoir toutes deux enſemble, à ſavoir, lorſqu’on ſe repréſente en meſme temps diverſes raiſons dont les unes font juger que l’accompliſſement du déſir eſt facile, les autres le font paraître difficyle.

Art. 166. De la ſécurité & du déſeſpoir.

Et jamais l’une de ces paſſions n’accompagne le déſir qu’elle ne laiſſe quelque place à l’autre. Car, lors que l’eſpérance eſt ſi forte qu’elle chaſſe entièrement la crainte, elle change de nature & ſe nomme ſécurité ou aſſurance. Et, quand on eſt aſſuré que ce qu’on déſire adviendra, bien qu’on continue à vouloir qu’il advienne, on ceſſe néanmoins d’eſtre agité de la paſſion du déſir, qui en faiſçait rechercher l’événement avec inquiétude. Tout de meſme, lors que la crainte eſt ſi extreſme qu’elle oſte tout lieu à l’eſpérance, elle ſe convertit en déſeſpoir ; & ce déſeſpoir, repréſentant la choſe comme impoſſible, éteint entièrement le déſir, lequel ne ſe porte qu’aux choſes poſſibles.

Art. 167. De la jalouſie.

La jalouſie eſt une eſpèce de crainte qui ſe rapporte au déſir qu’on a de ſe conſerver la poſſeſſion de quelque bien ; & elle ne vient pas tant de la force des raiſons qui font juger qu’on le peut perdre que de la grande eſtime qu’on en fait, laquelle eſt cauſe qu’on examine juſqu’aux moindres ſujets de ſoupçon, & qu’on les prend pour des raiſons fort conſidérables.

Art. 168. En quoy cette paſſion peut eſtre honneſte.

Et parce qu’on doit avoir plus de ſoyn de conſerver les biens qui ſont fort grands que ceux qui ſont moindres, cette paſſion peut eſtre juſte & honneſte en quelques occaſions. Ainſi, par exemple, un capitaine qui garde une place de grande importance a droit d’en eſtre jaloux, c’eſt-à-dire de ſe défier de tous les moyens par leſquels elle pourroit eſtre ſurpriſe ; & une honneſte femme n’eſt pas blamée d’eſtre jalouſe de ſon honneur, c’eſt-à-dire de ne ſe garder pas ſeulement de mal faire, mais auſſi d’éviter juſqu’aux moindres ſujets de médiſance.

Art. 169. En quoy elle eſt blamable.

Mais on ſe moque d’un avaricyeux lorſqu’il eſt jaloux de ſon tréſor, c’eſt-à-dire lorſqu’il le couve des yeux & ne s’en veut jamais éloigner de peur qu’il ne luy ſoyt dérobé ; car l’argent ne vaut pas la peine d’eſtre gardé avec tant de ſoyn. Et on mépriſe un homme qui eſt jaloux de ſa femme, parce que c’eſt un témoignage qu’il ne l’aime pas de la bonne ſorte, & qu’il a mauvaiſe opinion de ſoy ou d’elle. Je dis qu’il ne l’aime pas de la bonne ſorte ; car, s’il avoit une vraie amour pour elle, il n’auroit aucune inclination à s’en défier. Mais ce n’eſt pas proprement elle qu’il aime, c’eſt ſeulement le bien qu’il imagine conſiſter à en avoir ſeul la poſſeſſion ; & il ne craindroit pas de perdre ce bien s’il ne jugeoit pas qu’il en eſt indigne ou bien que ſa femme eſt infidèle. Au reſte, cette paſſion ne ſe rapporte qu’aux ſoupçons & aux défiances, car ce n’eſt pas proprement eſtre jaloux que de tacher d’éviter quelque mal lorſqu’on a juſte ſujet de le craindre.

Art. 170. De l’irréſolution.

L’irréſolution eſt auſſi une eſpèce de crainte qui, retenant l’ame comme en balance entre pluſieurs actions qu’elle peut faire, eſt cauſe qu’elle n’en exécute aucune, & ainſi qu’elle a du temps pour choiſir avant que de ſe déterminer. En quoy véritablement elle a quelque uſage qui eſt bon. Mais lorſqu’elle dure plus qu’il ne faut, & qu’elle foit employer à délibérer le temps qui eſt requis pour agir, elle eſt fort mauvaiſe. Or, je dis qu’elle eſt une eſpèce de crainte, nonobſtant qu’il puiſſe arriver, lorſqu’on a le choix de pluſieurs choſes dont la bonté paraît fort égale, qu’on demeure incertain & irréſolu ſans qu’on ait pour cela aucune crainte. Car cette ſorte d’irréſolution vient ſeulement du ſujet qui ſe préſente, & non point d’aucune émotion des eſprits ; c’eſt pourquoy elle n’eſt pas une paſſion, ſi ce n’eſt que la crainte qu’on a de manquer en ſon choix en augmente l’incertitude. Mais cette crainte eſt ſi ordinaire & ſi forte en quelques-uns, que ſouvent, encore qu’ils n’aient point à choiſir & qu’ils ne voient qu’une ſeule choſe à prendre ou à laiſſer, elle les retient & foit qu’ils s’arreſtent inutilement à en chercher d’autres ; & alors c’eſt un excès d’irréſolution qui vient d’un trop grand déſir de bien faire, & d’une faibleſſe de l’entendement, lequel, n’ayant point de notions claires & diſtinctes, en a ſeulement beaucoup de confuſes. C’eſt pourquoy le remède contre cet excès eſt de s’accoutumer à former des jugements certains & déterminez touchant toutes les choſes qui ſe préſentent, & à croire qu’on s’acquitte toujours de ſon devoir lorſqu’on foit ce qu’on juge eſtre le meilleur, encore que peut-eſtre on juge tres-mal.

Art. 171. Du courage & de la hardieſſe.

Le courage, lors que c’eſt une paſſion & non point une habitude ou inclination naturelle, eſt une certaine chaleur ou agitation qui diſpoſe l’ame à ſe porter puiſſamment à l’exécution des choſes qu’elle veut faire, de quelque nature qu’elles ſoyent. Et la hardieſſe eſt une eſpèce de courage qui diſpoſe l’ame à l’exécution des choſes qui ſont les plus dangereuſes.

Art. 172. De l’émulation.

Et l’émulation en eſt auſſi une eſpèce, mais en un autre ſens ; car on peut conſidérer le courage comme un genre qui ſe diviſe en autant d’eſpèces qu’il y a d’objets différents, & en autant d’autres qu’il y a de cauſes : en la première façon la hardieſſe en eſt une eſpèce, en l’autre, l’émulation. Et cette dernière n’eſt autre choſe qu’une chaleur qui diſpoſe l’ame à entreprendre des choſes qu’elle eſpère luy pouvoir réuſſir parce qu’elle les voit réuſſir à d’autres ; & ainſi c’eſt une eſpèce de courage duquel la cauſe externe eſt l’exemple. Je dis la cauſe externe, parce qu’il doit outre cela y en avoir toujours une interne, qui conſiſte en ce qu’on a le corps tellement diſpoſé que le déſir & l’eſpérance ont plus de force à faire aller quantité de ſang vers le cœur que la crainte ou le déſeſpoir à l’empeſcher.

Art. 173. Comment la hardieſſe dépend de l’eſpérance.

Car il eſt à remarquer que, bien que l’objet de la hardieſſe ſoyt la difficulté, de laquelle ſuit ordinairement la crainte ou meſme le déſeſpoir, en ſorte que c’eſt dans les affaires les plus dangereuſes & les plus déſeſpérées qu’on emploie le plus de hardieſſe & de courage, il eſt beſoin néanmoins qu’on eſpère ou meſme qu’on ſoyt aſſuré que la fin qu’on ſe propoſe réuſſira, pour s’oppoſer avec vigueur aux difficultez qu’on rencontre. Mais cette fin eſt différente de cet objet. Car on ne ſauroit eſtre aſſuré & déſeſpéré d’une meſme choſe en meſme temps. Ainſi quand les Décies ſe jetaient au travers des ennemis & couraient à une mort certaine, l’objet de leur hardieſſe étoit la difficulté de conſerver leur vie pendant cette action, pour laquelle difficulté ils n’avaient que du déſeſpoir, car ils étaient certains de mourir ; mais leur fin étoit d’animer leurs ſoldats par leur exemple, & de leur faire gagner la victoire, pour laquelle ils avaient de l’eſpérance ; ou bien auſſi leur fin étoit d’avoir de la gloire après leur mort, de laquelle ils étaient aſſurez.

Art. 174. De la lacheté & de la peur.

La lacheté eſt directement oppoſée au courage, & c’eſt une langueur ou froideur qui empeſche l’ame de ſe porter à l’exécution des choſes qu’elle feroit ſi elle étoit exempte de cette paſſion. Et la peur ou l’épouvante, qui eſt contraire à la hardieſſe, n’eſt pas ſeulement une froideur, mais auſſi un trouble & un étonnement de l’ame qui luy oſte le pouvoir de réſiſter aux maux qu’elle penſe eſtre proches.

Art. 175. De l’uſage de la lacheté.

Or, encore que je ne me puiſſe perſuader que la nature ait donné aux hommes quelque paſſion qui ſoyt toujours vicyeuſe & n’ait aucun uſage bon & louable, j’ai toutefois bien de la peine à deviner à quoy ces deux peuvent ſervir. Il me ſemble ſeulement que la lacheté a quelque uſage lorſqu’elle foit qu’on eſt exempt des peines qu’on pourroit eſtre incité à prendre par des raiſons vraiſemblables, ſi d’autres raiſons plus certaines qui les ont foit juger inutiles n’avaient excité cette paſſion. Car, outre qu’elle exempte l’ame de ces peines, elle ſert auſſi alors pour le corps, en ce que, retardant le mouvement des eſprits, elle empeſche qu’on ne diſſipe ſes forces. Mais ordinairement elle eſt tres-nuiſible, à cauſe qu’elle détourne la volonté des actions utiles. Et parce qu’elle ne vient que de ce qu’on n’a pas aſſez d’eſpérance ou de déſir, il ne faut qu’augmenter en ſoy ces deux paſſions pour la corriger.

Art. 176. De l’uſage de la peur.

Pour ce qui eſt de la peur ou de l’épouvante, je ne vois point qu’elle puiſſe jamais eſtre louable ni utile ; auſſi n’eſt-ce pas une paſſion particulière, c’eſt ſeulement un excès de lacheté, d’étonnement & de crainte, lequel eſt toujours vicyeux, ainſi que la hardieſſe eſt un excès de courage qui eſt toujours bon, pourvu que la fin qu’on ſe propoſe ſoyt bonne. Et parce que la principale cauſe de la peur eſt la ſurpriſe, il n’y a rien de meilleur pour s’en exempter que d’uſer de préméditation & de ſe préparer à tous les événements, la crainte deſquels la peut cauſer.

Art. 177. Du remords.

Le remords de conſcience eſt une eſpèce de triſteſſe qui vient du doute qu’on a qu’une choſe qu’on foit ou qu’on a faite n’eſt pas bonne, & il préſuppoſe néceſſairement le doute. Car, ſi on étoit entièrement aſſuré que ce qu’on foit fût mauvais, on s’abſtiendroit de le faire, d’autant que la volonté ne ſe porte qu’aux choſes qui ont quelque apparence de bonté ; & ſi on étoit aſſuré que ce qu’on a déjà foit fût mauvais, on en auroit du repentir, non pas ſeulement du remords. Or, l’uſage de cette paſſion eſt de faire qu’on examine ſi la choſe dont on doute eſt bonne ou non, & d’empeſcher qu’on ne la faſſe une autre fois pendant qu’on n’eſt pas aſſuré qu’elle ſoyt bonne. Mais, parce qu’elle préſuppoſe le mal, le meilleur ſeroit qu’on n’eût jamais ſujet de la ſentir ; & on la peut prévenir par les meſmes moyens par leſquels on ſe peut exempter de l’irréſolution.

Art. 178. De la moquerie.

La dériſion ou moquerie eſt une eſpèce de joie meſlée de haine, qui vient de ce qu’on aperçoit quelque petit mal en une perſonne qu’on penſe en eſtre digne. On a de la haine pour ce mal, & on a de la joie de le voir en celuy qui en eſt digne. Et lors que cela ſurvient inopinément, la ſurpriſe de l’admiration eſt cauſe qu’on s’éclate de rire, ſuivant ce qui a été dit ci-deſſus de la nature du ris. Mais ce mal doit eſtre petit ; car, s’il eſt grand, on ne peut croire que celuy qui l’a en ſoyt digne, ſi ce n’eſt qu’on ſoyt de fort mauvais naturel ou qu’on luy porte beaucoup de haine.

Art. 179. Pourquoy les plus imparfaits ont coutume d’eſtre les plus moqueurs.

Et on voit que ceux qui ont des défauts fort apparents, par exemple, qui ſont boiteux, borgnes, boſſus, ou qui ont reçu quelque affront en public, ſont particulièrement enclins à la moquerie. Car, déſirant voir tous les autres auſſi diſgraciez qu’eux, ils ſont bien aiſes des maux qui leur arrivent, & ils les en eſtiment dignes.

Art. 180. De l’uſage de la raillerie.

Pour ce qui eſt de la raillerie modeſte, qui reprend utilement les vices en les faiſant paraître ridicules, ſans toutefois qu’on en rie ſoy-meſme ni qu’on témoigne aucune haine contre les perſonnes, elle n’eſt pas une paſſion, mais une qualité d’honneſte homme, laquelle foit paraître la gaieté de ſon humeur & la tranquillité de ſon ame, qui ſont des marques de vertu, & ſouvent auſſi l’adreſſe de ſon eſprit, en ce qu’il ſçait donner une apparence agréable aux choſes dont il ſe moque.

Art. 181. De l’uſage du ris en la raillerie.

Et il n’eſt pas déſhonneſte de rire lorſqu’on entend les railleries d’un autre ; meſme elles peuvent eſtre telles que ce ſeroit eſtre chagrin de n’en rire pas. Mais lorſqu’on raille ſoy-meſme, il eſt plus ſéant de s’en abſtenir, afin de ne ſembler pas eſtre ſurpris par les choſes qu’on dit, ni admirer l’adreſſe qu’on a de les inventer. Et cela foit qu’elles ſurprennent d’autant plus ceux qui les oient.

Art. 182. De l’envie.

Ce qu’on nomme communément envie eſt un vice qui conſiſte en une perverſité de nature qui foit que certaines gens ſe fachent du bien qu’ils voient arriver aux autres hommes. Mais je me ſers icy de ce mot pour ſignifier une paſſion qui n’eſt pas toujours vicyeuſe. L’envie donc, en tant qu’elle eſt une paſſion, eſt une eſpèce de triſteſſe meſlée de haine qui vient de ce qu’on voit arriver du bien à ceux qu’on penſe en eſtre indignes. Ce qu’on ne peut penſer avec raiſon que des biens de fortune. Car pour ceux de l’ame ou meſme du corps, en tant qu’on les a de naiſſance, c’eſt aſſez en eſtre digne que de les avoir reçus de Dieu avant qu’on fût capable de commettre aucun mal.

Art. 183. Comment elle peut eſtre juſte ou injuſte.

Mais lors que la fortune envoie des biens à quelqu’un dont il eſt véritablement indigne, & que l’envie n’eſt excitée en nous que parce qu’aimant naturellement la juſtice, nous ſommes fachez qu’elle ne ſoyt pas obſervée en la diſtribution de ces biens, c’eſt un zèle qui peut eſtre excuſable, principalement lors que le bien qu’on envie à d’autres eſt de telle nature qu’il ſe peut convertir en mal entre leurs mains ; comme ſi c’eſt quelque charge ou office en l’exercice duquel ils ſe puiſſent mal comporter. Meſme lorſqu’on déſire pour ſoy le meſme bien & qu’on eſt empeſché de l’avoir, parce que d’autres qui en ſont moins dignes le poſſèdent, cela rend cette paſſion plus violente, & elle ne laiſſe pas d’eſtre excuſable, pourvu que la haine qu’elle contient ſe rapporte ſeulement à la mauvaiſe diſtribution du bien qu’on envie, & non point aux perſonnes qui le poſſèdent ou le diſtribuent. Mais il y en a peu qui ſoyent ſi juſtes & ſi généreux que de n’avoir point de haine pour ceux qui les préviennent en l’acquiſition d’un bien qui n’eſt pas communicable à pluſieurs, & qu’ils avaient déſiré pour eux-meſmes, bien que ceux qui l’ont acquis en ſoyent autant ou plus dignes. Et ce qui eſt ordinairement le plus envié, c’eſt la gloire. Car, encore que celle des autres n’empeſche pas que nous n’y puiſſions aſpirer, elle en rend toutefois l’accès plus difficyle & en renchérit le prix.

Art. 184. D’où vient que les envieux ſont ſujets à avoir le teint plombé.

Au reſte, il n’y a aucun vice qui nuiſe tant à la félicyté des hommes que celuy de l’envie. Car, outre que ceux qui en ſont entachez s’affligent eux-meſmes, ils troublent auſſi de tout leur pouvoir le plaiſir des autres. Et ils ont ordinairement le teint plombé, c’eſt-à-dire pale, meſlé de jaune & de noir & comme de ſang meurtri. D’où vient que l’envie eſt nommée « livor » en latin. Ce qui s’accorde fort bien avec ce qui a été dit ci-deſſus des mouvemens du ſang en la triſteſſe & en la haine. Car celle-ci foit que la bile jaune qui vient de la partie inférieure du foie, & la noire, qui vient de la rate, ſe répandent du cœur par les artères en toutes les venes ; & celle-là foit que le ſang des venes a moins de chaleur & coule plus lentement qu’à l’ordinaire, ce qui ſuffit pour rendre la couleur livide. Mais parce que la bile, tant jaune que noire, peut eſtre auſſi envoyée dans les venes par pluſieurs autres cauſes, & que l’envie ne les y pouſſe pas en aſſez grande quantité pour changer la couleur du teint, ſi ce n’eſt qu’elle ſoyt fort grande & de longue durée, on ne doit pas penſer que tous ceux en qui on voit cette couleur y ſoyent enclins.

Art. 185. De la pitié.

La pitié eſt une eſpèce de triſteſſe meſlée d’amour ou de bonne volonté envers ceux à qui nous voyons ſouffrir quelque mal duquel nous les eſtimons indignes. Ainſi elle eſt contraire à l’envie à raiſon de ſon objet, & à la moquerie à cauſe qu’elle le conſidère d’autre façon.

Art. 186. Qui ſont les plus pitoyables.

Ceux qui ſe ſentent fort faibles & fort ſujets aux adverſitez de la fortune ſemblent eſtre plus enclins à cette paſſion que les autres, à cauſe qu’ils ſe repréſentent le mal d’autrui comme leur pouvant arriver ; & ainſi ils ſont émus à la pitié plutoſt par l’amour qu’ils ſe portent à eux-meſmes que par celle qu’ils ont pour les autres.

Art. 187. Comment les plus généreux ſont touchez de cette paſſion.

Mais néanmoins ceux qui ſont les plus généreux & qui ont l’eſprit le plus fort, en ſorte qu’ils ne craignent aucun mal pour eux & ſe tiennent au-delà du pouvoir de la fortune, ne ſont pas exempts de compaſſion lorſqu’ils voient l’infirmité des autres hommes & qu’ils entendent leurs plaintes. Car c’eſt une partie de la généroſité que d’avoir de la bonne volonté pour un chacun. Mais la triſteſſe de cette pitié n’eſt pas amère ; et, comme celle que cauſent les actions funeſtes qu’on voit repréſenter ſur un théatre, elle eſt plus dans l’extérieur & dans le ſens que dans l’intérieur de l’ame, laquelle a cependant la ſatiſfaction de penſer qu’elle foit ce qui eſt de ſon devoir, en ce qu’elle compatit avec des affligez. Et il y a en cela de la différence, qu’au lieu que le vulgaire a compaſſion de ceux qui ſe plaignent, à cauſe qu’il penſe que les maux qu’ils ſouffrent ſont fort facheux, le principal objet de la pitié des plus grands hommes eſt la faibleſſe de ceux qu’ils voient ſe plaindre, à cauſe qu’ils n’eſtiment point qu’aucun accident qui puiſſe arriver ſoyt un ſi grand mal qu’eſt la lacheté de ceux qui ne le peuvent ſouffrir avec conſtance ; et, bien qu’ils haïſſent les vices, ils ne haïſſent point pour cela ceux qu’ils y voient ſujets, ils ont ſeulement pour eux de la pitié.

Art. 188. Qui ſont ceux qui n’en ſont point touchez.

Mais il n’y a que les eſprits malins & envieux qui haïſſent naturellement tous les hommes, ou bien ceux qui ſont ſi brutaux, & tellement aveuglez par la bonne fortune ou déſeſpérez par la mauvaiſe qu’ils ne penſent point qu’aucun mal leur puiſſe plus arriver, qui ſoyent inſenſibles à la pitié.

Art. 189. Pourquoy cette paſſion excite à pleurer.

Au reſte, on pleure fort aiſément en cette paſſion, à cauſe que l’amour, envoyant beaucoup de ſang vers le cœur, foit qu’il ſort beaucoup de vapeurs par les yeux, & que la froideur de la triſteſſe, retardant l’agitation de ces vapeurs, foit qu’elles ſe changent en larmes, ſuivant ce qui a été dit ci-deſſus.

Art. 190. De la ſatiſfaction de ſoy-meſme.

La ſatiſfaction qu’ont toujours ceux qui ſuivent conſtamment la vertu eſt une habitude en leur ame qui ſe nomme tranquillité & repos de conſcience. Mais celle qu’on acquiert de nouveau lorſqu’on a fraîchement foit quelque action qu’on penſe bonne eſt une paſſion, à ſavoir, une eſpèce de joie, laquelle je crois eſtre la plus douce de toutes, parce que ſa cauſe ne dépend que de nous-meſmes. Toutefois, lors que cette cauſe n’eſt pas juſte, c’eſt-à-dire lors que les actions dont on tire beaucoup de ſatiſfaction ne ſont pas de grande importance, ou meſme qu’elles ſont vicyeuſes, elle eſt ridicule & ne ſert qu’à produire un orgueil & une arrogance impertinente. Ce qu’on peut particulièrement remarquer en ceux qui, croyant eſtre dévots, ſont ſeulement bigots & ſuperſtitieux ; c’eſt-à-dire qui, ſous ombre qu’ils vont ſouvent à l’égliſe, qu’ils récitent force prières, qu’ils portent les cheveux courts, qu’ils jeûnent, qu’ils donnent l’aumoſne, penſent eſtre entièrement parfaits, & s’imaginent qu’ils ſont ſi grands amis de Dieu qu’ils ne ſauraient rien faire qui luy déplaiſe, & que tout ce que leur dicte leur paſſion eſt un bon zèle, bien qu’elle leur dicte quelquefois les plus grands crimes qui puiſſent eſtre commis par des hommes, comme de trahir des villes, de tuer des princes, d’exterminer des peuples entiers, pour cela ſeul qu’ils ne ſuivent pas leurs opinions.

Art. 191. Du repentir.

Le repentir eſt directement contraire à la ſatiſfaction de ſoy-meſme, & c’eſt une eſpèce de triſteſſe qui vient de ce qu’on croit avoir foit quelque mauvaiſe action ; & elle eſt tres-amère, parce que ſa cauſe ne vient que de nous. Ce qui n’empeſche pas néanmoins qu’elle ne ſoyt fort utile lorſqu’il eſt vrai que l’action dont nous nous repentons eſt mauvaiſe & que nous en avons une connaiſſance certaine, parce qu’elle nous incite à mieux faire une autre fois. Mais il arrive ſouvent que les eſprits faibles ſe repentent des choſes qu’ils ont faites ſans ſavoir aſſurément qu’elles ſoyent mauvaiſes ; ils ſe le perſuadent ſeulement à cauſe qu’ils le craignent ; & s’ils avaient foit le contraire, ils s’en repentiraient en meſme façon : ce qui eſt en eux une imperfection digne de pitié. Et les remèdes contre ce défaut ſont les meſmes qui ſervent à oſter l’irréſolution.

Art. 192. De la faveur.

La faveur eſt proprement un déſir de voir arriver du bien à quelqu’un pour qui on a de la bonne volonté ; mais je me ſers icy de ce mot pour ſignifier cette volonté en tant qu’elle eſt excitée en nous par quelque bonne action de celuy pour qui nous l’avons. Car nous ſommes naturellement portez à aimer ceux qui font des choſes que nous eſtimons bonnes, encore qu’il ne nous en revienne aucun bien. La faveur, en cette ſignification, eſt une eſpèce d’amour, non point de déſir, encore que le déſir de voir du bien à celuy qu’on favoriſe l’accompagne toujours. Et elle eſt ordinairement jointe à la pitié, à cauſe que les diſgraces que nous voyons arriver aux malheureux ſont cauſe que nous faiſons plus de réflexion ſur leurs mérites.

Art. 193. De la reconnaiſſance.

La reconnaiſſance eſt auſſi une eſpèce d’amour excitée en nous par quelque action de celuy pour qui nous l’avons, & par laquelle nous croyons qu’il nous a foit quelque bien, ou du moins qu’il en a eu intention. Ainſi elle contient tout le meſme que la faveur, & cela de plus qu’elle eſt fondée ſur une action qui nous touche & dont nous avons déſir de nous revancher. C’eſt pourquoy elle a beaucoup plus de force, principalement dans les ames tant ſoyt peu nobles & généreuſes.

Art. 194. De l’ingratitude.

Pour l’ingratitude, elle n’eſt pas une paſſion, car la nature n’a mis en nous aucun mouvement des eſprits qui l’excite ; mais elle eſt ſeulement un vice directement oppoſé à la reconnaiſſance, en tant que celle-ci eſt toujours vertueuſe & l’un des principaux liens de la ſociété humaine. C’eſt pourquoy ce vice n’appartient qu’aux hommes brutaux & ſottement arrogants qui penſent que toutes choſes leur ſont dues, ou aux ſtupides qui ne font aucune réflexion ſur les bienfaits qu’ils reçoivent, ou aux faibles & abjects qui, ſentant leur infirmité & leur beſoin, recherchent baſſement le ſecours des autres, & après qu’ils l’ont reçu, ils les haïſſent, parce que, n’ayant pas la volonté de leur rendre la pareille, ou déſeſpérant de le pouvoir, & s’imaginant que tout le monde eſt mercenaire comme eux & qu’on ne foit aucun bien qu’avec eſpérance d’en eſtre récompenſé, ils penſent les avoir trompez.

Art. 195. De l’indignation.

L’indignation eſt une eſpèce de haine ou d’averſion qu’on a naturellement contre ceux qui font quelque mal, de quelle nature qu’il ſoyt. Et elle eſt ſouvent meſlée avec l’envie ou avec la pitié ; mais elle a néanmoins un objet tout différent. Car on n’eſt indigné que contre ceux qui font du bien ou du mal aux perſonnes qui n’en ſont pas dignes, mais on porte envie à ceux qui reçoivent ce bien, & on a pitié de ceux qui reçoivent ce mal. Il eſt vrai que c’eſt en quelque façon faire du mal que de poſſéder un bien dont on n’eſt pas digne. Ce qui peut eſtre la cauſe pourquoy Ariſtote & ſes ſuivants, ſuppoſant que l’envie eſt toujours un vice, ont appelé du nom d’indignation celle qui n’eſt pas vicyeuſe.

Art. 196. Pourquoy elle eſt quelquefois jointe à la pitié, & quelquefois à la moquerie.

C’eſt auſſi en quelque façon recevoir du mal que d’en faire ; d’où vient que quelques-uns joignent à leur indignation la pitié, & quelques autres la moquerie, ſelon qu’ils ſont portez de bonne ou de mauvaiſe volonté envers ceux auxquels ils voient commettre des fautes. Et c’eſt ainſi que le ris de Démocrite & les pleurs d’Héraclite ont pu procéder de meſme cauſe.

Art. 197. Qu’elle eſt ſouvent accompagnée d’admiration, & n’eſt pas incompatible avec la joie.

L’indignation eſt ſouvent auſſi accompagnée d’admiration. Car nous avons coutume de ſuppoſer que toutes choſes ſeront faites en la façon que nous jugeons qu’elles doivent eſtre, c’eſt-à-dire en la façon que nous eſtimons bonne. C’eſt pourquoy, lorſqu’il en arrive autrement, cela nous ſurprend, & nous l’admirons. Elle n’eſt pas incompatible auſſi avec la joie, bien qu’elle ſoyt plus ordinairement jointe à la triſteſſe. Car, lors que le mal dont nous ſommes indignez ne nous peut nuire, & que nous conſidérons que nous n’en voudrions pas faire de ſemblable, cela nous donne quelque plaiſir ; & c’eſt peut-eſtre l’une des cauſes du ris qui accompagne quelquefois cette paſſion.

Art. 198. De ſon uſage.

Au reſte, l’indignation ſe remarque bien plus en ceux qui veulent paraître vertueux qu’en ceux qui le ſont véritablement. Car, bien que ceux qui aiment la vertu ne puiſſent voir ſans quelque averſion les vices des autres, ils ne ſe paſſionnent que contre les plus grands & extraordinaires. C’eſt eſtre difficyle & chagrin que d’avoir beaucoup d’indignation pour des choſes de peu d’importance ; c’eſt eſtre injuſte que d’en avoir pour celles qui ne ſont point blamables, & c’eſt eſtre impertinent & abſurde de ne reſtreindre pas cette paſſion aux actions des hommes, & de l’étendre juſques aux œuvres de Dieu ou de la nature, ainſi que font ceux qui, n’étant jamais contents de leur condition ni de leur fortune, oſent trouver à redire en la conduite du monde & aux ſecrets de la Providence.

Art. 199. De la colère.

La colère eſt auſſi une eſpèce de haine ou d’averſion que nous avons contre ceux qui ont foit quelque mal, ou qui ont taché de nuire, non pas indifféremment à qui que ce ſoyt, mais particulièrement à nous. Ainſi elle contient tout le meſme que l’indignation, & cela de plus qu’elle eſt fondée ſur une action qui nous touche & dont nous avons déſir de nous venger. Car ce déſir l’accompagne preſque toujours ; & elle eſt directement oppoſée à la reconnaiſſance, comme l’indignation à la faveur. Mais elle eſt incomparablement plus violente que ces trois autres paſſions, à cauſe que le déſir de repouſſer les choſes nuiſibles & de ſe venger eſt le plus preſſant de tous. C’eſt le déſir joint à l’amour qu’on a pour ſoy-meſme qui fournit à la colère toute l’agitation du ſang que le courage & la hardieſſe peuvent cauſer ; & la haine foit que c’eſt principalement le ſang bilieux qui vient de la rate & des petites venes du foie qui reçoit cette agitation & entre dans le cœur, où, à cauſe de ſon abondance & de la nature de la bile dont il eſt meſlé, il excite une chaleur plus apre & plus ardente que n’eſt celle qui peut y eſtre excitée par l’amour ou par la joie.

Art. 200. Pourquoy ceux qu’elle foit rougir ſont moins à craindre que ceux qu’elle foit palir.

Et les ſignes extérieurs de cette paſſion ſont différents, ſelon les divers tempéraments des perſonnes & la diverſité des autres paſſions qui la compoſent ou ſe joignent à elle. Ainſi on en voit qui paliſſent ou qui tremblent lorſqu’ils ſe mettent en colère, & on en voit d’autres qui rougiſſent ou meſme qui pleurent ; & on juge ordinairement que la colère de ceux qui paliſſent eſt plus à craindre que n’eſt la colère de ceux qui rougiſſent. Dont la raiſon eſt que lorſqu’on ne veut ou qu’on ne peut ſe venger autrement que de mine & de paroles, on emploie toute ſa chaleur & toute ſa force dès le commencement qu’on eſt ému, ce qui eſt cauſe qu’on devient rouge ; outre que quelquefois le regret & la pitié qu’on a de ſoy-meſme, parce qu’on ne peut ſe venger d’autre façon, eſt cauſe qu’on pleure. Et, au contraire, ceux qui ſe réſervent & ſe déterminent à une plus grande vengeance deviennent triſtes de ce qu’ils penſent y eſtre obligez par l’action qui les met en colère ; & ils ont auſſi quelquefois de la crainte des maux qui peuvent ſuivre de la réſolution qu’ils ont priſe, ce qui les rend d’abord pales, froids & tremblants. Mais, quand ils viennent après à exécuter leur vengeance, ils ſe réchauffent d’autant plus qu’ils ont été plus froids au commencement, ainſi qu’on voit que les fièvres qui commencent par le froid ont coutume d’eſtre les plus fortes.

Art. 201. Qu’il y a deux ſortes de colère, & que ceux qui ont le plus de bonté ſont les plus ſujets à la première.

Ceci nous avertit qu’on peut diſtinguer deux eſpèces de colère : l’une qui eſt fort prompte & ſe manifeſte fort à l’extérieur, mais néanmoins qui a peu d’effet & peut facilement eſtre apaiſée ; l’autre qui ne paraît pas tant à l’abord, mais qui ronge davantage le cœur & qui a des effets plus dangereux. Ceux qui ont beaucoup de bonté & beaucoup d’amour ſont les plus ſujets à la première. Car elle ne vient pas d’une profonde haine, mais d’une prompte averſion qui les ſurprend, à cauſe qu’étant portez à imaginer que toutes choſes doivent aller en la façon qu’ils jugent eſtre la meilleure, ſitoſt qu’il en arrive autrement ils l’admirent & s’en offenſent, ſouvent meſme ſans que la choſe les touche en leur particulier, à cauſe qu’ayant beaucoup d’affection, ils s’intéreſſent pour ceux qu’ils aiment en meſme façon que pour eux-meſmes. Ainſi ce qui ne ſeroit qu’un ſujet d’indignation pour un autre eſt pour eux un ſujet de colère ; & parce que l’inclination qu’ils ont à aimer foit qu’ils ont beaucoup de chaleur & beaucoup de ſang dans le cœur, l’averſion qui les ſurprend ne peut y pouſſer ſi peu de bile que cela ne cauſe d’abord une grande émotion dans ce ſang. Mais cette émotion ne dure guère, à cauſe que la force de la ſurpriſe ne continue pas, & que ſitoſt qu’ils s’aperçoivent que le ſujet qui les a fachez ne les devoit pas tant émouvoir, ils s’en repentent.

Art. 202. Que ce ſont les ames faibles & baſſes qui ſe laiſſent le plus emporter à l’autre.

L’autre eſpèce de colère, en laquelle prédomine la haine & la triſteſſe, n’eſ t pas ſi apparente d’abord, ſinon peut-eſtre en ce qu’elle foit palir le viſage. Mais ſa force eſt augmentée peu à peu par l’agitation qu’un ardent déſir de ſe venger excite dans le ſang, lequel, étant meſlé avec la bile qui eſt pouſſée vers le cœur de la partie inférieure du foie & de la rate, y excite une chaleur fort apre & fort piquante. Et comme ce ſont les ames les plus généreuſes qui ont le plus de reconnaiſſance, ainſi ce ſont celles qui ont le plus d’orgueil & qui ſont les plus baſſes & les plus infirmes qui ſe laiſſent le plus emporter à cette eſpèce de colère ; car les injures paraiſſent d’autant plus grandes que l’orgueil foit qu’on s’eſtime davantage, & auſſi d’autant qu’on eſtime davantage les biens qu’elles oſtent, leſquels on eſtime d’autant plus qu’on a l’ame plus faible & plus baſſe, à cauſe qu’ils dépendent d’autrui.

Art. 203. Que la généroſité ſert de remède contre ſes excès.

Au reſte, encore que cette paſſion ſoyt utile pour nous donner de la vigueur à repouſſer les injures, il n’y en a toutefois aucune dont on doive éviter les excès avec plus de ſoyn, parce que, troublant le jugement, ils font ſouvent commettre des fautes dont on a par après du repentir, & meſme que quelquefois ils empeſchent qu’on ne repouſſe ſi bien ces injures qu’on pourroit faire ſi on avoit moins d’émotion. Mais, comme il n’y a rien qui la rende plus exceſſive que l’orgueil, ainſi je crois que la généroſité eſt le meilleur remède qu’on puiſſe trouver contre ſes excès, parce que, faiſant qu’on eſtime fort peu tous les biens qui peuvent eſtre oſtez, & qu’au contraire on eſtime beaucoup la liberté & l’empire abſolu ſur ſoy-meſme, qu’on ceſſe d’avoir lorſqu’on peut eſtre offenſé par quelqu’un, elle foit qu’on n’a que du mépris ou tout au plus de l’indignation pour les injures dont les autres ont coutume de s’offenſer.

Art. 204. De la gloire.

Ce que j’appelle icy du nom de gloire eſt une eſpèce de joie fondée ſur l’amour qu’on a pour ſoy-meſme, & qui vient de l’opinion ou de l’eſpérance qu’on a d’eſtre loué par quelques autres. Ainſi elle eſt différente de la ſatiſfaction intérieure qui vient de l’opinion qu’on a d’avoir foit quelque bonne action. Car on eſt quelquefois loué pour des choſes qu’on ne croit point eſtre bonnes, & blamé pour celles qu’on croit eſtre meilleures. Mais elles ſont l’une & l’autre des eſpèces de l’eſtime qu’on foit de ſoy-meſme, auſſi bien que des eſpèces de joie. Car c’eſt un ſujet pour s’eſtimer que de voir qu’on eſt eſtimé par les autres.

Art. 205. De la honte.

La honte, au contraire, eſt une eſpèce de triſteſſe fondée auſſi ſur l’amour de ſoy-meſme, & qui vient de l’opinion ou de la crainte qu’on a d’eſtre blamé. Elle eſt, outre cela, une eſpèce de modeſtie ou d’humilité & défiance de ſoy-meſme. Car, lorſqu’on s’eſtime ſi fort qu’on ne ſe peut imaginer d’eſtre mépriſé par perſonne, on ne peut pas aiſément eſtre honteux.

Art. 206. De l’uſage de ces deux paſſions.

Or la gloire & la honte ont meſme uſage en ce qu’elles nous incitent à la vertu, l’une par l’eſpérance, l’autre par la crainte. Il eſt ſeulement beſoin d’inſtruire ſon jugement touchant ce qui eſt véritablement digne de blame ou de louange, afin de n’eſtre pas honteux de bien faire, & ne tirer point de vanité de ſes vices, ainſi qu’il arrive à pluſieurs. Mais il n’eſt pas bon de ſe dépouiller entièrement de ces paſſions, ainſi que faiſaient autrefois les cyniques. Car, encore que le peuple juge tres-mal, toutefois, à cauſe que nous ne pouvons vivre ſans luy, & qu’il nous importe d’en eſtre eſtimez, nous devons ſouvent ſuivre ſes opinions plutoſt que les noſtres, touchant l’extérieur de nos actions.

Art. 207. De l’impudence.

L’impudence ou l’effronterie, qui eſt un mépris de honte, & ſouvent auſſi de gloire, n’eſt pas une paſſion, parce qu’il n’y a en nous aucun mouvement particulier des eſprits qui l’excite ; mais c’eſt un vice oppoſé à la honte, & auſſi à la gloire, en tant que l’une & l’autre ſont bonnes, ainſi que l’ingratitude eſt oppoſée à la reconnaiſſance, & la cruauté à la pitié. Et la principale cauſe de l’effronterie vient de ce qu’on a reçu pluſieurs fois de grands affronts. Car il n’y a perſonne qui ne s’imagine, étant jeune, que la louange eſt un bien & l’infamie un mal beaucoup plus importants à la vie qu’on ne trouve par expérience qu’ils ſont, lors que, ayant reçu quelques affronts ſignalez, on ſe voit entièrement privé d’honneur & mépriſé par un chacun. C’eſt pourquoy ceux-là deviennent effrontez qui, ne meſurant le bien & le mal que par les commoditez du corps, voient qu’ils en jouiſſent après ces affronts tout auſſi bien qu’auparavant, ou meſme quelquefois beaucoup mieux, à cauſe qu’ils ſont déchargez de pluſieurs contraintes auxquelles l’honneur les obligeait, & que, ſi la perte des biens eſt jointe à leur diſgrace, il ſe trouve des perſonnes charitables qui leur en donnent.

Art. 208. Du dégoût.

Le dégoût eſt une eſpèce de triſteſſe qui vient de la meſme cauſe dont la joie eſt venue auparavant. Car nous ſommes tellement compoſez, que la plupart des choſes dont nous jouiſſons ne ſont bonnes à noſtre égard que pour un temps, & deviennent par après incommodes. Ce qui paraît principalement au boire & au manger, qui ne ſont utiles que pendant qu’on a de l’appétit, & qui ſont nuiſibles lorſqu’on n’en a plus ; & parce qu’elles ceſſent alors d’eſtre agréables au goût, on a nommé cette paſſion le dégoût.

Art. 209. Du regret.

Le regret eſt auſſi une eſpèce de triſteſſe, laquelle a une particulière amertume, en ce qu’elle eſt toujours jointe à quelque déſeſpoir & à la mémoire du plaiſir que nous a donné la jouiſſance. Car nous ne regrettons jamais que les biens dont nous avons joui, & qui ſont tellement perdus que nous n’avons aucune eſpérance de les recouvrer au temps & en la façon que nous les regrettons.

Art. 210. De l’allégreſſe.

Enfin, ce que je nomme allégreſſe eſt une eſpèce de joie en laquelle il y a cela de particulier, que ſa douceur eſt augmentée par la ſouvenance des maux qu’on a ſoufferts & deſquels on ſe ſent allégé en meſme façon que ſi on ſe ſentoit déchargé de quelque peſant fardeau qu’on eût longtemps porté ſur ſes épaules. Et je ne vois rien de fort remarquable en ces trois paſſions ; auſſi ne les ai-je miſes icy que pour ſuivre l’ordre du dénombrement que j’ai foit ci-deſſus ; mais il me ſemble que ce dénombrement a été utile pour faire voir que nous n’en omettions aucune qui fût digne de quelque particulière conſidération.

Art. 211. Un remède général contre les paſſions.

Et maintenant que nous les connaiſſons toutes, nous avons beaucoup moins de ſujet de les craindre que nous n’avions auparavant. Car nous voyons qu’elles ſont toutes bonnes de leur nature, & que nous n’avons rien à é viter que leurs mauvais uſages ou leurs excès, contre leſquels les remèdes que j’ai expliquez pourraient ſuffire ſi chacun avoit aſſez de ſoyn de les pratiquer. Mais, parce que j’ai mis entre ces remèdes la préméditation & l’induſtrie par laquelle on peut corriger les défauts de ſon naturel, en s’exerçant à ſéparer en ſoy les mouvemens du ſang & des eſprits d’avec les penſées auxquelles ils ont coutume d’eſtre joints, j’avoue qu’il y a peu de perſonnes qui ſe ſoyent aſſez préparées en cette façon contre toutes ſortes de rencontres, & que ces mouvemens excitez dans le ſang par les objets des paſſions ſuivent d’abord ſi promptement des ſeules impreſſions qui ſe font dans le cerveau & de la diſpoſition des organes, encore que l’ame n’y contribue en aucune façon, qu’il n’y a point de ſageſſe humaine qui ſoyt capable de leur réſiſter lorſqu’ on n’y eſt pas aſſez préparé. Ainſi pluſieurs ne ſauraient s’abſtenir de rire étant chatouillez, encore qu’ils n’y prennent point de plaiſir. Car l’impreſſion de la joie & de la ſurpriſe, qui les a foit rire autrefois pour le meſme ſujet, étant réveillée en leur fantaiſie, foit que leur poumon eſt ſubitement enflé malgré eux par le ſang que le cœur luy envoie. Ainſi ceux qui ſont fort portez de leur naturel aux émotions de la joie ou de la pitié, ou de la peur, ou de la colère, ne peuvent s’empeſcher de pamer, ou de pleurer, ou de trembler, ou d’avoir le ſang tout ému, en meſme façon que s’ils avaient la fièvre, lors que leur fantaiſie eſt fortement touchée par l’objet de quelqu’une de ces paſſions. Mais ce qu’on peut toujours faire en telle occaſion, & que je penſe pouvoir mettre icy comme le remède le plus général & le plus aiſé à pratiquer contre tous les excès des paſſions, c’eſt que, lorſqu’on ſe ſent le ſang ainſi ému, on doit eſtre averti & ſe ſouvenir que tout ce qui ſe préſente à l’imagination tend à tromper l’ame & à luy faire paraître les raiſons qui ſervent à perſuader l’objet de ſa paſſion beaucoup plus fortes qu’elles ne ſont, & celles qui ſervent à la diſſuader beaucoup plus faibles. Et lors que la paſſion ne perſuade que des choſes dont l’exécution ſouffre quelque délai, il faut s’abſtenir d’en porter ſur l’heure aucun jugement, & ſe divertir par d’autres penſées juſqu’à ce que le temps & le repos aient entièrement apaiſé l’émotion qui eſt dans le ſang. Et enfin, lorſqu’elle incite à des actions touchant leſquelles il eſt néceſſaire qu’on prenne réſolution ſur-le-champ, il faut que la volonté ſe porte principalement à conſidérer & à ſuivre les raiſons qui ſont contraires à celles que la paſſion repréſente, encore qu’elles paraiſſent moins fortes. Comme lorſqu’on eſt inopinément attaqué par quelque ennemi, l’occaſion ne permet pas qu’on emploie aucun temps à délibérer. Mais ce qu’il me ſemble que ceux qui ſont accoutumez à faire réflexion ſur leurs actions peuvent toujours, c’eſt que, lorſqu’ils ſe ſentiront ſaiſis de la peur, ils tacheront à détourner leur penſée de la conſidération du danger, en ſe repréſentant les raiſons pour leſquelles il y a beaucoup plus de sûreté & plus d’honneur en la réſiſtance qu’en la fuite ; et, au contraire, lorſqu’ils ſentiront que le déſir de vengeance & la colère les incite à courir inconſidérément vers ceux qui les attaquent, ils ſe ſouviendront de penſer que c’eſt imprudence de ſe perdre quand on peut ſans déſ honneur ſe ſauver, & que, ſi la partie eſt fort inégale, il vaut mieux faire une honneſte retraite ou prendre quartier que s’expoſer brutalement à une mort certaine.

Art. 212. Que c’eſt d’elles ſeules que dépend tout le bien & le mal de cette vie.

Au reſte, l’ame peut avoir ſes plaiſirs à part. Mais pour ceux qui luy ſont communs avec le corps, ils dépendent entièrement des paſſions : en ſorte que les hommes qu’elles peuvent le plus émouvoir ſont capables de goûter le plus de douceur en cette vie. Il eſt vrai qu’ils y peuvent auſſi trouver le plus d’amertume lorſqu’ils ne les ſavent pas bien employer & que la fortune leur eſt contraire. Mais la ſageſſe eſt principalement utile en ce point, qu’elle enſeigne à s’en rendre tellement maître & à les ménager avec tant d’adreſſe, que les maux qu’elles cauſent ſont fort ſupportables, & meſme qu’on tire de la joie de tous.