Les Partis et l'élection présidentielle aux États-Unis

Les Partis et l'élection présidentielle aux États-Unis
Revue des Deux Mondes2e période, tome 30 (p. 650-690).
LES PARTIS
ET
L’ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE
AUX ÉTATS-UNIS

Les États-Unis viennent de traverser la crise que ramène tous les quatre ans l’élection du président. C’est le 6 novembre qu’ont été choisis simultanément dans tous les états les électeurs qui doivent, au mois de février 1861, désigner le président et le vice-président de la république. Comme ces électeurs reçoivent un mandat impératif et que leur vote est ainsi connu d’avance, la lutte est virtuellement terminée après leur nomination, à moins qu’aucune candidature n’ait réuni la majorité absolue des suffrages, et que la désignation des deux premiers magistrats ne doive être renvoyée au congrès[1]. L’été qui précède une élection est toujours, pour la république américaine, une époque d’agitation et d’effervescence politique ; ce n’est qu’après avoir épuisé toutes les ressources de la tactique électorale qu’un parti se résigne à laisser le pouvoir passer pour quatre ans aux mains de ses adversaires. Cette fois encore la victoire a été chaudement disputée, et la rivalité de quatre candidats, qui ont maintenu jusqu’au bout leurs prétentions, a présenté un spectacle que l’inion américaine n’avait pas vu depuis trente-cinq ans. La lutte des partis néanmoins n’a pas offert le même intérêt qu’en 1856. La situation actuelle n’est en effet que la conséquence et le développement naturel d’une révolution morale qui était déjà consommée il y a quatre ans, et dont tous les esprits observateurs avaient pu dès lors mesurer la portée.


I.

L’élection de 1856 fera époque dans l’histoire des États-Unis : elle marque un de ces momens décisifs qui ne se représentent qu’à de longs intervalles dans la vie des nations. L’Union vit alors se réaliser un fait dont la seule prévision excitait, depuis vingt ans, la plus vive inquiétude chez tous les hommes d’état américains, et qui avait été signalé d’avance comme le précurseur infaillible de la chute de la république. À toutes les élections précédentes, le suffrage universel avait prononcé entre deux hommes ou plutôt entre deux systèmes politiques qui, quels qu’ils fussent, comptaient des partisans et recueillaient des voix dans toute la confédération. En 1856, pour la première fois, la confédération se coupa en deux sections distinctes : une moitié de la république donna l’immense majorité de ses suffrages à un prétendant qui n’eut pas une seule voix dans l’autre moitié, et dont la candidature y fut même l’objet d’une véritable proscription. En-deçà d’une certaine ligne géographique, il y allait de la liberté et de la vie à se prononcer ou à écrire en faveur du colonel Frémont. Les états du sud déclaraient hautement qu’ils se retireraient de l’Union si le candidat du nord était élu, et le gouverneur de la Virginie, M. H.-A. Wise, annonça qu’il marcherait sur Washington à la tête des milices virginiennes pour se saisir du Capitole et des archives fédérales.

Il y avait loin sans doute de la menace à l’exécution d’un pareil projet ; néanmoins les périls qu’une scission aussi profonde entre le nord et le sud créait à la république parurent assez sérieux pour qu’il se formât immédiatement un tiers-parti, qui prit pour drapeau le maintien de l’Union. Ce parti intermédiaire se recruta dans une section aux dépens du parti démocratique et dans l’autre aux dépens du parti républicain, systématiquement opposé à l’esclavage. Au sud, il rallia tous les hommes modérés et tous ceux qui, secrètement hostiles aux progrès de l’esclavage, n’avaient aucun moyen de voter pour un candidat de leur opinion. Au nord, il vit venir à lui ceux des adversaires de l’esclavage qui ne pouvaient se décider à voter avec les démocrates, et qui appréhendaient en même temps que les républicains ne voulussent pousser trop loin les conséquences d’une victoire. Malgré ce double concours, malgré l’accession de beaucoup d’hommes éminens, le parti américain ou unioniste ne l’emporta que dans un seul état, le Maryland; s’il balança presque les voix du parti démocratique dans quelques-uns des états du sud, il demeura en minorité insignifiante dans la plupart des états du nord. Il exerça néanmoins une grande influence sur l’élection en divisant les voix des adversaires de l’esclavage dans les états du centre, la Pensylvanie, le New-Jersey, l’Illinois et l’Indiana, qui donnèrent la victoire aux démocrates. Ceux-ci avaient compris qu’avec un candidat trop ouvertement favorable à l’esclavage, ils ne détacheraient pas une seule voix du faisceau des états libres, et qu’ils ne pouvaient opposer avec succès au candidat républicain qu’un citoyen du nord. Leur choix tomba sur M. Buchanan. Ils firent valoir en sa faveur que, par la naissance, l’éducation et les intérêts, il appartenait à un état libre, la Pensylvanie, que la plus grande portion de sa vie s’était écoulée au dehors dans les fonctions diplomatiques, qu’il était demeuré par conséquent étranger aux passions et aux luttes de l’intérieur, et que nul n’était plus propre à faire prévaloir dans le gouvernement les idées d’une sage conciliation. Les débris de l’ancien parti whig, dissous depuis l’élection de 1852, et tous les hommes modérés qui ne s’étaient pas joints encore aux unionistes se laissèrent prendre à ces argumens; en assurant la majorité aux démocrates dans les états du centre, ils firent pencher la balance générale de leur côté.

Ce fut donc une pensée de conciliation qui amena en 1856 le triomphe de M. Buchanan. On peut dire que celui-ci fut redevable de son élection au patriotisme d’anciens adversaires, qui surmontèrent leurs répugnances dans l’espoir de mettre un terme à la lutte la plus redoutable qui eût encore ébranlé l’existence de la confédération. Les sentimens du peuple américain se manifestèrent plus clairement encore dans les élections pour le congrès. Si tous les états qui avaient voté en faveur du colonel Frémont avaient envoyé à Washington des représentans républicains, le nouveau président se serait trouvé en face d’une législature hostile ; il aurait été dans l’impuissance de gouverner. Il n’en fut point ainsi : le choix des électeurs du nord-ouest et du centre se porta de préférence sur des candidats qui, tout en étant les adversaires d’une extension de l’esclavage, étaient prêts à seconder l’administration du président. Sûr déjà de l’appui du sénat, où les démocrates dominaient, M. Buchanan eut dans la nouvelle chambre des représentans une majorité qu’on ne pouvait évaluer à moins de 35 voix.

Il semblait donc que la route fût toute tracée devant le président. Il suffisait à celui-ci de se rendre compte des causes qui avaient amené son élection pour voir quelle direction il devait imprimer à sa politique. Tenir la balance égale entre les partisans et les adversaires de l’esclavage, calmer l’opinion publique violemment irritée dans les états du nord, telle était évidemment la seule conduite à suivre pour la nouvelle administration. M. Buchanan ne vit dans son succès personnel qu’une preuve de plus de l’ascendant irrésistible des états à esclaves : il avait conçu la pensée d’illustrer son passage au pouvoir par la conquête de Cuba ou du Mexique ; dans l’espoir que la reconnaissance assurerait à ses desseins ambitieux le concours des états à esclaves, il résolut de trancher en faveur de ceux-ci, par un coup de majorité, la question qui divisait le nord et le sud de l’Union. Cette question était celle du Kansas. Au risque de rallumer la guerre civile, qui avait déjà éclaté par deux fois au Kansas, M. Buchanan se déclara systématiquement pour les prétentions du sud, qui voulait introduire l’esclavage dans ce territoire malgré l’opposition de la majorité des habitans; il voulut faire recevoir le Kansas dans la confédération comme état à esclaves. Le nouveau président espérait emporter ce vote de haute lutte, et il comptait sur la lassitude de l’opinion pour faire accepter ensuite le fait accompli : il ne réussit qu’à briser sa majorité. Les démocrates du nord, arrivés au congrès avec l’intention de soutenir le président, refusèrent de le suivre dans cette campagne à outrance en faveur de l’esclavage : ils savaient ne pouvoir le faire sans froisser violemment le sentiment public dans leurs états et sans se fermer à jamais la carrière politique. Ils firent à M. Buchanan une opposition d’autant plus redoutable qu’ils étaient conduits par un homme de talent dont l’avenir était en jeu. M. Stephen Douglas, sénateur pour l’Illinois, était l’auteur du bill qui avait rapporté le compromis du Missouri[2] et qui avait ainsi rendu possible l’introduction d’esclaves dans le Kansas : cette initiative lui avait valu une grande popularité dans les états à esclaves; en 1852 et en 1856, il avait été le candidat préféré du sud pour la présidence. C’est précisément ce qui avait fait écarter sa candidature au dernier moment, lorsqu’on avait reconnu la nécessité de transiger avec l’opinion des états libres. M. Stephen Douglas aspirait à succéder à M. Buchanan. L’obligation où il s’était trouvé de sacrifier deux fois ses propres espérances, la majorité formidable obtenue par M. Frémont dans les états du nord, le progrès des idées hostiles à l’esclavage dans les états du centre, où le parti démocratique était condamné à l’impuissance dès que les républicains et les unionistes feraient cause commune, tout avait convaincu M. Douglas que l’appui du sud était désormais insuffisant pour élever un candidat à la présidence, qu’il n’y avait plus de chance que pour un prétendant qui, aux voix des états à esclaves, pourrait joindre l’appoint de quelques-uns des états du centre. Citoyen d’un état libre, possesseur d’une fortune considérable, jouissant d’une influence prépondérante dans l’Illinois, où son appui décidait de toutes les élections locales, comptant de nombreux amis dans les états d’Indiana et de New-York, ne pouvait-il devenir en 1860 l’objet d’un compromis semblable à celui qui avait valu la présidence à M. Buchanan? Il croyait avoir donné assez de gages aux hommes du sud pour ne leur devenir jamais suspect; il lui fallait maintenant éviter de se compromettre irrémissiblement aux yeux du nord. Il essaya donc de s’emparer de cette position de médiateur, qui était le rôle naturel du président. A mesure que M. Buchanan, irrité par les obstacles imprévus qu’il rencontrait, s’obstinait davantage dans sa campagne contre l’affranchissement du Kansas, M. Douglas se séparait davantage de la politique présidentielle. Lorsque le bill qui devait faire entrer le Kansas dans la confédération avec une constitution qui sanctionnait l’esclavage fut apporté au congrès, M. Douglas s’en déclara résolument l’adversaire, et entraîna dans son opposition presque tous les démocrates du nord. Il avait, disait-il pour justifier sa conduite, proposé le rappel du compromis du Missouri pour que les habitans des territoires nouvellement peuplés fussent libres de choisir entre l’esclavage et la liberté, et non pas pour qu’on leur imposât malgré eux l’esclavage. Les habitans du Kansas ne voulaient pas d’esclaves parmi eux; leur volonté devait être respectée. L’opposition de M. Douglas et de ses amis fit échouer le bill qui était le pivot de toute la politique du président. Ainsi reparaissait plus ardent et plus irréconciliable cet antagonisme du nord et du sud que l’élection de M. Buchanan avait eu pour objet de conjurer.

Lorsque les conservateurs des états du centre, qui avaient voté en faveur de M. Buchanan, virent l’homme en qui ils avaient placé leur confiance déserter son rôle d’arbitre impartial et de tuteur des intérêts de tous pour devenir le chef d’un parti, pour se faire l’apôtre et le propagateur passionné de l’esclavage, ils rompirent avec l’administration. Déjà la plupart des unionistes avaient passé dans les rangs des républicains ou s’étaient coalisés avec ceux-ci. Toutes les élections locales tournèrent désormais contre l’administration. Même dans la Pensylvanie, son état natal, M. Buchanan vit les électeurs repousser tous les représentans qui avaient voté pour ses mesures, et jusqu’à ses plus vieux et plus chers amis. Ce fut en vain au contraire qu’il essaya de combattre la réélection de M. Douglas dans l’Illinois : il vit son adversaire rentrer au sénat avec le prestige d’une élection victorieuse, à la suite d’une lutte qui avait attiré sur lui les regards de toute la confédération.

Lorsque la session de 1860 s’ouvrit, la majorité, dont M. Buchanan n’avait pas su se servir, avait disparu. Les républicains, encore en minorité dans le sénat, qui ne se renouvelle que par sixième, formaient la moitié de la chambre des représentans. Pour empêcher que la présidence de cette chambre n’échût à l’un d’entre eux, il aurait fallu que les démocrates du nord consentissent à voter pour un homme du sud, ou que les représentans du sud donnassent leurs voix à un partisan de M. Douglas. C’est ce qu’il fut impossible d’obtenir des uns ou des autres. Pendant que le sénat discutait avec passion la proposition d’une enquête sur l’échauffourée de John Brown, qu’on voulait mettre au compte du parti républicain, la chambre des représentans s’obstinait à perdre son temps en scrutins infructueux. Ce ne fut qu’au bout de trois mois qu’une voix se détacha du candidat du sud, et donna au candidat républicain le suffrage qui lui manquait pour réunir la majorité absolue. La plus grande partie de la session était donc déjà écoulée lorsque le congrès put entamer sa tâche; mais à peine avait-il abordé l’expédition des affaires, qu’il dut suspendre virtuellement ses travaux pour laisser à ses membres la faculté d’assister aux réunions préparatoires par lesquelles s’ouvre toujours une campagne électorale. Quelques mots d’explication sont ici nécessaires.

Lorsqu’un parti se constitue aux États-Unis, son premier soin est de se donner une organisation, c’est-à-dire un gouvernement calqué sur l’administration fédérale. Il établit dans chaque état un comité central qui correspond avec d’autres comités institués dans chacun des districts électoraux; des comités inférieurs se forment également dans chacune des subdivisions locales. Lorsqu’une élection doit avoir lieu, soit pour les fonctions municipales, soit pour la législature de l’état, soit pour la chambre des représentans le comité dans la sphère d’action duquel une vacance s’est produite se rassemble, et désigne le candidat qui doit recevoir les suffrages du parti. S’agit-il de faire choix de candidats pour les postes de gouverneur, vice-gouverneur, juge à la cour suprême, et autres fonctions pour lesquelles un vote doit avoir lieu dans tout l’état, on convoque une convention. Tous 1es comités de comtés ou de districts nomment un même nombre de délégués ; tous les délégués se réunissent à un jour donné et désignent à la majorité des suffrages les candidats du parti. Les choix ainsi faits sont publiés par la voie des journaux, et les comités locaux convoquent des assemblées de ratification auxquelles assistent tous les membres du parti. On y rend compte des travaux de la convention, on y fait un éloge pompeux des candidats qui ont obtenu la majorité, et l’assemblée s’engage à les soutenir. De même tous les quatre ans, et environ six mois avant l’époque fixée pour l’élection du président, une convention générale se réunit dans la ville désignée par la convention précédente ; chaque état y est représenté par un nombre de délégués égal au nombre des électeurs fédéraux qu’il a droit de nommer. Ces délégués doivent être munis de pouvoirs en règle, délivrés par les comités d’état. La convention se constitue comme si elle était la chambre des représentans : elle a de droit pour règlement le règlement même du congrès. Après la vérification des pouvoirs, un comité, composé d’un délégué de chaque état, est chargé de rédiger la plateforme, c’est-à-dire le programme politique qui résume les aspirations et les vues du parti, et qui doit lui servir de drapeau dans l’élection. On procède ensuite par voie de scrutin oral à la désignation des candidats à la présidence et à la vice-présidence. Les conventions du parti démocratique ont adopté comme règle, depuis 1844, qu’une candidature, pour être régulière, devait réunir la majorité des deux tiers. Les choix de la convention sont soumis dans chaque état à la ratification du peuple, ce qui donne lieu à des manifestations politiques que chaque parti s’efforce de rendre aussi imposantes que possible-et dans lesquelles les orateurs en renom sont invités à porter la parole.

Le moindre défaut de ces organisations compliquées est d’être extrêmement coûteuses ; les candidats de tout ordre et leurs partisans sont mis fréquemment à contribution pour subvenir aux frais de toute nature qu’entraînent la réunion des conventions, la correspondance, l’impression des circulaires et des bulletins de vote, les affiches vivantes, et les placards, sans compter les salves d’artillerie, les sérénades, les processions aux flambeaux et autres accessoires indispensables des manifestations américaines. Un inconvénient beaucoup plus grave est la suppression de la liberté du vote. Aux États-Unis aussi bien qu’en Europe, la classe la plus nombreuse, la plus active et souvent la plus intelligente est celle qui a le moins de temps à consacrer à la politique; il arrive rarement qu’un homme occupé d’affaires ou d’études sérieuses ait le loisir de faire partie d’une association politique se réunissant régulièrement. Les comités, surtout les derniers placés dans l’échelle, sont donc envahis par les avocats sans causes, par les médecins sans malades, les agens d’affaires, les chercheurs de places qui se vouent au triomphe d’un parti pour se faire élire à quelque petite fonction salariée. Toutes les chances sont pour que les intrigans s’y trouvent en majorité. Ce sont cependant ces comités qui nomment les délégués pour la convention qui doit choisir les candidats du parti; l’immense majorité des citoyens n’a d’autre alternative que d’accepter les désignations toutes faites, ou de renoncer à son droit de voter. Il faut nécessairement opter entre les candidatures préconisées par les divers partis; quelquefois un même scrutin doit pourvoir à une foule de fonctions différentes : il faut donc accepter aveuglément dix ou douze noms et souvent davantage ; tout au plus a-t-on la ressource de biffer un nom peu sympathique et de perdre ainsi un de ses votes; ce serait sans espoir qu’on substituerait au nom effacé le nom le plus glorieux ; on ne donnerait à l’objet de cette préférence individuelle qu’une voix isolée et inutile. Souvent même on ne peut s’accorder cette innocente satisfaction. Un des lecteurs de la Tribune de New-York lui écrivait dernièrement pour lui exposer sa perplexité : il souhaitait la nomination du candidat désigné par son parti pour la présidence, mais il avait une répugnance profonde pour le candidat à la vice-présidence, et cependant les électeurs fédéraux, qu’il était seulement appelé à nommer, avaient pour mandat impératif de voter en faveur de l’un et de l’autre candidats ; il demandait comment il pourrait satisfaire à la fois ses sympathies et ses répugnances. Le journal consulté se déclara hors d’état de résoudre le problème.

Un candidat isolé n’aurait aucune chance de lutter contre ces organisations puissantes, dont les ramifications couvrent toute l’étendue du territoire, et l’on a remarqué plus d’une fois que Washington lui-même, s’il sortait de la tombe, ne réussirait pas à se faire élire greffier de village à moins d’être régulièrement patroné par un parti. Si grande que puisse être la popularité d’un homme, elle ne suffit pas à lui donner, d’un bout à l’autre de la confédération, des journaux qui écrivent en sa faveur, des orateurs qui parlent pour lui. des imprimeurs et des distributeurs de bulletins, des électeurs enfin qui sollicitent la candidature afin de voter pour lui. On peut arriver à enlever le vote d’un état ou deux: on a vu de Witt Clinton obtenir les suffrages du New-York et Daniel Webster ceux du Massachusetts ; mais ce ne fut de la part de ces deux états qu’un stérile témoignage d’estime donné à un compatriote illustre.

On doit comprendre maintenant de quelle importance capitale il est pour un homme politique d’appartenir à l’une de ces organisations permanentes qui disposent de fonds considérables, qui commandent à une nuée d’agens de tout ordre, et qui ont le pouvoir d’élever à la présidence des citoyens complètement obscurs, comme M. Polk ou M. Pierce, dont le nom était inconnu hors de leur comté natal avant que l’intrigue, le hasard et l’impossibilité de concilier des prétentions rivales le fissent prononcer au sein d’une convention. Aussi, depuis la rupture de M. Douglas avec M. Buchanan, tout l’effort du président et de la fraction la plus exaltée des hommes du sud avait été d’établir que le sénateur pour l’Illinois s’était montré infidèle au programme du parti, qu’il s’était séparé volontairement de ses coreligionnaires politiques, et qu’il ne pouvait plus être considéré comme membre de l’organisation démocratique. D’interminables discussions s’étaient poursuivies dans la presse et au sein du congrès pour et contre l’orthodoxie démocratique de M. Douglas. Ce dernier n’essayait point de justifier sa conduite au point de vue général de l’intérêt public; il n’invoquait d’autre apologie que l’intérêt du parti, soutenant qu’il était demeuré dans les termes du programme adopté à Cincinnati en 1856, et qu’interpréter ce programme comme le sud le voulait faire, c’était ruiner le parti démocratique dans tous les états libres et le vouer par conséquent à l’impuissance. On ne pouvait l’exclure, disait-il, sans exclure en même temps tous les hommes qui avaient défendu le plus énergiquement la cause du sud, qui avaient soutenu la lutte la plus acharnée contre les républicains, et qui avaient fait pencher la balance en faveur de M. Buchanan. Le jour où le sud serait réduit à ses seules forces en face du nord unanime, il ferait bien vite l’apprentissage de l’humiliation et de la défaite. Les chefs du parti exalté, des mangeurs de feu, comme on les appelle, M. Jefferson Davis, sénateur pour le Mississipi, M. Yancey, sénateur pour l’Alabama, MM. Slidell et Benjamin, sénateurs pour la Louisiane, n’hésitaient pas à répondre que ce jour-là c’en serait fait de l’Union, que le sud avait tout avantage à former une confédération distincte où il réglerait librement ses destinées, qu’en attendant il ne souffrirait point qu’on sacrifiât ses intérêts vitaux à des calculs d’ambition personnelle, qu’il ne tolérerait ni hésitation, ni équivoque, ni trahison. En même temps plus d’un orateur faisait ressouvenir M. Douglas du sort de M. van Buren, qui, pour avoir voulu scinder le parti démocratique et déserter la cause du sud, avait vu se clore brusquement sa carrière politique. Ces débats sans cesse renouvelés avaient rempli les premiers mois de la session de 1860 : ils faisaient prévoir des orages au sein de la convention qui devait se réunir au mois d’avril pour désigner le candidat du parti démocratique. Il y avait des deux parts la même confiance et le même acharnement. M. Douglas se croyait sûr d’être désigné. Il était au sein du parti démocratique le seul homme considérable du nord : personne ne pouvait être mis en balance avec lui pour le talent, la notoriété, l’expérience parlementaire; tout-puissant dans l’Illinois, très influent dans l’Indiana et le Michigan, il pouvait seul apporter au parti un contingent réel; il ne voyait non plus au sud personne qui eût chance de rallier les sympathies des états libres; il se regardait donc comme l’indispensable trait d’union des deux fractions du parti. Assuré d’avance que les délégués du nord voteraient presque unanimement pour lui, lié d’amitié depuis longues années avec les hommes les plus capables et les plus influens du sud, ses collègues au sénat, il s’attendait à être, au sein de la convention démocratique, l’objet des attaques les plus violentes, mais il était convaincu qu’au moment du vote il réunirait le plus grand nombre de suffrages, et que les exaltés seraient contraints de s’incliner devant le choix de la majorité. Cette présomption de M. Douglas exaspérait ses adversaires; ils ressentaient comme une injure la confiance avec laquelle les journaux qui lui étaient favorables annonçaient son triomphe et promettaient amnistie aux gens qui viendraient à résipiscence après l’avoir combattu. Ils n’épargnèrent aucun effort pour faire nommer par les comités de leurs états des délégations tout à fait hostiles à M. Douglas, et ils y réussirent avec l’appui de l’administration fédérale. Le président lui-même, chez qui l’âge n’avait point amorti les ardeurs d’un caractère opiniâtre et violent, le cœur ulcéré de ses défaites, entra avec passion dans ce complot contre l’homme qu’il regardait comme l’auteur de tous ses échecs. Partout les agens de l’administration, avocats-généraux, greffiers, receveurs des contributions, employés des postes, reçurent l’ordre, sous peine de destitution, d’appuyer la fraction du parti hostile à M. Douglas.


II.

La convention démocratique se réunit à Charleston, dans la Caroline du sud, le 23 avril 1860. Les délégations du nord-ouest arrivaient unanimes en faveur de M. Douglas et annonçaient l’intention de le soutenir jusqu’au bout; celles du nord-est étaient en majorité sympathiques à la même candidature; les fonctionnaires publics qui en étaient membres faisaient seuls exception. Les délégations du Mississipi, du Texas, de la Louisiane, de la Floride et de l’Alabama, conduites par deux sénateurs, MM. Slidell et Yancey, se déclaraient résolues à faire échouer à tout prix M. Douglas; celles de la Caroline du sud et de la Géorgie n’étaient guère moins ardentes: les délégués des états voisins du centre, Missouri, Tennessee, Kentucky et Maryland, étaient fort divisés. A Charleston même, l’opinion publique se montrait fort irritée contre le nord, et une véritable pression était exercée sur les délégués par la population et par les nombreux curieux accourus de tous les points du sud.

Les amis de M. Douglas étaient désireux d’en venir aussitôt que possible au scrutin. Ils comptaient sur l’effet moral que ne pouvait manquer de produire le grand nombre de voix obtenues par leur candidat dès le premier tour; ils s’attendaient à ce que deux autres candidats seraient présentés, un modéré par les états du centre et un exalté par les états extrêmes, et à ce que les amis du premier, reconnaissant au bout de quelques scrutins l’impossibilité de le faire prévaloir, se rabattraient sur M. Douglas et lui donneraient la majorité des deux tiers ; quant à la majorité absolue, ils s’en croyaient certains dès le premier tour. Toutefois les exaltés ne se souciaient aucunement de constater par un scrutin leur infériorité numérique et de laisser à M. Douglas les chances d’un ballottage. Ils déclarèrent qu’ils n’avaient de candidat ni pour la présidence ni pour la vice-présidence, qu’ils ne demandaient ni l’une ni l’autre de ces deux nominations, mais qu’il leur fallait des garanties sérieuses pour les intérêts du sud. On leur avait fait adopter en 1856 une candidature de transaction en leur promettant merveilles, et toutes les questions politiques avaient été tranchées contre le sud ; ils ne voulaient plus être joués ainsi. Que le nord fît choix pour candidat d’un homme du sud, ils s’engageaient d’avance à l’accepter, quel qu’il fût, avec le programme de 1856 ou même sans programme; mais à défaut d’un candidat dont la personne serait à elle seule une garantie suffisante, ils exigeaient un programme net et sans équivoque, qui donnât explicitement satisfaction à toutes les inquiétudes et à tous les griefs des possesseurs d’esclaves. Les amis de M. Douglas ne pouvaient agréer une proposition qui eût frappé d’exclusion leur candidat. Les exaltés demandèrent alors et obtinrent que, suivant l’exemple des conventions antérieures, on procédât, avant tout scrutin, à la rédaction d’un programme.

Ce premier point gagné, les adversaires de M. Douglas visèrent à rendre la rédaction du programme inacceptable pour leur adversaire, afin de le contraindre à faire défection. Les délégations du sud donnèrent pour instructions à leurs représentans dans le comité de rédaction de prendre pour base les résolutions présentées au sénat des États-Unis par M. Jefferson Davis, du Mississipi, et qui affirmaient l’obligation pour le congrès de protéger l’esclavage dans les territoires. Il était certes impossible de porter un coup plus direct à M. Douglas. Lorsque celui-ci avait proposé de rapporter le compromis du Missouri, il avait soutenu que le congrès n’avait pas plus le droit d’interdire que d’imposer l’esclavage aux habitans des territoires nouvellement peuplés, et que toute initiative de sa part à cet égard ne pouvait être qu’un empiétement sur le libre arbitre des colons. Accusé par les gens du nord d’avoir voulu favoriser les progrès de l’esclavage, M. Douglas s’était défendu énergiquement de toute pensée pareille. Il avait voulu, disait-il, renvoyer à la nature et à la volonté du peuple une question qui n’était pas de la compétence du congrès. Partout où le travail esclave serait plus productif que le travail libre, on essaierait vainement de le proscrire, parce que l’intérêt serait plus fort que la loi; partout au contraire où l’esclavage serait désavantageux, aucune force humaine ne pourrait l’introduire. Pourquoi ne pas laisser agir la force des choses, puisqu’elle était irrésistible? Pour sa part, il n’avait eu qu’une pensée, prévenir le retour de débats irritans en interdisant au congrès une intervention qui ne pouvait être qu’inutile ou impuissante, et qui était une usurpation sur le droit des citoyens à régler leurs institutions. Tandis que les républicains reprochaient à M. Douglas d’introduire dans la constitution un principe nouveau et de sacrifier l’autorité du congrès et les droits de la nation à ce qu’ils appelaient ironiquement la souveraineté du pionnier (squatter sovereignty), les masses conservatrices de l’ouest et du centre, fatiguées d’une agitation préjudiciable à tous leurs intérêts, s’étaient ralliées volontiers à une doctrine commode qui promettait de mettre fin à ces éternelles controverses pour et contre l’esclavage. De là les succès obtenus par M. Douglas dans toute la vallée du Mississipi en 1856, lorsqu’après le sacrifice de ses espérances, il s’était dévoué à faire réussir la candidature de M. Buchanan, croyant préparer du même coup sa propre élection en 1860.

La logique des passions est inexorable : les plus sages des hommes du sud acceptaient la théorie de M. Douglas comme pleinement satisfaisante; elle les assurait qu’aucune tentative ne serait faite pour empêcher l’introduction de l’esclavage dans les provinces qu’on pourrait un jour acquérir ou détacher du Mexique. Les exaltés au contraire prétendaient signaler un danger dans cette souveraineté des pionniers. Si elle reconnaissait aux habitans des territoires le droit d’adopter l’esclavage, elle leur reconnaissait aussi le droit de l’interdire, et c’est ce que ces raisonneurs ne pouvaient admettre. Si le congrès, disaient-ils, n’a pas le droit d’interdire l’esclavage, comment les gouvernemens provisoires dont il autorise l’établissement dans les territoires, et qui sont ses créations, auraient-ils un droit que leur auteur n’a pas? Donc l’esclavage ne peut être interdit dans les territoires, donc il existe de droit dans tous. Lorsqu’une de ces sociétés naissantes a grandi, lorsqu’elle a mérité d’entrer dans la confédération à titre de communauté indépendante, elle peut, dans la plénitude de sa souveraineté, conserver ou abolir l’esclavage; mais jusqu’à cette émancipation solennelle, et tant qu’elle demeure en tutelle, elle n’est pas maîtresse de rejeter l’esclavage de son sein. Si donc cette communauté mineure essaie de porter atteinte aux droits des propriétaires d’esclaves, c’est un devoir rigoureux pour le congrès de les faire respecter. On appuyait encore cette argumentation sur les considérans de l’arrêt rendu par la cour suprême dans l’affaire de l’esclave Dred Scott. Ces considérans refusent de reconnaître aucune différence entre un esclave et une propriété quelconque, et portent que tous les citoyens ont un droit égal à se transporter sur un point quelconque du territoire américain avec leur propriété et à y réclamer pour cette propriété la protection des lois. Les résolutions de M. Jefferson Davis, qui depuis deux mois occupaient le sénat au détriment des affaires publiques, avaient pour objet de faire déclarer par cette assemblée l’urgence pour le congrès de voter les lois nécessaires à la protection de l’esclavage dans tous les territoires.

On aperçoit aisément toute la portée de l’argumentation qui vient d’être résumée. Les républicains ne manquaient pas d’en déduire toutes les conséquences pour les opposer à M. Douglas comme le résultat forcé de la négation de l’autorité du congrès. Ils soutenaient que la logique était du côté de M. Jefferson Davis : du moment que le congrès n’avait pas le pouvoir de légiférer contre l’esclavage, celui-ci était de droit partout où s’étendait l’empire de la constitution américaine, et c’était la liberté qui était l’exception, puisqu’elle ne pouvait exister qu’en vertu d’un acte spécial et d’une volonté expressément manifestée par le peuple. Encore la volonté populaire était-elle, à cet égard, soumise à plus d’une restriction. Un citoyen du nord avait incontestablement le droit de se transporter au sud avec ses outils ou ses marchandises, de les y employer à sa guise, de les garder ou de les vendre. Ne s’ensuivait-il pas, d’après la doctrine de la cour suprême, qu’un planteur du sud avait le droit de venir à New-York ou à Boston avec son troupeau d’esclaves, de s’y faire servir par eux et de les mettre en vente? Ainsi les états libres avaient vainement interdit à leurs citoyens de posséder des esclaves : ils n’avaient point affranchi leur territoire de cette lèpre sociale; il dépendait du bon plaisir d’un homme du sud de leur infliger le spectacle de l’esclavage et de la plus repoussante de ses conséquences, le trafic de la chair humaine. Ce n’était point là une vaine hypothèse, comme l’attestait un procès pendant devant la cour suprême. Un Virginien, nommé Lemmon, qui se rendait au Texas avec deux esclaves, était venu à New-York pour prendre le paquebot qui va à la Nouvelle-Orléans. Ses deux esclaves lui avaient été enlevés au nom de la loi de New-York, qui interdit l’esclavage dans les limites de cet état; ils avaient été déclarés libres par un arrêt de la cour de New-York, confirmé par la cour suprême d’Albany. Une souscription avait été ouverte parmi les négocians de New-York, désireux d’étouffer cette fâcheuse affaire, et Lemmon avait été désintéressé; mais l’état de Virginie était intervenu dans le procès et avait interjeté appel devant la cour suprême des États-Unis pour faire décider que la juridiction des cours de New-York ne s’étendait pas sur un citoyen virginien. Avec les dispositions bien connues de la cour suprême, où les démocrates étaient en majorité, la décision ne semblait pas douteuse. Voilà donc où avait conduit l’atteinte portée par M. Douglas à la constitution et à l’autorité du congrès! On avait prétendu restituer aux habitans des territoires la faculté d’opter entre l’esclavage et la liberté, et voici que, de conséquence en conséquence, le sud en arrivait à imposer l’esclavage aux états qui étaient et qui voulaient demeurer libres.

Rien n’était plus propre qu’une pareille perspective à développer l’hostilité croissante du nord contre l’esclavage. Insérer les résolutions de M. Jefferson Davis, ou la substance seulement de ces résolutions, dans le programme du parti démocratique, c’était enlever au candidat qui accepterait ce programmé toute chance d’obtenir un seul suffrage en dehors des états à esclaves. M. Douglas personnellement n’aurait pu y adhérer sans renier la conduite et le langage qu’il avait tenus depuis six ans, et sans ruiner à jamais son influence jusque dans l’Illinois. Or ses adversaires voulaient précisément lui imposer cette alternative cruelle de renoncer à la candidature ou de se donner à lui-même un démenti déshonorant. M. Slidell adressa de Washington à un délégué de la Louisiane une série de résolutions dont la rédaction était aussi provocatrice que possible; de son côté, M. Douglas manda à ses partisans de s’en tenir strictement au programme de 1856, en y ajoutant tout au plus une adhésion à l’arrêt de la cour suprême dans l’affaire Dred Scott. On crut que la commission du programme ne tomberait jamais d’accord sur une rédaction; les quinze délégués des états à esclaves étaient unanimes, tandis que les délégués des états libres proposaient trois ou quatre rédactions qui avaient toutes pour objet de donner satisfaction au sud tout en esquivant une adhésion à ce qu’on appelait le code noir. Enfin M. Avery, de la Caroline du nord, substitua au projet de M. Slidell une rédaction moins agressive dans la forme, et qui fut adoptée par 17 voix contre 16, les délégués de l’Orégon et de la Californie s’étant joints aux quinze délégués du sud, sur la promesse qui leur fut faite que le général Lane, sénateur pour l’Orégon, serait le candidat à la vice-présidence.

En présentant à la commission le projet de la majorité, M. Avery tint un langage très net et très résolu. Le temps des équivoques et des demi-mesures était passé, dit-il; le sud avait été jusqu’à la dernière limite des concessions, il lui fallait désormais une satisfaction complète. La théorie de la souveraineté des pionniers était une attaque plus dangereuse pour le sud que le proviso de Wilmot[3], parce qu’elle était moins franche. M. Payne, de l’Ohio, au nom de la minorité, prit la défense de la doctrine qu’on venait d’attaquer; elle était chère aux hommes du nord, et elle ne pouvait être abandonnée par eux. Si le parti démocratique la répudiait, il ne devait plus compter désormais sur une seule voix dans les états libres, et bientôt il aurait cessé d’exister. L’antagonisme profond que trahissaient ces deux discours produisit d’autant plus d’impression sur l’assemblée que le langage des deux orateurs était parfaitement calme et mesuré. M. King, qui avait été gouverneur du Missouri, fit alors un appel à la concorde et à la conciliation. Il se déclara contre la rédaction de la majorité. Même avec un pareil programme, on pouvait compter sur la victoire dans le Missouri; mais il n’hésitait pas à reconnaître qu’on rendait le succès impossible dans les états libres : n’était-il pas imprudent de condamner à une défaite certaine des alliés dont le concours avait été si précieux, et n’était-ce pas mener le parti tout entier à la ruine? Le chef des exaltés, M. Yancey, se leva aussitôt, et les applaudissemens qui éclatèrent immédiatement dans les galeries indiquèrent assez quels sentimens animaient les populations du sud. M. Yancey protesta contre le langage que venait de faire entendre le représentant d’un état à esclaves, et surtout d’un des états les plus exposés aux menées des abolitionistes. Le sud n’avait plus de chances de salut que dans une conduite énergique et résolue. Etait-il possible qu’après l’expérience de 1856, après les déceptions et les échecs qui l’avaient suivie, on pût songer encore à recourir aux mêmes manœuvres et aux mêmes expédiens? Mieux valait cent fois pour le sud succomber en avouant hautement ses principes et en revendiquant tous ses droits que d’acheter une victoire inutile, sinon dangereuse, par des équivoques et un tacite abandon de ses croyances. Si les hommes du sud étaient capables de cette faiblesse, si, pour la vaine satisfaction de voir élire un candidat choisi par eux, ils consentaient à se mettre à la remorque de quelques intrigans, à se faire les instrumens d’ambitieux sans franchise, ils méritaient d’être pendus plus haut que ne l’avait été Aman. Ce discours insultant et provocateur amena une vive réplique d’un des amis intimes de M. Douglas, M. Pugh, sénateur pour l’Ohio. Remontant à quelques années en arrière, M. Pugh établit, par une série de citations accablantes, que tous les citoyens notables du sud, y compris M. Yancey lui-même, s’étaient ralliés avec empressement aux doctrines qu’ils attaquaient maintenant, et qu’ils avaient qualifié d’inadmissibles, d’insensées et d’inconstitutionnelles les exigences dont ils se faisaient aujourd’hui les défenseurs. C’était avec leurs propres paroles et leurs propres argumens qu’il repoussait et flétrissait d’injustifiables prétentions.

Ainsi chaque discours aggravait le dissentiment, et lorsqu’à la séance suivante M. Bigler, de la Pensylvanie, présenta une troisième rédaction et demanda qu’elle fût renvoyée à la commission, il se trouva une majorité d’une voix pour adopter cette proposition. On voulait essayer d’ajourner, sinon de conjurer une rupture que tous sentaient imminente. Vaine tentative! la commission ne put se mettre d’accord, et revint avec deux projets qui ne différaient pas sensiblement des deux qui avaient déjà été proposés. Ce fut au milieu d’une véritable tempête qu’on en vint au vote. Le programme présenté par la majorité de la commission, c’est-à-dire le programme des états à esclaves, fut rejeté dans la convention de Charleston par 165 voix contre 138. Le programme des états libres fut alors mis aux voix et adopté article par article, un grand nombre des délégués du sud s’abstenant de prendre part au scrutin. Lorsqu’il s’agit de voter sur l’ensemble, M. Walker, chef de la délégation de l’Alabama, demanda et obtint la parole. Après avoir donné lecture d’une protestation contre la décision de la majorité, il déclara que, conformément aux instructions qu’elle avait reçues, la délégation de l’Alabama se retirait de la convention. Des déclarations semblables furent faites, au milieu d’un profond silence, au nom des délégations du Mississipi, de la Louisiane, de la Caroline du sud, de la Floride, du Texas et de l’Arkansas. Les délégations de la Virginie, de la Géorgie et du Kentucky demandèrent à se consulter, et la séance fut levée. Quand on voulut reprendre les délibérations, les sept délégations dissidentes ne se présentèrent pas, et il fut décidé qu’on passerait immédiatement au scrutin pour la présidence. La première épreuve ne donna aucun résultat, et il en fut de même des épreuves qui suivirent. M. Douglas, qui eut presque immédiatement la majorité absolue, ne put la dépasser et encore moins atteindre la majorité des deux tiers. Après cinquante-sept scrutins inutiles, une proposition d’ajournement fut adoptée par 166 voix contre 88 : l’assemblée arrêta qu’elle ne se réunirait de nouveau que le 18 juin, et que cette fois ce serait à Baltimore.

L’avortement de la convention démocratique de Charleston produisit une profonde sensation. Les républicains saluèrent cet événement comme un gage de succès pour leur propre candidat et comme une marque du progrès de leurs doctrines. Ce grand parti démocratique si fier de son universalité, et qui en 1856 reprochait si dédaigneusement à ses adversaires de ne représenter qu’une fraction de la nation, venait donc de se couper en deux suivant une ligne purement géographique. Il se divisait sur cette question de l’esclavage qu’il s’était flatté d’écarter de l’arène politique. Après avoir si souvent accusé les républicains d’entretenir sans motif et par pure animosité des débats irritans, il était en proie lui-même à cette agitation qu’il avait déclarée toute gratuite ; après s’être fait si longtemps l’instrument complaisant des passions, des exigences et des terreurs du sud, il avait dû finir par briser une chaîne trop dure, et rompre avec des prétentions intolérables. Ces conservateurs timorés du nord qui avaient déserté la cause de la liberté en 1856 et porté la victoire chez les démocrates reconnaîtraient-ils leur erreur ? Se convaincraient-ils enfin qu’il n’était pas de limite aux demandes du sud, et qu’à moins de lui sacrifier la constitution tout entière, on ne le satisferait jamais ? Grâce au ciel, le jour commençait à poindre où les hommes du nord, revenant aux doctrines des fondateurs de la république, se grouperaient tous autour de l’étendard de la liberté.

Un événement qui causait une satisfaction si vive aux républicains devait faire naître chez leurs adversaires des sentimens tout opposés. Aussi ne put-on s’empêcher de remarquer l’attitude prise par la Constitution de Washington. Ce journal, organe spécial de M. Buchanan, ne voulut voir dans ce qui s’était passé qu’un échec pour M. Douglas, et le fit ressortir avec complaisance.


« Quelque opinion, dit-il, que l’on adopte au sujet de ce qui s’est passé à Charleston, il est un fait brutal et impossible à contester : c’est que les partisans du candidat de la souveraineté des pionniers ont complètement échoué, qu’il ne leur reste plus d’autre ressource que de chercher un autre candidat qui puisse être accepté par les états démocratiques. Tout homme qui prendra la peine de s’informer sera bientôt convaincu que M. Doublas n’a aucun moyen de triompher de l’opposition qui lui est faite par le parti démocratique dans les états dont le vote électoral sera certainement acquis à la démocratie en novembre prochain. Lutter contre un fait pareil ne pourrait aboutir qu’à sa ruine politique. »


L’Enquirer de Cincinnati, un des principaux journaux démocratiques du nord, s’empressa de répondre à la Constitution que l’échec était pour ceux qui avaient voulu dénaturer le symbole du parti, et n’avaient pu y parvenir ni par force ni par intrigue. On avait acquis la preuve que le parti ne consentirait jamais à laisser introduire dans son programme u cette misérable hérésie, que les citoyens d’un territoire n’ont pas le droit d’exclure l’esclavage, si telle est leur volonté, et que le congrès a pour devoir de le leur imposer dans ce cas par une loi formelle. »


« Quant à M. Douglas, continuait l’Enquirer, le candidat et le favori du peuple, quoiqu’il ait eu à lutter contre l’opposition ouverte et combinée de tous les autres prétendans à la présidence, de l’administration et des séparatistes du sud, il a reçu pendant plus de cinquante scrutins les trois cinquièmes de tous les votes émis. Il a obtenu 152 suffrages, tandis que les autres candidats ensemble n’en réunissaient pas 100 : il a eu la majorité absolue de la convention, même si tous les états avaient été présens et avaient voté. On n’a pu empêcher sa nomination que par l’adoption d’une règle qui exigeait les quatre cinquièmes des votes pour rendre un choix valable. Si l’on considère la force et la puissance de tous les élémens combinés contre lui, c’est assurément là un des triomphes personnels les plus extraordinaires que jamais homme ait remporté. Si les hommes politiques qui siégeaient dans la convention avaient fidèlement représenté la volonté du peuple, M. Douglas aurait été nommé unanimement au premier scrutin. Il nous paraît impossible que la convention, lorsqu’elle se réunira de nouveau à Baltimore, ne tienne pas compte d’un pareil fait et en méconnaisse la signification. »


C’était aussi l’avis de l’Union de Bangor et de l’Argus d’Albany, deux feuilles influentes, l’une du Maine et l’autre du New-York, qui croyaient que l’ajournement profiterait à M. Douglas. La réflexion devait montrer aux hommes du sud qu’ils étaient allés trop loin, qu’en brisant le parti démocratique, ils ne faisaient qu’assurer le triomphe de leurs ennemis les républicains, et se désarmer eux-mêmes. Du reste, tous les journaux démocratiques du nord protestaient que les concessions étaient épuisées, et que le principe de non-intervention demeurerait le dogme fondamental du parti. « Abandonner ce principe, disait le Courrier de Buffalo, serait pire qu’un suicide ; ce serait le comble de la lâcheté, de l’abaissement et de l’ignominie. »

Le langage des feuilles du sud était loin cependant de trahir le moindre regret. Le Charleston Mercury reconnaissait que, si M. Douglas ne pouvait être désigné par la convention démocratique quand elle se réunirait de nouveau, il était également en son pouvoir d’empêcher tout autre de l’être, puisqu’il disposait de la moitié des voix. Tout donnait donc à penser que la convention de Baltimore n’aboutirait pas plus que celle de Charleston. Le Mercury s’en félicitait d’avance. Mieux valait pour le sud avoir affaire à un ennemi franc et déclaré qu’à un adversaire déguisé sous les dehors de l’amitié. Une désignation unanime ne pouvait avoir lieu que si les deux fractions du parti se prêtaient à des équivoques et à des mensonges; il était indigne du sud de tremper « dans cette ignoble comédie; » il lui fallait réclamer tous ses droits et rompre avec quiconque ne les reconnaîtrait pas ouvertement. « Bien des gens, disait la Chronique d’Augusta en Géorgie, regardent la dissolution du parti démocratique comme le glas de la république, comme le sûr avant-coureur de la rupture de l’Union. Nous espérons qu’il n’en sera rien, et nous croyons sincèrement qu’il était indispensable de briser le parti. Depuis plusieurs années, comme chacun le sait bien, il n’y avait plus que le nom du parti sur lequel ses membres fussent d’accord, et ce nom servait à couvrir mille iniquités... Les droits du sud sont incompatibles avec la souveraineté des pionniers, que prêche la démocratie du nord : le sud ne peut les abandonner. » Le Mississipien de Jackson applaudissait également à la conduite des délégués du sud à Charleston comme à une « inévitable nécessité politique : se soumettre à la loi de la majorité sectionnelle de la convention eût été la mort pour la démocratie du sud. »

La lutte se continuait ainsi dans la presse avec la même aigreur et le même acharnement qu’au sein de la convention. Elle ne tarda pas à être transportée au sénat. M. Jefferson Davis, en demandant la mise à l’ordre du jour de ses résolutions, prononça contre M. Douglas un discours amer et plein de personnalités. M. Clingman, de la Caroline du nord, ayant pris la défense de M. Douglas et insisté sur la nécessité pour le parti démocratique de ne pas se diviser, s’il voulait conserver une chance de succès, M. Benjamin, de la Louisiane, protesta avec vivacité contre la pensée de sacrifier les principes du parti à la satisfaction d’un triomphe électoral et surtout à l’ambition d’un homme. «Qu’on me donne, dit-il, un programme qui assure nos droits, qui soit pleinement satisfaisant pour mes concitoyens, et, comme personnification de ce programme, prenez tel homme qu’il vous plaira, qui puisse honorablement l’adopter : cet homme sera mon candidat. Je parcourrai mon état dans son intérêt, je lui consacrerai mes forces et mon temps, je serai prêt à parler pour lui partout, autant de fois, à quelque heure que ses amis le demanderont. Rien ne m’arrêtera; mais je ne me sens pas le cœur de combattre lorsqu’on me donne à choisir entre un homme qui conteste nos droits ouvertement et nettement et un homme qui les reconnaît, mais qui veut les frauder. Je ne subirai ni l’un ni l’autre. » M. Benjamin ne dissimula point l’espoir que lorsque les démocrates du nord sauraient toute la vérité, ils n’hésiteraient pas à cimenter, aux dépens de M. Douglas, leur alliance avec le sud. Il raconta alors dans les plus grands détails un fait jusque-là ignoré : c’est que le conflit entre les deux sections du parti remontait jusqu’à l’époque même où elles appuyaient en commun le rappel du compromis du Missouri. En 1856, on avait failli ne pouvoir s’entendre sur un programme : on n’avait prévenu une rupture qu’en adoptant une rédaction ambiguë, et qui avait en effet reçu une interprétation différente au nord et au sud; mais il avait été entendu de part et d’autre qu’on provoquerait par un procès une décision de la cour suprême, qui ferait loi pour le parti. Cette décision était intervenue dans l’affaire Dred Scott; il ne pouvait donc plus être question de la souveraineté des pionniers. Cette révélation curieuse expliquait pourquoi le sud ne voulait plus accepter le programme de Cincinnati sans y ajouter un commentaire; elle donnait aussi la clé de ces reproches de mauvaise foi et de trahison que le sud prodiguait à M. Douglas, et que M. Benjamin ne lui épargna point. M. Douglas saisit naturellement l’occasion qui lui était offerte de répondre à toutes les attaques dont il avait été l’objet. Il ne prit la parole qu’après tous ses adversaires. Il fit l’histoire du parti démocratique pour démontrer que le sud n’avait pas toujours été aussi exigeant, mais que chacune des victoires que la démocratie du nord avait gagnée pour lui était devenue le point de départ d’une prétention nouvelle. Remontant aux luttes de 1850, il rappela qu’il était alors presque seul à lutter pour le sud contre M. Clay et M. Webster, et qu’à ce moment les hommes du sud réclamaient sans l’obtenir ce principe de l’abstention du congrès dans les territoires, dont ils faisaient fi maintenant. Ce n’était ni lui ni la démocratie du nord qui avaient changé de principes; c’était le sud qui se retournait aujourd’hui contre ce qu’il avait longtemps souhaité. En vain M. Davis et ses amis voulurent contester ces faits, une série de citations accablantes leur ferma la bouche. Les inconséquences et les variations de ses adversaires donnaient beau jeu à la verve sarcastique et à la parole acérée de M. Douglas, et celui-ci sortit de la discussion avec les honneurs de la lutte; mais ce triomphe oratoire ne donnait satisfaction qu’à son amour-propre : les blessures qu’il avait faites à ses ennemis n’eurent d’autre effet que de les irriter davantage, de rendre irrévocable une rupture aussi fatale à lui-même qu’à ses rivaux.


III.

Pendant que le sénat était tout entier à ces débats brûlans, une convention unioniste se réunissait à Baltimore et terminait en deux jours tous ses travaux. Le parti intermédiaire qui avait porté ses voix sur M. Milliard Fillmore en 1856 avait sommeillé pendant plus de trois années. Il n’avait conservé de vitalité que dans les états du sud, où il servait de point de ralliement à tous les adversaires de la politique à outrance de M. Buchanan. L’émotion causée par le coup de main de John Brown sembla rendre à ce parti quelque existence dans le nord. De grandes démonstrations eurent lieu à Boston, à New-York et à Philadelphie, pour réprouver l’attaque violente dont un état du sud venait d’être l’objet, pour protester de la nécessité d’observer les lois et la constitution. Des hommes considérables avaient pris l’initiative de ces démonstrations, et l’on avait vu sortir de leur retraite, à cette occasion, des personnages qui avaient occupé les plus hautes fonctions dans les états du nord, et qui semblaient avoir dit adieu à la politique. On put croire à une résurrection de l’ancien parti whig, et le concours empressé que les classes commerçantes, liées d’intérêts avec le sud, prêtèrent aux manifestations, fit illusion sur la portée et la durée possible de ce mouvement. On entreprit immédiatement de réorganiser le parti unioniste, et l’on se flatta d’intervenir efficacement dans la prochaine campagne présidentielle. C’était la convention de ce nouveau parti qui s’était réunie le 9 mai à Baltimore, sous la présidence de M. W. Hunt, ancien gouverneur de l’état de New-York. Par la position sociale, le caractère et les antécédens des hommes qui la composaient, cette réunion était fort supérieure à celle qui venait de se séparer à Charleston, et peut-être à toutes les assemblées du même genre que les États-Unis avaient vues ; mais elle avait le tort de ne représenter aucun principe défini, aucune idée arrêtée, et ses membres, de quelque estime qu’ils fussent entourés chacun dans son état, étaient, presque tous et depuis trop longtemps, trop en dehors du mouvement politique et trop étrangers aux masses populaires pour exercer une influence réelle. C’était une armée de généraux, tandis qu’il aurait fallu des millions de soldats. Il n’y avait assurément aucun parallèle à établir entre M. Hunt, qui représentait New-York à Baltimore, et le capitaine Rynders, délégué par la même ville à Charleston. L’un, par sa naissance, son éducation, ses lumières, sa fortune, appartenait aux premiers rangs de la société américaine. Il avait obtenu tous les honneurs que peut conférer le suffrage universel ; successivement membre de la législature de New-York, membre du congrès, gouverneur de son état, il s’était acquis partout la réputation d’un homme de mérite et d’honneur. L’autre, complètement illettré, mais possédant une voix de stentor, et suppléant à l’instruction qui lui manque par une verve brutale et grossière, était un orateur de carrefour, depuis longtemps à la solde du parti démocratique. Pourvu d’une place de chef de la maréchaussée en récompense de ses services politiques, il était véhémentement soupçonné de laisser échapper, moyennant finance, les gens qu’il était chargé d’arrêter. Ce même homme pourtant, fêté dans toutes les tavernes du port, connaissant par leur nom tous les crieurs de journaux, tous les distributeurs de bulletins, tous les applaudisseurs à gages et tous les comparses des manifestations, était une puissance, et ne se vantait pas lorsqu’il prétendait porter dix mille voix dans la poche de son gilet. Là était la faiblesse de ce parti des vieux gentlemen ou des têtes argentées, comme l’appelaient ironiquement ses adversaires de toutes nuances : composé d’hommes honnêtes et bien intentionnés, qui espéraient réussir à constituer un parti avec des réunions de salons, quelques discours et quelques articles de journaux, il ne possédait aucun des moyens d’action à l’aide desquels on remue les masses.

Le parti unioniste n’avait même pas à son service une de ces formules qui agissent sur les imaginations et qui tiennent lieu d’argumens : il n’aurait pu rédiger un programme sans incliner vers l’un ou vers l’autre des deux grands partis aux dépens desquels il voulait se recruter. Aussi la convention de Baltimore décida-t-elle, après une très courte délibération, qu’elle ne ferait pas de manifeste; elle se borna à donner au parti une devise ainsi conçue : « l’union, la constitution et l’obéissance aux lois. » C’était sans doute une façon ingénieuse d’échapper à la difficulté de se prononcer entre le nord et le sud ; mais aussi tous les partis pouvaient revendiquer ce mot d’ordre. Démocrates et républicains se prétendaient très dévoués à l’union, à la constitution et aux lois; seulement ils entendaient la constitution d’une façon différente, et ils voulaient se servir des lois pour faire triompher leur interprétation particulière. A l’aide de cette formule vague, les unionistes étaient assurés de ne froisser aucun parti; mais ils couraient risque de ne séduire et de ne rallier personne.

Le choix de la convention unioniste s’arrêta sur un compatriote et ancien lieutenant d’Henry Clay, M. John Bell, qui avait longtemps représenté le Tennessee au congrès. Né à Nashville en février 1797, M. Bell embrassa la carrière du barreau et se consacra de bonne heure à la politique : il était à l’âge de vingt ans membre de la législature de son état. En 1827, il fut envoyé au congrès comme représentant du Tennessee; il y siégea quatorze années consécutives, et fut élevé à la présidence de la chambre. Comme Henry Clay, il avait commencé par être un démocrate; il se rallia au parti whig sur la question de la banque fédérale, et lui demeura fidèle jusqu’au bout. C’est à ce titre qu’il fut appelé au ministère de la guerre sous la courte administration du président Harrison. Il a représenté ensuite le Tennessee au sénat jusqu’en mars 1859. Quoique citoyen d’un état à esclaves et propriétaire d’esclaves lui-même, M. Bell s’est toujours fait remarquer par la libéralité et la modération de ses vues. Représentant, il a voté en deux occasions mémorables pour le respect du droit de pétition, qu’on voulait retirer aux adversaires de l’esclavage, non pas qu’il approuvât les vues des pétitionnaires, mais parce qu’à ses yeux ils usaient d’un droit constitutionnel. Partisan et défenseur du compromis de 1850<ref> Ce compromis, adopté sur la proposition de M. Clay, avait pour objet de régler la situation des provinces détachées du Mexique, et de mettre fin à l’agitation suscitée par le proviso de Wilmot.<ref>, il a voté contre le bill du Kansas, première cause de la crise actuelle, et c’est son opposition persévérante à la politique de M. Buchanan qui lui a coûté son siège au sénat. Si les amis politiques de M. Bell ont pu lui reprocher quelques hésitations, quelques inconséquences faciles à expliquer chez un homme qui votait presque constamment contre la majorité de ses compatriotes, personne ne l’a jamais soupçonné d’une vue intéressée ni d’une arrière-pensée ambitieuse. Tous les partis rendent justice à sa capacité, à son caractère irréprochable, à son intégrité, à son patriotisme. Propriétaire d’esclaves, M. Bell ne pouvait être suspect au sud, et le nord ne pouvait accueillir qu’avec sympathie un homme qui dans presque toutes les circonstances décisives avait voté dans le sens de la liberté, et qui avait fait à ses opinions le sacrifice de sa position politique. En outre M. Bell était demeuré fidèle aux doctrines économiques du parti whig; il était un protectioniste décidé, et à ce titre il offrait toute garantie aux états industriels, la Pensylvanie, le New-Jersey et l’Indiana, dont le vote avait décidé l’élection de 1856, et semblait appelé à la même influence sur l’élection de 1860.

Pour la vice-présidence, le choix de la convention de Baltimore s’arrêta sur un homme du nord, sur M. Edouard Everett, dont la réputation comme écrivain et comme homme d’état a traversé l’Atlantique. Membre du congrès de 1824 à 1834, gouverneur du Massachusetts pendant quatre ans, ambassadeur à Londres de 1841 à 1845, ensuite président de l’université d’Harvard, successeur de M. Webster au ministère des affaires étrangères et sénateur, M. Everett a occupé avec honneur les plus grandes positions de son pays. Il s’était retiré de la politique en 1853 pour se consacrer aux lettres : l’attentat de John Brown l’arracha de sa retraite. On le vit pendant tout l’hiver de 1859 prendre une part active aux manifestations unionistes, et sa réputation d’éloquence contribua à leur donner un grand éclat. Soit que M. Everett, à raison de son âge et des fonctions éminentes qu’il a remplies, se fût attendu à être désigné pour la présidence, soit que le succès lui parût impossible, soit enfin qu’il appréhendât pour sa popularité l’épreuve d’une campagne électorale, il hésita longtemps avant d’accepter la candidature de la vice-présidence, et ne céda qu’aux instances réitérées de ses amis.

Les choix de la convention de Baltimore étaient habiles; jamais hommes plus dignes des deux premières magistratures n’avaient été proposés aux suffrages populaires, et l’accueil que reçurent les noms de Bell et d’Everett de la part des classes élevées put un moment faire illusion aux unionistes. Ils ne pouvaient espérer pour leurs candidats une élection directe, mais ils se crurent certains de rendre une majorité impossible. Les états du sud, même unanimes, étaient impuissans à former cette majorité ; or les unionistes se croyaient sûrs du Maryland, qui en 1856 avait voté pour M. Fillmore; ils comptaient sur le Tennessee, parce qu’il est sans exemple qu’un candidat n’ait pas obtenu les voix de son état natal, et sur le Kentucky comme votant habituellement avec le Tennessee. Les minorités formidables que M. Fillmore avait obtenues dans la Louisiane et la Caroline du sud pouvaient se changer en majorités, si les démocrates venaient à se diviser. Il suffisait que trois états à esclaves, et à plus forte raison cinq, votassent en faveur de M. Bell pour que le candidat du sud, quel qu’il fût, ne pût avoir la majorité absolue. Quant au candidat républicain, on reconnaissait impossible de lui disputer les états de la Nouvelle-Angleterre; mais en admettant qu’il eût pour lui les quatorze états qui avaient voté pour M. Frémont, y compris New-York, ces quatorze états ne lui donneraient que 114 voix, et pour arriver au chiffre de 152, nécessaire pour la majorité absolue, il lui faudrait y joindre indispensablement la Pensylvanie, qui a 27 suffrages, et soit l’Indiana, soit l’Illinois. Les unionistes se flattaient que M. Everett leur vaudrait les suffrages du Massachusetts, et ils comptaient, comme en 1856, réunir assez de voix dans l’Indiana et dans la Pensylvanie pour empêcher le candidat républicain de l’emporter dans ces deux états. Personne n’obtenant la majorité absolue, l’élection serait renvoyée au congrès, et les forces des deux partis extrêmes s’y balançaient trop également pour que les chances ne fussent pas en faveur du candidat intermédiaire.

Ces calculs étaient trop spécieux pour ne pas donner à réfléchir au parti républicain; ils exercèrent une influence considérable sur les décisions de la convention républicaine, qui se réunit à Chicago huit jours après la convention unioniste de Baltimore. L’opinion générale était que la candidature serait déférée à M. Seward, et à bien des égards on ne pouvait faire un meilleur choix. M. Seward était l’homme éminent du parti républicain. Sénateur pour l’état de New-York après en avoir été gouverneur, il était sans contestation le premier orateur du congrès. Esprit élevé et philosophique, il déduisait avec une puissance irrésistible toutes les conséquences d’un principe, et sa parole, exempte de toute personnalité, mais toujours grave, ferme et convaincue, remuait profondément ceux même qu’elle ne persuadait pas. La dignité de son caractère, la pureté de sa vie publique et privée, la sincérité de ses opinions, lui avaient valu l’estime de ses adversaires eux-mêmes. Le jour où il était entré dans le parti républicain, il en était devenu le porte-drapeau et presque la personnification. On l’avait vu pendant plusieurs années, à peu près seul dans le sénat, en face d’une majorité dévouée à l’esclavage, soutenir la lutte sans faiblir un seul instant. Continuellement en butte aux attaques les plus violentes et les plus grossières, accusé de trahison, brûlé en effigie et menacé de mort par les hommes du sud, il ne s’était jamais ni lassé ni découragé. Aussi c’était justice que le parti républicain décernât à ce courageux athlète, qui avait livré tant de combats pour lui, la plus haute récompense qu’il fût en son pouvoir de donner. Amis et ennemis y comptaient également. Nommer M. Seward d’ailleurs, c’était assurer au parti républicain l’état de New-York, où sa popularité est très grande, et New-York dispose à lui seul de 35 voix, c’est-à-dire de plus du cinquième des suffrages nécessaires pour l’élection présidentielle. On croyait donc que, si M. Seward n’avait pas la majorité dès le premier tour de scrutin, la plupart des états qui auraient, comme il arrive presque toujours, commencé par voter pour un de leurs citoyens reporteraient sans hésiter leurs voix sur lui et feraient triompher sa candidature.

Mais ce n’est point impunément que, dans une démocratie, on arrive au premier rang : la supériorité du talent doit s’expier comme les autres, et peut-être M. Seward est-il destiné à donner un nouvel exemple de cette fatalité qui a écarté de la présidence Clay, Calhoun et Webster, les citoyens les plus remarquables que l’Amérique ait produits depuis cinquante ans. Les hommes du sud, le trouvant toujours dans la lice, ont concentré sur lui toutes leurs animosités et toutes leurs rancunes; ils ont fini par l’identifier avec le parti dont il est le plus vaillant champion, et qui n’a plus été que le parti de Seward. Ses moindres paroles, recueillies et commentées avec perfidie, ont reçu l’interprétation la plus malveillante. Il est échappé à M. Seward, dans un meeting tenu à Rochester, de parler de l’antagonisme de l’esclavage et de la liberté comme « d’une lutte impossible à arrêter. » On n’a pas manqué d’appliquer ce que l’orateur disait des deux principes aux partis qui les représentent : on l’a accusé d’appeler de ses vœux la guerre civile. Le nom de M. Seward, devenu un épouvantail, n’est plus prononcé dans le sud qu’avec des menaces et des malédictions. Quelque injustes que soient ces haines, la prudence ne commandait-elle pas au parti républicain d’en tenir compte ?

Des élections locales, qui venaient de se terminer au mois de mars dans le Rhode-Island et dans le Connecticut, pouvaient d’ailleurs lui servir d’avertissement; ces deux états de la Nouvelle-Angleterre avaient donné en 1856 des majorités considérables à M. Frémont, et les républicains s’en croyaient sûrs. Dans le Rhode-Island cependant, les républicains avaient à grand’peine échappé à une défaite; dans le Connecticut, leur candidat au poste de gouverneur, M. Burlingham, n’avait passé qu’à la majorité de 600 voix sur 80,000 votans, et il n’avait été préservé d’un échec que par la modération bien connue de son caractère et de ses opinions, et sa grande popularité personnelle. Ces deux élections avaient prouvé combien de ménagemens étaient nécessaires, même dans les états d’origine puritaine, pour ne pas heurter les instincts conservateurs des masses. A plus forte raison fallait-il user de précaution vis-à-vis des états libres qui, en 1856, avaient voté pour M. Buchanan, ou que des rapports de voisinage et d’intérêts pouvaient faire incliner vers le sud : nous voulons parler de l’Indiana, du New-York, du New-Jersey et de la Pensylvanie. Toutefois les amis de M. Seward arrivèrent pleins de confiance à la convention de Chicago. Ils s’attendaient bien à ce qu’au premier tour de scrutin la Pensylvanie voterait pour le général Cameron, l’Ohio pour M. Chase, l’Illinois pour M. Lincoln, le Missouri pour M. Bates; mais, assurés de la Nouvelle-Angleterre, ils comptaient que leur candidat aurait de beaucoup le plus grand nombre de voix, et que tous les grands états, après avoir donné une marque d’estime à quelqu’un de leurs concitoyens, se rallieraient à lui au second tour. Ils furent cruellement désappointés. M. Lane et M. Curtin, qui étaient candidats du parti républicain aux fonctions de gouverneur, le premier dans l’Indiana et le second dans la Pensylvanie, et qui devaient bien connaître l’opinion de leurs concitoyens, déclarèrent que la candidature de M. Seward serait fatale à leur propre élection, et aboutirait dans leurs états à une défaite semblable à celle de 1856. L’Indiana, qui n’avait pas de candidat local, adopta aussitôt la candidature de M. Lincoln, de l’Illinois; la Pensylvanie en fit autant au second tour de scrutin, et l’Ohio au troisième. M. Lincoln, qui, dès le second tour, avait eu autant de voix que M. Seward, eut au troisième une majorité considérable. Pour la vice-présidence, on aurait vivement souhaité faire adopter un des candidats présentés par la Pensylvanie; mais les délégués de la Nouvelle-Angleterre. par voie de représailles, votèrent presque unanimement pour M. Hannibal Hamlin, du Maine, qui fut nommé au second tour. La convention républicaine se sépara le même jour après avoir adopté à l’unanimité le programme qui lui fut présenté.

Plus de trente mille personnes étaient accourues à Chicago de tous les états voisins pour connaître plus tôt le choix de la convention. Le nom de M. Lincoln fut accueilli avec des acclamations frénétiques par ces multitudes, composées en majorité de gens de l’ouest. Dans toute la vallée du Mississipi, il excita un enthousiasme qui tint du délire. C’était la première fois qu’un candidat à la présidence était choisi en dehors des états primitifs ; il semblait donc que la préférence donnée à M. Lincoln sur l’un des hommes les plus illustres de la confédération consacrât l’émancipation politique de l’ouest, et fût un hommage rendu à l’influence croissante et à la prépondérance future des jeunes états. Ces sentimens se traduisirent par une suite prolongée de manifestations bruyantes où la poudre ne fut pas épargnée. Cet enthousiasme imprévu de l’ouest, qui était un gage de succès, ne contribua pas médiocrement à réconcilier les états atlantiques avec le choix de la convention, et ce qu’on sut bientôt des commencemens romanesques de M. Lincoln fit adopter chaudement sa candidature par les masses populaires.

Le grand-père d’Abraham Lincoln fut un des hardis pionniers qui, avec Daniel Boone, quittèrent la Virginie pour venir s’établir dans le Kentucky, et qui payèrent de leur vie cette conquête de la terre de sang. Il fut tué par les Indiens, Le fils de celui-ci mourut prématurément en 1815, laissant une veuve sans fortune et plusieurs enfans, dont Abraham Lincoln, alors âgé de six ans, était l’aîné. La famille ne tarda pas à émigrer dans l’Indiana, où Lincoln reçut l’éducation des pionniers : il n’eut d’instruction que ce qu’en peuvent donner six mois d’école; mais on lui enseigna à manier le mousquet, la cognée et la charrue. Il fut successivement, à mesure que ses forces augmentaient avec l’âge, gardeur de troupeaux, apprenti dans une scierie, conducteur de trains et batelier sur le Wabash et le Mississipi, enfin poseur de rails. A vingt et un ans, il émigra dans l’Illinois, qui se peuplait rapidement, et pendant un an travailla comme journalier dans une ferme près de Springfield. Il consacrait ses loisirs à s’instruire, et le journalier entra bientôt en qualité de commis dans un magasin. Il prit part comme volontaire à la guerre contre la tribu indienne des Faucons-Noirs, et fut élu capitaine de sa compagnie. Deux ans plus tard, il était nommé représentant à la législature, y siégeait dans quatre sessions consécutives, et débutait au barreau avec succès. A partir de ce moment, il devint un des chefs du parti whig dans l’Illinois, et prit une part active à toutes les luttes politiques. Elu représentant au congrès en 1846, il déclina une réélection en 1849, afin de se consacrer tout entier à l’exercice de sa profession et à l’éducation de ses enfans. Les républicains l’allèrent tirer de sa retraite en 1859, pour l’opposer à M. Douglas comme candidat au sénat. Pendant près de deux mois, les deux rivaux parcoururent l’Illinois, prononçant chaque jour une harangue nouvelle, se rencontrant souvent et engageant alors un de ces duels de parole qui font la joie du peuple américain. M. Lincoln soutint sans désavantage cette lutte contre un des orateurs les plus renommés de l’Union : il aurait dû l’emporter, puisqu’il obtint 3,000 voix de plus que son adversaire; mais l’inégale répartition des districts électoraux donna l’avantage à M. Douglas. C’était cette campagne électorale qui avait appelé sur M. Lincoln l’attention des populations de l’ouest, et lui avait valu leurs suffrages à Chicago. La modération de son caractère et ses tendances conservatrices, attestées par sa conduite au congrès alors qu’il faisait partie de la phalange dirigée par Henry Clay, étaient de nature à rassurer les plus timorés ; ses opinions protectionistes donnaient toute garantie aux états industriels; enfin les classes laborieuses saluaient en lui un enfant du peuple, fils de ses œuvres, qui avait connu les épreuves et les rudes labeurs de la pauvreté, et qui, par l’intelligence, le travail et la probité, s’était élevé des rangs les plus humbles jusqu’à la situation la plus digne d’envie pour le citoyen d’un grand pays.

La candidature de M. Lincoln porta le coup le plus rude à M. Douglas. Ce qui faisait la force principale de celui-ci, c’était son influence présumée dans la vallée du Mississipi. Avec un homme de l’ouest pour adversaire, cette influence était fort menacée, et si M. Douglas n’avait pas l’appui unanime des démocrates, il n’était pas certain d’éviter un échec, même dans l’Illinois. Aussi la confiance de ses ennemis personnels, un peu abattus à la suite du succès oratoire qu’il avait obtenu au sénat et des témoignages de sympathie qui lui étaient venus de divers états du sud, ne tarda-t-elle pas à se relever. M. Douglas avait brûlé ses vaisseaux dans son grand discours, en déclarant que rien au monde ne le ferait renoncer à sa conviction que le congrès ne pouvait et ne devait pas intervenir dans les territoires; l’adoption par le sénat des résolutions de M. Jefferson Davis donna aux prétentions de ses adversaires une apparente consécration, et permit de lui opposer l’autorité d’un des grands corps de l’état. Une entente s’établit entre les principaux meneurs du sud sur la conduite à tenir dans la convention démocratique qui allait se rassembler de nouveau le 18 juin à Baltimore en vertu de la résolution prise à Charleston quelques semaines auparavant. Les délégations qui avaient fait défection à Charleston s’étaient donné rendez-vous à Richmond : on pensait qu’elles y feraient choix de candidats; elles se gardèrent de cette faute, qui les eût privées de tout droit de voter à Baltimore, et qui eût rendu infaillible la désignation de M. Douglas. Elles se présentèrent donc à Baltimore et demandèrent à siéger. Leur retour eût enlevé à M. Douglas toute chance d’obtenir la majorité des deux tiers; aussi fut-il combattu par les démocrates du nord et appuyé par ceux du sud. Après de longs et orageux débats, la demande des délégations dissidentes fut repoussée. On vota au contraire l’admission de deux délégations que les amis de M. Douglas avaient fait élire dans l’Alabama et la Louisiane. Aussitôt la délégation de Virginie quitta la salle en protestant, et fut suivie dans sa retraite par la presque totalité des délégués du sud et un certain nombre de délégués du nord, y compris le président, M. Caleb Cushing, du Massachusetts. Pendant que les amis de M. Douglas, demeurés maîtres du terrain, adoptaient à l’unanimité la candidature de leur chef, les défectionnaires allaient à quelques pas de là, dans un local retenu d’avance, organiser une convention rivale. On pouvait croire qu’ils adopteraient des candidatures extrêmes; il n’en fut rien : ils firent choix de M. Breckinridge, du Kentucky, et du général Lane, sénateur pour l’Orégon. Ces désignations étaient trop habiles pour n’avoir pas été concertées de longue main. La désignation du général Lane était l’accomplissement d’une promesse faite aux délégations de l’Orégon et de la Californie en retour de leur appui. Quant à M. Breckinridge, vice-président en exercice, d’un caractère aimable et insinuant, et fort populaire dans le parti démocratique, c’était le meilleur choix qu’on pût faire pour détacher de M. Douglas ses anciens collègues du sénat et toute la fraction modérée du parti.

Les défectionnaires n’étaient qu’au nombre de 125 sur 300 délégués dont se composait la convention ; mais ils représentaient la totalité des états du sud, les seuls dont le vote fût assuré à un candidat démocrate; aussi constituaient-ils la véritable force du parti. M. Douglas en eut bientôt la preuve : ses amis avaient désigné pour la vice-présidence M. Fitzpatrick, de l’Alabama; mais celui-ci, qui, très jeune encore, est arrivé à être gouverneur de son état et sénateur, ne voulut point compromettre dans une aventure son avenir politique et déclina courtoisement l’honneur qui lui était fait. On se rabattit alors sur M. Herschel Johnson, de la Georgie, qui accepta; malheureusement la première fois qu’il voulut parler en public dans son propre état, dont il avait été gouverneur, il fut hué par la populace et faillit être maltraité. M. Douglas croyait pouvoir compter sur l’appui des hommes les plus modérés et les plus sages du sud; mais ceux-ci n’avaient soutenu chaudement sa candidature que parce qu’ils la croyaient la seule capable d’éveiller des sympathies au sein des états libres. Après avoir tout fait pour prévenir une rupture, voyant le mal accompli et jugeant les chances de M. Douglas anéanties, ils crurent inutile de se compromettre aux yeux de leurs concitoyens pour uns cause désormais perdue. Ils s’abstinrent ou se rallièrent graduellement à M. Breckinridge. M. Buchanan, dont la vengeance n’était encore qu’à demi satisfaite, donna audience à une députation de la convention défectionnaire, approuva hautement les choix qu’elle avait faits, et promit le concours le plus empressé de la part de l’administration. En effet, tous les employés des divers départemens ministériels à Washington reçurent l’invitation d’abandonner quinze jours de leurs appointemens au profit de la souscription ouverte parmi les amis de M. Breckinridge, et bon nombre de fonctionnaires qui s’étaient compromis en faveur de M. Douglas furent destitués. Partout où l’action de l’administration put se faire sentir, les comités locaux du parti démocratique se prononcèrent en faveur de M. Breckinridge.


IV.

La scission si longtemps redoutée était donc accomplie et irréparable. La gravité de ce fait ne se mesurait pas à l’influence qu’il devait nécessairement avoir sur les chances des divers candidats; il avait une portée bien plus étendue. L’élection de 1856 avait démontré que la grande majorité des citoyens du nord était radicalement hostile à l’esclavage; mais il restait alors, jusque dans la Nouvelle-Angleterre, un parti prêt à faire cause commune avec le sud, et ce parti, celui des démocrates du nord, dont M. Douglas avait un moment obtenu le concours, avait été assez paissant pour l’emporter dans plusieurs états. L’élection de 1860 allait constater la dissolution de ce parti intermédiaire, la rupture de ce dernier lien entre les deux sections de la république : non-seulement il était impossible d’espérer les suffrages d’un seul état libre pour le candidat qui représenterait les idées du sud, mais ce candidat aurait à lutter contre la presque unanimité des populations du nord. La crise qui devait décider du sort de la république était donc bien réellement arrivée. Lorsque M. Wigfall, sénateur pour le Texas, en recommandant la candidature de M. Breckinridge aux citoyens de Wheeling, disait : « Si un autre candidat que lui est élu, attendez-vous à des jours d’orage; il pourra bien y avoir encore une confédération, mais elle ne comptera plus trente-trois états, » il n’était pas un seul de ses auditeurs qui pût sérieusement attendre le succès de ce candidat. Aussi, quelque préparé que l’on fût à la scission du parti démocratique, elle ne put se consommer sans agiter profondément les esprits.

Les unionistes néanmoins laissèrent percer une vive satisfaction : ils se crurent certains de tous les états du sud dans lesquels en 1856 ils avaient balancé les forces du parti démocratique, alors unanime; ils espérèrent que leur candidat arriverait devant le congrès avec un plus grand nombre de suffrages que M. Breckinridge, ce qui ne pouvait manquer d’ajouter à ses chances. Toutefois le parti auquel le conflit de Baltimore profitait le plus était les républicains, qui n’allaient plus avoir à combattre dans les états du centre que des adversaires divisés et démoralisés. Leurs espérances de victoire s’en accrurent; mais ce n’était pas seulement à ce point de vue qu’ils avaient sujet de se réjouir : grâce à la scission, ils allaient voir une portion de leurs ennemis se transformer en alliés. Depuis que M. van Buren et les autres free-soilers avaient été excommuniés et rejetés du parti démocratique comme suspects sur la question de l’esclavage, c’étaient les mangeurs de feu exclusivement qui avaient conduit le parti démocratique dans tout le sud, et qui avaient donné le ton à la polémique de ses journaux. Aussi ne défendait-on plus l’esclavage, ainsi que le faisait la génération précédente, comme un mal regrettable, mais nécessaire : on en faisait audacieusement l’éloge, on le qualifiait de pierre angulaire de la constitution, on le présentait comme une institution morale, civilisatrice, utile à la fois aux noirs et aux blancs, et bonne à propager. « Supprimer l’esclavage, disait à Charleston M. Gaulden, de la Géorgie, serait faire reculer de deux cents ans la civilisation américaine. » Quand M. Jefferson Davis cherchait à établir que le congrès avait pour devoir de protéger l’extension de l’esclavage, il ne craignait pas d’invoquer l’intérêt de l’humanité. La surveillance rigoureuse qui arrêtait à la frontière du sud les journaux et les livres du nord, qui fermait la bouche aux voyageurs et imposait le silence, sous peine de mort, même aux ministres de l’Evangile, rendait impossible toute réfutation de ces opinions monstrueuses. Si loin qu’il y eût des doctrines grossièrement utilitaires de M. Douglas aux principes que professent sur l’esclavage tous les esprits éclairés et vraiment chrétiens, elles étaient cent fois préférables à la glorification d’une plaie sociale. Or M. Douglas ne pouvait défendre sa théorie de la non-intervention sans nier la thèse favorite du sud, que l’esclavage doit être propagé à raison de son excellente morale. En soutenant le droit des pionniers à écarter le travail servile de leurs foyers, il lui était difficile de ne pas employer des argumens qui, poussés jusqu’à leurs dernières conséquences, autoriseraient à combattre l’esclavage en principe, et l’on pouvait se reposer sur ses adversaires du soin de faire ressortir toutes ces conséquences. Une polémique acharnée sur l’esclavage allait donc être engagée d’un bout à l’autre des états du sud entre les hommes qui jusque-là en avaient tous été les défenseurs. Il était impossible que ces discussions n’eussent pas pour effet de faire réfléchir quelques esprits, de répandre quelques idées nouvelles et de jeter des semences qui fructifieraient plus tard.

Tout semblait tourner en faveur des républicains. Les membres de ce parti avaient rédigé et fait adopter par la chambre des représentans un bill qui modifiait le tarif des douanes dans le sens de la protection, mais qui pouvait cependant être considéré comme un compromis entre les intérêts en lutte, et qui se justifiait par la situation embarrassée du trésor. Les plus grands efforts furent épuisés auprès de M. Buchanan, protectioniste lui-même, par les démocrates du nord et par un de ses plus chers amis, M. Bigler, de la Pensylvanie, dont le siège au sénat était fort menacé. On lui représenta que le rejet du bill par le sénat serait le coup de grâce du parti démocratique dans les états du centre; M. Buchanan refusa d’user de son influence personnelle sur les sénateurs du sud, qui, après avoir ajourné aussi longtemps que possible la discussion de la mesure, finirent par la rejeter dans les derniers jours de la session. Au même moment, la publication des résultats de l’enquête poursuivie par la chambre des représentans constatait, à la charge de quelques hauts fonctionnaires et de plusieurs des meneurs du parti démocratique, des faits de corruption, des embauchages politiques, des falsifications de listes électorales, un trafic des fonctions publiques de nature à donner la plus déplorable opinion des mœurs américaines. Les républicains, qui trouvaient dans ces documens la justification de toutes les attaques qu’ils dirigeaient depuis quatre ans contre leurs adversaires et le secret de quelques-uns de leurs échecs, ne manquèrent pas de donner le plus grand retentissement à ces déplorables révélations. Il se trouvait que les populations de l’Illinois, suivant l’usage américain d’attacher un sobriquet à tous les personnages politiques, avaient surnommé M. Lincoln l’honnête Abraham ; on s’empara de cette circonstance, et ce qui n’était qu’un hommage aux vertus privées d’un individu fut transformé en une sentence nationale, en une flétrissure de l’administration fédérale. Les habitans de Springfield, désireux de fêter la nomination de leur concitoyen par la convention de Chicago, le firent complimenter par les autorités municipales, et lui firent annoncer qu’on allait tirer une salve de cent-un coups de canon. «Soyons économes dès le premier jour, avait répondu M. Lincoln en riant, vingt et un coups suffiront. » Cette innocente plaisanterie fit le tour de la confédération : on y voulut reconnaître l’homme qui mettrait un terme au gaspillage des finances publiques et qui ramènerait l’économie dans tous les départemens ministériels.

A mesure que s’accroissaient les chances de succès des républicains, le découragement gagnait leurs adversaires. Les unionistes ne faisaient aucun progrès au nord : le choix fait par les républicains les avait complètement déroutés; ils s’étaient attendus à la candidature de M. Seward et s’étaient préparés à exploiter les haines et les terreurs que ce nom éveillerait. La nomination d’un ancien whig sans antécédens compromettans, à la modération duquel M. Benjamin, de la Louisiane, avait lui-même rendu hommage en plein sénat, déjouait toutes leurs espérances et renversait toutes leurs combinaisons. Ils ne virent point venir à eux, comme ils s’en étaient flattés, les classes conservatrices, que la candidature de M. Seward aurait alarmées. Les souvenirs de 1856 ne leur étaient pas favorables; la faiblesse numérique du parti s’était montrée trop manifestement et laissait peu d’espoir de conquérir la majorité dans aucun des états libres; enfin l’enquête parlementaire, et ce n’était pas la moins curieuse de ses révélations, avait appris que les unionistes n’avaient pas toujours été fidèles à leur drapeau : en 1856 par exemple, le comité directeur du parti démocratique avait dépensé des sommes considérables pour subventionner dans les états du centre des journaux, des orateurs et jusqu’à des comités unionistes, à cette seule fin de diviser les voix des adversaires de M. Buchanan, et c’était à cette tactique que le président avait dû son succès en Pensylvanie et son élection. On désignait les journaux et les hommes qui avaient joué ce rôle d’appekeurs et le chiffre des sommes que chacun avait reçues. Ces révélations pesaient lourdement sur le parti unioniste, rendaient toutes ses démarches suspectes, et faisaient hésiter bien des gens qui, prêts à se ralliera un parti sérieux, craignaient d’être les dupes et les instrumens d’une intrigue. Quant aux deux fractions du parti démocratique, elles étaient plus ardentes à se déchirer l’une l’autre qu’à combattre l’ennemi commun. A force d’entendre répéter par l’une que Lincoln valait cent fois mieux que Douglas, et par l’autre qu’il était préférable à Breckinridge, tous les esprits se familiarisèrent avec le triomphe du candidat républicain. Aussi l’élection de 1860 n’a-t-elle point présenté le spectacle émouvant de l’élection de 1856. Ce n’était plus cette lutte ardente, passionnée, fiévreuse, de deux grands partis également sûrs de leurs forces, et entre lesquels la victoire demeure incertaine jusqu’au dernier jour. Confiance d’un côté, découragement, prophéties lugubres et récriminations de l’autre, ainsi peut se résumer l’attitude des partis. La campagne électorale emprunta tout son intérêt à la position et à la conduite de M. Douglas. Des quatre candidats en présence, c’était celui qui avait la plus grande valeur personnelle, c’était aussi celui qui avait le moins de chances. Pour qu’il réussît, il fallait que M. Lincoln ne réunît pas la majorité absolue, que lui-même fût un des trois candidats ayant le plus de voix, enfin que le choix de la chambre des représentans s’arrêtât sur lui. Il semblait impossible que M. Douglas remplît même la seconde de ces trois conditions. La haine persévérante de M. Buchanan, qui ne s’arrêtait pas devant la perspective d’un échec certain et qui suscitait dans tout le nord des comités en faveur de M. Breckinridge, afin de diviser les voix des démocrates, enlevait à M. Douglas tout espoir de l’emporter dans un seul état libre, hormis peut-être l’Illinois. Dans le sud, les états qui avaient fait défection à Charleston étaient assurés à M. Breckinridge ; restaient uniquement sept ou huit états à esclaves où il fallait triompher à la fois des amis de M. Breckinridge, soutenus par le président, et des unionistes. La situation était désespérée; se retirer de la lutte était pourtant impossible : on n’aurait su à M. Douglas aucun gré d’un désistement qui aurait eu pour prétexte le désir de ramener la concorde dans les rangs des démocrates. C’eût été d’ailleurs sacrifier le principe au nom duquel il s’était séparé de la fraction exaltée du parti.

M. Douglas résolut de persévérer jusqu’au bout, bien que sans illusion aucune sur les chances de sa candidature. C’étaient les exaltés du sud qui avaient ruiné ses espérances; il résolut de tourner contre eux tous ses efforts, afin d’assurer leur défaite. Une déroute complète abattrait l’orgueil de cette faction intolérante, lui démontrerait son impuissance, et la contraindrait à chercher le salut de l’esclavage dans une réorganisation du parti démocratique. On serait donc obligé de revenir à lui, qui personnifiait en ce moment la démocratie du nord, et plus il aurait fait preuve de puissance, moins on serait tenté de méconnaître la légitimité de ses prétentions. M. Douglas ne se borna pas à faire publier par le comité dirigeant de son parti une déclaration pour repousser à l’avance toute transaction, tout compromis avec les amis de M. Breckinridge; il résolut d’aller porter la guerre dans le camp ennemi. Un usage fondé sur la prudence veut que tout homme politique, aussitôt après avoir accepté la candidature à la présidence, s’abstienne de paraître en public, de prononcer aucun discours et d’écrire aucune lettre; il renvoie au comité dirigeant de son parti toutes les lettres où on l’interroge sur ses opinions passées ou présentes, et c’est le comité qui se charge d’y répondre; il est sans exemple qu’un candidat ait jamais entrepris une tournée électorale. M. Douglas s’affranchit complètement de cette réserve. Pendant trois mois, il parcourut toute la confédération, prononçant chaque jour un discours et développant partout le même thème. « Les républicains et les mangeurs de feu, disait-il, conspiraient également la ruine de l’Union : les uns faisaient entendre continuellement des menaces de séparation, les autres s’attachaient à raviver sans cesse une lutte déplorable. Le seul moyen de préserver la confédération d’un schisme était de mettre en pratique le principe fondamental de la constitution, la souveraineté du peuple, et de laisser partout et en toute circonstance la majorité des citoyens établir ou rejeter l’esclavage. C’était le seul moyen de réduire à l’impuissance les séparatistes du nord et du sud. » Toutes les villes importantes des états à esclaves furent nécessairement visitées par M. Douglas, et grâce aux combats de parole qu’il engageait presque quotidiennement avec les partisans de M. Breckinridge, cette lutte intestine empruntait à sa présence un surcroît de vivacité et d’intérêt.

Telle était donc la situation des partis américains à la suite des luttes ardentes qui avaient précédé la nomination de leurs candidats : le choix des républicains ralliait les classes conservatrices et tous les adversaires de l’esclavage : les unionistes, faute d’adopter un programme précis, n’inspiraient de confiance à personne. Restaient les démocrates, divisés en deux fractions, celle du sud appuyant M. Breckinridge, celle du nord soutenant M. Douglas, toutes deux contraires à l’intérêt véritable du parti qu’elles divisaient. La campagne électorale vint mieux montrer encore de quel côté la faveur du pays allait se porter ; elle s’ouvrit par un succès pour les républicains. On apprit tout à la fois que le général Lane, candidat des démocrates du sud à la vice-présidence, venait de perdre son siège au sénat à la suite d’une défaite des démocrates dans l’Orégon, et que M. Frank Blair venait d’être réélu représentant par Saint-Louis du Missouri. C’était une première élection de M. Blair qui avait produit, trois ans auparavant, une si profonde sensation, lorsqu’à l’étonnement universel la capitale d’un état à esclaves avait choisi pour représentant au congrès un adversaire prononcé de l’esclavage. Aux élections suivantes, un démocrate l’avait emporté de quelques voix : M. Blair réussit à prouver que son échec était le résultat de fraudes électorales nombreuses, et dans les derniers jours de la session de 1860 la chambre des représentans avait reconnu son droit à siéger à la place de son concurrent. Comme la période pour laquelle il avait été élu devait expirer avant que le congrès se réunît de nouveau, M. Blair donna aussitôt sa démission, afin de pouvoir se présenter immédiatement aux suffrages du peuple, et de fournir à son parti le moyen d’inaugurer la lutte par une victoire. Cette tactique eut un plein succès, et le triomphe d’un candidat républicain dans un état à esclaves fut une première mortification pour les démocrates. Une élection locale avait également lieu quelques jours après dans le Kentucky : l’appui des républicains y donnait à un candidat unioniste l’avantage sur le candidat démocrate. Les hommes du sud s’aperçurent avec effroi qu’un parti républicain commençait à se former au sein des états à esclaves. Encouragés par l’élection de leur chef, les amis de M. Blair entreprirent de dresser une liste d’électeurs fédéraux en faveur de M. Lincoln, et de voter ainsi directement pour le candidat républicain, au lieu de voter pour la liste unioniste, comme ils avaient dû le faire en 1856. On ne mit aucun obstacle à leur organisation, et il ne fut plus question de refuser et de considérer comme nuls les votes des républicains, ainsi qu’on avait refusé en 1856 les votes en faveur de M. Frémont. Dans le Kentucky, un homme intrépide, qui porte un nom illustre, M. Cassius Clay, s’était fait depuis plusieurs années le missionnaire de la liberté. Il avait constitué dans les montagnes du Kentucky, à l’aide d’émigrans venus de la Pensylvanie, un petit noyau républicain qu’il grossissait par la plus active propagande. Vingt fois la vie de M. Cassius Clay avait été en péril. En mars 1860, son village avait été envahi, et il avait été question d’expatrier sa femme et ses enfans au nom de la loi de Lynch; il ne s’était jamais laissé intimider. A force d’intrépidité, il avait fait respecter en sa personne la liberté de la parole; le revolver et le bowie-knife à la ceinture, il avait propagé les principes républicains d’un bout à l’autre du Kentucky, sans qu’on osât jamais porter la main sur lui, parce qu’on le savait homme à vendre chèrement sa vie. Son courage d’ailleurs, son obstination, sa franchise et sa verve ne déplaisaient pas à ces rudes populations, qui reconnaissaient à ces qualités le bon vieux sang kentuckien. Placé dans les mêmes conditions que le Kentucky, ayant aussi une région montagneuse inaccessible à l’esclavage et graduellement envahie par les émigrans du nord, le Tennessee avait vu également se former quelques groupes hostiles à l’esclavage, que les divisions et le découragement du parti démocratique enhardirent cette année à proclamer hautement leurs sympathies républicaines. On n’osa mettre aucun obstacle à leurs manifestations, et, encouragés par cet exemple, les habitans des comtés septentrionaux de la Virginie, tenus en suspicion par leurs voisins du sud, arborèrent à leur tour l’étendard républicain, sans attirer sur eux les mêmes persécutions qu’en 1856. Dans le Maryland enfin, Baltimore vit se former au grand jour un comité républicain qui annonça qu’il aurait désormais ses candidats dans toutes les élections. Les républicains du Delaware s’organisèrent également avec l’intention de ne plus se mettre à la remorque des unionistes. Si les états libres du centre subissent dans une certaine mesure l’influence du sud, ils réagissent aussi sur lui, on le voit, par la contagion naturelle des idées libérales, puisque les six états à esclaves qui confinent aux états libres contiennent tous un élément hostile à l’esclavage. En réalité, toutes ces manifestations, même celles du Missouri, étaient sans influence aucune sur l’élection, et ne pouvaient donner à M. Lincoln un seul suffrage de plus; mais elles avaient une importance extrême comme symptôme pour l’avenir, et elles furent le fait le plus significatif de la campagne électorale.

Le rejet définitif par le sénat du bill qui remaniait le tarif des douanes eut toutes les conséquences que M. Bigler avait prédites. Il irrita profondément les états industriels. Le New-Jersey, qui comptait par centaines les usines réduites à chômer par la concurrence anglaise, et dont certains districts se dépeuplaient de jour en jour, et la Pensylvanie, où l’industrie du fer était en souffrance, donnèrent des signes manifestes d’opposition. L’opinion que M. Lincoln, à qui l’on accordait déjà l’Indiana, triompherait aussi dans ces deux états et obtiendrait la majorité absolue, s’accréditait de plus en plus. Le seul moyen de prévenir ce résultat et de renvoyer l’élection au congrès parut être une entente entre les adversaires de M. Lincoln. Dans le New-Jersey, où les amis de M. Breckinridge étaient maîtres de l’organisation démocratique, un arrangement intervint entre eux et les unionistes : ils convinrent de voter pour une liste commune où chaque parti nommerait la moitié des électeurs fédéraux, afin d’assurer à son candidat, en cas de succès, la moitié des suffrages de l’état. Dans le New-York, les amis de M. Douglas formaient la fraction de beaucoup la plus considérable du parti démocratique : ce furent eux qui s’entendirent avec les unionistes en leur offrant dix places sur trente-cinq dans la liste des électeurs; mais ces dix électeurs pourraient-ils, dans tous les cas, voter pour M. Bell, ou devraient-ils, dans certaines éventualités, voter pour M. Douglas? Telle fut la question que soulevèrent les journaux républicains, et qui ne reçut jamais de réponse précise, chacune des parties contractantes interprétant la convention à son avantage. Or le principal noyau des unionistes était formé de gens exclusifs qui auraient voulu rendre plus rigoureuses les lois sur la naturalisation, et le gros des forces de M. Douglas se composait des Allemands naturalisés, qui avaient en haine les unionistes. La liste mixte avait à peine paru qu’il y eut de part et d’autre des démissions et des refus de concours. Le rédacteur du principal journal allemand, M. Ottendorfer, fit rayer son nom en déclarant qu’il lui était impossible de figurer sur la même liste que des électeurs hostiles aux citoyens naturalisés. Quelques-uns des chefs des unionistes, M. Dodge, M. Putnam, protestèrent également contre la fusion, disant qu’ils avaient voulu de bonne foi constituer un tiers-parti, mais qu’ils ne voulaient en aucun cas et d’aucune façon contribuer au succès d’un candidat démocratique. Ils annoncèrent l’intention de voter pour M. Lincoln, et prirent désormais une part ouverte aux manifestations républicaines.

Les élections du Vermont et du Maine, qui eurent lieu au commencement de septembre, et dans lesquelles les républicains eurent des majorités formidables, démontrèrent que ce n’était pas trop de l’union de tous les adversaires de M. Lincoln pour empêcher son élection par le peuple : il n’y avait plus de temps à perdre. Le président et ses ministres reconnurent la nécessité d’agir sans retard, et quoiqu’il dût leur en coûter de prendre une pareille initiative, ils décidèrent les amis de M. Breckinridge à s’aboucher avec les partisans de M. Douglas et à proposer une fusion à trois dans les états du nord. La négociation fut longue et difficile ; elle échoua à plusieurs reprises, et elle eut pour conséquence de nouvelles défections qui vinrent grossir encore le parti républicain. Ce qui rendait la fusion à trois plus inacceptable pour beaucoup de citoyens, c’est qu’elle se négociait exclusivement entre les comités, qu’elle avait comme premier résultat l’adoption pour les élections locales de listes mixtes, dans lesquelles une part des fonctions publiques était faite aux meneurs de chaque fraction, et qu’elle avait ainsi tous les caractères d’un marché où les valeurs livrables étaient les votes des électeurs. Nombre d’honnêtes gens se récriaient contre ces arrangemens, où l’on disposait de leurs suffrages sans les consulter, et le parti unioniste de New-York s’en trouva fort affaibli. En Pensylvanie, les choses se passèrent à peu près de la même façon et aboutirent aux mêmes résultats. On attendait avec curiosité, pour juger la fusion à l’épreuve, les élections d’octobre : les trois grands états du centre, la Pensylvanie, l’Ohio et l’Indiana, représentant ensemble 63 suffrages pour la présidence, devaient élire leurs gouverneurs le 8 octobre, juste un mois avant la nomination des électeurs fédéraux. Dans les trois états, la triple opposition s’était mise d’accord: néanmoins les trois candidats républicains furent nommés. M. Curtin eut dans la Pensylvanie une majorité de 30,000 voix, et le nombre des électeurs qui avaient pris part à l’élection était si considérable qu’il n’y avait aucune possibilité de modifier ce résultat. Ce qui frappa surtout, ce fut le vote de la ville de Philadelphie, où les démocrates avaient habituellement les deux tiers des suffrages, et où M. Poster, malgré sa popularité personnelle, n’eut que 2,000 voix de plus que le candidat républicain. Le journal qui avait le plus énergiquement poussé à la triple fusion, le New-York Herald, n’hésita pas à reconnaître que la partie était perdue en Pensylvanie, et que la seule chance de prévenir l’élection de M. Lincoln était de lui enlever à tout prix les 35 suffrages de New-York. Il adressa donc un appel désespéré aux trois oppositions pour les conjurer de concentrer sur New-York tous leurs efforts et toutes leurs ressources, laissant même entendre qu’il ne fallait pas reculer devant l’achat des votes; mais rien ne divise et n’aigrit plus que la défaite : les trois fractions coalisées rejetaient l’une sur l’autre l’échec commun, et parlaient à l’envi de leur résolution d’essayer seules leurs forces. On mit en avant l’idée de demander aux trois candidats leur désistement et de leur substituer un candidat unique; mais le temps manquait pour mûrir et réaliser cette combinaison, et le mois d’octobre s’écoula en stériles récriminations.

Quelques efforts furent faits pour exercer au dernier moment une pression décisive sur New-York : les maisons du sud retirèrent ou ajournèrent après l’élection tous les ordres d’achat qu’elles avaient donnés; des ventes considérables de fonds publics eurent lieu pour leur compte, et elles réclamèrent le paiement en numéraire de toutes les sommes qui leur revenaient; l’encaisse de toutes les banques de New-York diminua rapidement, et on put appréhender pendant quelques jours un retour de la crise de 1857. Néanmoins ce mouvement était trop artificiel pour pouvoir durer, surtout lorsque d’immenses achats de grains avaient lieu tous les jours dans l’ouest pour le compte des spéculateurs anglais. L’intimidation politique ne réussit pas mieux aux hommes du sud que la pression financière. Le gouverneur de la Caroline du sud, en ouvrant la session de la législature, avait recommandé aux deux chambres, dans son message, de prendre les mesures nécessaires pour se retirer de la confédération, si M. Lincoln était élu. La législature nomma en effet une commission, munie de pleins pouvoirs, pour négocier avec le gouvernement fédéral la séparation de la Caroline, et elle décida qu’elle resterait en session jusqu’au 9 novembre, afin de pouvoir agir suivant le résultat de l’élection. Les journaux démocratiques et unionistes firent grand bruit de cette délibération. Malheureusement ce n’était pas la première fois que les chambres de la Caroline du sud tenaient un pareil langage, et l’on se rappelait les jours de 1833, alors que le président Jackson avait exigé et obtenu le licenciement des milices caroliniennes, en menaçant de marcher contre elles à la tête des troupes fédérales. Il était trop manifeste que la confédération n’avait rien à redouter des actes d’un état isolé; il aurait fallu que le sud fût unanime, et il était loin de l’être. Les observateurs impartiaux remarquaient même qu’à mesure que le triomphe de M. Lincoln devenait plus certain, il s’opérait un changement graduel dans le ton des hommes les plus considérables du sud. Au mois de juin, ce n’étaient que prophéties sinistres : M. Lincoln ne devait jamais être le président de la confédération tout entière ; son élection serait le signal d’une effroyable guerre civile. Au mois d’octobre, nombre des partisans de M. Breckinridge étaient les premiers à déclarer qu’avant de rompre l’union, ils attendraient les actes de M. Lincoln, et ne déchireraient le pacte fédéral qu’après une agression flagrante. Les menaces des exaltés n’intimidèrent donc pas le nord; elles eurent pour résultat de fortifier dans le sud les unionistes, qui réprouvaient hautement toute pensée de séparation, et qui proclamaient la nécessité de demeurer dans la légalité. L’élection devait démontrer que les séparatistes étaient à l’état de minorité, même dans les états où ils semblaient avoir la prépondérance politique.

Le 6 novembre arriva. La ville de New-York, dominée par les influences que nous avons décrites, donna une majorité de 28,000 voix à la triple fusion; mais les suffrages de l’état n’en furent pas moins acquis à M. Lincoln, pour qui les campagnes votèrent avec un irrésistible enthousiasme. Dans la Pensylyanie, les républicains s’étaient attendus à voir décroître la majorité qu’ils avaient obtenue en octobre : elle monta au contraire de 30,000 voix à 80,000. Tous les états libres, à l’exception du New-Jersey, où la coalition l’emporta, votèrent pour M. Lincoln : ils lui donnèrent 169 suffrages, c’est-à-dire 17 de plus que la majorité absolue. Les états du centre : Delaware, Virginie, Maryland, Tennessee, Kentucky, c’est-à-dire les plus anciens, les plus riches et les plus peuplés des états à esclaves, votèrent pour M. Bell, qui eut 5,7 voix, en comptant les sept voix du New-Jersey. M. Breckinridge ne l’emporta que dans les neuf états les plus méridionaux : le Texas, la Louisiane, l’Arkansas, l’Alabama, le Mississipi, la Floride, la Géorgie et les deux Carolines; encore dans plusieurs de ces états il n’obtint qu’une très faible pluralité sur M. Bell, et il aurait succombé dans tous, si les partisans de M. Douglas avaient consenti à voter pour M. Bell, candidat des unionistes. Le moins favorisé des quatre concurrens fut M. Douglas, dont la candidature ne triompha que dans le Missouri. On lui attribue aussi, mais sur de simples conjectures, les suffrages de l’Orégon et de la Californie, dont le vote ne sera connu que dans un mois. Néanmoins M. Douglas a obtenu en grande partie le résultat qu’il désirait. Dans les états libres, il a eu plus de voix que MM. Bell et Breckinridge réunis, et quatre ou cinq fois autant que M. Breckinridge seul. Il a donc prouvé qu’en dehors de ses amis il n’y avait point de parti démocratique dans le nord. Dans les états du centre, sauf le Missouri, il a succombé devant M. Bell, mais il a laissé loin derrière lui M. Breckinridge. Enfin, même dans les états de l’extrême sud, il a encore obtenu des minorités respectables. Il a donc, dans sa défaite, la consolation d’avoir démontré l’impuissance du parti exalté.

Cette démonstration est le fait le plus important de l’élection de 1860, car elle dissipe toutes les craintes qu’on pouvait avoir d’un conflit. En présence du nord unanime, il aurait fallu que le sud fût également uni, également décidé à ne rien rabattre de ses exigences. Le vote des cinq états qui ont donné la majorité à M. Bell et le vote du Missouri équivalent à une déclaration de fidélité à l’union. Les neuf états où M. Breckinridge l’a emporté ne pèsent pas assez dans la balance pour oser rien tenter à eux seuls : que serait-ce qu’une confédération du sud dans laquelle n’entreraient ni la Virginie, ni le Tennessee, ni le Kentucky, ni le Missouri? Il est douteux qu’au sein des neuf états extrêmes les séparatistes pussent triompher de l’opposition énergique que ne manqueraient pas de leur faire les partisans coalisés de M. Bell et de M. Douglas. On peut être assuré d’avance que leur colère s’exhalera en vaines démonstrations. La campagne électorale de 1860 aura donc eu cet excellent résultat d’en finir avec les menaces et en même temps avec les craintes d’une séparation. Les deux partis ont trop à y perdre pour briser jamais le lien fédéral. Après la première amertume de la défaite, les hommes du sud reconnaîtront qu’il y a folie à eux à vouloir transformer le congrès en propagateur de l’esclavage contre la volonté de l’immense majorité des citoyens. Ils sentiront l’imprudence et la folie d’irriter le nord et de compromettre la paix publique pour une pure abstraction. Comme le disait au sein de la convention de Charleston le plus riche planteur de la Géorgie, M. Gaulden, qui se vantait de posséder plus de nègres qu’aucun de ses concitoyens, la faculté légale d’établir l’esclavage dans les territoires est absolument inutile, si l’on n’a pas les moyens de l’y introduire effectivement. « Les moyens, vous ne les avez pas, ajoutait le démocrate géorgien; vous avez à peine assez de nègres pour les états actuels; vous ne pourriez peupler d’esclaves le Kansas, le Nebraska et les autres territoires qu’aux dépens du Maryland, de la Virginie et du Missouri, qui deviendraient alors des états libres; vous déplaceriez vos forces, et vous augmenteriez celles de vos adversaires. Obtenez la réouverture de la traite, faites que nous puissions tirer d’Afrique tous les noirs dont nous avons besoin : alors vous pourrez entreprendre d’accroître le nombre des états à esclaves et propager le travail servile; jusque-là vous ne le pourrez pas. »

Il y avait un grand fonds de vérité dans le discours de M. Gaulden, et les hommes du sud finiront par le reconnaître. Il n’est pas à craindre qu’ils rétablissent la traite : non qu’ils reculassent devant la réprobation de tous les peuples civilisés, mais parce qu’ils ne le pourraient faire sans subir une dépréciation énorme de leur fortune, dont les esclaves représentent une partie considérable. L’esclavage demeurera donc stationnaire, et pour lui ne pas s’accroître, c’est reculer. Les états libres poursuivront leurs progrès; ils finiront par investir de toutes parts le territoire soumis à la servitude, et le contact irrésistible de la liberté en accomplira graduellement la rédemption.


CUCHEVAL-CLARIGNY.

  1. Il est peut-être utile de rappeler, au début de ce tableau de l’agitation électorale aux États-Unis en 1860, que l’élection du président a lieu de la façon suivante: tous les quatre ans, le premier mardi de novembre, chacun des états qui composent la confédération nomme au scrutin de liste et à la majorité relative un nombre d’électeurs fédéraux égal au nombre des sénateurs et des représentant qu’il a droit d’envoyer au congés. Le premier mardi du mois de février suivant, les électeurs fédéraux de chaque état se réunissent au chef-lieu de l’état et votent par écrit. Les votes sont adressés sous un pli scellé et cacheté au président du sénat et ouverts en séance publique. Le nombre des électeurs fédéraux est actuellement de 303; la majorité absolue est donc 152. Cinq ou six mois avant la nomination des électeurs fédéraux, chaque parti tient une réunion générale ou convention, qui désigne les candidats du parti pour les deux premières magistratures : les comités permanens, institués dans chaque état, se chargent ensuite de dresser le ticket, c’est-à-dire une liste d’électeurs fédéraux qu’ils proposent aux suffrages du peuple. Suivant que la liste de tel ou tel parti passe aux élections de novembre, on est certain que les votes de l’état sont acquis à tel ou tel candidat, et l’élection de février n’est plus qu’une affaire de forme. Les cinq ou six mois qui séparent la désignation des candidats de la nomination des électeurs fédéraux forment ce qu’on appelle dans la langue politique des États-Unis la campagne électorale.
  2. On appelle compromis du Missouri une loi de 1821 qui, en admettant le Missouri dans la confédération, décida que l’esclavage pourrait légalement être introduit dans les territoires au sud de 36° 30’de latitude, mais qu’il continuerait d’être interdit au nord de cette latitude.
  3. Pendant la dernière guerre contre le Mexique, M. Wilmot et les autres free-soilers, ou partisans de la liberté du sol, avaient introduit dans toutes les mesures qui avaient pour objet la continuation de la guerre ou la conclusion de la paix une clause ou proviso portant que l’esclavage ne pourrait être introduit dans les provinces dont la cession serait exigée du Mexique.