Les Pères de l’Église/Tome 2/Notes sur les ouvrages de saint Justin


Texte établi par M. de GenoudeSapia (Tome secondp. 197-214).

NOTES SUR LES OUVRAGES DE SAINT JUSTIN.


EXTRAIT DU DICTIONNAIRE THÉOLOGIQUE DE BERGIER.


Dom Prudent Marand a donné une édition des ouvrages de ce Père, en grec et en latin, à Paris, en 1742, (in-fol.) Il y a joint les Apologies d’Athénagore, de Tatien, d’Hermias, et les trois livres de saint Théophile d’Antioche à Antolycus ; tous ces écrits sont du second siècle.

Comme le témoignage d’un auteur aussi ancien et aussi respectable que saint Justin est du plus grand poids en matière de doctrine, les critiques protestants ont fait tous leurs efforts pour l’affaiblir ; ils prétendent qu’il y a dans ses ouvrages des erreurs, et les incrédules ont été fidèles à reproduire cette accusation.

En premier lieu, Le Clerc (Hist. Ecclés., an. 101, § 5) prétend que, faute d’avoir su l’hébreu, ce Père est tombé dans plusieurs méprises ; qu’il accuse mal à propos les Juifs d’avoir effacé dans la version des Septante plusieurs prophéties qui annonçaient Jésus-Christ comme Dieu et homme crucifié (Dial. cum. Tryph., n. 71 et 72) ; que s’il avait pu consulter le texte hébreu, il aurait vu que des quatre passages qu’il cite en preuve, il y en a un qui se trouve parfaitement conforme dans le texte et dans la version, mais qui ne regarde pas Jésus-Christ. Les trois autres n’y sont point ; d’où l’on doit conclure que c’est une interpolation faite dans les exemplaires des Septante dont se servait saint Justin, et qui partait de la main d’un Chrétien plutôt que d’un Juif. En second lieu, ajoute Le Clerc, si ce Père avait confronté la version des Septante avec le texte hébreu, il aurait vu combien cette version est fautive ; il n’aurait pas été tenté de la croire inspirée, non plus que les autres Pères de l’Église ; il aurait ajouté moins de foi à la fable qu’on lui avait racontée sur les soixante-douze cellules dans lesquelles les soixante-douze interprètes avaient été renfermés, etc. En troisième lieu, il aurait cité plus fidèlement l’Écriture-Sainte ; il en aurait mieux rendu le sens, il ne se serait point attaché à des explications allégoriques desquelles les Juifs sont en droit de ne faire aucun cas, et en général il aurait mieux raisonné qu’il n’a fait (Ibid. an. 139, § 3 et suiv. ; an. 140, § 2 et suivant.)

Tous ces reproches sont-ils justes ? Il est étrange que les protestants prétendent que, sans la connaissance de la langue hébraïque, les Pères ont été incapables d’entendre suffisamment l’Écriture-Sainte, pendant qu’ils soutiennent d’autre part que les simples fidèles, avec le secours d’une version, sont capables de fonder leur foi sur ce livre divin. Il eût été absurde que saint Justin argumentât sur le texte hébreu contre Tryphon, Juif helléniste, qui ignorait sans doute l’hébreu, mais qui se servait comme lui de la version des Septante. Quand saint Justin aurait été habile hébraïsant, et quand il aurait confronté la version avec le texte, il n’aurait pas été moins tenté d’accuser les Juifs d’avoir corrompu le texte que d’avoir falsifié la version, puisque plusieurs hébraïsants modernes ont soupçonné les Juifs de ce même crime.

Il est certain d’ailleurs que du temps de saint Justin il y avait une infinité de variantes et des différences considérables entre les divers exemplaires de la version des Septante ; c’est ce qui occasionna le travail qu’Origène entreprit sur cette version, dans le siècle suivant, et la confrontation qu’il en fit avec le texte et avec les autres versions. Il n’est donc pas étonnant que saint Justin ait attribué à l’infidélité des Juifs la différence qu’il voyait entre les diverses copies qu’il avait confrontées. Il reprochait aux Juifs tant d’autres crimes en ce genre, qu’il ne pouvait les croire incapables de celui-là. Suivant son opinion, détourner le sens d’une prophétie par une interprétation fausse, ou la supprimer dans un livre, c’était à peu près la même infidélité ; les Juifs étaient notoirement convaincus de la première ; saint Justin n’hésitait pas à leur attribuer la seconde. Nous ne pouvons pas douter que ce Père n’ait lu, dans l’exemplaire dont il se servait, les passages qui ne s’y trouvent plus aujourd’hui, puisque l’un a été cité de même par saint Irenée, et l’autre par Lactance. Il n’est pas absolument certain que ces interpolations aient été faites de mauvaise foi par des Chrétiens, puisqu’elles ont pu venir de quelques citations peu exactes faites par défaut de mémoire.

On doit se souvenir que ces sortes de citations ne sont pas un crime ; les anciens auteurs ne s’astreignaient pas à une exactitude littérale aussi scrupuleuse qu’on l’exige aujourd’hui ; les adversaires contre lesquels les Pères écrivaient n’étaient pas des critiques aussi rigoureux que les hérétiques de nos jours : les Juifs ni les païens ne connaissaient pas plus les subtilités de grammaire que les Pères de l’Église. Les premiers admettaient les explications allégoriques de l’Écriture-Sainte : on croyait pour lors les faits sur lesquels saint Justin et les autres Pères argumentaient ; des raisonnements qui nous semblent aujourd’hui moins solides avaient du moins alors une force relative, à cause des opinions universellement répandues. Il y a de l’injustice de la part de ces critiques à blâmer les Pères de s’en être prévalus.

Le respect de saint Justin et des autres Pères pour la version des Septante ne venait pas de ce qu’ils la croyaient exactement conforme au texte, mais de ce qu’ils la voyaient citée par les apôtres ; ils ne pensaient pas que ces auteurs inspirés eussent voulu se servir d’une version fautive, sans avertir les fidèles qu’il fallait s’en défier. Cette conduite des Pères nous paraît plus louable que l’affectation des hérétiques à décrier cette version.

Nous ne ferons pas non plus un crime à saint Justin d’avoir ajouté foi à ce que les Juifs d’Alexandrie publiaient touchant les cellules des soixante-douze interprètes ; c’est une preuve de la vénération religieuse que les Juifs hellénistes avaient pour leur version ; ni de ce qu’il a répété ce qu’on lui avait dit touchant la Sibylle de Cumes ; ni de s’être trompé peut-être, en prenant le dieu Semosancus pour Simon le magicien. Une crédulité facile sur des faits peu importants n’est point une marque d’ignorance ni d’esprit borné, mais de candeur et de bonne foi. Il n’y a pas de prudence de la part des protestants à insister sur la crédulité des anciens ; jamais secte n’a été plus crédule que la leur à l’égard de toutes les fables et de toutes les impostures qu’on leur a débitées contre l’Église catholique.

Barbeyrac, dans son Traité de la morale des Pères (6, 2, 4, 11), a reproché d’autres erreurs à saint Justin. « Selon lui, dit-il, Dieu, en créant le monde, en a confié le gouvernement aux anges. » Ainsi ce Père n’attribue à Dieu qu’une providence générale (Apol. 2, chap. v). C’était confirmer l’erreur des païens touchant les dieux secondaires. Mais dans cet endroit même (chap. vi,) saint Justin dit que les noms Dieu, Père, Créateur, Seigneur, Maître, ne sont pas des noms de la nature divine, mais des titres d’honneur tirés des bienfaits et des opérations de Dieu : or, ces titres ne lui conviendraient pas, s’il n’avait qu’une Providence générale. Dans le Dial. avec Tryphon, n° 1, il condamne les philosophes qui prétendaient que Dieu ne prenait aucun soin des hommes en particulier, afin de n’avoir rien à redouter de sa justice. Il pensait donc que Dieu se sert des anges comme de ministres pour exécuter ses volontés, mais qu’ils ne font rien que par ses ordres ; les païens regardaient leurs dieux comme des êtres indépendants, à la discrétion desquels le gouvernement du monde était abandonné. Ces opinions sont fort différentes.

Ce même critique tourne en ridicule saint Justin, parce qu’il a fait remarquer partout la figure de la croix, dans les mâts des vaisseaux, dans les enseignes des empereurs, dans les instruments du labourage, etc. Cela valait-il la peine de lui faire un reproche amer ? Sa pensée se réduit à dire aux païens : puisque vous avez tant d’horreur de la croix, à laquelle les Chrétiens rendent un culte, ôtez-en donc la figure des mâts de vos vaisseaux, de vos enseignes militaires et des instruments du labourage.

Il a trop loué la continence, dit Barbeyrac ; il semble regarder comme illégitime l’usage du mariage. Mais dans quel cas ? Lorsqu’on se le permet pour satisfaire les désirs de la chair, et non pour avoir des enfants ; il s’en explique assez clairement. D’ailleurs le passage que cite notre censeur est tiré d’un fragment du Traité sur la Résurrection, qui n’est pas universellement reconnu pour être de saint Justin. Si dans la suite Tatien, son disciple, a poussé l’entêtement jusqu’à condamner absolument le mariage, il n’est pas juste d’en rendre responsable saint Justin, qui n’a point enseigné cette erreur. Nous convenons que, comme tous les Pères, il a fait de grands éloges de la chasteté et de la continence ; mais il est assez établi contre les protestants que ce n’est point là une erreur, puisque c’est la pure doctrine de Jésus-Christ et des apôtres.

Il a rapporté sans restriction la défense que Jésus-Christ a faite de prononcer aucun jurement ; nous soutenons encore qu’en cela il n’est point répréhensible, non plus que les autres Pères. Il n’a pas expressément désapprouvé l’action d’un jeune Chrétien, qui, pour convaincre les païens de l’horreur que les Chrétiens avaient de l’impudicité, alla demander au juge la permission de se faire mutiler ; qui cependant ne le fit point, parce que cette permission lui fut refusée (Apol. i, n° 9). Mais ce Père ne l’approuve pas formellement non plus ; il ne cite ce fait que pour montrer combien les Chrétiens étaient incapables des désordres dont les païens osaient les accuser.

De même il n’a pas expressément blâmé ceux qui allaient se dénoncer eux-mêmes comme Chrétiens et s’offrir au martyre (Apol. ii, nos 4 et 12), conduite que d’autres ont condamnée. Aussi soutenons-nous que cette démarche ne doit être ni approuvée, ni condamnée absolument et sans restriction, parce qu’elle a pu être louable ou blâmable, selon les motifs et les circonstances. Ceux qui allaient se présenter d’eux-mêmes aux magistrats pour les détromper de la fausse opinion qu’ils avaient eu du Christianisme, pour leur prouver la vérité de cette religion et l’innocence des Chrétiens, pour leur montrer l’injustice et l’inutilité des persécutions, etc., ne doivent point être taxés d’un faux zèle : leur motif n’était pas de se dévouer à la mort, mais d’en préserver leurs frères. Autrement il faudrait condamner saint Justin lui-même ; personne n’a encore eu cette témérité.

Ce Père a dit que Socrate et les autres païens qui ont vécu d’une manière conforme à la raison étaient Chrétiens, parce que Jésus-Christ, fils unique de Dieu, est la raison souveraine à laquelle tout homme participe. De là on conclut que selon saint Justin les païens ont pu être sauvés par la raison ou par la lumière naturelle seule : ce qui est l’erreur des Pélagiens. Un incrédule de nos jours a trouvé bon d’aggraver ce reproche, en falsifiant ce passage : Selon saint Justin, dit-il, celui-là est Chrétien, qui est vertueux, fût-il d’ailleurs athée. (De l’homme, tom. 1, sect. 2, chap. xxvi.)

Voici les paroles de ce Père (Apol. 1, n° 46) : « On nous a enseigné que Jésus-Christ est le premier-né de Dieu, et la raison souveraine, à laquelle tout le genre humain participe comme nous l’avons déjà dit. Ceux qui ont vécu selon la raison sont Chrétiens, quoiqu’ils aient été réputés athées ; tels ont été, chez les Grecs, Socrate, Héraclite, etc. » Or, Socrate ni Héraclite n’étaient pas athées, quoiqu’on en ait accusé le premier (Apol. 2, n° 10,) : « Tout ce que les philosophes et les législateurs ont jamais pensé ou dit de bon et de vrai, ils l’ont trouvé en considérant et en consultant en quelque chose le Verbe ; mais comme ils n’ont pas connu tout ce qui vient du Verbe, c’est-à-dire de Jésus-Christ, ils se sont contredits…, et ils ont été traduits en justice comme des impies et des hommes trop curieux. Socrate, l’un des plus décidés de tous, a été accusé du même crime que nous. » Nous savons très-bien qu’il n’est pas exactement vrai que ces philosophes aient été Chrétiens, en prenant ce terme à la rigueur ; mais ils l’ont été en quelque chose, en tant qu’ils ont consulté et suivi la droite raison, comme font les Chrétiens, et qu’ils ont été accusés d’athéisme, aussi bien qu’eux, précisément parce qu’ils étaient plus raisonnables que les autres hommes. Dans le même sens, Tertullien a dit (Apol. chap. xxi) que Pilate était déjà Chrétien dans sa conscience, lorsqu’il fit savoir à l’empereur Tibère ce qui s’était passé dans la Judée au sujet de Jésus-Christ. S’ensuit-il de là que saint Justin a cru le salut des païens dont il parle ? Si l’on veut consulter son dialogue avec Tryphon (nos 45 et 64), on verra qu’il n’admet point de salut que par Jésus-Christ et par sa grâce ; mais en parlant à des païens, ce n’était pas le lieu de faire une distinction entre les secours naturels que Dieu donne et les grâces surnaturelles. (Voyez la préface de dom Marand, 2e partie, chap. vii.)

Brucker soutient que saint Justin n’attribue pas seulement à Socrate et aux autres sages païens une lumière purement naturelle, mais une révélation semblable à celle qu’ont eue Abraham et les autres patriarches, et qu’il a cru que cette lumière, émanée du Verbe divin, suffisait pour leur salut, lorsqu’ils l’ont suivie. Quand cela serait vrai, il n’y aurait pas encore lieu de lui reprocher une erreur contre la foi. Saint Justin n’a jamais pensé que Socrate, en adorant les dieux d’Athènes, avait suivi la lumière du Verbe divin (Hist. crit. philosoph. tom. III, pag. 375). Il est exactement vrai que si les païens avaient correspondu aux grâces que Dieu leur a faites, ils seraient parvenus au salut, parce que Dieu leur en aurait accordé encore de plus abondantes, et ensuite le don de la foi.

D’autres lui ont attribué l’erreur des Millenaires : ils se trompent ; saint Justin, il est vrai, adopta la doctrine de Papias, mais il en parle comme d’une opinion que plusieurs Chrétiens pieux et d’une foi pure ne suivent point. Il n’y était donc pas attaché lui-même.

Un déiste a dit que saint Justin n’a pas admis la création, et qu’il a cru, comme Platon, l’éternité de la matière ; un autre a répété cette accusation ; tous deux copiaient Le Clerc et les sociniens : ainsi se forment les traditions calomnieuses parmi nos adversaires. Cependant saint Justin dit formellement (Cohort, ad. Gent., n° 22) : « Platon n’a pas appelé Dieu créateur, mais ouvrier des dieux : or, selon Platon lui-même, il y a beaucoup de différence entre l’un et l’autre. Le créateur n’ayant besoin de rien qui soit hors de lui, fait toutes choses par sa propre force et par son pouvoir, au lieu que l’ouvrier a besoin de matière pour construire son ouvrage (n° 23). Puisque Platon admet une matière incréée, égale et coéternelle à l’ouvrier, elle doit par sa propre force résister à la volonté de l’ouvrier. Car enfin celui qui n’a pas créé n’a aucun pouvoir sur ce qui est incréé ; il ne peut donc pas faire violence à la matière, puisqu’elle est exempte de toute nécessité extérieure. » Platon l’a senti lui-même, en ajoutant : « Nous sommes forcés de dire que rien ne peut faire violence à Dieu. » Saint Justin a donc très-bien compris que la notion d’être incréé ou éternel emporte la nécessité d’être et l’immutabilité ; et puisqu’il suppose que Dieu a disposé de la matière comme il lui a plu, il a jugé conséquemment que la matière n’est ni éternelle, ni incréée (n° 21) ; il fait sentir toute l’énergie du nom que Dieu s’est donné, en disant : Je suis celui qui est, ou l’être par excellence. Ainsi, lorsque dans sa première Apol. (n° 10) il dit que Dieu étant bon, a dès le commencement fait toutes choses d’une matière informe, il n’a pas prétendu insinuer que Dieu n’avait pas créé la matière avant de lui donner une forme ; il avait démontré le contraire.

Un autre déiste prétend que ce même Père a cité un faux évangile, et cela n’est pas vrai. Scultet, zélé protestant, lui fait un crime de ce qu’il a soutenu le libre arbitre de l’homme, comme si c’était là une erreur. (Medulla théol. PP. l. I, chap. xvii.)

Si des accusations aussi vagues, aussi téméraires et aussi injustes, ont suffi pour porter certains protestants à ne faire aucun cas des ouvrages de saint Justin, nous ne pouvons que les plaindre de leur prévention.

Mais les sociniens et leurs partisans, comme Le Clerc, Mosheim, etc., ont fait à ce Père un reproche beaucoup plus grave : ils prétendent qu’il a emprunté de Platon ce qu’il a dit du Verbe divin et des trois personnes de la Sainte Trinité, et qu’il a fait tous ses efforts pour accommoder les dogmes du Christianisme aux idées de ce philosophe. Brucker, en faisant profession de ne pas approuver cette accusation, l’a cependant confirmée, en attribuant à saint Justin un attachement excessif aux opinions de Platon. (Hist. crit. philos., tom. III, p. 337.)

Dom Marand, dans sa préface (2e partie, chap. i), a complètement réfuté cette imagination ; il a rapporté tous les passages de Platon dont nos critiques téméraires se sont prévalus ; il a fait voir que jamais ce philosophe n’a eu aucune idée d’un Verbe personnellement distingué de Dieu ; que par Verbe ou raison, on a entendu l’intelligence divine ; que par le Fils de Dieu, il a désigné le monde, et rien de plus ; que saint Justin, loin d’avoir donné dans les visions de Platon, les a souvent combattues.

Quant à ceux qui ont avoué que saint Justin n’était pas orthodoxe sur la divinité, la consubstantialité et l’éternité du Verbe, on peut consulter Bullus (Defensio fidei nicænæ), et Bossuet, sixième avertissement aux protestants, qui ont pleinement justifié ce saint martyr.

L’opiniâtreté avec laquelle les protestants ont voulu trouver des erreurs dans ses ouvrages nous paraît encore moins étonnante que les efforts qu’ils ont faits pour obscurcir ce qu’il a dit de l’Eucharistie (Apol. 1, n° 66). Après avoir exposé la manière dont se fait la consécration du pain et du vin dans les assemblées chrétiennes, il ajoute : « Cet aliment est appelé parmi nous Eucharistie…, et nous ne le recevons point comme un pain et une boisson ordinaire ; mais de même que Jésus-Christ, notre Sauveur, incarné par la parole de Dieu, a eu un corps et du sang pour notre salut, ainsi l’on nous enseigne que ces aliments, sur lesquels on a rendu grâce par la prière qui contient ses propres paroles, et par lesquels notre chair et notre sang sont nourris, sont la chair et le sang de ce même Jésus. » « Quelques-uns, dit Le Clerc (Hist. ecclés., an. 139, § 30), ont conclu de ces paroles, et de quelques autres passages semblables des anciens, que Jésus-Christ unit les symboles eucharistiques à son corps et à son sang par une union hypostatique, de même que le Verbe éternel a uni à sa personne l’humanité entière de Jésus-Christ ; mais c’est bâtir sans fondement, que de vouloir appuyer un dogme sur une comparaison faite par saint Justin, écrivain très-peu exact. Il a seulement voulu dire que le pain et le vin de l’Eucharistie deviennent le corps et le sang de Jésus-Christ, parce que le Sauveur a voulu que, dans cette cérémonie, ces aliments nous tinssent lieu de son corps et de son sang. »

On ne peut pas mieux s’y prendre pour tromper les lecteurs. À la vérité ceux d’entre les luthériens qui ont admis dans l’Eucharistie l’impanation ou consubstantiation, ont pu imaginer une union hypostatique ou substantielle entre Jésus-Christ et le pain et le vin ; mais elle ne peut pas être supposée par les catholiques, qui croient la transsubstantiation ; qui sont persuadés que par la consécration la substance du pain et du vin est détruite ; qu’il n’en reste que les apparences ou les qualités sensibles ; qu’ainsi la seule substance qu’il y ait dans l’Eucharistie est Jésus-Christ lui-même. Parce que saint Justin compare l’action par laquelle le Verbe divin s’est fait homme à celle par laquelle le pain et le vin deviennent son corps et son sang, il ne s’ensuit pas que l’effet de l’une et l’autre action est parfaitement la même ; il s’ensuit seulement que l’une et l’autre opèrent un changement réel et miraculeux. Cela ne serait pas, et la comparaison serait absurde, si les paroles de Jésus-Christ signifiaient seulement que le pain et le vin doivent nous tenir lieu de son corps et de son sang. Or, il n’a pas dit : Prenez et mangez, comme si c’était mon corps et mon sang ; il a dit : « Prenez et mangez, ceci est mon corps et mon sang. » Mais puisque les protestants se donnent la liberté de tordre à leur gré le sens des paroles de l’Écriture, ils peuvent bien faire de même à l’égard des paroles des Pères de l’Église.

Ils ont cependant beau s’aveugler, la description que fait saint Justin, dans cet endroit, de ce qui était pratiqué dans les assemblées religieuses des Chrétiens, sera toujours la condamnation de la croyance et de la conduite des protestants. Ce tableau est très-conforme à celui que saint Jean a tracé de la liturgie chrétienne (Apoc. chap. iv et suiv.) : l’un sert à expliquer l’autre. Nous y voyons (nos 66 et 67), 1° que la consécration de l’Eucharistie se faisait tous les dimanches ; au lieu que la plupart des protestants ne font leur cène que trois ou quatre fois par an. 2° Cette cérémonie est nommée par saint Justin eucharistie et oblation ; les protestants ont supprimé ces deux mots, pour y substituer celui de cène ou de souper. 3° On croyait que le changement qui se fait dans les dons offerts était opéré en vertu des paroles que Jésus-Christ prononça lui-même en instituant cette cérémonie ; selon les protestants, au contraire, tout l’effet de la cène vient de la manducation ou de la communion. 4° L’Eucharistie était portée aux absents par les diacres ; cet usage a encore déplu aux protestants. 5° La consécration était précédée de la lecture des écrits des apôtres et des prophètes, et de plusieurs prières ; les protestants y mettent beaucoup moins d’appareil, et après cette belle réforme, ils se vantent d’avoir réduit la cérémonie à sa simplicité primitive.


DOCTRINE DE SAINT JUSTIN.


Il importe de bien établir par les écrits de saint Justin la tradition des grandes vérités du Christianisme, afin qu’on voie dans ce siècle que rien de ce que l’Église catholique enseigne n’est nouveau, et que tout remonte aux premiers temps de l’Église, aux temps apostoliques.


Écriture-Sainte.


Saint Justin, comme saint Paul, enseigne que toute l’Écriture est divinement inspirée ; que les prophètes ont été les organes du Saint-Esprit, qui s’est servi de leur ministère pour enseigner aux hommes la vérité ; qu’ils ne sont point les auteurs des oracles qu’ils ont prononcés, mais le Verbe de Dieu qui les animait de son Esprit ; que sans une grâce particulière de Dieu, il est impossible de bien entendre les divines Écritures ; que cette divine parole porte avec elle une majesté qui étonne, et une simplicité qui parle au cœur ; que jamais l’Écriture n’est contraire à elle-même, et que quand on ne peut concilier des passages qui paraissent se contredire, il faut avouer qu’on ne les entend pas ; que la raison pour laquelle Dieu permet que les Juifs conservent l’Écriture, c’est pour ôter toute occasion aux gentils de croire que nous l’ayons supposée ; que l’histoire composée par Moïse est la plus ancienne histoire du monde, et que ce prophète est le premier qui ait persuadé aux hommes de recevoir des lois écrites ; que les Juifs ont altéré en plusieurs endroits les divines Écritures, et en ont retranché beaucoup de passages qui regardaient la passion et la mort de Jésus-Christ ; ce qu’il faut apparemment entendre des exemplaires qu’il avait eus entre les mains, puisque Tryphon regardait ce fait comme incontestable. Il lisait dans l’évangile de saint Luc ce que nous y lisons encore aujourd’hui, touchant la sueur de sang de Jésus-Christ et l’apparition de l’ange ; il cite l’Apocalypse sous le nom de saint Jean apôtre, et il donne aux livres qui contiennent l’histoire du nouveau Testament le nom d’évangiles.


Sur la divinité et l’incarnation du Verbe.


Saint Justin remarque que l’on ne donnait aucun nom au créateur de toutes choses, parce qu’il est sans origine ; que ceux qui prennent le Fils pour le Père, ne connaissent pas même le Père, et ne savent pas que le Père de l’univers a un Fils qui, étant le Verbe et le premier-né de Dieu, est aussi Dieu, coéternel à son Père, et par qui le Père a créé toutes choses ; que c’est lui qui a paru autrefois à Moïse et aux autres prophètes, sous la forme du feu et sous d’autres figures ; qui, sous l’empire d’Auguste, s’est fait homme, est né d’une vierge, selon la volonté du Père, pour le salut de ceux qui croient en lui, et a bien voulu être méprisé et souffrir, pour vaincre par sa mort et par sa résurrection.

Saint Justin dit que le Fils est une vertu permanente et distinguée du Père, non-seulement de nom, comme le rayon du soleil, mais de nombre, sans toutefois que la substance du Père soit divisée ni changée. Nous avons, dit-il, en nous, un exemple de cette génération : en proférant une parole, nous l’engendrons ; mais non par retranchement, en sorte que notre raison en soit diminuée. Ainsi, un feu en produit un autre, sans que le second diminue rien du premier, auquel il a été allumé. Il croit que le nom de Christ lui a été donné, parce que Dieu a fait toutes choses par lui ; que sa venue a été annoncée dans tous les âges du monde, et même par Adam ; ce qui n’empêche pas qu’il ne nomme Moïse le premier des prophètes, c’est-à-dire de ceux dont les écrits sont venus jusqu’à nous.


Sur la trinité des personnes en Dieu, sur le jugement dernier, et les dons surnaturels.


Saint Justin distingue clairement trois personnes en Dieu, toutes dignes d’adoration. Nous reconnaissons, dit-il, pour Dieu, le Père de toutes les vertus, dont la sainteté ne souffre le mélange d’aucun vice, ni d’aucun défaut. Avec lui, nous reconnaissons encore et adorons conjointement son Fils et son Saint-Esprit, qui a parlé par les prophètes. C’est ce Fils qui nous est venu de sa part, et qui nous a appris cette sublime doctrine à nous et aux bons anges qui sont demeurés fidèles et unis de volonté avec lui. Voilà l’objet de notre culte et de nos adorations. Il ajoute que la vie éternelle en la compagnie de Dieu est l’unique espérance des Chrétiens, et qu’ils attendent un jugement après la mort, qui sera exercé, non par Rhadamante et Minos, comme Platon avait dit, mais par Jésus-Christ, devant qui les hommes seront présentés en corps et en âme, et les coupables punis d’une peine éternelle. Dieu, du temps de saint Justin, accordait encore à plusieurs des Chrétiens nouvellement baptisés les dons surnaturels, et ils chassaient les démons des corps des possédés, en invoquant le nom de Jésus-Christ.


Sur la sainte Vierge et saint Joseph.


Quoique saint Justin ne donne pas à Marie le nom de mère de Dieu, il dit en termes si formels que c’est dans son sein qu’il s’est incarné, que c’est d’elle qu’il est né, que l’on ne peut douter qu’il ne l’ait véritablement reconnue pour mère de Dieu. Il dit que saint Joseph, avant que l’ange l’eût instruit de la grossesse de la Vierge, la croyait coupable d’adultère, et qu’il avait conçu le dessein de la répudier ; que le métier de saint Joseph était celui de charron, et que Jésus-Christ avait passé sa jeunesse à faire avec lui des charrues et des jougs.


Sur les anges, l’origine de l’idolâtrie et l’Antéchrist.


Saint Justin reconnaît le libre arbitre dans les anges comme dans l’homme ; il dit qu’ils sont immortels ; il distingue les bons anges des mauvais, qu’il appelle démons ; il dit qu’ils sont les auteurs de l’idolâtrie ; qu’ils persécutent les Chrétiens, disciples de la raison incarnée, qui est Jésus-Christ ; que toute leur attention est de s’assujettir les hommes ; qu’ils sont destinés à brûler éternellement avec Satan leur prince, et avec les hommes qui auront suivi leurs mauvais conseils.


Sur la nature de l’âme et sur sa destination après qu’elle a été séparée du corps.


Saint Justin reconnaît que l’âme est immortelle, puisqu’il dit en termes exprès, que les bons seront récompensés, et les mauvais punis éternellement ; et s’il paraît quelquefois nier qu’elle soit immortelle, ce n’est que dans le sens de Platon, qui ne regardait comme immortel que ce qui n’avait point de commencement. Saint Justin, entraîné par Papias, a donné dans l’opinion des Millenaires ; mais il avoue qu’il y avait plusieurs Chrétiens qui la rejetaient, et qu’il ne faisait aucune difficulté de communiquer avec eux, soutenant cette opinion sans quitter l’unité de la foi catholique ; ce qui fait voir que saint Justin ne regardait point le règne de mille ans comme un dogme de foi, mais comme une opinion. Du reste, la question n’était pas encore décidée du temps de saint Jérôme, puisque ce Père la désapprouve comme fausse, mais non comme hérétique, en laissant la décision au jugement de Jésus-Christ, sans vouloir condamner personne sur ce sujet.


Sur l’immortalité de l’âme, la résurrection des corps, le libre arbitre, la nécessité de la grâce et la pénitence.


Outre l’immortalité des âmes, nous ne faisons point de difficulté, dit saint Justin, de croire encore et d’espérer que les mêmes corps, jetés en terre, nous seront un jour rendus à chacun ; et nous fondons notre espérance sur ce que Dieu a dit, que tout lui est possible. Il réfute le sentiment de ceux qui prétendaient que tout se faisait par la force du destin, et fait voir que c’est par un choix libre que l’homme se porte à vivre, selon les règles de la vertu, ou qu’il se laisse aller au péché ; mais il soutient en même temps que pour faire le bien, l’homme a besoin de la grâce de Dieu, qui lui est donnée gratuitement. Il rejette encore le sentiment des Juifs de son temps et de plusieurs autres, qui se persuadaient faussement que, bien qu’ils commissent de grands péchés, Dieu ne les leur imputait point, quoiqu’ils n’en fissent aucune pénitence ; car notre doctrine nous apprend, dit-il, qu’il n’y a que ceux qui vivent saintement qui puissent parvenir à l’immortalité bienheureuse ; et nous croyons de même que ceux qui ont passé leur vie dans l’injustice sans s’être reconnus et sans avoir changé de conduite, seront éternellement tourmentés dans l’enfer.


Sur la circoncision, et les observances légales.


Saint Justin enseigne que la circoncision n’a été donnée aux Juifs que comme un signe pour les distinguer des gentils, et nullement pour les justifier ; que l’observation du sabbat n’a commencé qu’avec la loi de Moïse ; que quoique personne ne puisse être sauvé sans faire profession de la religion chrétienne, les Juifs, de son temps, pouvaient l’être, quoiqu’ils observassent encore la loi avec l’Évangile, pourvu qu’ils n’obligeassent pas les Chrétiens convertis de la gentilité à en user de même. Il avoue néanmoins que plusieurs n’étaient pas de son sentiment, et qu’il y en avait qui regardaient cette alliance de la loi avec l’Évangile comme incompatible.


Sur le Baptême et l’Eucharistie.


Rien n’est plus digne de remarque que la manière dont saint Justin parle des sacrements de Baptême et d’Eucharistie, et des cérémonies que l’on pratiquait en les administrant aux fidèles. Il remarque d’abord que l’on était persuadé que sans le baptême personne ne pouvait être sauvé ; que l’on obligeait celui qui devait être baptisé à jeûner, à prier, et à demander à Dieu la rémission de ses péchés passés, et que les fidèles priaient et jeûnaient avec lui ; qu’on l’amenait ensuite dans un lieu où il y avait de l’eau, et qu’on le lavait dans l’eau au nom de Dieu le père, et le Seigneur de toutes choses, de notre Sauveur Jésus-Christ, et du Saint-Esprit. Comme c’est le baptême qui éclaire et qui illumine notre esprit, pour lui faire comprendre les vérités du salut, on l’appelait illumination. Après cette ablution, continue saint Justin, nous amenons le nouveau fidèle au lieu où les frères sont assemblés, et là nous faisons en commun de très-ferventes prières, tant pour nous-mêmes et pour le baptisé, que pour tous les hommes en général. Les prières achevées, nous nous entre-saluons par le baiser de paix ; puis celui qui préside parmi les frères, ayant reçu le pain et le calice où est le vin mêlé d’eau, il loue le Père par le nom du Fils et du Saint-Esprit, et lui fait une longue action de grâce pour les dons que nous avons reçus de sa bonté. L’évêque ayant achevé les prières et l’action de grâce, tout le peuple fidèle qui est présent s’écrie d’une commune voix : Amen, c’est-à-dire, ainsi soit-il, témoignant par cette acclamation la part qu’il y prend ; ensuite les diacres distribuent à chacun des assistants le pain, le vin et l’eau, consacrés par l’action de grâce, et en portent aux absents. Cette nourriture est appelée parmi nous Eucharistie, et il n’est permis d’y participer qu’à ceux qui croient que notre doctrine est véritable, qui ont reçu le baptême, et qui vivent conformément aux préceptes de Jésus-Christ. Car nous ne les prenons pas comme un pain commun et comme un breuvage ordinaire, mais comme la chair et le sang de ce même Jésus-Christ qui s’est fait homme pour l’amour de nous.


Sur les assemblées des fidèles et leur charité.


Ceux qui ont du bien assistent ceux qui sont dans la nécessité. Nous sommes toujours ensemble, rendant grâces au créateur de tout ce que nous mangeons. Le dimanche, qu’on appelle le jour du soleil, tous ceux qui demeurent à la ville ou à la campagne s’assemblent en un même lieu. On y lit les écrits des apôtres ou les livres des prophètes ; la lecture finie, celui qui préside fait un discours au peuple, tant pour reprendre les vices que pour l’exhorter à imiter les choses qu’on a lues. Nous nous levons ensuite tous ensemble et nous faisons nos prières ; puis on offre, comme j’ai dit, le pain avec le vin et l’eau. Après la célébration des mystères, ceux qui sont plus riches donnent librement ce qu’ils veulent, et leur aumône est déposée entre les mains de celui qui préside, et qui emploie cet argent à assister les veuves, les malades, les orphelins, les personnes misérables, les prisonniers et les voyageurs qui viennent de loin ; en un mot, il est chargé de pourvoir au besoin de tous les pauvres. Or, nous nous assemblons le dimanche, parce que c’est le jour dans lequel Dieu a fait le monde, que Jésus-Christ est ressuscité des morts, qu’il apparut à ses disciples, et qu’il leur enseigna toute vérité. On chante dans ces assemblées des hymnes et des cantiques.


Sur la pureté de vie des Chrétiens, leur amour pour la continence, leur haine pour le mensonge.


Dès le temps de saint Justin, on voyait grand nombre de personnes de l’un et de l’autre sexe, âgées de soixante ans et au delà, qui avaient passé leur vie dans le célibat, et sans avoir jamais été atteintes de la moindre corruption, évitant jusqu’aux mauvais désirs, persuadées que Dieu déteste, non-seulement celui qui commet un adultère, mais encore celui qui en a la volonté. Il arrivait quelquefois que des femmes chrétiennes donnaient des billets de répudiation à leurs maris. Au reste, les Chrétiens avaient un si grand éloignement du mensonge, qu’ils aimaient mieux mourir que de sauver leur vie en altérant la vérité, et ils étaient dès lors en si grand nombre et tellement répandus par toute la terre, qu’il n’y avait aucun pays ni aucune nation si sauvage et si peu civilisée où Jésus-Christ ne fût adoré. Au lieu de ne chercher qu’à s’enrichir, ils mettaient leurs biens en commun pour en faire part aux autres.


JUGEMENT DES ÉCRITS DE SAINT JUSTIN ; CATALOGUE DES DIFFÉRENTES ÉDITIONS DE SES ŒUVRES.


Jugement des écrits de saint Justin.


Photius dit de saint Justin qu’il montre une science profonde de la philosophie chrétienne, mais encore plus de la philosophie profane, et une grande érudition.

On peut ajouter qu’il était très-instruit dans la loi et dans les prophètes, et qu’il avait à un degré éminent l’intelligence des divines écritures. Il ne savait point l’hébreu, ce qui est cause des fautes que l’on remarque lorsqu’il a voulu expliquer certains noms hébreux et en donner l’étymologie, comme on peut le voir dans ce qu’il dit du nom de Satan, qu’il interprète d’une manière toute différente de celle d’Origène. L’opinion qu’il a eue sur la nature des anges et des démons, qu’il regardait comme des substances très-subtiles, mais non absolument spirituelles et incorporelles, lui a été commune avec beaucoup d’auteurs célèbres des premiers siècles de l’Église ; et elle était en ce temps-là d’autant moins condamnable qu’elle était appuyée par le sens littéral de l’Écriture selon la version des Septante, à qui l’on rendait alors plus de respect et de déférence que nous n’en rendons maintenant au texte hébreu. D’ailleurs, on n’avait pas encore traité à fond ces matières comme on a fait depuis. On doit également l’excuser sur l’opinion des Millenaires, qui paraît aussi appuyée sur divers passages des prophètes, et surtout de l’Apocalypse de saint Jean, d’autant qu’il ne la soutenait point comme un dogme de foi. Les expressions difficiles dont il s’est quelquefois servi en parlant de la Trinité cessent de l’être quand on examine avec soin toute sa doctrine, et que l’on rapproche les passages qui font quelque difficulté de ceux qui sont plus clairs et qui établissent sans ambiguïté les vérités que l’Église a toujours maintenues sur ce mystère. On fait encore quelque difficulté sur ce qu’il dit de Socrate et de quelques autres sages d’entre les païens qui ont vécu avant la venue de Jésus-Christ ; car il est dit que, même avant la venue du Messie, il y a eu des Chrétiens, parce que Jésus-Christ est le Verbe de Dieu et la raison souveraine dont tout le genre humain participe, et que ceux qui, comme Socrate, ont vécu suivant la droite raison, sont Chrétiens : d’où quelques critiques protestants ont inféré que, selon la doctrine de saint Justin, il fallait convenir que les païens, avec le secours seul de la raison, pouvaient être sauvés. Mais cette conséquence ne suit nullement des principes du saint martyre, qui ne veut dire autre chose, sinon qu’avant la venue de Jésus-Christ, tout le genre humain, mais surtout ceux qui, comme Socrate, avaient plus de lumières et de conduite, participaient à la droite raison et avaient dès lors une disposition naturelle pour connaître la vérité.

Ce que Tertullien a dit encore depuis, mais d’une manière un peu différente, en s’écriant : « Ô témoignage d’une âme portée naturellement à reconnaître un Dieu et à être chrétienne ! » Il ne serait pas aussi facile de l’excuser sur l’ambassade qu’il prétend que Ptolémée Philadelphe envoya à Hérode, roi des Juifs ; il faudrait convenir qu’en cela il s’est trompé, Hérode n’ayant commencé à régner dans la Judée que longtemps après le règne de Ptolémée Philadelphe en Égypte, mais on peut dire que c’est une faute de copiste, qui a lu Hérode au lieu d’Hiereus, qui veut dire grand-prêtre, et qui, en cette qualité, gouvernait les Juifs.


Éditions grecques et latines des œuvres de saint Justin.


Nous sommes redevables de la première édition des œuvres de saint Justin à Robert-Étienne, qui la fit imprimer en grec à Paris, en 1551 (in-fol.), sur un manuscrit de la bibliothèque du roi ; il n’y inséra point la seconde Oraison contre les Grecs, ni l’Épître à Diognète, ce qui engagea Henri-Étienne à les faire imprimer séparément, en 1592 et 1595, en grec et en latin. Frédéric Sylburge ayant réuni tous ces ouvrages, les donna en grec et en latin, en 1593 (in-fol.), à Geidelberg, de l’impression de Commelin. Les ouvrages de saint Justin y sont divisés en trois classes : la première contient ceux qui sont contre les gentils ; la seconde, le dialogue contre Tryphon ; la troisième, ceux qui sont pour l’instruction des Chrétiens. Tout est de la traduction de Langus, excepté la seconde Oraison contre les Grecs et l’Épître de Diognète, qui sont de la version de Henri-Étienne. Pour rendre cette édition plus parfaite, Sylburge l’enrichit de plusieurs notes qu’il avait faites lui-même, et y ajouta celles de Haschelius, de Billius et de plusieurs autres critiques ; il fit encore entrer dans cette édition les ouvrages d’Athénagore, de Théophile d’Antioche, d’Hermias et de Tatien. Cette édition, qui passe pour la meilleure, quoiqu’elle soit défectueuse en beaucoup d’endroits, fut réimprimée à Paris en 1615 et 1636 (in-fol.), et ensuite à Wittemberg en 1686 (in-fol.), quoiqu’on ait mis dans le titre à Cologne. On ajouta dans celle de Paris les réponses de Lausselein aux remarques critiques que Casaubon avait faites sur les ouvrages de saint Justin ; et dans celle de Wittemberg les notes de Karholtus avec les commentaires sur Athénagore, Théophile et Tatien, que l’on avait déjà imprimés à Kilon en 1675 (in-fol.) ; M. Grabe ayant remarqué quelques fautes dans le texte de la grande Apologie, la fit imprimer séparément, en grec et en latin, à Oxford, en 1700 (in-8°), après l’avoir revue et corrigée sur plusieurs manuscrits ; mais il ne l’a pas traduite de nouveau, il s’est servi de la version de Langus. En 1703, Hutchinus fit imprimer en la même forme et en la même ville le Discours contre les Grecs, le Livre de la Monarchie, et la petite Apologie, en grec et en latin, de la version de Langus, avec les notes des savants. En 1722, Styanus-Thirlby fit imprimer à Londres (in-fol.) les deux Apologies et le dialogue contre Tryphon, en grec et en latin, avec des corrections et des notes peu communes.


Éditions latines des œuvres de saint Justin.


Avant toutes ces éditions grecques et latines des ouvrages de saint Justin, on les avait imprimés plusieurs fois seulement en latin, à Paris, chez Dupuis, en 1554 (in-fol.), de la traduction de Perinius. Cette édition ne comprenait que les ouvrages que Robert-Étienne avait imprimés en grec trois ans auparavant ; celle de Gelénius, imprimée à Bâle en 1555, et à Paris en 1565 (in 8°), était plus ample et renfermait tous les ouvrages de saint Justin. Langus en donna encore une nouvelle version, qu’il fit imprimer à Bâle, chez Froben, en 1565 (in-fol.), avec des commentaires de sa façon. Ces deux versions ont trouvé place dans la bibliothèque des Pères : celle de Perinius, au second tome de l’édition de Cologne de l’an 1618 ; celle de Langus, au second volume de l’édition de Lyon de l’an 1677. On a aussi imprimé séparément et en latin quelques ouvrages de saint Justin, comme l’Exhortation aux Grecs, de la traduction de François Pic de la Mirandole, à Bâle, en 1528, 1550, 1569, et parmi les ouvrages de ce prince, en 1507, à Strasbourg, et en 1573 et 1601, à Bâle ; il se trouve aussi dans l’Antidote de Sichardus contre les hérésies, dans le Micropresbyticus, 1550, et dans les Orthodoxographes, 1555, 1569, le Traité contre divers dogmes d’Aristote, à Paris, chez Nivelle, en 1552, et d’autres de ses ouvrages, à Cologne, en 1618.


Éditions françaises, allemandes et anglaises.


Aussitôt que Robert-Étienne eut donné au public les Œuvres de saint Justin en grec, Jean de Maumont les traduisit en français et les fit imprimer à Paris, en 1554 (in-fol.) et en 1559, chez Michel Vascusan : cette dernière édition est plus ample que la première, et fut corrigée tant sur le grec que sur les éditions des œuvres de ce Père qui avaient paru quelque temps auparavant en France et en Allemagne. En 1670, M. l’abbé Chanut, estimé pour avoir su allier dans ses traductions la pureté de la langue française avec les règles d’une exacte traduction, publia à Paris, chez Savreux, une nouvelle traduction de la grande Apologie (in-12), sous le nom de Pierre Fondet ; il y joignit l’Ordonnance d’Adrien en faveur des Chrétiens, la Lettre d’Antonin-le-Pieux aux peuples d’Asie, et celle de Marc-Aurèle au Sénat romain. Cette traduction fut réimprimée à Paris en 1686 (in-12), et l’on y mit le nom de M. l’abbé Chanut, qui avait été déguisé dans la première édition. M. J. Alb. Fabricius en fait deux traductions et deux auteurs dans l’ouvrage où il parle de tous les auteurs qui ont écrit sur la vérité de la religion, p. 50 ; mais il se trompe.

L’Épître à Diognète a été publiée en français à Paris, 1725 (in-12) ; le traducteur, qui est M. Le Gras de l’Oratoire, prétend que cette lettre n’est pas de saint Justin ; mais il n’en rapporte pas d’autres preuves que celles que nous avons tâché de réfuter. La première Oraison contre les Grecs a aussi été traduite en français, imprimée séparément à Paris, en 1580, par les soins de Martin Dupin, et à Strasbourg en langue allemande, en 1530, avec l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe, et depuis en grec et en latin, à Paris, en 1539 (in-4°).

En 1710, M. Beevins fit imprimer en anglais les deux Apologies de saint Justin avec celles de Tertullien, et de Minucius Félix, à Londres (in-8°), 2 vol. avec des notes. Plusieurs années auparavant, elles avaient été imprimées en grec à Rome, chez Zannerus (in-8°), par Jérôme Brunelle, jésuite, avec quelques ouvrages de saint Grégoire Thaumaturge, de saint Athanase et de saint Basile. Dom Prudent Marand, religieux bénédictin de la congrégation de Saint-Maur, a donné une nouvelle édition des Œuvres de saint Justin.