Les Pères de l’Église/Tome 2/Notice sur saint Théophile


NOTICE SUR SAINT THÉOPHILE.



Histoire de sa vie.


I. Théophile, successeur d’Éras dans la chaire épiscopale d’Antioche, et le sixième évêque de cette ville depuis l’apôtre saint Pierre, fut d’abord engagé dans les erreurs du paganisme. Incrédule à toutes les vérités de notre foi, il avait surtout le plus grand éloignement pour le dogme de la résurrection des morts. Mais depuis qu’il se fut appliqué à considérer les preuves de la Divinité manifestées dans la nature ; qu’il eut connu les écrits des prophètes, et remarqué comment l’esprit de Dieu leur avait fait prédire tant d’événements concourant au même but, et arrivés longtemps après, il ne put s’empêcher de croire ce qu’il voyait prouvé si clairement : il obéit à Dieu, abjura toutes ses erreurs, et confessa hautement qu’il était Chrétien. Éras étant mort, Théophile fut choisi pour être le sixième évêque d’Antioche ; cette élection eut lieu la huitième année de Marc-Aurèle, de Jésus-Christ 168. Saint Jérôme le compte tantôt pour le septième, tantôt pour le sixième des évêques de cette ville, selon qu’il y comprend ou qu’il en exclut saint Pierre.


Ses écrits contre les hérétiques.


II. Les hérétiques causaient en ce temps-là de grands troubles dans l’Église, s’efforçant d’étouffer, par l’ivraie de leurs erreurs, la semence sainte de la doctrine des apôtres. Mais les saints pasteurs veillaient sans cesse, toujours occupés à arracher cette ivraie du champ de l’Église ; tantôt ils avertissaient les fidèles d’y prendre garde, tantôt ils attaquaient ouvertement les hérétiques, soit en les réduisant au silence dans des disputes particulières, soit en réfutant leurs erreurs par des écrits publics. Théophile se signala dans cette guerre par un livre qu’il composa contre Marcion, que l’on voyait encore du temps d’Eusèbe et de saint Jérôme, mais qui n’est pas venu jusqu’à nous, non plus que celui qu’il avait écrit contre l’hérésie d’Hermogène. Il employait plusieurs fois dans cet ouvrage l’autorité de l’Apocalypse de saint Jean.


Les livres à Autolyque écrits vers l’an 181.


III. Ses trois livres à Autolyque ont eu un sort plus heureux et subsistent encore aujourd’hui : Théophile les composa à diverses reprises, et ce n’est que peu de temps avant sa mort, vers l’an 181, qu’il parvînt à les achever. Autolyque, à qui il les dédia, était païen, mais très-habile dans les sciences, et si curieux d’apprendre, qu’il passait les nuits à lire. Le premier de ces livres paraît être le résultat d’une conférence qu’ils avaient eue ensemble ; le second est écrit d’une manière toute différente du premier ; et le troisième en forme de lettre, mais tous traitent des principes de la religion. Quelques savants ont douté que Théophile d’Antioche en fût auteur, et ont cru qu’ils étaient d’un autre Théophile, qui écrivait sous la persécution de Sévère. La raison qu’ils en donnent, c’est 1° qu’il est fait mention dans ce livre d’un ouvrage de Chrysore, où l’on trouvait une liste des empereurs, depuis Jules-César, jusqu’à la mort de Marc-Aurèle, arrivée en 180 ; 2° que Théophile y représente les Chrétiens comme étant persécutés. Or, selon ces critiques, Théophile d’Antioche, étant mort la première année de Commode, n’a pu voir un ouvrage qui faisait mention de la mort de Marc-Aurèle, prédécesseur de Commode ; d’ailleurs, l’Église ayant joui d’une paix assez tranquille sous Commode, il ne paraît pas naturel de placer en ce temps-là des ouvrages qui parlent des persécutions ouvertes contre les Chrétiens. Mais on ne voit pas ce qui empêche que Chrysore, affranchi de Marc-Aurèle, ait rendu ses écrits publics aussitôt après la mort de ce prince ; et qu’étant venus à la connaissance de Théophile d’Antioche, celui-ci les ait cités l’année d’après, c’est-à-dire en 181. Quant à la paix dont l’Église jouit sous le règne de Commode, elle ne fut pas si générale ni si constante qu’on ne fît mourir des Chrétiens pour cause de religion, et par arrêt du sénat même ; comme il paraît par le martyre de saint Apollonius, sénateur romain, mis à mort vers l’an 186 de Jésus-Christ, de Commode 6 et 7. Cet empereur ne fut pas d’abord favorable aux Chrétiens, et on voit qu’Arrius Antonius, qui était proconsul d’Asie dans les premières années de son règne, les persécutait avec beaucoup de cruauté.


Doctrine des trois livres à Autolyque.


IV. Il faut donc s’en tenir au sentiment d’Eusèbe et de saint Jérôme, qui attribuent à Théophile d’Antioche les trois livres à Autolyque. Dans le premier livre, Théophile répond à la question qu’Autolyque lui avait faite touchant le vrai Dieu, et dit : « qu’il n’y a que ceux qui ont le cœur entièrement purifié qui puissent connaître la nature de Dieu. » Toutefois, pour lui en donner quelque idée, il fait l’énumération de ses principaux attributs, et ajoute : « que comme l’âme de l’homme est invisible, et qu’elle ne se fait connaître que par les mouvements du corps, » ainsi nous ne pouvons connaître Dieu de nos yeux, mais par sa providence et par ses œuvres. Celui qui voit un vaisseau voguer en mer, et entrer dans le port, ne doute pas qu’il n’y ait au dedans un pilote qui le gouverne. Qui peut donc douter qu’il n’y ait un Dieu qui gouverne l’univers, quoique nous ne le voyions pas des yeux du corps ? Il ajoute : « que dans l’autre vie nous conviendrons même malgré nous de l’existence du vrai Dieu, qui ressuscitera nos corps, et leur accordera aussi bien qu’à nos âmes l’immortalité. » Il montre ensuite la fausseté des dieux du paganisme, qui, avant qu’on leur eût décerné les honneurs divins, n’ont été que des hommes abandonnés à toutes sortes de crimes, de vils animaux, tels qu’étaient la plupart des dieux adorés par les Égyptiens. « L’empereur, poursuit-il, est plus digne d’honneur que tous ces dieux ; mais il ne faut pas l’adorer. Ce culte n’est dû qu’au vrai Dieu, qui a établi l’empereur même, non pour être adoré, mais pour rendre la justice. » Il reprend Autolyque du mépris qu’il témoignait pour le nom de Chrétien, qui n’enferme rien que de bon et d’agréable dans sa signification, puisqu’il ne nous est donné qu’à cause de l’huile sainte dont nous recevons l’onction au baptême. Puis il lui prouve que c’est à tort qu’il nie la résurrection des morts, sous le spécieux prétexte qu’on ne peut lui faire voir un homme ressuscité, lui qui ne faisait point de difficulté de croire qu’Hercule et Esculape, l’un dévoré par les flammes, l’autre frappé de la foudre, étaient revenus d’entre les morts. Mais, pour lui rendre cette vérité plus sensible, apporte l’exemple de plusieurs sortes de résurrections que nous voyons tous les jours dans la nature ; et il l’exhorte, pour mieux se convaincre de ce dogme, à lire avec soin les écritures des prophètes, où il trouvera le chemin de la vie, et le moyen d’éviter la rigueur des jugements de Dieu dont tous les incrédules sont menacés.

V. Théophile emploie le commencement de son second livre à montrer, par les histoires mêmes des païens, l’absurdité du culte des faux dieux, l’ignorance des philosophes et des poëtes sur la nature de la Divinité, et les contradictions dans lesquelles ils sont tombés touchant l’origine du monde et la Providence qui le gouverne. Il avoue néanmoins que quelques-uns d’entre eux ont eu des notions assez justes sur l’unité de Dieu et sur le jugement qu’il doit exercer envers les hommes ; mais il fait voir que les prophètes, de qui ils avaient emprunté ce qu’ils ont écrit de raisonnable à ce sujet, sont beaucoup plus dignes de foi. C’est sur le témoignage de ces hommes divins qu’il rapporte l’histoire de la création du monde, qu’il explique par des allégories morales. En parlant du septième jour, il remarque que toutes les nations s’accordaient à le nommer ainsi, et à l’honorer particulièrement. Par les îles désertes environnées de rochers, et funestes aux vaisseaux qui ont le malheur d’y aborder, il entend les hérétiques dont les erreurs causent la ruine de tous ceux qui embrassent leur parti, les traitant comme les pirates traitent ceux qu’ils ont surpris. Au lieu que les Églises catholiques ressemblent à des îles fécondes et à des ports assurés, qui servent de retraite à ceux qui fuient les tempêtes du monde, et qui cherchent à se garantir de la colère du Seigneur. Dans les trois jours qui ont précédé la création des astres, il trouve la figure de la Trinité, de Dieu, de son Verbe et de sa sagesse, entendant, par la sagesse, le Saint-Esprit qui la donne. Il dit encore : « que la vertu que Dieu donna à l’eau de produire des animaux vivants figurait le baptême, par lequel les pécheurs devaient recevoir le pardon de leurs fautes. » Ces paroles, « faisons l’homme à notre image, » ne peuvent, selon lui, s’entendre que du Verbe et du Saint-Esprit, et il croit que Dieu n’avait créé l’homme ni mortel, ni immortel, laissant tout à la disposition du libre arbitre avec lequel il était créé. De l’histoire de la création, il passe à ce qui est arrivé aux descendants d’Adam, avant et après le déluge, et marque les premiers rois des Égyptiens, des Chaldéens et des Assyriens.

VI. Un des articles sur lequel Théophile insista le plus dans le troisième livre est l’antiquité des livres sacrés, auxquels les païens donnaient une origine récente. Il montre fort au long, et par le témoignage même des auteurs profanes, que Moïse vivait près de mille ans avant la guerre de Troie ; et que les autres prophètes qui ont écrit depuis ce législateur des Juifs devaient passer pour anciens en comparaison des historiens et des poëtes païens, puisque Zacharie, le dernier des prophètes, prophétisait sous le règne de Darius, dans le même temps que fleurissaient Solon, Hérodote, Thucydide, Xénophon, et les autres écrivains grecs qui passent pour les premiers de tous. Entre les auteurs profanes dont il rapporte les autorités, il cite Manéthon l’Égyptien, qu’il accuse de blasphème, pour avoir dit que les Hébreux, et Moïse lui-même, avaient été chassés d’Égypte parce qu’ils étaient infectés de lèpre ; ensuite il donne une chronologie suivie depuis Adam jusqu’au règne de Marc-Aurèle, qu’il dit avoir été de dix-neuf ans et dix jours, et compte en tout cinq mille six cent quatre-vingt-quinze ans depuis la création du monde jusqu’à la mort de ce prince. Théophile réfuta aussi dans ce livre ce que l’on disait des Chrétiens, qu’ils mangeaient de la chair humaine, et que dans leurs assemblées ils se souillaient par des incestes et autres crimes de ce genre. Pour faire honte aux païens de pareilles accusations, il leur montre d’abord que les plus célèbres d’entre eux s’étaient fait honneur de ce qu’ils reprochaient aux Chrétiens ; que du temps de Zénon, de Diogène et de Cléanthe, c’était la coutume que les enfants mangeassent la chair même de leur père ; que Cambyse, au rapport d’Hérodote, tua les enfants d’Arpagus, et en mangea après les avoir fait cuire ; que chez les Indiens l’usage est que les enfants mangent leur père ; que Platon, à l’exemple de Jupiter et des législateurs de Crète, établit la communauté des femmes ; qu’Épicure conseilla les incestes. Puis il leur expose la doctrine des Chrétiens, qui, loin de se plonger dans des crimes honteux et abominables, et de manger de la chair humaine, ne veulent pas même assister aux spectacles, de crainte d’y souiller leurs yeux ou leurs oreilles, en voyant représenter, ou en entendant chanter ces mêmes crimes, qu’on les accusait de commettre dans leurs assemblées. « Ils s’exercent, dit-il, à la continence ; ils gardent l’unité du mariage ; ils embrassent la chasteté ; ils travaillent à déraciner le péché ; ils étudient la justice et vivent selon la loi de Dieu. »


Autres écrits de Théophile.


VII. Outre les traités que Théophile avait composés contre Marcion et contre Hermogène, il en avait encore écrit plusieurs autres qui sont perdus. Eusèbe ni saint Jérôme ne les spécifient point, ils se contentent de dire qu’on les voyait de leur temps, et que la plupart étaient des instructions ou de petits traités pour l’édification de l’Église. Mais Théophile nous apprend lui-même qu’il avait fait un ouvrage où il s’était expliqué sur la nature du démon et ses prérogatives avant sa chute ; un autre qui contenait les généalogies des patriarches, et un troisième, où il avait décrit fort au long tous les crimes des dieux du paganisme.


Écrits supposés à Théophile.


VIII. Saint Jérôme dit qu’il avait lu des Commentaires sur l’Évangile et sur les Proverbes de Salomon, qui portaient le nom de Théophile, mais qu’il n’y trouvait ni l’élégance, ni le style des autres ouvrages de ce saint. Il les cite cependant comme étant de Théophile, dans ses Commentaires sur saint Mathieu, et il en rapporte un fragment dans une de ses lettres ; de sorte que nous ne savons ce qu’il pensait à ce sujet. Le passage qu’il cite se trouve dans de petits commentaires latins sur les quatre Évangiles, au second tome de la Bibliothèque des Pères ; d’où plusieurs critiques ont inféré que ce sont ceux-là mêmes que ce Père avait lus sous le nom de Théophile d’Antioche. Mais il est visible qu’ils se sont trompés, et que ces petits commentaires sur les Évangiles n’ont été faits que longtemps après saint Théophile, et après saint Jérôme lui-même ; car on y trouve plusieurs passages tirés mot à mot des écrits de saint Cyprien, de saint Jérôme et de saint Ambroise. L’auteur y parle des moines, et décrit leur manière de vivre. Il fait encore certaines remarques qui prouvent qu’il était latin ; par exemple, que le nom de cité tire son origine de citoyen ; qu’il n’y a que quatre lettres dans le mot Apen ; ce qu’aucun auteur grec n’avait dit, puisque Apen, dans la langue grecque, est composé de six lettres. D’ailleurs, ces commentaires ne méritent point d’être attribués à un homme d’un mérite aussi distingué qu’était saint Théophile. Ce n’est qu’une espèce de compilation et de recueil informe d’explications de différents commentaires, où l’auteur a apporté peu d’exactitude. Le passage même de Théophile cité par saint Jérôme n’y est pas à sa place ; on n’y garde non plus aucun ordre dans l’explication des évangiles, et quelquefois, après avoir donné l’interprétation d’un verset de saint Mathieu, on passe à un autre de saint Jean, ou de quelqu’autre évangéliste, qui n’ont ensemble aucune liaison. Il y a même quelques chapitres qui y sont expliqués, sans garder aucune suite dans les versets ; ensorte que l’auteur commence par les derniers, puis revient aux premiers. On peut ajouter qu’il parle si clairement, et avec tant de précision des deux natures en Jésus-Christ, qu’il paraît n’avoir écrit que depuis l’hérésie d’Eutychés.


Concorde des Évangiles attribuée à saint Théophile.


IX. Saint Jérôme dit encore que Théophile avait rédigé en un corps les paroles des quatre évangélistes, c’est-à-dire, qu’il avait fait une concordance de l’Évangile, et que par cet ouvrage il nous avait laissé un monument de son génie. Mais nous n’avons rien de semblable sous le nom de Théophile, et on doute si saint Jérôme n’a pas attribué à saint Théophile ce qui est dit de Tatien.


Jugement de ses écrits. Ce qu’ils contiennent de remarquable.


X. Le peu qui nous reste des ouvrages de saint Théophile nous doit faire regretter ceux qui ne sont pas venus jusqu’à nous. Le style en est élégant, poli et varié ; le tour des pensées vif et agréable ; les raisonnements justes et pressants ; et ils sont remplis de recherches très curieuses sur les diverses opinions touchant les sentiments des poëtes et des philosophes concernant leurs fausses divinités, et on ne peut douter que Théophile n’ait excellé dans la connaissance de l’antiquité profane. Il aimait aussi les allégories ; il n’y a presque rien de littéral dans les explications qu’il a données de l’ouvrage des six jours. Ses sentiments sur la religion sont très-orthodoxes, même sur la génération du Verbe, qu’il reconnaît coéternel à son Père. Il ne laisse pas de donner encore le nom de génération à cette progression, par laquelle le Verbe s’est manifesté au dehors, lorsque le Père a produit par lui toutes les créatures. En quoi saint Théophile a suivi le style des anciens théologiens. On remarque qu’avant lui personne ne s’était encore servi du terme de Trinité pour marquer la distinction des personnes divines. Il parle avantageusement du salut d’Adam, qu’il dit avoir été honoré du don de prophétie. Il reconnaît l’inspiration des livres saints, tant de l’ancien que du nouveau Testament, l’autorité des sibylles, et dit que de son temps on voyait encore les débris de l’arche sur les montagnes d’Arménie ; que l’on nommait églises les lieux où les Chrétiens tenaient leurs assemblées ; et que les démons qu’on chassait des corps des possédés se reconnaissaient auteurs de ce que les poëtes avaient dit dans leurs écrits.


Éditions de ses œuvres.


XI. Les livres de saint Théophile à Autolyque furent imprimés en grec à Zurich en 1546 (in-folio), avec les écrits de Tatien et de quelques autres, par les soins de Conrad Gesner, sur un manuscrit que Jean de Frise avait eu à Venise ; et en latin au même endroit et la même année, de la traduction de Conrad Clauser, et non de Conrad Gesner, comme l’a dit le D. Nourri, page 506 de son Apparat. C’est cette version qu’on a suivie dans les bibliothèques des Pères de Paris en 1575, 1589, 1609 et 1644 ; de Cologne en 1618, et de Lyon en 1677 ; dans les Orthodoxographes imprimés en grec et en latin à Bâle en 1555 (in-folio) ; dans l’édition de saint Justin à Paris, 1615 et 1636 ; à Cologne, en 1686, 1624 (in-folio), avec les notes de Fronton-le-Duc. La dernière et la plus correcte de toutes les éditions des livres à Autolyque est celle d’Oxford de 1684 (in-12). Fellus en a corrigé le texte en plusieurs endroits, après l’avoir revu sur un ancien manuscrit grec.