Les Pages de jeunesse et M. de Lamartine

LES


PAGES DE JEUNESSE


DE


M. DE LAMARTINE.




Il y a des souvenirs qui devraient demeurer enfouis dans un éternel silence ; la vie du cœur est un livre dont les pages n’appartiennent pas à l’indiscrète curiosité des indifférens. Le meilleur, le plus sage parti est de sceller ces pages douloureuses ou bénies sous un triple sceau, de les garder comme un trésor, de les consulter aux heures solennelles, aux heures d’épreuves, dans le recueillement et la solitude. Plus d’une ame aux prises avec une réalité cruelle s’est trouvée subitement régénérée par un retour silencieux sur le passé. En consultant sa conscience, en se rappelant jour par jour toutes les espérances enivrées, toutes les amères déceptions de sa jeunesse, elle s’est aguerrie contre les espérances nouvelles qui voulaient l’abuser, ou, si elle n’a pas su résister au charme tout-puissant de ces nouvelles espérances du moins elle a prévu les déceptions qui l’attendaient, elle a marché courageusement au-devant de la douleur, et le souvenir des blessures que le temps avait déjà cicatrisées lui a plus d’une fois enseigné l’indulgence et le pardon. Oui, je le crois sincèrement, il est bon, il est salutaire de ranimer, de réchauffer les cendres du passé, de chercher sous cette poussière qui a vécu le fantôme de nos jeunes années, d’interroger ces ruines et de rebâtir par la pensée l’édifice entier des jours évanouis ; il n’y a ni faiblesse ni lâcheté à compter les larmes que nous avons répandues, à nous reporter par la mémoire vers les lieux témoins de nos extases, de nos défaillances. Cet entretien mystérieux de l’homme avec lui-même n’est pas un entretien stérile. Chacun de nous porte dans sa conscience une leçon vivante, un conseiller toujours prêt à répondre ; l’image du passé, pour un œil clairvoyant, a toujours un sens prophétique, et l’ame n’est vraiment forte, vraiment grande qu’à la condition de pouvoir à toute heure, en toute occasion, rappeler sous son regard les jours qui ne sont plus. Sans cette faculté toute-puissante, elle se trouve trop souvent prise au dépourvu. Le présent la domine et l’avenir s’offre à elle sous un aspect décourageant. Celui qui détourne les yeux du livre de sa conscience, qui redoute le passé comme une ombre menaçante, qui n’ose pas regarder face à face les joies qu’il a saluées comme éternelles les douleurs qu’il a proclamées inconsolables, et qui ne sont plus pour lui qu’un objet de pitié, se condamne à ne voir jamais finir l’enfance de son cœur. Mais ce livre, dont chaque page est un enseignement, doit être lu par celui qui l’a écrit. C’est aux yeux qui ont répandu les larmes dont il est arrosé qu’il appartient de l’interroger, ou, s’il est permis de l’ouvrir, de l’exposer aux regards, c’est devant un ami, devant un cœur uni à nous par les liens d’une affection fraternelle.

Raconter sa vie, jour par jour, devant une ame qui est tout pour nous, que nous-mêmes nous remplissons tout entière, est un dessein que je ne saurais blâmer. Il y a en effet, dans cet aveu loyal et sincère de nos fautes, dans le récit des joies que nous avons perdues, quelque chose de fortifiant, qui donne à l’affection une sève nouvelle ; ce témoignage de confiance absolue ajoute à l’intimité la plus douce un charme nouveau et rajeunit le cœur même qui ne craint pas l’image du passé. Dire au cœur qui nous aime, au cœur qui nous appartient, toutes les émotions que nous avons éprouvées, n’est-ce pas l’inviter, n’est-ce pas l’obliger à nous chérir plus tendrement ? Livrer à son regard, soumettre à son jugement nos heures joyeuses et nos heures éplorées, n’est-ce pas lui prouver que nous voulons nous confondre avec lui tout entiers, que nous voulons, autant qu’il est en nous, l’associer à tous les momens de notre vie ? Ressusciter pour lui les jours qui ne sont plus, n’est-ce pas une manière nouvelle de lui montrer que nous sommes à lui sans réserve ? N’y a-t-il pas dans cet épanchement un mélange de hardiesse et de soumission qui donne à la tendresse la plus dévouée un accent de franchise plus pénétrant ? Après le bonheur d’aimer, le plus grand bonheur est, à coup sûr, de nous révéler tout entier au cœur que nous avons choisi, que nous avons su conquérir. À Dieu ne plaise que je conseille jamais d’immoler sur l’autel d’une passion naissante le souvenir des passions qui ne sont plus ! Un tel sacrifice, injurieux pour celui qui l’accomplit, ne saurait être accepté par un cœur vraiment généreux. Offrir le passé en holocauste au présent est, à mes yeux, un sacrilège. Si nous voulons mériter la confiance du cœur qui s’est donné à nous, il ne faut pas nous montrer impie envers le passé. Ne brûlons pas comme une paille inutile, ne livrons pas au vent toutes les pages de notre vie ; en racontant les épreuves que nous avons traversées, soyons justes, soyons sévères, mais ne soyons pas ingrats. Le récit complet et sincère de notre vie, pourvu que nous sachions voiler ce qui doit rester entre Dieu et notre conscience, n’a rien d’impie, rien de sacrilège ; C’est une manière nouvelle de nous donner au cœur qui nous aime ; raconter nos souvenirs pour qu’il prenne possession de nous jusque dans le passé est une forme de tendresse que la raison la plus sévère, l’ame la plus ombrageuse ne saurait condamner.

Mais, s’il est permis, s’il est parfois salutaire de se révéler tout entier aux regards d’un cœur qui nous aime, que faut-il penser d’un récit de cette nature livré à la curiosité publique ? N’est-ce pas profaner le sanctuaire de la conscience que de l’ouvrir comme un bazar à tous les esprits indifférens qui cherchent dans nos souvenirs une distraction pour leur oisiveté ? N’y a-t-il pas quelque chose d’affligeant à voir chaque battement de cœur devenir pour la foule un sujet d’applaudissement ou de raillerie ? Que la foule batte des mains au spectacle de nos souffrances, ou qu’elle se montre sans pitié pour les larmes que nous avons versées, pour le sang que nous avons perdu, qu’elle interroge d’un doigt cruel nos blessures béantes où qu’elle compte nos plaies d’un œil attendri, n’y a-t-il pas dans ce rôle quelque chose que le cœur désavoue, que la dignité virile répudie ? Diviser ses angoisses en livres et en chapitres, découper la trame de sa vie en épisodes joyeux ou attendris, offrir en pâture aux désœuvrés toutes les extases qui nous ont ouvert le ciel, toutes les heures désolées où nous avons souhaité la mort, n’est-ce pas descendre jusqu’au rôle des gladiateurs antiques ? Les gladiateurs saluaient la foule avant de mourir ; aujourd’hui César s’appelle la foule, c’est devant la foule que l’auteur s’incline avant de commencer le récit de ses souffrances. M. de Lamartine a bien senti tout ce qu’il y a d’étrange dans un tel récit adressé au public ; il a prévu le reproche et tenté de se justifier. Pour ma part, je l’avoue, tout en reconnaissant la noblesse, la générosité des sentimens qui l’attachent au patrimoine de sa famille, je ne puis m’empêcher de blâmer le parti qu’il a choisi. Ne pas vouloir abandonner les forêts qui ont vu ses premiers jours, qui ont été témoins de ses premières rêveries, est une résolution qui mérite nos éloges ; respecter comme un tabernacle, garder comme un trésor sans prix la maison où il a reçu les premières leçons de sa mère, c’est agir à merveille. J’applaudis de toute mon ame à cette pieuse pensée. Voir dans les bûcherons qui ont vieilli à l’ombre des chênes, dans les vignerons qui ont cueilli depuis trente ans les grappes vermeilles, dans les bergers qui gardent les troupeaux une famille qui se disperserait si le patrimoine était divisé, c’est un sentiment plein de grandeur ; mais demander au récit d’une vie passionnée, demander aux battemens de son cœur l’or dont il a besoin pour ne pas morceler le patrimoine de sa famille, dérouler jour par jour, raconter page à page toutes les émotions qui ont troublé sa jeunesse, confier au public toutes les paroles ardentes qui se sont échappées de ses lèvres, tous les sermens qu’il a reçus, toutes les prières qu’il a balbutiées, tous les aveux qu’il a entendus, n’est-ce pas pour le cœur une profanation plus coupable que le morcellement d’une vigne ou d’une forêt, que la vente d’un champ ou d’un troupeau ? Respecter les pins séculaires à l’ombre desquels nous avons grandi, les champs dont la moisson nous a donné le pain de chaque jour, les vignes dont les grappes généreuses ont renouvelé nos forces, c’est penser noblement ; mais les passions qui nous ont agités, mais es joies divines que l’amour nous a données, les larmes brûlantes que nous avons répandues, n’ont-elles pas droit au même respect que les forêts et les troupeaux, la vigne et les moissons ? Les grappes mûres sous lesquelles le cep fléchit, les moissons dorées qui couvrent la plaine sont-elles donc plus sacrées que les aveux d’un cœur qui a battu sur le nôtre, que les paroles apportées sur nos lèvres par des lèvres ardentes ? Si la terre que nos aïeux nous ont transmise est une partie de nous-mêmes, si nous devons lutter de toutes nos forces pour la garder tout entière, devons-nous livrer à la curiosité oisive le secret des affections que nous avons inspirées, que nous avons partagées ? N’est-ce pas aliéner notre cœur et le cœur qui a vécu en nous ?

Toutes ces objections si graves, si évidentes, sont exposées par M. de Lamartine avec une parfaite franchise, et pourtant M. de Lamartine a passé outre, et nous avons les Confidences. Ce livre si impatiemment attendu, qui excitait chez les admirateurs des Méditations, des Harmonies, de Jocelyn, une curiosité si vive, a-t-il pleinement répondu à toutes les espérances que le titre seul avait éveillées ? Je ne le crois pas. Il y a sans doute dans les Confidences des pages pleines de grace et d’entraînement, empreintes d’une naïveté délicieuse, des pages qui luttent de jeunesse et de fraîcheur avec les Méditations et les Harmonies ; mais, à côté de ces pages que le génie seul, et le génie le plus heureux, peut concevoir, qui vivent, qui palpitent, qui émeuvent, qui attendrissent, qui amènent les larmes au bord de la paupière, combien de pages puériles et vides ! J’hésite d’autant moins à dire toute ma pensée, à exprimer sincèrement ce que j’ai senti, que je professe pour M. de Lamartine l’admiration la plus profonde. Personne, j’ose le dire, parmi ceux qui le flattent, qui lui prodiguent l’encens, qui applaudissent chacune de ses paroles, qui le placent, sans hésiter, non pas seulement à côté de Byron et de Rousseau, ce qui est pourtant déjà un rang assez glorieux, mais à côté de Tacite et de Thucydide, personne ne met plus haut que moi le génie lyrique de M. de Lamartine. C’est assurément une des imaginations les plus fécondes les plus spontanées, qui se soient produites, je ne dis pas seulement dans le temps où nous vivons, mais dans l’histoire entière de notre littérature. Du XVe au XIXe siècle, il n’y a pas en France un poète qui puisse se comparer à M. de Lamartine pour la sincérité la profondeur des émotions, pour l’abondance et la richesse des images ; il est, dans ma conviction, notre génie lyrique par excellence. Si chez lui la forme n’a pas toujours toute la pureté, toute la perfection désirable, ce défaut est amplement racheté par la grace souveraine, par la grandeur des images qu’il appelle au secours de sa pensée. Pour lui, la poésie lyrique n’est pas une œuvre laborieuse, mais la vie même de son ame. Il chante comme il respire, sans que sa volonté intervienne. Dans les Méditations, dans les Harmonies, l’étude ne joue aucun rôle ; les stances les plus élégantes, les strophes les plus rapides et les plus riches semblent n’avoir rien coûté. Eh bien ! il y a telle page des Confidences où nous retrouvons avec bonheur toutes ces rares qualités, tous ces dons précieux qui n’appartiennent qu’au génie ; mais plus d’une fois aussi, en lisant l’histoire des premières années du poète, en voyant la puérilité, l’insignifiance des détails, on ne peut se défendre d’un mouvement d’impatience. Vainement voudrait-on soutenir que les moindres actions, les moindres paroles, les moindres pensées d’un homme illustre intéressent les contemporains et la postérité ; cette thèse, qui ne peut être défendue d’une façon absolue, change d’ailleurs d’aspect quand le poète écrit lui-même sa biographie. Je conçois, j’excuse sans les accepter, les détails minutieux que Boswell nous donne sur Samuel Johnson, les comptes et les anecdotes que Lockhart prodigue en nous racontant la vie de Walter Scott ; mais, si Johnson et Walter Scott eussent tenu la plume au lieu de Boswell et de Lockhart, malgré ma vive admiration pour l’historien de la poésie anglaise, pour l’imagination enchanteresse du conteur écossais, je serais moins indulgent. Quelle que soit la grandeur du génie poétique résolu à s’étudier lui-même, quelle que soit l’importance du rôle qu’il a joué dans le mouvement littéraire de son temps, l’homme qui raconte sa vie ne peut impunément franchir certaines limites. S’il ne sait pas s’arrêter à temps, il arrive nécessairement à fatiguer l’attention. M. de Lamartine s’est plus d’une fois heurté contre l’écueil que je signale, et vraiment c’est grand dommage ; car les Confidences, débarrassées des pages inutiles qui ralentissent ou plutôt qui paralysent le récit, deviendraient un livre charmant. L’enfance du poète, sa première éducation, où l’étude proprement dite tient si peu de place, où le cœur se développe si librement, si heureusement, sont racontées avec une grace, une vérité que je ne me lasse pas d’admirer. Jamais, je crois, la piété filiale ne s’est montrée plus éloquente, jamais la reconnaissance ne s’est exprimée avec plus d’effusion, jamais l’affection maternelle n’a été célébrée plus dignement. Toutes ces leçons données en présence de la nature, sans le secours des livres, tous ces conseils qui empruntent tour à tour l’élan de l’espérance ou l’humilité de la prière, sont retracés par M. de Lamartine avec une abondance, une limpidité, qui rappellent et qui expliquent les plus admirables élégies de sa jeunesse. En assistant à ces matinées délicieuses, qui sont autant d’actions de grace à la Divinité, à ces soirées recueillies qui s’achèvent sous l’invocation de la Providence, il est impossible de ne pas reconnaître, de ne pas étudier avec une curiosité religieuse le germe précieux qui plus tard devait s’épanouir en odes, en élégies ; cette étude donne aux premières années du poète un intérêt tout-puissant.

Quant aux amours ossianiques de M. de Lamartine avec Lucy, j’avoue franchement que je les verrais disparaître sans regret, et même avec joie. Cette passion, qui ne dit rien au cœur, parce qu’elle ne vient pas du cœur, qui naît d’une lecture et se révèle dans une amplification d’écolier, ne peut attendrir personne. L’auteur condamne justement cette pièce, et je me vois à regret forcé de lui donner cent fois raison. Dira-t-on qu’il n’est jamais inutile de comparer les premiers essais d’un poète illustre aux œuvres de sa maturité ? J’accepte volontiers cette comparaison pourvu qu’elle repose sur des œuvres également sincères ; mais une amplification qui n’exprime aucun sentiment, qui se compose tout entière de réminiscences, ne peut offrir aucun sujet d’étude, et malheureusement la pièce ossianique adressée à Lucy se trouve placée dans cette condition. C’est pourquoi je pense que M. de Lamartine eût agi très sagement en la supprimant.

L’épisode de Graziella commence d’une façon délicieuse. Au moins, dans cette passion, il y a quelque chose de vrai. Si le poète n’est pas sincèrement épris, et la fin du récit ne le prouve que trop ; si, malgré sa jeunesse, qui devrait allumer dans son cœur un foyer de tendresse, il se laisse adorer, comme Goethe par Bettina, sans éprouver un seul des sentimens qu’il inspire ; s’il accepte l’admiration et l’extase comme un tribut légitime, l’amour de Graziella pour le jeune étranger est tour à tour plein de grace, d’abandon, de confiance, calme dans sa douleur, résigné jusque dans son désespoir. Cette pauvre fille qui s’enfuit pour ne pas épouser son cousin qu’elle ne peut aimer, qui s’enfuit sans dire un mot de plainte ou de reproche à l’homme qu’elle aime de toutes les forces de son ame, offre un mélange touchant d’exaltation et de naïveté. Le poète a raison de pleurer sur la mort de Graziella comme sur une faute que nul repentir ne saurait effacer. Quand on a le bonheur de rencontrer sur sa route un cœur aussi pur, aussi candide, aussi passionné, fût-on incapable de partager l’amour qu’on lui inspire, il faut le traiter avec respect, avec piété, et ne pas l’abandonner comme un hochet inutile après s’être donné le spectacle de cet amour condamné au désespoir. Je voudrais pouvoir louer les vers que M. de Lamartine a consacrés à la mémoire de Graziella ; je voudrais trouver dans l’expression de sa douleur, de son remords, un accent sincère, une éloquence pénétrante. Pourquoi faut-il que je sois forcé de juger l’œuvre du poète aussi sévèrement que l’action à jamais regrettable sans laquelle cette œuvre ne serait pas née ? Il y a sans doute dans l’amour de Graziella quelques détails dont la vérité peut être contestée, et qui n’appartiennent pas précisément à la Mergellina : parfois l’héroïne de Procida oublie son origine, et laisse échapper des paroles empreintes d’un caractère un peu trop pastoral ; mais ces taches légères disparaissent dans le ton général du récit. La lecture de Paul et Virginie est une des scènes les plus attendrissantes dont j’aie gardé le souvenir. Cette intelligence presque sauvage qui s’éveille à la poésie en écoutant l’histoire de deux enfans épris l’un de l’autre a quelque chose de singulièrement émouvant. Il semble que le nom de Bernardin de Saint-Pierre ait porté bonheur à M. de Lamartine, car les pages qui nous retracent cette lecture, plusieurs fois interrompue par les sanglots de Graziella, ont une simplicité, une sobriété de style que Bernardin ne désavouerait pas.

L’épisode de Graziella donne aux Confidences une grande valeur poétique. Je regrette bien vivement que l’auteur n’ait pas compris la nécessité de clore son récit à la mort de Graziella. Les deux derniers livres de ses souvenirs sont très loin assurément d’offrir le même intérêt, la même émotion. Ses réflexions chagrines sur le retour de Napoléon, sur la retraite du roi, ne plairont à personne. Le portrait de Joseph de Maistre ne révèle pas une connaissance profonde des Soirées de Saint-Pétersbourg. La touchante figure de Marguerite ne rachète pas la monotonie et la sécheresse de ces deux derniers livres.

Raphaël forme la seconde partie des Confidences. À cet égard, le doute n’est pas permis, et l’auteur a pris soin de le prévenir en attribuant à son héros une ode signée de son nom, l’ode adressée à M. de Bonald. Il faut donc voir dans Raphaël, non pas un roman, comme le titre semblerait l’indiquer, mais une étude autobiographique. Si M. de Lamartine, pour continuer ses Confidences, a changé la forme du récit, c’est qu’il espérait sans doute trouver dans cette forme nouvelle une plus grande liberté. Les quelques pages qui précèdent Raphaël nous confirment dans cette conjecture. Pouvait-il, en effet, parlant en son nom, dire de lui-même ce qu’il dit de Raphaël ? Pouvait-il vanter l’admirable beauté de son visage, l’expression angélique de son regard ? Pouvait-il se promettre la gloire de Raphaël, de Mozart ou de Dante ? Il a trouvé plus naturel d’adresser à son héros les louanges qui, pour avoir quelque valeur, ne doivent pas s’échapper des lèvres mêmes de l’homme qui les reçoit. Je lui pardonne bien volontiers ce puéril artifice, et je n’aurais pas songé à le signaler, s’il n’y avait entre ces premières pages et le corps même du récit une intime relation. En douant si richement son héros, en lui prodiguant si étourdiment les plus hautes facultés, il excite dans l’ame du lecteur une si prodigieuse attente, que les plus grandes pensées, les sentimens les plus purs, les espérances les plus élevées, les regrets les plus sincères, demeurent au-dessous de l’idéal que nous avons rêvé. Il y a long-temps qu’on l’a dit : dans l’ordre poétique, aussi bien que dans la vie réelle, il faut toujours se montrer avare de promesses ; autrement on se condamne à rester bien loin de son programme. Comment voulez-vous que le lecteur juge avec indulgence un héros qui peut à son choix devenir Dante, Raphaël ou Mozart, concevoir, enfanter, selon son caprice, l’École d’Athènes, la Divine Comédie ou Don Juan ? Le poète aura beau faire, il ne contentera jamais pleinement l’attente du lecteur.

Toutefois, malgré ce vice capital, l’épisode de Raphaël mérite d’être étudié sérieusement. Il y a dans ce livre des qualités éminentes, des éclairs que le génie seul peut rencontrer. Si M. de Lamartine s’est trompé, il est curieux de voir comment il se trompe ; car l’erreur d’une intelligence comme la sienne est toujours féconde en enseignemens. Raphaël est arrivé au désenchantement par le désordre. Il a gaspillé sa jeunesse, gaspillé son cœur ; livré à des passions éphémères, ou plutôt à des caprices qui ne laissent dans la mémoire aucune trace profonde, il voit s’énerver de jour en jour les facultés puissantes qu’il a reçues du ciel. L’oisiveté agit sur son intelligence comme le dérèglement sur son cœur. L’ennui le dévore, et l’orgueil lui ferme toutes les carrières en lui montrant partout un but indigne de son ambition. Raphaël, parvenu, à sa vingtième année, croit sincèrement avoir épuisé toutes les émotions de la vie. Les passions ne l’attirent plus, car elles n’ont plus rien à lui apprendre, il croit en connaître tous les secrets. Au lieu de s’avouer franchement le néant des plaisirs tumultueux qu’il a pris pour le bonheur, il se drape dans sa tristesse et dit adieu aux affections humaines, comme s’il avait perdu sans retour, comme s’il ne devait jamais retrouver la faculté d’aimer. Au lieu de chercher dans l’accomplissement du devoir le renouvellement de ses forces usées par l’oisiveté, il accuse les hommes d’injustice, d’aveuglement, il se dit méconnu et se croise les bras ; au lieu de montrer ce qu’il peut, ce qu’il sait, pour dessiller les yeux de ses juges, il s’enferme follement dans la solitude et l’inaction. Personne, je crois, ne contestera la vérité du caractère tracé par M. de Lamartine. Toute proportion gardée, bien entendu, le type de Raphaël s’offre à nous presque à chaque pas. Il nous arrive rarement de rencontrer des ames assez fières, assez contentes d’elles-mêmes pour se promettre tour à tour la gloire du Sanzio, d’Alighieri ou de Mozart : un tel souhait, qu’il ne sera jamais donné aux facultés humaines de réaliser, n’appartient qu’aux génies privilégiés ; mais combien de fois n’avons-nous pas entendu proclamer la légitimité de l’oisiveté en face de l’injustice ! combien de fois cette thèse désolante n’a-t-elle pas été soutenue devant nous ! Tout homme âgé de vingt ans, chez qui l’étude a éveillé l’ambition, dès qu’il ne se trouve pas à sa place, s’attribue le droit de ne rien faire pour conquérir le rang qu’il croit mériter, et l’inaction, fille de l’orgueil, le condamne au néant. Je n’hésite donc pas à remercier M. de Lamartine d’avoir sondé d’une main hardie la plaie qui dévore tant d’intelligences. Il a montré dans l’analyse du mal une habileté consommée, malheureusement il n’a pas indiqué avec autant de précision le remède qui doit le guérir.

Mais l’homme qui dit adieu aux passions s’abuse étrangement sur se forces ; en rêvant pour son cœur un avenir sans trouble, sans agitation. Il conçoit un espoir insensé. S’il a en lui la faculté d’aimer, s’il a senti un seul jour le besoin d’inspirer une affection profonde, il faudra tôt ou tard que cette faculté trouve son emploi, que ce besoin soit satisfait. Les natures vraiment riches, vraiment fécondes, ne peuvent se dérober à l’amour. L’inaction du cœur ne convient qu’aux natures indigentes et Raphaël ne tarde pas à l’éprouver. Il se croit protégé contre l’amour par une cuirasse impénétrable, et à peine a-t-il quitté le théâtre de ses égaremens, que son cœur rendu à lui-même retrouve toute sa faiblesse en retrouvant toute sa pureté.

La solitude, en le dégageant des affections menteuses qui l’avaient envahi, lui rend toute sa jeunesse, et Raphaël, qui croyait avoir dit aux passions un éternel adieu, qui se glorifiait de son indifférence, qui regardait d’un œil dédaigneux les ames assez crédules pour aimer avec un entier abandon, sent tout à coup se réveiller en lui le besoin impérieux qu’il se flattait d’avoir réduit au silence ; mais son imagination nourrie de rêverie et le tristesse, se transforme à son insu et donne à ses désirs une direction nouvelle. Il a connu le plaisir dans toute son ardeur, et le plaisir, incessamment renouvelé, ne l’a pas rassasié. Seul maintenant avec la nature, avec Dieu qui la remplit et la gouverne, ramené malgré lui au souvenir des joies qu’il croyait éternelles, dont il comprend maintenant toute la misère, il dépouille peu à peu le vieil homme, il conçoit pour le plaisir, pour le trouble des sens un mépris qui va jusqu’à méconnaître la limite des forces humaines : le voluptueux devient mystique. L’homme qui, la veille, ne concevait d’autre bonheur que l’ivresse des sens, qui prenait en pitié, qui raillait amèrement toutes les affections qui se proposent le dévouement comme loi suprême, le voilà maintenant qui réserve pour lui-même, pour sa vie d’hier, toute sa colère, toute son ironie, tout son mépris. Cette réaction, si naturelle chez les ames généreuses, a trouvé dans M. de Lamartine un observateur studieux, un peintre fidèle. Toutes les métamorphoses que j’ai tâché d’indiquer sont racontées dans Raphaël avec une rare vivacité d’expression. Le lecteur a sous les yeux l’ame du héros, et le voit d’heure en heure se relever, se rajeunir ; un tel tableau, pour nous intéresser, demandait un pinceau habile ; il fallait que le philosophe se cachât sous le poète, sans oublier pourtant le véritable caractère de la tâche qu’il avait entreprise. M. de Lamartine me paraît avoir pleinement compris toutes les conditions que j’énumère ; il a victorieusement résolu le problème qu’il s’était posé.

L’objet de cet amour mystique auquel Raphaël est préparé par la solitude et la rêverie n’est pas dessiné avec moins de puissance et d’habileté. Julie, orpheline de bonne heure, au lieu de garder comme un guide fidèle et sûr l’éducation religieuse de sa jeunesse, a exercé sa pensée sur toutes les questions scientifiques. Mariée à l’âge de dix-huit ans, elle a trouvé dans le vieillard dont elle porte le nom un ami dévoué dont l’affection toute paternelle ne lui laisse pas le temps de former un souhait, mais dont l’intelligence ne reconnaît d’autres vérités que celles qui peuvent se démontrer mathématiquement ou par le témoignage des sens. Julie, sous la conduite d’un tel maître, aborde sans frayeur, sans dégoût, sans impatience, toutes les énigmes que Dieu a proposées à la curiosité humaine. Depuis le brin d’herbe qu’elle foule au pied jusqu’aux astres qui gravitent dans l’espace, elle étudie tout ; elle interroge d’un œil curieux les trois règnes de la nature, depuis les entrailles de la terre jusqu’à l’organisation de l’homme. Tout ce que la raison, peut comprendre, tout ce que les sens peuvent enseigner à l’intelligence, Julie, pour contenter son mari, se résigne à l’étudier. Dans cette contemplation assidue du monde extérieur, l’esprit de la jeune fille acquiert, on le comprend sans peine, une pénétration singulière. Sans poursuivre avec prédilection un ordre déterminé de vérités, sans marcher résolûment sur les pas de Newton, de Linnée ou de Bichat, Julie entasse dans sa mémoire toutes les idées générales dont la réunion forme la science moderne. Elle ne s’attache pas à connaître tous les détails techniques dont se compose la démonstration de ces idées ; elle accepte comme vrai tout ce qui est accepté par l’intelligence de son mari, et accorde à ses leçons une confiance absolue. Une jeune fille ainsi élevée n’a rien de séduisant, je l’avoue ; mais nous ne devons pas oublier que Raphaël n’est pas un roman. Puisque M. de Lamartine nous raconte sa vie, nous ne pouvons trouver mauvais qu’il nous offre le portrait d’une femme savante, si cette femme a joué dans sa vie un rôle important, si elle a laissé dans son cœur une trace profonde. D’ailleurs cette femme savante, qui veut tout connaître, qui fait de la vérité son unique passion, et qui n’accepte pour vrais que les faits démontrés par le raisonnement ou le témoignage des sens, n’est pas, comme on pourrait le craindre, taillée sur le modèle d’Armande. Elle n’est pas savante pour se montrer savante ; malgré les trésors amassés dans sa mémoire, elle demeure modeste. Elle écoute et comprend ce qui se dit autour d’elle sans éprouver jamais le désir d’étaler son savoir.

Mais, après avoir abordé tous les problèmes dont se compose la connaissance du monde extérieur, après avoir étudié toutes les causes secondes, Julie ne va pas au-delà ; en possession de toutes les vérités que nos yeux peuvent apercevoir, elle ne s’élève pas jusqu’à la cause première, jusqu’à la vérité suprême, jusqu’à Dieu. J’ai entendu blâme sévèrement l’athéisme de Julie, et je dois dire que je ne partage ni l’étonnement ni la colère que cet athéisme a excités chez bien des lecteurs. Oui, sans doute, une femme athée n’a rien qui plaise à l’imagination, rien qui attire le cœur, je le reconnais volontiers ; mais l’auteur de Raphaël pouvait-il dénaturer la vérité, pouvait-il douer de foi cette ame incrédule ? Puisqu’il raconte et n’invente pas, nous devons accepter comme lui toutes les singularités de la femme qu’il a nommée Julie, mais qui a vécu d’une vie réelle, qu’il a vue, qu’il a entendue, dont il se souvient, dont il nous offre l’image. Julie savante, Julie athée n’est pas une héroïne de roman, qu’importe ? puisque Raphaël n’est que la suite des Confidences.

L’athéisme de Julie donne à son affection pour Raphaël quelque chose d’étrange qui nous blesse d’abord, qui nous éloigne, mais qui bientôt excite notre curiosité et nous attache comme une plante inconnue dont la famille reste encore à deviner. Les entretiens de cette jeune femme avec l’homme qu’elle aime, la raison sévère et la tendresse profonde qui se révèlent dans toutes ses paroles, l’union inexpliquée de cette intelligence qui n’a ni âge ni sexe et de ce cœur plein de jeunesse et de passion, sont des traits que le goût pourrait désavouer dans une fiction, mais que nous devons accepter dans une biographie. On se demande avec effroi à quelle race appartient cette créature qui parle de Dieu en souriant, et qui pourtant s’émeut et s’attendrit en présence des merveilles de la création. Le bonheur qu’elle éprouve à se trouver près de Raphaël, à s’appuyer sur son bras, à gravir avec lui les roches escarpées, à s’égarer en l’écoutant dans les sentiers solitaires, ne semble pas pouvoir se concilier avec les études austères qui ont jusque-là rempli sa vie, avec l’incrédulité qu’elle a puisée dans la science, et pourtant Julie savante et athée, mais sincèrement éprise de Raphaël, est une figure pleine de charme et d’intérêt. Par quel miracle inespéré M. de Lamartine a-t-il su fondre dans une harmonieuse unité cette raison et ce cœur qui semblent s’exclure ? comment a-t-il amené, sur les lèvres, de la même femme des paroles tour à tour dérobées au Système du Monde et aux pages les plus ardentes de la Nouvelle Héloïse ? comment Laplace et Rousseau empruntent-ils la même voix ? Je ne vois qu’une seule manière de répondre à cette question c’est d’admettre la sincérité parfaite du narrateur. L’invention, réduite à ses seules ressources, n’eût jamais trouvé moyen de surmonter une telle difficulté ; pour en triompher, M. de Lamartine n’a eu qu’à se souvenir.

Nous devons d’ailleurs à l’athéisme de Julie une scène vraiment sublime. Cette jeune femme qui, depuis dix ans, a vécu de la seule vie de l’intelligence, qui n’a compris, qui n’a cherché le bonheur que sous la forme de la vérité, qui a vu dans la pensée élevée à sa plus haute puissance le premier des devoirs humains, et qui pourtant n’a jamais compris la vérité tout entière, se transforme et se rajeunit dès qu’elle aime, et l’attendrissement ouvre à son intelligence tout un monde nouveau, le monde des idées morales et religieuses. Dans la solitude et l’indifférence, elle demeurait incrédule ; la science du monde extérieur ne lui montrait dans la vie qu’une épreuve douloureuse, sans dédommagement, sans récompense ; l’amour profond et sincère lui révèle Dieu. Julie arrive à la foi par la reconnaissance. L’amour qu’elle ressent, l’amour qu’elle inspire, inonde son cœur d’une joie si abondante et si pure ; la nature, dont elle croyait avoir pénétré tous les secrets, se montre à elle sous un aspect si merveilleux et si nouveau, qu’elle monte jusqu’à Dieu par la pensée pour s’agenouiller à ses pieds, pour le remercier, pour le bénir, pour saluer en lui la cause première et suprême, la source éternelle de toute vérité. Or, sans l’athéisme de Julie, sans l’incrédulité obstinée qui nous frappe d’abord si douloureusement, nous n’aurions pas cette scène admirable, cet entretien délicieux où l’ame de la jeune femme se régénère par l’attendrissement, où le bonheur devient clairvoyance, où le besoin d’exprimer l’émotion toute-puissante qui la domine enseigne à sa bouche un nom nouveau, le nom du Créateur. Les pensées que les deux amans échangent entre eux, l’ivresse de leurs aveux, qu’ils ne se lassent pas de renouveler, ces paroles d’amour qui ne changent jamais, qu’ils entendent et répètent toujours avec un bonheur nouveau, leurs espérances qu’ils confondent, composent un dialogue plein de grandeur et de passion. C’est tour à tour la gravité sévère de la philosophie, la grace, la tendresse de la poésie, la vérité parlant, comme au cap Sunium, une langue harmonieuse et pénétrante, l’amour soupirant comme sur le balcon de Juliette quand le jour se lève et que l’alouette se met à chanter. Par un bonheur singulier, M. de Lamartine a trouvé moyen de concilier l’éternelle jeunesse de la passion et l’éternelle splendeur de la vérité. Le passage de l’incrédulité à la foi, la leçon donnée à l’intelligence par le cœur, sont racontés par M. de Lamartine avec une limpidité qui ne laisse rien à désirer. Nous assistons avec bonheur à l’initiation de cette ame qui s’ignore ; nous écoutons avec ivresse, avec attendrissement toutes les paroles qui s’échappent de cette bouche frémissante ; et quand Julie, éclairée d’une lumière divine, remercie le Créateur, nous respirons plus à l’aise ; notre poitrine se dilate, comme si nous quittions l’air humide de la vallée pour l’air pur et généreux de la montagne.

L’amour de Julie pour Raphaël est d’une chasteté irréprochable ; mais cette chasteté n’a pas le caractère qu’elle devrait avoir pour exciter en nous une émotion profonde. Ne faut-il pas, en effet, qu’elle soit un sacrifice, un combat, une victoire, pour mériter notre admiration. Or, Julie, pour conserver sa pureté, pour demeurer, après l’aveu de son amour, ce qu’elle était avant de connaître, avant d’aimer Raphaël, n’a pas de lutte à soutenir, pas de combats à livrer. Jamais son sang ne s’allume ; jamais son regard troublé ne se détourne avec effroi du visage, de son amant ; jamais les battemens de son cœur ne retentissent jusqu’à ses tempes comme le bruit lointain du marteau sur l’enclume ; jamais sa langue paralysée par l’émotion ne balbutie des paroles incohérentes, inachevées. Belle et pâle comme une statue de Paros, elle ne peut, comme Galatée, s’animer sous l’haleine ardente de son amant. Elle aime, mais son amour, que les anges comprennent sans doute, son amour n’a rien d’humain ; car son cœur, en s’éveillant, n’a rien changé à l’immobile froideur de ses sens. Et quand Raphaël, seul avec elle, enivré de sa beauté, la supplie de se donner à lui, comment se défend-elle ? comment impose-t-elle silence à ces vœux ardens, à ces prières dont chaque parole est un danger ? Est-ce au nom du devoir ? Mais Julie, qui ne croit pas en Dieu, et qui ne conçoit pas la morale sans la religion, Julie ne croit pas au devoir. Elle se donnerait à son amant sans remords, sans honte ; en livrant sa beauté, qui ne lui appartient pas, puisqu’elle est engagée par un serment, elle ne s’imposerait aucun sacrifice ; si elle se rendait aux prières de Raphaël, sa conscience ne gémirait pas ; l’abandon de sa beauté ne lui coûterait ni une larme ni un soupir. Dans les bras de son amant, elle serait aussi calme, aussi contente, aussi fière d’elle-même que si elle n’avait trahi aucun serment. Quelle puissance protége donc sa beauté contre l’amour de Raphaël ? La pudeur est muette dans son ame aussi bien que la loi morale. L’étude austère, l’étude exclusive du monde visible ne voit dans la pudeur comme dans la conscience qu’un rêve d’enfant. Julie elle-même, comme si elle prenait plaisir à doubler le danger, Julie confesse à son amant qu’elle se donnerait à lui sans remords, qu’elle ne craindrait, après le dernier abandon, ni les reproches de sa conscience ni les reproches du monde. Pourquoi donc refuse-t-elle à Raphaël le don de sa beauté ? Pour dompter la passion de son amant, pour contenir son ardeur, pour le désarmer, pour se rendre invulnérable, elle n’a qu’un mot à prononcer, et ce mot suffit pour élever entre l’amour et la beauté un mur d’airain : elle ne pourrait se donner sans mourir. Elle ne mourrait pas de honte de désespoir, elle n’expierait pas sa faute par une mort volontaire ; elle n’a jamais conçu, elle ne peut concevoir une telle pensée. Son cœur éclaterait et le sang inonderait sa poitrine : c’est l’avis des médecins. Quel amant ne reculerait devant cette parole menaçante ? Raphaël renonce à la possession de Julie, car il ne peut souhaiter un bonheur que Julie paierait de sa vie. Une telle défense, il faut bien le dire, n’a rien de poétique. La chasteté sans combat, dans le silence des sens, la chasteté présentée comme moyen de conservation, réduite à une question de physiologie, perd toute sa grandeur, et la figure de Julie qui avant ce triste aveu, semblait animée d’une grace angélique, se ternit tout à coup après cette révélation. Et non-seulement la chasteté de Julie perd ainsi toute valeur morale, mais la résignation même de Raphaël est sans mérite. L’amant qui lutte contre ses désirs, pour épargner un remords à la femme qu’il aime, peut s’applaudir de son sacrifice comme de l’accomplissement d’un devoir ; mais renoncer à la possession d’une femme pour ne pas la tuer, s’éloigner d’elle pour ne pas avoir sa mort à se reprocher, n’est-ce pas l’action du monde la plus vulgaire ?

Le défaut général de Raphaël, qui se retrouve presque à chaque page, c’est l’abus de l’infini. Ce défaut se montre aussi parfois dans les Confidences ; mais il n’a pas, comme dans Raphaël, un caractère systématique. Il semble que M. de Lamartine, en nous racontant cet épisode de sa vie, ait résolu, dès les premières pages, de transfigurer les personnages et le paysage où il les plaçait. Il ne peut se résigner à nous montrer les hommes et les choses avec les propositions que Dieu leur a données ; il veut à chaque instant les agrandir, en changer la couleur, l’expression. Il se complaît tellement dans ce travail, il confond si assidument les trois règnes de la nature, il prête si volontiers aux pierres la vie des plantes, aux plantes la pensée humaine ; il traite avec un dédain si superbe, il répudie si obstinément comme indigne de son pinceau tout ce qui se présente à lui sous une forme déterminée ; il efface avec tant de persévérance toutes les limites qui marquent nettement le commencement et la fin d’une figure, d’un sentiment, d’une pensée ; il professe pour le monde fini au milieu duquel nous vivons un mépris si constant ; il nous emporte si souvent dans le monde de l’infini, que le regard ébloui se fatigue à le suivre. L’attention la plus vigilante ne suffit pas toujours pour deviner le sens caché au fond de ses paroles. L’esprit du lecteur a beau interroger l’image, il ne réussit pas constamment à pénétrer l’intention du poète. L’infini, que nous pouvons rêver, mais que nos yeux ne peuvent apercevoir, perd bientôt son prix, et nous rebute, comme une idée vulgaire, dès qu’on veut nous en parler à chaque page. Or, je ne crois pas être injuste envers M. de Lamartine en lui adressant ce reproche. Qu’il s’agisse, en effet d’un rocher, d’un chêne, d’un lac, d’un torrent, d’une figure humaine il ne consent presque jamais à peindre ce qu’il a vu ; il ne se résigne pas à nous offrir le spectacle que ses yeux ont contemplé. Il commence par prodiguer les couleurs ; puis, quand les couleurs lui manquent, il se réfugie dans l’infini, et nous perdons de vue tout ce qu’il a voulu nous montrer.

Il se trouvera sans doute des amis complaisans qui vanteront cette méthode comme un prodige de grandeur et de puissance, qui joueront comme une merveille, comme une faculté divine cette confusion de couleurs ; ce mépris pour les lignes nettement déterminées, pour les contours franchement accusés ; pour moi, je le déclare sans hésiter, dût-on me traiter d’esprit mesquin, cette passion obstinée pour l’infini viole une des lois les plus importantes de la poésie, la variété. Ce dédain pour les lignes et les contours du monde réel imprime à tous les récits, à toutes les descriptions, une singulière monotonie. Notre intelligence est ainsi faite, nous ne comprenons pas la variété sans la précision. Dès que les lignes et les contours deviennent vagues, indéterminés, l’uniformité remplace la variété ; dès que l’infini envahit, absorbe toute chose, efface toutes les nuances, confond toutes les pensée, l’émotion poétique se dénature, et n’est plus qu’un éblouissement.

Le style de Raphaël, au lieu de nous montrer nettement ce que le poète a senti, ce qu’il a voulu, ce qu’il a espéré, nous offre presque toujours trois ou quatre images entre lesquelles nous devons choisir. L’auteur, comme s’il craignait le reproche d’indigence en avouant sa prédilection, en choisissant lui-même l’image qui rend le mieux sa pensée, se complaît dans la profusion, et prodigue la lumière sans diriger les rayons sur les figures qu’il veut éclairer. Le style de Raphaël ressemble à ces ébauches où le peintre, délibérant avec lui-même, n’ayant encore rien décidé d’une manière définitive, essaie tour à tour les lignes et les tons qui se présentent à sa pensée. On dirait que M. de Lamartine tient à nous prouver qu’il possède une palette opulente, et ne veut pas prendre la peine de peindre.

Les commentaires qu’il annonce, qui doivent nous expliquer les Méditations, les Harmonies et Jocelyn, qui nous diront le jour et le lieu où chaque pièce a été composée, seront-ils conçus d’après le même système, seront-ils écrits dans le même style que les Confidences et Raphaël ? Il est permis de le craindre, et cette conjecture n’est pas la seule qui nous afflige. En nous racontant les moindres circonstances de sa vie poétique, en nous disant comment, en quelle occasion sont nées les élégies que nous lisons avec un pieux recueillement, les hymnes radieux qui ont enchanté notre jeunesse, les odes ailées qui nous ont emportés dans le monde des visions, M. de Lamartine, j’en ai grand’peur, va ramener à des proportions prosaïques ses plus merveilleuses inspirations. Quand nous saurons jour par jour, heure par heure, ce qu’il a pensé ; quand nous pourrons rattacher une anecdote à toutes les pièces qui maintenant empruntent au mystère même de leur naissance un charme idéal, le génie à qui nous devons les Méditations et les Harmonies ne gagnera rien en puissance, en grandeur. Quand le mystère se sera évanoui, quand la réalité biographique aura encadré toutes les figures qui nagent maintenant dans une atmosphère voilée, aurons-nous sujet de nous réjouir. Je n’ose l’espérer. Ce que les Confidences et Raphaël ont commencé s’achèvera dans les commentaires. Julie n’a-t-elle pas déjà fait tort à Elvire ? M. de Lamartine nous promet vingt pièces nouvelles, méditations et harmonies, Un tel attrait ne suffit-il pas pour donner au recueil de ses œuvres une seconde jeunesse ? Qu’il produise : c’est la loi, c’est le devoir de son génie ; qu’il renonce à se commenter ; en nous expliquant le développement de sa pensée, il n’ajoutera rien à notre admiration et ne contentera qu’une frivole curiosité.

La voie où il s’engage est une voie funeste, qu’il y prenne garde. À force d’étudier si constamment les moindres particularités de sa vie passée, il finira par fermer son intelligence au mouvement des hommes et des choses qui s’agitent autour de lui. Uniquement occupé à se comprendre lui-même, il ne comprendra plus l’histoire qui se fait sous ses yeux. Il saura nous dire à quelle heure sont écloses ses moindres pensées, et les événemens d’hier, ceux d’aujourd’hui, perdront pour lui leur sens prophétique ; les passions qui nous entraînent, les droits pour lesquels nous combattons, deviendront pour lui comme une langue inconnue. Quelque grand qu’il soit dans le domaine poétique, et nous lui avons rendu pleine justice, il s’abuse étrangement, s’il croit que le seul charme de sa parole enchaînera long-temps l’attention publique. S’il persiste à vouloir nous entretenir de lui-même, loin de grandir, comme il le croit peut-être, il s’amoindrit, il se perd. Quoi qu’il puisse faire, il n’effacera pas la gloire qui s’attache à son nom ; mais la valeur incontestable de ses premières œuvres ne sauvera pas de l’oubli, d’un oubli prochain et légitime, les pages qu’il voudra consacrer au récit de sa vie. Qu’il détourne les yeux de lui-même, qu’il aborde enfin l’histoire ; mais qu’il accepte sans réserve toutes les conditions de cette mission difficile. Qu’il n’écrive plus pour distraire les femmes oisives, mais pour nourrir la pensée des hommes sérieux. Qu’il écoute nos conseils, et nous lui pardonnerons de grand cœur les Confidences et Raphaël.


GUSTAVE PLANCHE.