Les Pères de l’Église/Tome 1/Exhortation aux Grecs (saint Justin)


Exhortation aux Grecs

EXHORTATION AUX GRECS[1].

I. En commençant ce discours, ô Grecs, je prie Dieu qu’il nous fasse la grâce, à moi de m’inspirer ce qu’il convient de vous dire ; à vous, de renoncer à ces anciens préjugés auxquels vous êtes attachés avec tant d’obstination, afin qu’abandonnant désormais les erreurs de vos pères, vous embrassiez la vérité. Ne craignez pas de vous rendre coupables envers vos aïeux, si des doctrines contraires à celles qui les avaient égarés vous paraissent maintenant les meilleures. Souvent un examen plus attentif, dirigé par l’amour du vrai, nous fait voir sous un tout autre aspect les choses que nous avions d’abord trouvées admirables. Mon but est donc de rechercher avec vous quelle est la religion véritable : c’est une recherche à laquelle doivent attacher la plus haute importance ceux qui veulent vivre exempts de crainte à l’égard de ce jugement qui nous attend après cette vie, et qui nous est annoncé non-seulement par ceux qui nous ont précédés dans le culte du vrai Dieu, les prophètes et les législateurs, mais par tous ceux encore qui auprès de vous sont en réputation de sagesse, tels que vos poëtes et vos philosophes, qui se disent les seuls en possession de la vérité. J’ai donc pensé qu’il serait bien de chercher quels ont été les commencements de votre religion et de la nôtre, quels ont été les caractères de leurs fondateurs, en quels temps ils ont vécu ; par ce moyen, ceux qui auraient reçu de leurs pères la tradition d’un faux culte reconnaîtront aujourd’hui la vérité et s’affranchiront de leurs vieilles erreurs. Quant à nous, nous démontrerons d’une manière claire et lumineuse que la religion que nous suivons est celle du vrai Dieu, que nos pères ont suivie et que nous tenons d’eux.

II. Quels sont donc, ô Grecs, ceux que vous reconnaissez pour les fondateurs de votre religion ? Sont-ce les poëtes ? Mais cet aveu n’aura aucun poids auprès de ceux qui sont versés dans la connaissance de leurs ouvrages. Ils savent combien sont ridicules leurs opinions sur l’origine de vos dieux. Nous pouvons nous en convaincre par la lecture de votre Homère, le plus célèbre et celui que vous reconnaissez pour le prince de vos poëtes. D’abord il regarde l’eau comme le principe générateur des Dieux, témoin ce vers :

« L’Océan père des Dieux, et Téthis leur mère. » (Iliad. V, 311.)

Voyons maintenant ce qu’il pense de celui qui est regardé comme le premier d’entre les dieux, et qu’il appelle fréquemment père des dieux et des hommes ; voici comment en parle Homère :

« Jupiter qui chez les hommes est l’auteur des batailles. » (Ibid., 224.)

Il ne se contente pas de le montrer mettant aux prises les combattants ; mais il dit encore que c’est sa fille qui rendit les Troyens parjures. Puis, le poëte nous représente Jupiter, amoureux, se livrant à des lamentations, et obligé de se défendre contre les embûches des autres dieux ; par exemple, lorsqu’il dit :

« Hélas, malheureux que je suis ! le destin veut que Sarpédon, celui que je chéris entre tous les hommes, tombe sous les coups de Patrocle, fils de Ménétius. »

Plus bas il lui fait dire, au sujet d’Hector :

« Ô malheur ! mes yeux voient un guerrier que j’aime fuyant autour des remparts. Mon cœur est déchiré. » (Iliad. X, 168.)

On peut voir dans les vers qui suivent ce qu’il dit des embûches que les autres dieux tendaient à Jupiter :

« Dans ce moment Junon, Neptune et Pallas Minerve voulurent le lier. » (Iliad. I, 399.)

Et si la crainte de celui que les dieux appellent Briarée n’eût retenu ces puissantes divinités, elles eussent enchaîné Jupiter. Mais je veux vous rappeler, en citant toujours ses paroles, ce qu’Homère nous raconte des amours effrénés de ce dieu ; il lui fait dire à Junon :

« Non, jamais déesse ni mortelle n’embrasa ainsi mon âme et ne dompta mon cœur : ni l’épouse d’Ixion, ni la belle Danaé, fille d’Acrisius, ni la fille du magnanime Phénix, ni Sémélé, ni Alcmène, ni Cérès, la reine à la belle chevelure, ni la puissante Latone, ni enfin vous-même. » (Iliad. IX, 329.)

Laissez-moi aussi vous rapporter tout ce que, d’après les poëmes d’Homère, les dieux avaient eu à souffrir de la part des mortels. Il nous apprend que Mars et Vénus furent blessés par Diomède, et après cela, il fait passer sous nos yeux toutes les infortunes des autres dieux ; c’est ainsi que Dioné console sa fille :

« Endure ma fille, supporte tes souffrances, bien qu’elles soient cruelles. Déjà plusieurs habitants de l’Olympe ont eu à souffrir de la part des mortels, et ont échangé avec eux de graves douleurs. Mars a bien souffert, quand Otus et Éphialte, fils d’Aloüs, le lièrent de fortes chaînes, et pendant treize mois le retinrent dans une prison d’airain ; Junon a souffert, quand le vaillant fils d’Amphytrion lui blessa la mamelle droite d’une flèche à triple dard : alors une douleur violente s’empara d’elle ; Pluton, le puissant dieu, a aussi connu la souffrance, lorsque le même héros, fils de Jupiter, aux portes mêmes de son royaume, au milieu des morts, lui décocha une flèche rapide qui le livra à des douleurs aiguës : alors il alla au palais de Jupiter, et tourmenté par le mal (car la flèche avait pénétré dans son épaule et aigrissait son esprit), il fit retentir l’Olympe de ses gémissements. » (Ibid. 383-393.)

Si vous voulez avoir une idée des combats que les autres divinités se livraient entre elles, votre poëte vous l’apprendra dans les vers qui suivent :

« Au moment du combat des dieux, quel bruit s’éleva ! Au roi Neptune était opposé Phébus Apollon, qui porte des flèches ailées ; à Mars, Minerve aux yeux d’azur ; contre Junon marchait, armée d’un arc d’or, la déesse qui se plaît à lancer des flèches, Diane, la sœur d’Apollon, qui lance au loin ses traits ; contre Latone marchait le bienfaisant et sage Mercure. » (Iliad.)

Voilà ce qu’Homère vous apprend au sujet de vos dieux. Et ce n’est pas seulement Homère qui parle de cette manière, mais encore Hésiode. Si donc vous ajoutez foi en ceux de vos poëtes les plus célèbres qui ont écrit la généalogie de vos dieux, il vous les faut accepter tels qu’ils les ont représentés, ou reconnaître qu’ils ne sont pas des dieux.

III. Mais peut-être rejeterez-vous le témoignage de vos poëtes, sous prétexte qu’ayant le droit d’imaginer tout ce qui leur plaît, ils ont pu débiter ainsi les fables les plus absurdes à l’égard de vos divinités, et qui ne s’accordent nullement avec la vérité. Quels sont alors, dites-nous, vos autres maîtres, en fait de religion ? D’où l’auraient-ils apprise ? Car des mystères aussi sublimes et aussi relevés n’ont pu leur être enseignés que par des hommes qui en possédaient avant eux la connaissance. Vous ne manquerez pas de répondre en nous citant vos philosophes et vos sages ; car c’est dans leurs noms que vous avez coutume de vous retrancher comme en un fort inexpugnable, toutes les fois qu’on vous oppose l’opinion des poëtes sur vos dieux. Passons donc en revue les doctrines de vos philosophes ; commençons, comme il est d’usage, par les plus anciens et les plus célèbres : et en exposant l’opinion de chacun d’eux, j’espère vous démontrer que leurs systèmes sont bien plus ridicules encore que la théologie de vos poëtes.

Thalès de Milet, le chef de la philosophie naturelle, prétend que l’eau est le principe de toutes choses. Tout, selon lui, vient de l’eau et doit se résoudre en eau.

Après lui, Anaximandre aussi de Milet, regarde l’infini comme étant le principe de tout ce qui existe : c’est en lui que tout doit rentrer.

Anaximène de Milet, comme les deux autres, vous dira que l’air est le seul principe créateur ; que tout a pris naissance par lui, que tout se résoudra en lui. Si nous écoutons Héraclite et Hippase de Métapont, ce serait le feu qui serait le principe créateur ; c’est du feu que toutes choses auraient reçu l’existence, et tout finirait par le feu.

Anaxagore de Clazomène fait tout dériver de l’homogénéité et de la similitude des parties. Archélaüs, d’Athènes, fils d’Apollodore, voit le principe de toutes choses dans l’infinité de l’air, dans la propriété qu’il possède de se condenser et de se raréfier. Tous ceux que je viens de nommer, sortis de l’école de Thalès, ont suivi cette philosophie qu’ils appellent la philosophie naturelle.

IV. Après eux, Pythagore de Samos, fils de Mnésarque, fait tout dériver d’une autre source. Il voit les principes dans les nombres, leurs rapports et leurs concordances ; et ces rapports et ces concordances donnent pour résultat la Monade et la Dyade infinie. Épicure d’Athènes, fils de Néoclès, pense que les principes des choses existent dans des corps que notre raison peut concevoir incréés et plongés dans le vide ; qui ne sont susceptibles ni de corruption, ni d’altération, ni de changement dans leurs parties, et qui ne seraient à cause de cela que des êtres de pure raison. Empédocle d’Agrigente, fils de Méton, donne comme principe de tout ce qui existe les quatre éléments, le feu, l’air, la terre et l’eau : soumis eux-mêmes à une double force, l’amour et la haine, dont l’une rapproche et l’autre sépare. Vous voyez donc quelle confusion règne entre ceux que vous réputez sages et que vous regardez comme les fondateurs de votre religion : les uns admettent l’eau comme principe générateur ; les autres, l’air, le feu ou l’un des autres éléments dont nous venons de parler. Chacun d’eux appelle à son aide une éloquence persuasive, afin de donner une certaine vraisemblance à leurs assertions si peu solides, et tous leurs efforts ne tendent qu’à faire triompher leur opinion particulière. Voilà ce qui résulte de leurs écrits. Ainsi ceux d’entre vous qui désirent leur salut, ô Grecs, peuvent-ils sans danger croire que la connaissance de la vraie religion leur sera transmise par des hommes qui ne peuvent se persuader de la nécessité de s’accorder entre eux, et d’éviter tant de querelles et de disputes !

V. Mais les plus attachés à une erreur si ancienne et si invétérée nous diront peut-être que ce n’est pas de ces hommes dont nous venons de parler qu’ils ont reçu la vérité religieuse, mais de philosophes de la plus haute réputation et de la vertu la plus accomplie, c’est-à-dire d’Aristote et de Platon. Voilà, nous disent-ils, les hommes qui ont connu la religion pure et véritable. Je demanderai d’abord, à ceux qui me feraient cette réponse, d’où ils pensent que ces philosophes aient tiré ce qu’ils enseignent, et quels maîtres le leur ont appris. Car il ne se peut pas faire qu’ils aient eu d’eux-mêmes ces grandes et divines connaissances, et qu’ils les aient transmises aux autres sans les avoir préalablement reçues eux-mêmes d’hommes savants et habiles. Je crois donc nécessaire d’exposer l’opinion de ces deux philosophes. L’examen nous apprendra si leurs doctrines ne se contredisent point entre elles. Si nous faisons voir qu’eux aussi ne s’accordent pas plus entre eux que les autres, il ne nous sera pas difficile, je pense, d’en conclure qu’ils ont également ignoré la vérité. Platon, comme s’il descendait des cieux et qu’il y eût étudié et vu tout ce qui s’y passe, regarde le feu comme le principe souverain de toutes choses. Aristote, de son côté, dans l’ouvrage où il rend compte à Alexandre d’une manière succincte de son système de philosophie, renverse celui de Platon et ne veut pas reconnaître que l’essence divine réside dans le feu ; mais il imagine un cinquième élément éthéré et inaltérable, dans lequel il place le principe divin. Voici ses propres paroles : « Je n’imite pas ces philosophes qui, s’égarant à la recherche des choses divines, placent Dieu dans la substance du feu. » Ensuite, comme s’il ne se contentait pas de cet anathème contre Platon, il invoque le témoignage d’Homère, ce poëte que Platon exclut de sa république en lui donnant les noms de menteur et d’imitateur de la vérité, au troisième degré. Aristote invoque donc l’autorité d’Homère pour donner plus de poids à ce qu’il dit sur les corps éthérés ; voici ce qu’Homère a dit à ce sujet :

« Le sort donne en partage à Jupiter le ciel qui s’étend dans l’air et les nuages. » (Iliad. LXX, 192.)

Par le témoignage d’Homère, il s’efforce de donner du poids à son opinion ; mais il ne voit pas qu’en se servant des paroles du poëte pour démontrer qu’il a trouvé la vérité, on pourra se servir de la même autorité pour lui prouver qu’il s’est trompé. En effet, Thalès de Milet, qui fut le père de cette philosophie, va renverser, par le témoignage de ce même Homère, les assertions d’Aristote sur le principe des choses. Aristote veut que Dieu et la matière soient le principe de toutes choses ; Thalès, le plus ancien parmi ces philosophes, regarde au contraire l’eau comme étant ce principe même : il dit que tout commence par l’eau et se résout en eau. Il établit ce système sur une double induction : la première, c’est que la semence ou le principe générateur de tous les animaux est humide ; la seconde, c’est que toutes les plantes se nourrissent d’humidité, prospèrent à l’aide de l’humide, c’est-à-dire portent des fleurs et des fruits, et qu’elles sèchent, au contraire, si elles sont privées de cet élément. Puis, comme si ces inductions ne lui suffisaient pas, Thalès a recours au témoignage d’Homère, comme propre à confirmer son système, et il cite ce vers :

« L’Océan, origine de tout ce qui existe. » (Iliad., 256.)

Thalès ne serait-il pas en droit de dire à Aristote : « Pourquoi, lorsque vous voulez renverser le système de Platon, vous étayez-vous de l’autorité d’Homère, et pourquoi ensuite, lorsque vous établissez un système contraire au mien, refusez-vous d’admettre le témoignage de ce même Homère ? »

VI. Vous allez voir que, même dans les autres matières, vos admirables philosophes ne sont pas plus d’accord entre eux. Platon n’admet que trois principes généraux : Dieu, la matière et la forme : Dieu, créateur de tout ce qui existe ; la matière, qui servit à la primitive formation des êtres et qui fournit à Dieu les matériaux de la création ; la forme, qui fut le type de tous les objets créés. Aristote, au contraire, ne parle nullement de la forme comme principe ; il n’en reconnaît donc que deux qu’il nomme Dieu et la matière. Platon nous apprend qu’au haut du ciel, dans une sphère qu’il fait immobile, habite un premier Dieu, au-dessous duquel se grouppent les idées. Aristote, après ce Dieu suprême, place, non pas les idées, mais quelques autres dieux chargés de certaines attributions. On voit donc qu’ils diffèrent totalement d’opinion sur les choses célestes. Mais nous devons facilement comprendre que ceux qui ne savent même pas ce qui se passe sur notre terre, et qui ne peuvent s’accorder entre eux, sont peu propres à venir nous enseigner ce qui se passe dans le ciel. Il nous sera tout aussi facile de nous convaincre qu’ils diffèrent également d’opinion, au sujet de l’âme humaine. Platon la compose de trois parties distinctes : une de raison, une autre de colère et la troisième de désirs. Aristote, au contraire, enseigne que l’âme n’est pas assez étendue pour recevoir des parties corruptibles, et qu’elle ne peut comprendre que des substances rationnelles. Platon nous crie que toute âme est immortelle. Aristote, qui la dit un acte complet, décide qu’elle n’est pas immortelle, mais sujette à la mort. L’un nous dit qu’elle se meut continuellement ; l’autre, qui la fait cause de tout mouvement, la suppose immobile.

VII. On voit donc que ces deux philosophes ne sont nullement d’accord entre eux. Mais il y a plus : si l’on prend la peine de parcourir avec soin leurs écrits, on se convaincra que, dans le développement de leurs propres opinions, ils se contredisent. Platon, qui a d’abord enseigné trois principes généraux : Dieu, la matière et la forme, en reconnaît plus tard un quatrième, c’est-à-dire une âme universelle, qui pénètre toute la nature. Il avait d’abord parlé de la matière incréée ; il assure ensuite qu’elle a été créée. Il avait regardé d’abord la forme comme un principe, comme une substance existant par elle-même ; plus tard, il ne la compte plus que comme une notion de l’esprit. Un moment il proclame que tout ce qui a été créé doit finir et se dissoudre ; il déclare, quelques lignes après, que quelques-unes des matières existantes peuvent échapper à la corruption et à la dissolution. Quelle est donc la cause qui fait que ceux à qui vous donnez le nom de sages se contredisent, non pas seulement entre eux, mais encore avec eux-mêmes ? C’est qu’ils n’ont pas voulu puiser la science à sa véritable source ; c’est qu’ils ont voulu, avec les seules forces de l’esprit humain, atteindre à la connaissance des mystères du ciel, lorsqu’ils ne pouvaient pas même embrasser la connaissance des choses terrestres. Plusieurs de vos philosophes disent que l’âme habite en nous, d’autres autour de nous. Car, ne voulant pas même s’accorder entre eux sur cela, et comme s’ils s’étaient partagé l’empire de l’ignorance, ils ont aussi voulu combattre et disputer sur l’âme. Les uns prétendent que l’âme est un feu, les autres que c’est de l’air ; ceux-ci, un esprit ; ceux-là, le mouvement ; d’autres, un souffle ; quelques-uns une force émanée des astres ; d’autres un nombre doué de la faculté de se mouvoir ; d’autres, enfin, une eau qui aurait une puissance génératrice. Ainsi, à travers leurs divergences et leurs discordances perpétuelles, ils ne sont d’accord que sur un point, et ce n’est qu’en cela qu’ils méritent des éloges : c’est dans l’ardeur qu’ils montrent à se renvoyer l’un à l’autre l’accusation d’être dans l’erreur et d’ignorer la vérité.

VIII. Puis donc que nous ne pouvons apprendre de vos maîtres rien de certain sur la religion, et que leurs enseignements ne sont bons qu’à fournir des preuves de leur ignorance, il me paraît convenable de recourir à nos ancêtres, qui datent d’une plus haute antiquité que vos philosophes, et qui ne nous ont rien enseigné d’eux-mêmes. Jamais entre eux ne s’éleva ni dissension, ni lutte pour faire triompher leurs opinions ; mais sans effort et sans étude, ils reçurent de Dieu la science qu’ils nous ont enseignée. En effet, de si grandes et si belles notions ne peuvent pas venir dans l’esprit des hommes naturellement et par le seul effort de l’intelligence humaine, il faut qu’elles aient été révélées par celui qui se plaît à se communiquer aux âmes pures et privilégiées. Ces hommes, aimés de Dieu, n’avaient pas alors besoin de l’artifice du langage, et ils n’étaient pas animés par le seul désir de faire briller leur esprit dans les controverses ; mais dociles à se prêter à l’œuvre de l’Esprit-Saint, ils recevaient religieusement la parole divine, et ils étaient entre les mains de Dieu comme une lyre dont il se servait pour annoncer sa vérité aux hommes. Voilà pourquoi ils s’accordent si bien entre eux dans leur langage, en sorte que l’on dirait qu’ils n’ont qu’une même bouche, une même langue pour nous apprendre l’origine du monde, la création de l’homme et l’immortalité de l’âme, le jugement de Dieu après cette vie, et enfin toutes les connaissances qui nous sont nécessaires. Et bien que ces prophètes, de qui nous tenons la vérité, aient paru en des temps différents, ils nous ont toujours transmis la doctrine divine.

IX. Je commencerai par vous parler de Moïse, le premier de nos prophètes et de nos législateurs, et j’établirai l’époque où il a vécu sur les autorités les plus graves. Car ma pensée n’est pas de vous prouver la vérité de ce que j’avance, en m’appuyant seulement sur nos saintes Écritures, que vos préjugés vous feraient peut-être récuser ; mais je vous opposerai votre propre histoire, qui n’a rien de commun avec notre religion. Vous verrez par vos historiens mêmes que Moïse, le premier chef de notre religion, est beaucoup plus ancien que vos sages et vos poëtes, ou que vos écrivains, vos philosophes et vos législateurs. En effet, vos historiens rapportent qu’au temps d’Inachus et d’Ogygès, qui passaient assez généralement parmi vous pour être les fils de la terre, vivait Moïse, chef et gouverneur de la nation juive. Polémon, dans son premier livre de l’Histoire grecque, Appion de Possidoine, dans son ouvrage contre les Juifs, livre quatrième, racontent que, sous le règne d’Inachus, roi d’Argos, les Juifs, sous la conduite de leur chef Moïse, s’enfuirent de l’Égypte, lorsque Amasis régnait sur cette contrée. Ptolémée de Mendès, dans son Histoire d’Égypte, rapporte les mêmes faits. Tous ceux qui ont écrit sur l’histoire d’Athènes, Hellanicus Philocorus, auteur des antiques, Castor, Thallus, et Alexandre Polyhistor, s’accordent avec les plus savants historiens de la nation, Philon et Josèphe, pour regarder Moïse comme le plus ancien des chefs de cette nation. Ainsi l’historien Josèphe voulant que son ouvrage donnât l’idée de l’antiquité de l’histoire qu’il allait écrire, l’a intitulé : Livre des Antiquités juives, par Flavius Josèphe ; il indiquait par ce titre que c’était une histoire antique qu’il allait raconter. À ces autorités nous joindrons celle du plus célèbre de vos historiens, Diodore, qui passa trente années de sa vie à extraire tous les livres de vos bibliothèques, qui, après avoir parcouru, comme il le dit lui-même, l’Europe et l’Asie, pour observer et s’instruire, et rassembler des matériaux, composa les quarante livres d’histoire qu’il vous a laissés. Dans son premier livre, il nous apprend qu’il tenait des prêtres égyptiens que le plus ancien législateur était Moïse ; et il parle de lui en ces termes : « Après le premier âge du monde, qui, selon la fable, aurait été le temps du règne des dieux et des héros, Moïse serait le premier qui aurait fait sentir aux hommes la nécessité d’avoir des lois écrites ; c’était un homme qui s’est rendu très-célèbre par sa grandeur d’âme et par toutes les connaissances utiles qu’il a enseignées aux hommes. » Un peu plus loin, passant en revue les plus anciens législateurs, il place Moïse à leur tête, et il s’exprime ainsi : « On rapporte que, chez les Juifs, Moïse attribue ses propres lois au Dieu qu’on appelle Jao, soit qu’on ait considéré comme divine et admirable cette conception de Moïse, qui devait être si utile aux hommes, soit que ce fût un moyen de la rendre plus sainte et plus inviolable aux yeux du peuple à qui elle était destinée. Le second législateur d’Égypte fût Saouchis, homme d’une éminente sagesse. Le troisième, fut le roi Sesonchosis, le plus célèbre des Égyptiens par ses exploits, et pour avoir donné à son peuple de sages lois, qui mirent un frein à son ardeur belliqueuse. On regarde comme le quatrième législateur des Égyptiens, Buchoris, homme sage et habile politique. Après lui vint Amasis, qui s’est occupé des lois et qui a réglé tout ce qui concerne les gouverneurs des provinces et l’administration de toute l’Égypte. Enfin le sixième, qui donna des lois à ce peuple, fut Darius, père de Xerxès. »

X. Voilà, ô Grecs, ce que les écrivains étrangers à notre religion ont raconté sur l’ancien législateur Moïse. Ils disent tenir ces détails des prêtres égyptiens, parmi lesquels non-seulement Moïse reçut le jour, mais fut encore instruit dans toutes les sciences de l’Égypte, parce que la fille du roi le regardait comme son propre fils, ce qui lui fit donner les plus grands soins : c’est ce que rapportent les plus savants historiens, tels que Philon et Josèphe, qui ont écrit sa vie, ses actions ; ils racontent sa mission et tout ce qui concerne l’histoire de la nation juive. Moïse, disent-ils, en parlant de l’histoire des Juifs, devait être d’origine chaldéenne. Ses parents, chassés de la Phénicie par la famine, passèrent en Égypte, où ils donnèrent naissance à ce fils que Dieu se plut à orner des plus éminentes vertus, et qu’il destinait à être le législateur de son peuple, lorsqu’il tira les Hébreux de l’Égypte pour les faire rentrer dans leur pays. Moïse fut le premier à qui Dieu accorda ce don de prophétie qu’il faisait alors descendre sur quelques hommes purs et privilégiés. Il en fit le premier maître de notre religion ; et après lui vinrent les autres prophètes qui jouirent du même don de prophétie et prêchèrent les mêmes vérités. Voilà ceux que nous reconnaissons pour les chefs de notre religion ; les leçons qu’ils nous ont transmises viennent non de l’intelligence de l’homme, mais de Dieu qui les a lui-même inspirées.

XI. Mais vous, que l’attachement à l’antique erreur de nos pères empêche d’adopter ces vérités, dites-nous donc quels ont été les maîtres de votre religion qui se soient montrés dignes de foi. Car ils n’ont pu, je l’ai dit plus haut, trouver en eux-mêmes, pour vous les enseigner, la connaissance de ces sublimes mystères, et il est nécessaire que d’autres les leur aient enseignés. Ainsi, d’après ce que nous avons dit jusqu’à présent, il faut reconnaître que les systèmes de vos philosophes sont pleins d’ignorance et de déception. Il faudra donc vous résoudre à renoncer à apprendre la vérité de la bouche de vos philosophes, comme vous l’avez déjà fait de vos poëtes, et il ne vous restera plus qu’à vous rejeter sur vos oracles. C’est l’avis de certaines personnes. Je crois devoir vous dire maintenant à ce sujet ce que j’ai appris autrefois parmi vous. Un homme consultait un oracle (c’est des vôtres que je tiens ceci), pour savoir quels étaient ceux à qui le Ciel avait accordé le don de la piété et la connaissance de la vraie religion ; l’oracle, à ce qu’on dit parmi vous, lui fit cette réponse :

« Les Chaldéens et les Hébreux, qui adorent un Dieu tout-puissant, né de lui-même, sont les seuls qui ont la sagesse en partage. »

Si donc vous croyez que Dieu puisse faire connaître la vérité aux hommes par des oracles, pourquoi vous étonneriez-vous, après avoir lu ce que les historiens de toutes le nations racontent de Moïse et des autres prophètes, qu’il lui ait plu de choisir Moïse, cet homme rempli de piété et de vertu, pour être le premier des prophètes et pour annoncer sa vérité au monde ?

XII. Il est nécessaire aussi, je pense, d’examiner le temps où ont vécu vos philosophes, pour reconnaître que l’époque qui les a produits n’est pas très-éloignée de nous : vous pourrez juger plus facilement par là de l’antiquité de Moïse. Je n’ai pas besoin, pour cela, de parcourir la série des temps ; il me suffira de quelques raisonnements pour vous démontrer la vérité de ce que j’avance. Socrate fut le maître de Platon, Platon fut le maître d’Aristote. Ceux-ci fleurirent au temps de Philippe et d’Alexandre de Macédoine, époque où vivaient aussi plusieurs rhéteurs athéniens, comme nous le prouvent clairement les harangues de Démosthène contre Philippe. Les écrivains du règne d’Alexandre nous font connaître qu’Aristote était dans l’intimité de ce monarque. Par là il vous sera facile de voir que Moïse est bien plus ancien que tous les autres législateurs. Vous ne devez pas ignorer non plus que les Grecs n’ont laissé aucun écrit ni aucun monument qui fît connaître les événements arrivés avant les olympiades, soit chez eux, soit chez les peuples barbares. Il n’y avait donc avant cette époque d’autre histoire que l’histoire écrite, sous l’inspiration divine, par le prophète Moïse et qu’il composa en hébreu. D’ailleurs, les Grecs d’alors ne connaissaient pas encore l’écriture, comme le déclarent vos rhéteurs eux-mêmes : Cadmus, disent-ils, est le premier qui en apporta les caractères de la Phénicie et les communiqua aux Grecs. Le prince de vos philosophes, Platon, prétend aussi que les lettres ont été inventées très-tard ; car il écrit dans le Timée que Solon, le plus sage d’entre les sages, de retour de son voyage en Égypte, raconte à Critias qu’un vieux prêtre égyptien lui avait tenu ce langage : « Solon, Solon, les Grecs sont un peuple d’enfants, il n’y a point d’hommes mûrs parmi eux. Vous n’êtes, ajouta-t-il, que des jeunes gens pour l’esprit ; car vous n’avez aucune connaissance certaine des premiers âges du monde, et vos institutions n’ont point obtenu la sanction du temps. Mais vous croupissez dans l’ignorance, parce que ceux qui ont mérité de vivre dans la mémoire des hommes meurent oubliés. » Or, il faut savoir que toutes les histoires, excepté celle de Moïse, ont été écrites en lettres grecques, qui furent inventées très-tard ; il est facile de s’en assurer, en lisant les écrits, soit des législateurs, soit des historiens, soit des philosophes et des rhéteurs : on trouvera que tous ont confié à cette langue les monuments de leur génie et les inspirations de leurs veilles.

XIII. SI l’on disait que les livres de Moïse et des autres prophètes ont été aussi écrits en grec, nous répondrions que la preuve du contraire se tire des monuments de l’histoire. Nous dirions que Ptolémée, roi d’Égypte, qui fonda la bibliothèque d’Alexandrie et qui l’enrichit de tous les livres qu’il put se procurer chez tous les peuples, ayant appris qu’il existait une histoire du peuple hébreu écrite en hébreu, et désirant de la connaître, fit venir de Jérusalem soixante-dix savants versés également dans les langues grecque et hébraïque, et les chargea de traduire ces livres. Et afin qu’ils pussent s’adonner entièrement à cette traduction et qu’elle fût plus promptement achevée, il fit faire, non pas dans la ville, mais à sept stades de là, dans l’endroit où s’élève le phare, autant de cellules qu’il y avait de traducteurs. Il voulut encore que chacun travaillât séparément et sans avoir aucune communication avec ses collègues ; il fit plus, il mit auprès d’eux des serviteurs chargés de pourvoir à tous leurs besoins et à ce qu’ils ne communiquassent nullement ensemble. C’était un moyen pour s’assurer de la fidélité de la traduction. Tous les traducteurs se trouvèrent d’accord entre eux. Et lorsque la traduction étant achevée, le roi reconnut que les Septante avaient rendu, non-seulement le même sens, mais encore s’étaient servi des mêmes expressions, sans la moindre différence entre le travail des uns et des autres, et qu’une concordance parfaite existait tant dans la pensée que dans l’expression[2] ; alors, frappé d’admiration et certain que cette traduction n’avait pu être faite ainsi sans une inspiration divine, il les combla d’honneurs, les regarda comme des hommes chéris de Dieu, et chargés de riches présents, les renvoya dans leur patrie. Il eut pour les livres hébreux la vénération qu’ils méritaient, les regardant comme inspirés du Ciel. Ô Grecs, ce que je vous dis ici n’est pas une fable, et ce ne sont pas des récits faits à plaisir que nous vous rapportons. Nous sommes allé nous-même à Alexandrie, nous avons vu dans le Phare les restes des cellules dont nous venons de parler ; nous avons consulté les habitants qui tenaient ces détails de leurs ancêtres et en conservaient précieusement le souvenir : et nous vous avons raconté ces faits que vous pourrez apprendre de beaucoup d’autres auteurs, surtout des hommes sages et respectés, tels que Philon et Josèphe. Si quelque personne de celles qui se plaisent à contredire nous objectait que ces livres sont un monument particulier aux Juifs qui les gardent soigneusement dans leurs synagogues, et qu’en vain prétendrions-nous avoir trouvé notre religion dans ces livres, qu’elle les lise attentivement, elle se convaincra que ce n’est plus aux Juifs, mais à nous, qu’appartient la doctrine qui y est contenue. Et si ces livres saints, où nous trouvons les fondements de notre religion, sont encore conservés avec soin par les Juifs, ce ne peut être que par un miracle de la Providence en notre faveur. Car s’ils ne se trouvaient que chez les Chrétiens, les personnes qui ne cherchent qu’un prétexte pour élever des doutes contre notre religion pourraient nous soupçonner de fraude ; mais nous demandons qu’on aille les consulter dans les synagogues des Juifs ; et alors on ne pourra s’empêcher de reconnaître que ces livres, écrits sous l’inspiration de Dieu même, contiennent en effet toutes les bases de notre foi.

XIV. Il est donc nécessaire, ô Grecs, que vous réfléchissiez sur votre avenir, et que, dans la crainte du dernier jugement, annoncé non-seulement par nos docteurs, mais encore par les sages étrangers à notre culte, vous fassiez un sérieux retour sur vous-mêmes, afin de renoncer aux erreurs que vos pères vous ont transmises, pour embrasser enfin la vérité. Vous devez considérer aussi combien est grand le danger de se tromper, quand il s’agit d’un objet aussi important, et en conséquence étudier avec soin tout ce qui vous a été enseigné par ceux que vous appelez vos maîtres. Car c’est par un effet de la divine Providence que vous les voyez d’accord avec nous pour proclamer plusieurs grandes vérités, particulièrement ceux d’entre eux qui sont allés en Égypte et qui ont profité des traditions de Moïse et de la religion des Hébreux. Vous savez tous, car le plus grand nombre de vous a lu, je pense, les œuvres de Diodore et celles des autres historiens qui ont traité ces matières, vous savez tous qu’Orphée, Homère, Solon, qui donna des lois aux Athéniens, que Pythagore, que Platon et quelques autres, après avoir voyagé en Égypte et après avoir eu dans leurs mains l’histoire de Moïse, changèrent entièrement leurs premières opinions sur les divinités du paganisme.

XV. Orphée, après avoir été en quelque sorte le premier qui ait enseigné la pluralité des dieux, enseigna à son fils Musée et à quelques autres disciples qui venaient l’entendre, la connaissance d’un seul Dieu créateur du monde :

« Je parlerai maintenant aux initiés. Profanes, fermez les portes ; mais écoute-moi surtout, Musée, fils de la Lune qui éclaire les nuits ; je dirai toute la vérité, et je ne veux pas que les instructions que ma tendresse t’a données précédemment puissent nuire à ton bonheur. Écoute la voix du Verbe divin, confie-toi à lui ; qu’il dirige ton intelligence et inspire ton cœur. Suis la voie de la vérité et connais enfin celui qui est le seul roi du monde. Il est un, né de lui-même ; par lui tout a été fait et créé. Sa Providence veille sur tout ; aucun mortel ne peut le voir, et il les voit tous ; il est l’auteur du bien, il permet le mal, et l’horrible fléau de la guerre, et les douleurs accompagnées de tant des larmes. Il est seul plus grand que tous les rois. Mais je ne le vois pas : un nuage le cache à la vue des mortels ; car les yeux des humains sont trop faibles pour supporter la vue du souverain Jupiter qui règne sur toutes choses. Au haut du ciel d’airain il est assis sur un trône d’or, et ses pieds foulent la terre. Il étend sa droite jusqu’aux confins de l’Océan ; autour de lui tremblent les monts superbes ; les fleuves et les profondeurs de la mer azurée ressentent les effets de sa présence. »

Plus bas il ajoute :

« Il n’y a qu’un seul Jupiter, qu’un seul Pluton, un seul Bacchus, un seul Dieu en toutes choses. »

Il dit aussi dans les invocations :

« Je t’adjure par le ciel, ouvrage de la sagesse du grand Dieu ; je t’adjure par la première parole que le Père prononça lorsqu’il affermit l’univers par la sagesse de ses lois. »

Mais que veut-il dire par ces mots :

Je t’adjure par la première parole que prononça le Père ?

N’est-il pas évident qu’il veut désigner le Verbe, par le ministère duquel le ciel, la terre et toutes choses ont été créés, comme nous l’apprennent les prophéties ; prophéties dont Orphée avait pris connaissance dans son voyage en Égypte, et qui lui avaient appris que toutes choses avaient été créées par le Verbe de Dieu ? C’est ce qui lui faisait dire :

Je t’adjure par la première parole,

En ajoutant :

Que le Père a prononcée lorsqu’il affermit l’univers par la sagesse de ses lois.

Il emploie ici l’expression de voix, qu’exige la mesure du vers, au lieu d’employer celle de Verbe ; mais nous ne pouvons douter que c’est du Verbe qu’il veut parler, puisqu’il a dit un peu plus haut :

Sans cesse les yeux fixés sur le Verbe divin, mets ta confiance en lui.

XVI. Mais faisons aussi connaître ce que disent les oracles de l’antique Sibylle sur l’unité de Dieu : Platon, Aristophane et beaucoup d’autres la regardent comme inspirée ; c’est ainsi qu’elle parle :

« Il n’y a qu’un Dieu, qui est seul, trois fois très-grand, incréé, maître de tout, invisible, voyant toutes choses sans être vu par aucun être humain. »

Et ailleurs :

« Nous nous sommes écartés des routes de l’immortalité ; nous avons adoré des idoles, ouvrages insensés fabriqués par la main des hommes ; nous les avons invoquées, quoiqu’elles fussent l’œuvre d’hommes mortels comme nous. »

Et plus loin :

« Heureux seront les hommes qui adoreront le grand Dieu, qui béniront l’Être-suprême avant de prendre leur nourriture, qui auront foi dans son culte ! Ils fuiront les autels où s’élèvent comme sur des trônes des pierres insensibles, ils renieront les temples qu’ils verront souillés du sang des animaux immolés dans les sacrifices, et ils ne seront occupés qu’à contempler la gloire du Dieu unique. »

Voilà comment a parlé la Sibylle.

XVII. Homère, usant de la licence accordée aux poëtes, cherche à suivre dans l’exorde de son poëme les idées d’Orphée sur la pluralité des dieux, et il chante plusieurs divinités fabuleuses. S’il le fait, c’est pour ne pas trop s’éloigner d’Orphée, qui l’avait précédé et qu’il s’était proposé pour modèle. Nous en trouvons la preuve en comparant ces deux poëtes dans le début de leurs chants.

Orphée avait dit :

« Muse, chante la colère de Cérès qui préside aux fruits de la terre. »

Et Homère, dans l’exorde de l’Iliade, dit à son tour :

« Muse, chante la colère d’Achille, fils de Pélée. »

On dirait qu’il a voulu, dans son début, suivre la même coupe de vers qu’Orphée, pour ne pas paraître d’abord avoir négligé le nom des dieux. Mais peu après il expose clairement et ouvertement son opinion sur l’existence d’un Dieu seul et unique, lorsque, par la bouche de Phénix, il interpelle Achille en ces termes :

« Non, quand Dieu lui-même, auteur de toutes choses, me promettrait d’effacer de mon front les rides de l’âge pour me rendre ma brillante jeunesse. » (Iliad. I.)

Par le pronom, il proclame le vrai Dieu. Plus loin, il fait dire à Ulysse, haranguant l’armée grecque :

« Le commandement de plusieurs ne peut pas être bon ; qu’un seul commande. » (Iliad. II, 206.)

Or, il se proposait de démontrer que le commandement de plusieurs chefs ne pouvait avoir que des conséquences fâcheuses ; et il disait tous les dangers auxquels ils s’exposaient en reconnaissant plusieurs chefs, d’où résulteraient des combats, des séditions, des embûches mutuelles, tandis que le commandement d’un seul n’a pas ces inconvénients. Voilà ce qu’on trouve dans Homère.

XVIII. Si, pour prouver l’existence d’un Dieu unique, il vous fallait encore le témoignage des poëtes dramatiques, écoutez Sophocle ; c’est ainsi qu’il s’exprime :

« Certainement il n’y a qu’un Dieu, un seul Dieu, qui a créé le ciel et la terre, qui a creusé le lit de la mer azurée, qui a formé les vents impétueux. Guidée par une aveugle erreur, la troupe des mortels, aux jours de l’infortune et dans l’espoir de la conjurer, a adoré des images de dieux, faites de pierre, d’airain, d’ivoire ou d’or fondu. C’est à ces dieux que nous consacrons des jours de fêtes, le sang des victimes, et c’est-là ce que nous appelons de la piété. »

Tel est le langage de Sophocle.

XIX. Pythagore, fils de Mnésarchus, dont tout le système de philosophie est enveloppé de formes symboliques, comme l’attestent ceux qui ont écrit sa vie, paraît avoir eu de l’unité de Dieu des sentiments qui annonçaient qu’il a aussi visité l’Égypte. Car, en considérant, ainsi qu’il le fait, l’unité comme le principe de toutes choses et la source de tous les biens, ne nous enseigne-t-il pas d’une manière allégorique qu’il n’y a qu’un seul et unique Dieu ? On peut se convaincre que telle est sa pensée, si l’on remarque la distinction importante qu’il fait entre le nombre un et l’unité. Selon lui, l’unité est une simple perception de l’esprit, et un est l’élément qui sert à former les nombres. Si vous voulez voir encore plus clairement la pensée de ce philosophe sur l’existence d’un seul Dieu, écoutez ses paroles : « Il n’y a qu’un Dieu ; il n’existe pas hors du monde, comme quelques-uns le prétendent ; mais tout est en lui. Son regard embrasse le cercle entier des générations ; il est le modérateur de tous les siècles, l’artisan de sa puissance et l’ouvrier de ses œuvres. Il est le principe de toutes choses, la lumière du ciel, le père universel, l’esprit et la vie de tout ; le mouvement de toutes les sphères. »

Tel est le langage de Pythagore.

XX. Il est vraisemblable que Platon partageait l’opinion de Moïse et des autres prophètes sur l’existence d’un Dieu seul et unique, et qu’il avait appris cette vérité dans son voyage en Égypte ; mais averti par le malheur de Socrate, il craignit de susciter contre lui quelque Anitus et quelque Mélitus qui viendraient l’accuser ainsi auprès des Athéniens : « Platon ne reconnaît pas les dieux qu’adore la patrie, et il porte sur leur culte et sur leur origine un œil curieux et indiscret. » La crainte de la ciguë lui fit prendre une voie détournée et recourir à une feinte discussion sur les dieux. Par ce stratagème il parvient tout à la fois, dans ses écrits, à reconnaître la pluralité des dieux avec ceux qui l’admettent, et à la nier avec ceux qui la nient : il est facile de le voir quand on lit ses ouvrages. Après nous avoir dit que tout ce qui a été créé est sujet à la mort, il nous dit néanmoins que les dieux ne sont pas incréés. Or, s’il dit que Dieu et la matière sont les principes de toutes choses, il faut en conclure que les dieux, qui ont été créés, sont nés de la matière. S’ils sont issus de la matière, dont il fait dériver le mal, quelle estime les gens doués de raison peuvent-ils avoir de ces dieux sortis de la matière, et que faut-il qu’ils en pensent ? Car s’il a dit la matière incréée, c’est pour ne pas paraître attribuer à Dieu la création du mal. Voici les paroles qu’il met dans la bouche du premier Dieu « qui créa les autres : « Dieu des dieux dont je suis, moi, le créateur. » Il montre par là qu’il a une idée juste du vrai Dieu. Car, lorsqu’il eut appris, étant en Égypte, que Dieu, voulant faire de Moïse le chef des Hébreux, lui était apparu et lui avait dit : Je suis celui qui suis, dès lors Platon comprit que ce langage ne pouvait être que celui de Dieu même, qui n’avait pas dit son propre nom à Moïse.

XXI. On ne peut pas, en effet, donner à Dieu un nom qui lui soit particulier et personnel : car des noms particuliers étaient nécessaires dans cette multitude et cette variété d’objets, pour désigner les choses et les distinguer des autres. Mais personne n’a existé avant Dieu pour lui donner un nom ; et quand il a parlé de lui-même, il n’a pas cru devoir se donner un nom particulier, puisqu’il est seul et unique, comme il nous l’annonce par la bouche de ses prophètes, en disant : « Je suis le premier et le dernier ; hors de moi il n’y a point de Dieu. »

Voilà pourquoi, comme nous l’avons déjà dit, Dieu ne se nomme lui-même par aucun nom particulier, lorsqu’il envoie Moïse aux Hébreux ; mais il se désigne mystérieusement par l’emploi d’un participe, et se proclame ainsi le Dieu seul et unique. Je suis, dit-il, l’être existant ; opposant ainsi ce qui existe à ce qui n’existe pas, afin de faire comprendre que les hommes égarés par l’erreur avaient adressé leurs adorations à des êtres qui n’existaient point.

Car Dieu savait que les premiers hommes avaient conservé le souvenir de l’ancienne ruse, dont le démon avait fait usage pour séduire la race humaine, lorsqu’il leur disait : « Si vous m’écoutez en transgressant l’ordre de Dieu, vous deviendrez semblables à des dieux. » Le démon parlait donc de dieux imaginaires, afin de faire croire à Adam et à Ève que, s’il y avait d’autres dieux que le Dieu qui les avait créés, ils pourraient aussi eux-mêmes devenir des dieux. Aussi Dieu dit à Moïse : Je suis celui qui suis, afin de marquer, par l’emploi du verbe être, la différence qu’il y a entre le Dieu qui est et les dieux qui ne sont pas. Lorsque nos premiers parents, succombant aux séductions du démon, eurent désobéi à Dieu et furent chassés du paradis, ils se souvinrent que le démon leur avait parlé de plusieurs autres dieux, et Dieu cessait de leur dire qu’il n’y avait pas d’autres dieux que lui. Car ayant violé le principal commandement, qu’il était si facile cependant d’observer, la justice de Dieu demandait qu’ils expiassent leur faute par le châtiment, et qu’ils ne reçussent plus d’avertissements. Quand ils furent chassés du paradis, ils savaient bien que c’était pour avoir désobéi à l’ordre de Dieu, et non pas pour avoir cru un moment qu’il pourrait y avoir d’autres dieux, qui, dans le fait, sont des dieux de néant : dès lors ils purent transmettre à leur postérité l’idée et le nom de ces dieux chimériques. Telle est l’origine de cette idée de plusieurs dieux ; erreur qui émane d’un père induit en erreur. Dieu, voyant que cette croyance dans les faux dieux envahissait le genre humain, résolut d’en arrêter le cours ; c’est pour cela que Moïse, dans sa vision, entendit ces paroles : Je suis celui qui suis. Et il était nécessaire, en effet, que celui qui devait être le chef des Hébreux fût le premier qui connût le Dieu qui est. C’est pourquoi lorsque Dieu se fit voir à lui la première fois, autant qu’il est permis à un homme de voir Dieu, il lui dit : « Je suis celui qui suis ; » et en le revêtant du commandement suprême, Dieu lui donna l’ordre de dire aux Hébreux : « Celui qui est m’a envoyé vers vous. »

XXII. Platon s’instruisit de toutes ces choses pendant son voyage en Égypte, et l’on voit combien il se complaisait dans cette contemplation de l’unité de Dieu ; mais, craignant l’aréopage, il crut qu’il n’était pas sûr pour lui de parler aux Athéniens de Moïse, qui avait enseigné l’unité de Dieu. Toutefois, il déposa ses croyances sur Dieu et les choses divines dans son magnifique ouvrage du Timée, auquel il donna tous ses soins. Il en parle, non pas comme les ayant apprises de Moïse, mais comme étant son opinion personnelle ; et son langage est absolument le même que celui de Moïse. Car il dit : « La première chose dont mon esprit doit s’occuper, est d’apprendre à discerner ce qui est sans fin et n’a pas été créé, de ce qui est créé sans cesse et cependant n’existe jamais. » Certes, je le demande à ceux qui sont capables de comprendre, n’est-ce pas là le langage de Moïse, à la différence de l’expression près ? Moïse a dit, en parlant de Dieu, celui qui est ; Platon dit, ce qui est : il est évident que ces deux manières de parler conviennent également à Dieu qui ne cesse jamais d’exister. Il n’y a, en effet, que Dieu qui existe toujours sans avoir été créé. Examinons maintenant de qui il veut parler, quand il oppose à Dieu toujours subsistant un être qui est créé sans cesse et n’existe jamais. Nous verrons qu’il dit d’une manière claire et positive qu’il existe un Dieu, mais que les dieux ont une fin comme ils ont eu un commencement.

« N’est-ce pas ainsi, dit-il, qu’on s’est exprimé sur ces derniers ? Les dieux des dieux qui sont mon ouvrage. »

Car voici son langage : « Selon moi il faut avant tout bien distinguer ce qui est sans fin et n’a pas été créé sans cesse et n’existe jamais. L’un est compris par l’intelligence d’accord avec la raison, comme existant toujours de la même manière. L’autre est supposé par l’imagination sans raison aucune, comme ayant un commencement et une fin, et n’existant jamais. »

Il est évident, pour ceux qui ont de l’intelligence, que par ces mots Platon exprime la supposition de l’anéantissement des dieux faits de mains d’hommes. Remarquons aussi que Platon, en parlant des faux dieux et de celui qui les fait, ne se sert pas du mot créateur, mais qu’il dit l’artisan ; et il y a une différence bien remarquable entre l’un et l’autre, au jugement de ce philosophe. En effet, celui qui est créateur n’a besoin de qui que ce soit pour créer ; il fait ce qu’il fait par sa propre vertu et par sa puissance. L’artisan, au contraire, ne fait que donner la forme et l’arrangement qui lui conviennent à la matière qui existe sans lui.

XXIII. Peut-être se trouvera-t-il quelques personnes qui, aveuglément attachées à l’opinion de la pluralité des dieux, voudront nous opposer ce que Platon fait dire par le fabricateur des dieux à ces dieux mêmes : « Puisque vous avez été créés, vous n’êtes pas immortels, ni tout à fait impérissables ; toutefois vous ne serez pas anéantis, vous échapperez à la nécessité de la mort ; ma volonté est pour vous un bien plus fort et plus puissant. » Il est facile de voir qu’ici Platon, craignant d’attirer sur lui les ressentiments des adorateurs des faux dieux, place dans la bouche de l’artisan des faux dieux un langage qui le met en contradiction avec lui-même. En effet, après lui avoir fait dire que tout ce qui était créé était sujet à la mort, il lui fait avancer un moment après tout le contraire, ne voyant pas que par cette manière de raisonner il ne peut éviter d’être accusé de mensonge. Ou bien il a menti d’abord quand il a dit que tout être créé était sujet à la mort, ou bien il ment en affirmant le contraire de ce qu’il a dit au sujet des dieux. S’il est de toute nécessité que ce qui est créé soit périssable selon sa premier définition, comment ce qui est absolument impossible peut-il devenir possible ? Platon semble donc accorder à l’artisan des faux dieux le pouvoir de faite l’impossible, quand il déclare que des dieux sujets à la corruption, puisqu’ils sont sortis de la matière, seront affranchis par sa puissance de la corruption et de la mort ; car la puissance de la matière, suivant l’opinion de Platon qui la considère comme incréée, est égale à celle du créateur ; et peut lutter contre sa volonté. En effet, la puissance de l’être incréé est supérieure à tout ; rien ne peut le subjuguer ; car il est indépendant de tout ce qui est hors de lui-même. C’est ce qui fait dire à Platon, dans un autre endroit : « Nous sommes forcés de reconnaître qu’il n’y a rien qui puisse faire violence à Dieu. »

XXIV. On ne conçoit pas dès lors pourquoi Platon exclut Homère de sa République, parce qu’il aurait mis dans la bouche de Phénix, envoyé auprès d’Achille, cette phrase : Les dieux aussi sont inconstants. Il est évident qu’Homère, en cet endroit, n’a pas voulu parler du vrai Dieu, père des dieux, selon Platon, mais de ces divinités inférieures dont les Grecs admettaient un grand nombre, et que Platon lui-même a désignées par ces expressions dont il se sert en disant : Les dieux des dieux. D’ailleurs, on sait qu’Homère proclame lui-même un Dieu suprême et unique auquel il accorde le pouvoir et l’empire sur tous les autres, par cette fameuse chaîne d’or dont il parle. Et il établit une différence si grande entre le souverain Dieu et les divinités inférieurs, qu’il ne distingue par celles-ci des simples mortels et ne leur suppose pas plus de puissance. Ainsi, dans l’Iliade, Ulysse parlant à Achille, lui dit au sujet d’Hector :

« Confiant dans le Dieu suprême, il se livre à toute sa fureur, et il ne craint ni les hommes, ni les dieux. » (Iliade, I, 239.)

Homère, qui avait ainsi que Platon rapporté de son voyage en Égypte la connaissance du vrai Dieu, me semble s’en être expliqué bien explicitement dans ce passage, où il dit que le héros n’a confiance que dans le Dieu souverain, et qu’il ne tient aucun compte des autres divinités, qu’il considère comme n’existant pas. Dans un autre passage, le poëte se sert, pour désigner Dieu, d’une expression très-significative et qui a autant de force que le participe que Platon emploie lorsqu’il dit, en parlant de Dieu : « Ce qui a toujours été, et ce qui n’a pas de commencement. »

Écoutez, en effet, comme parle le poëte ; ce n’est pas sans raison qu’il fait dire à Phénice : « Non, quand Dieu lui-même, le souverain créateur, me promettrait de me délivrer de la vieillesse, pour me rendre toute la vigueur de ma jeunesse. »

Le pronom lui-même, que le poëte emploie ici, a pour but de désigner le Dieu qui existe véritablement, le vrai Dieu. Vos oracles, d’ailleurs, emploient ce même pronom. Vous savez cette réponse que l’oracle fit à ceux qui lui demandaient quel était le peuple le plus réellement pieux de la terre :

« Les Chaldéens et les Hébreux ont la sagesse en partage ; ils adorent comme leur roi le vrai Dieu, le Dieu même qui est né de lui seul. »

XXV. Pourquoi donc Platon blâme-t-il Homère d’avoir dit que les dieux étaient changeants ? car ce n’est pas sans raison que ce poëte s’est ainsi exprimé. En effet, la conduite que doivent tenir ceux qui veulent obtenir le pardon de leurs fautes par des prières et des sacrifices, n’est-ce pas de quitter le péché qu’ils ont commis et de faire pénitence ? Mais s’ils croient que la Divinité est inflexible et immuable, ils continueront de vivre dans le crime, regardant comme inutile tout repentir de leur part. D’ailleurs, Platon est-il bien venu de reprocher à Homère d’avoir dit que les dieux sont changeants, lorsque lui-même nous représente son fabricateur de dieux si inconstant qu’il va jusqu’à dire, tantôt que les dieux qu’il a créés sont mortels, tantôt qu’ils sont immortels ? De même, en parlant non-seulement des dieux, mais encore de la matière d’où sont sortis nécessairement ceux qu’il appelle des dieux créés, il dit ici qu’elle a été créée, là qu’elle est incréée. Il ne fait pas attention qu’il se condamne, quand il reproche à Homère la faute dans laquelle il est tombé lui-même. Celui-ci, d’ailleurs, ne donne pas au créateur des dieux ce caractère d’inconstance, ainsi que Platon le lui reproche ; car il lui fait dire, en parlant de lui-même :

« Elle est irrévocable, infaillible et ne reste jamais sans effet, la parole confirmée par le signe de ma tête. » (Iliade, I, 626.)

Mais il est vraisemblable que c’est malgré lui, et parce qu’il craignait de s’attirer la haine des adorateurs des faux dieux, que Platon est tombé dans de pareilles absurdités à leur sujet. Car toutes les fois qu’il trouve l’occasion de parler de la doctrine de Moïse et des prophètes sur l’unité de Dieu, il le fait à mots couverts, et en dit assez pour se faire comprendre des hommes véritablement religieux. Il était surtout charmé de cette parole de Dieu à Moïse : Je suis celui qui suis ; la précision de cette parole, le participe existens, l’avait fait longtemps méditer. Il comprit que Dieu, voulant prouver son éternité à Moïse, avait dit : Ego sum existens ille. Ce mot existens marque non pas un, mais trois modes de temps : le présent, le passé et l’avenir. Platon lui-même emploie ce mot existens pour désigner la durée infinie, quand il dit, en parlant de Dieu, que son existence n’est dans aucun temps ; ces mots, dans aucun temps, ne s’appliquent pas au passé seulement, comme quelques-uns le veulent, mais encore à l’avenir. C’est ce que des auteurs étrangers à la nation grecque ont parfaitement expliqué. Aussi Platon, après avoir exprimé d’une manière mystérieuse, par l’emploi qu’il fait du participe, sa pensée sur l’éternité de Dieu, comme pour se rendre intelligible aux esprits même les plus bornés, la développe en ces termes : « Dieu, lui-même, en effet, comme nous l’apprend une antique tradition, est le commencement, la fin et le milieu de toutes choses. » Ici Platon appelle clairement la loi de Moïse du nom d’antique tradition ; il ne le nomme pas, il est vrai, par crainte de la ciguë, car il savait que la doctrine de Moïse était en opposition avec le culte religieux de la Grèce ; mais par ces mots tradition antique, dont il se sert, on voit bien qu’il désigne Moïse. Nous avons prouvé plus haut assez au long, par l’histoire de Diodore et d’autres monuments historiques du même genre, que la loi de Moïse est la plus ancienne et la première en date dans les traditions humaines. Diodore, en effet, parle de Moïse comme du plus ancien des législateurs, et comme ayant existé avant l’époque de l’invention des caractères avec lesquels les Grecs ont écrit leurs histoires.

XXVI. Que personne ne s’étonne de voir Platon ajouter foi à Moïse, sur l’éternité de Dieu. Car vous verrez qu’après le Dieu seul véritable, il attribue aussi aux prophètes la prescience des choses futures. Ainsi, dans le Timée, en raisonnant sur certains principes, il s’exprime comme il suit : « C’est par l’examen combiné des probabilités et de l’expérience que nous avons cru reconnaître quel était le principe du feu et de quelques autres corps. Mais Dieu seul connaît à fond ces mystères de la création qu’il révèle à ceux qu’il aime. » Or, de quels hommes veut-il parler, en disant « ceux que Dieu aime, » si ce n’est de Moïse et des autres prophètes, dont il avait étudié les livres et adopté la doctrine sur le jugement ? Voilà pourquoi il s’en explique avec tant d’énergie dans ce passage du premier livre de sa République, où il dit : « Lorsqu’on arrive à un âge où l’on n’espère plus avoir longtemps à vivre, on est saisi d’inquiétude et de crainte en pensant à certaines choses dont l’idée auparavant ne nous affectait nullement. Ce que l’on dit des enfers et des châtiments qu’y subissent les coupables, et que jusqu’alors nous avions traité de fables, nous tourmente alors, et nous avons peur que tout cela ne soit vrai ; soit par affaiblissement de l’âge, soit par l’approche du moment solennel de la fin de la vie, on se nourrit, on se préoccupe de ces idées. On est tourmenté de doute et de crainte, et l’on regarde dans son esprit le mal que l’on peut avoir fait pendant sa vie : A-t-on le malheur d’avoir vécu longtemps dans le crime ? on est réveillé en sursaut pendant le sommeil comme il arrive aux enfants, on tremble sans cesse et l’on est dévoré de remords. Tout au contraire, celui qui ne fait de mal à personne et qui a le sentiment de son innocence a l’âme sans cesse remplie de l’espoir d’un meilleur avenir, et l’espérance nourrit la vieillesse de son lait, comme le dit Pindare. Voici, cher Socrate, les paroles éloquentes de ce poëte : « Celui qui a mené une vie sainte et pure a le cœur rempli d’une joie intérieure ; l’espérance, comme une bonne nourrice, le suit dans sa vieillesse, l’espérance, qui est la règle de l’esprit changeant des mortels. » Tel est le langage que tient Platon dans son livre de la République.

XXVII. Dans le dixième livre du même ouvrage, Platon parle du jugement de Dieu après la mort, dont il avait puisé l’idée dans la lecture des prophètes ; il n’ose pas dire qu’il l’a empruntée à ces derniers, car il craignait les Grecs, mais il suppose qu’il la tient de quelqu’un. Voici la fiction qu’il imagine : Un guerrier, tué dans une bataille, devait être brûlé douze jours après, sur le bûcher ; il revient subitement à la vie et raconte ce qu’il a vu. Je cite les propres paroles de Platon : « Il avait entendu que quelqu’un demandait où était le grand Aridée. Cet Aridée, qui avait régné sur une ville de la Pamphylie dont on ne dit pas le nom, s’était rendu coupable du meurtre de son père, de son frère aîné, et d’un grand nombre d’autres personnes. Or, celui à qui l’on demandait des nouvelles d’Aridée répondit : « Il n’est pas arrivé et il ne viendra point ici. Nous l’avons vu qui subissait d’épouvantables châtiments ; mais, comme nous allions sortir du lieu où nous l’avions vu et où nous avions nous-mêmes fait nos expiations, il s’est trouvé tout à coup auprès de nous, et plusieurs rois avec lui : il y avait là aussi quelques hommes qui, sans avoir régné, avaient commis de grands forfaits sur la terre. Mais la porte vers laquelle ils s’avancèrent dans l’espoir de la franchir ne les laissait pas passer ; et chaque fois que quelqu’un de ces grands criminels, avant d’avoir achevé l’expiation de ses crimes, cherchait à s’approcher du seuil, elle faisait entendre comme un horrible mugissement. Là étaient apostés des hommes horribles à voir et qu’on aurait dit être de feu, lesquels, au signal du bruit que faisait la porte, s’emparaient d’Aridée et de ceux qui étaient avec lui, leur garrottaient les pieds et les mains, leur brisaient la tête en les lançant contre la terre, les déchiraient et les rejetaient tout sanglants sur des buissons d’épines : en même temps ils racontaient à ceux qui étaient témoins de ces supplices les crimes des coupables et ce qui les avait fait tomber dans le Tartare. Mais parmi les craintes de toute espèce auxquelles ces âmes étaient en proie, aucune n’égalait celle d’entendre le mugissement de la porte, et c’était pour les âmes un moment de joie très-vive de ne l’avoir pas entendu en sortant. Voilà quels étaient les supplices des enfers ; mais le sort des justes était tout différent. » Ce passage de Platon donnerait à penser qu’il n’a pas seulement emprunté aux prophètes le dogme du jugement après la mort, mais encore celui de la résurrection, à laquelle les Grecs ne croyaient point. En effet, quand il représente l’âme unie au corps pour subir le châtiment des fautes commises dans cette vie, que fait-il autre chose que déclarer qu’il croit à la résurrection ? Car, autrement, comment cet Aridée et les autres qui ont laissé sur la terre leur corps, leur tête, leurs mains et leurs pieds, pourraient-ils souffrir des peines corporelles dans les enfers ? Est-ce qu’une âme a une tête, et des mains, et des pieds, et une peau ? Mais si Platon nous représente l’âme unie au corps subissant le châtiment des fautes commises sur la terre, c’est qu’il avait puisé cette doctrine de la résurrection dans les prophètes, lors de son voyage en Égypte.

XXVIII. Et ce n’est pas seulement Platon qui parle ainsi, Homère, qui avait également voyagé en Égypte et avait puisé ses connaissances à la même source, parle de la même manière des enfers, en racontant le supplice de Tityus. C’est Ulysse qui parle et qui raconte à Alcinoüs ce qui lui a été révélé :

« J’ai vu Tityus, le superbe fils de la terre, étendu sur un roc et couvrant neuf arpents de son corps ; des vautours acharnés lui dévoraient le foie. » (Odyss. XXX, 576.)

Il est évident que le foie n’est pas une partie de l’âme, mais du corps. Homère parle de la même manière des tourments corporels que subissaient Sisyphe et Tantale. D’ailleurs un très-célèbre historien, Diodore, dit d’Homère, qu’il avait longtemps séjourné en Égypte pour s’instruire, et qu’il avait ensuite fait usage dans la composition de ses poëmes des choses qu’il y avait apprises. Ainsi, par exemple, c’est par les traditions égyptiennes qu’il avait su qu’Hélène avait rapporté à Sparte le népenthès, cette plante d’un parfum délicieux, qui a la vertu de faire oublier tous les maux, et dont Polydamne, épouse de Théonis, lui avait fait présent. Homère ajoute qu’Hélène en fit usage pour calmer la douleur extrême que la présence de Télémaque faisait éprouver à Ménélas. C’est aussi d’après ce qu’il avait vu en Égypte qu’il donna à Vénus l’épithète de Dorée ; il avait visité en Égypte le temple consacré à Vénus-Dorée et le champ que les Égyptiens appelaient de ce nom. Mais pourquoi rappelons-nous ici ces faits, si ce n’est pour faire voir qu’Homère avait également introduit dans ses poëmes une foule de choses puisées dans la lecture des divines prophéties ? Nous voyons d’abord qu’il parle de la création de la même manière que Moïse.

En effet, Moïse a dit : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre ; ensuite le soleil, la lune et les étoiles. » Homère, qui avait lu avec plaisir le livre de la Genèse, reproduisit le même tableau de la création sur le bouclier d’Achille, fait par Vulcain. Voici la description qu’il en fait : « Le Dieu représenta sur ce bouclier la terre, le ciel et la mer, et le soleil infatigable, et la lune à la forme arrondie, et les astres brillants qui couronnent le ciel. » (Iliad. CC., 483.)

La description que fait Homère du jardin d’Alcinoüs ressemble beaucoup aussi à celle du paradis terrestre ; il nous le peint comme toujours paré de fleurs et rempli de fruits. Voici les vers d’Homère :

« Là étaient de grands arbres toujours couverts de fleurs et de fruits, des pommiers, des poiriers et d’autres produisant des fruits magnifiques, de douces figues et des olives toujours vertes. Aucun de ces arbres n’est jamais dépouillé de fruits ; ni l’hiver, ni l’été ne les rend stériles ; ils produisent toute l’année, et le souffle fécondant d’un zéphyr éternel fait naître les uns et mûrir les autres. La poire remplace la poire, la pomme remplace la pomme, le raisin succède au raisin, la figue succède à la figue. Le soleil y mûrit sans cesse de riches vendanges sur des côtes spacieuses ; pendant que l’on vendange d’un côté, on presse le raisin de l’autre ; tandis que, plus loin, des grappes nouvelles s’élancent du cep : ici le cep est en fleur, là le raisin achève de mûrir. » (Odyss. VIII, 117.)

Ne trouve-t-on pas là une imitation claire, frappante de la description que Moïse, le prince des prophètes, a faite du paradis terrestre dans la Genèse ? Nous trouvons aussi dans le même poëte une imitation, sous la forme d’allégorie, du passage de la Genèse relatif à la tour de Babel, au moyen de laquelle des hommes avaient conçu la pensée d’escalader le ciel. En parlant d’Otus et d’Éphialte, le poëte dit :

« Ils menaçaient d’attaquer les dieux jusque dans l’Olympe qu’ils habitent, et ils tentèrent d’entasser l’Ossa sur le mont Olympe, et le Pélée sur l’Ossa, afin d’escalader le ciel. »

On trouve également dans Homère la chute de l’ange coupable qui fut précipité du ciel, et qui devint ensuite l’ennemi du genre humain : c’est celui que les Écritures nomment diable, et qui fut ainsi appelé en souvenir du mensonge qu’il avait employé pour tromper nos premiers parents. Le poëte, il est vrai, ne lui donne pas le nom de diable, mais il l’appelle Noxa, exprimant ainsi par un seul mot toute sa perfidie. Il dit donc que ce Noxa fut précipité du ciel ; son récit semble emprunté à Isaïe et rappelle les paroles mêmes du prophète. Voici ce qu’il dit :

« Aussitôt il saisit Atée par sa chevelure qui flottait sur son cou en boucles brillantes, et dans sa colère divine il jura par le firmament immuable que jamais Atée, qui cause le malheur du genre humain, ne rentrerait dans l’Olympe et ne remonterait dans le ciel étoilé. Ayant ainsi parlé, sa main décrivit un cercle et lança le géant jusque sur la terre. » (Iliad. CCC, 126.)

XXIX. Il est évident que Platon, quand il parle d’un troisième principe, qu’il appelle la forme et qu’il place après Dieu et la matière, avait puisé cette idée dans Moïse auquel il emprunte même le mot forme, par lequel il désigne ce principe : et d’ailleurs, aucun sage ne lui avait appris que toutes les paroles de Moïse n’avaient pu lui être inspirées que par une révélation mystérieuse. Et en effet, au sujet du tabernacle, par exemple, voici comment Moïse rapporte que Dieu lui en avait ordonné la construction : « Et tu feras un modèle de tabernacle selon la ressemblance de tout ce que je te montrerai sur la montagne. » Et ailleurs : « Tu feras ce tabernacle selon le modèle de tous les objets qui y sont destinés ; tu feras ainsi. » Et encore un peu plus loin : « Regarde, et fais toutes choses selon le modèle qui t’a été montré sur la montagne. » Platon n’avait rien vu nulle part qui eût quelque rapport avec ce qu’il lisait dans les livres saints, et c’est ce qui lui fit croire que la forme subsistait avant les objets sensibles et avant son existence particulière. Souvent il appelle la forme le modèle sur lequel tout a été fait, parce qu’il avait lu dans l’Exode qu’il fut dit à Moïse : « Tu feras toutes choses selon le modèle qui t’a été montré sur la montagne. »

XXX. Il a été entraîné évidemment dans une erreur du même genre, au sujet de la création du ciel de la terre et de l’homme. Il suppose que leurs images ou modèles existaient. Moïse avait dit : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre ; la terre était obscure et informe. » Platon a cru que Moïse, en disant la terre était, supposait l’existence d’une terre antérieure. Et quand Moïse ajoute que « Dieu fit le ciel et la terre, » Platon a cru que Dieu créait la terre d’après le modèle d’une terre qui aurait existé déjà. De même pour la création du ciel : ce ciel créé par Dieu, et que Moïse appelle le firmament, a bien été regardé par Platon comme le ciel visible dont il est parlé dans le récit de la création, mais il croit qu’il y a un autre ciel que l’on ne voit pas et dont nous ne pouvons avoir que l’idée, et que c’est celui dont le prophète a parlé quand il a dit : « Le ciel du ciel appartient au Seigneur ; il a donné la terre aux enfants des hommes. » Même erreur au sujet de l’homme. Moïse prononce d’abord le nom d’homme ; ensuite, après l’énumération d’un grand nombre d’êtres déjà créés, il dit au sujet de la formation de l’homme : « Le Seigneur Dieu forma l’homme du limon de la terre. » Platon a pris l’homme dont il est parlé d’abord dans la Genèse pour un homme autre que celui dont la création est racontée dans le verset que nous venons de citer, et qui aurait existé antérieurement ; et il croit que le dernier, créé du limon de la terre, l’avait été sur le modèle d’une forme préexistante. Il paraît qu’Homère avait aussi appris par la Bible que l’homme fut formé de la terre, car il est dit dans cette histoire ancienne et divine : « Tu es poussière et tu retourneras en poussière. » Et il appelle le corps d’Hector privé de vie, « une poussière ou terre sourde. » Il parle ainsi d’Achille traînant autour des murs de Troie le corps inanimé d’Hector :

« Dans sa fureur, il accable d’outrages une terre insensible. » (Iliad. DCCC, 54.)

Et ailleurs il fait dire à Ménélas, s’adressant à ceux qu’Hector avait provoqués à un combat singulier, et qui n’avaient pas répondu à ce défi avec empressement :

« Vous ne serez plus qu’un peu de terre et un peu d’eau. » (Iliad. VIII, 99.) Dans son extrême colère, il les réduisit en poussière, leur ancienne et première origine.

Il est évident qu’Homère, ainsi que Platon, n’ont pu apprendre qu’en Égypte et dans les livres saints ces grandes vérités qu’ils ont répandues dans leurs ouvrages.

XXXI. Où Platon aurait-il pris, ailleurs que dans la lecture des prophètes, l’allégorie de son Jupiter conduisant dans l’espace un char rapide ? Ne dirait-on pas que cette idée lui est venue en lisant ce passage du prophète : « Et les chérubins élevèrent leurs ailes, et les roues s’élevèrent avec eux ; et la gloire du Dieu d’Israël était sur les chérubins. » Et transporté par ces paroles, l’éloquent Platon s’écrie avec la plus grande liberté : « Le grand Jupiter fait voler dans les airs un char rapide. » Où donc Platon aurait-il puisé l’inspiration de pareilles choses, si ce n’est dans Moïse et dans les prophètes ? Quand il représente Dieu au milieu d’un élément de feu, ne croirait-on pas qu’il vient de lire ce qui est écrit au troisième livre des Rois : « Et le Seigneur n’était point dans ce vent ; et après le vent un tremblement de terre : et le Seigneur n’était point dans ce tremblement ; et après le tremblement un feu : et le Seigneur n’était point dans ce feu ; et, après le feu, on entendit le souffle d’un vent léger. » Après un mûr examen, les hommes pieux ne manqueront pas de rapporter ces paroles aux plus sublimes mystères ; Platon, qui n’avait point médité là-dessus avec l’attention convenable, a cru pouvoir conclure de ce passage que Dieu résidait dans une substance ignée.

XXXII. Si l’on veut réfléchir sur le don que Dieu envoie aux hommes purs, et que les prophètes appellent l’Esprit saint, on verra que Platon en parle sous un autre nom, dans son dialogue de Ménon. La crainte d’attirer sur sa tête l’animadversion de ses concitoyens, en professant ouvertement les doctrines des prophètes, l’a empêché d’appeler ce don de Dieu l’Esprit saint. Il dit à la vérité qu’il descend d’en haut, sur l’homme ; toutefois il n’a pas cru devoir l’appeler Esprit saint, mais vertu. Ainsi, dans le Dialogue avec Ménon sur la réminiscence, il examine longuement ce que c’est que la vertu ; il se demande si elle peut s’apprendre par l’enseignement, si on peut l’acquérir par la pratique, ou si on l’a naturellement ou d’une autre manière ; et il finit par dire en termes formels : « Enfin, pour arriver au but de nos recherches, nous devons conclure que la vertu n’est ni un don naturel, ni une science ; mais un don qu’une Providence divine nous communique sans le concours de la science. » Or, il me semble évident que Platon, après avoir appris des prophètes ce que c’était que l’Esprit saint, a cru devoir l’appeler du nom de vertu. De même que les saints prophètes disent que l’Esprit saint, qui est un, se divise en sept dons, de même Platon, tout en reconnaissant que la vertu est une, déclare qu’elle se partage en quatre divisions. Il ne prononce nulle part le nom du Saint-Esprit : ce qui ne l’empêche pas de professer assez clairement, sous le voile de l’allégorie, toute la doctrine des prophètes au sujet de l’Esprit saint. À la fin de son Ménon, il s’exprime ainsi : « Ô mon cher Ménon, nous devons conclure de tout ce que nous venons de dire, que c’est une Providence toute divine qui communique la vertu à ceux qui la reçoivent. Or, nous connaîtrons sûrement comment la vertu est communiquée à l’homme, si nous cherchons à bien nous rendre compte d’abord de ce que c’est que la vertu. » Vous voyez comment il appelle vertu le don qui vient d’en haut ; et il lui semble de la plus haute importance d’examiner si on doit lui laisser ce nom de vertu, ou lui en donner un autre. Il a toujours craint d’appeler ouvertement le don, Esprit saint, pour ne point paraître adopter la doctrine des prophètes.

XXXIII. Où Platon aurait-il encore appris que le temps a été créé avec le ciel ? Car voici ce qu’il a écrit : « Le temps a donc été créé avec le ciel ; créés ensemble, ils finiront ensemble, si toutefois cette fin doit arriver. » N’est-il pas évident qu’il a lu cela dans la divine histoire de Moïse ? Il y avait vu, en effet, que la création du temps avait procédé par jours, par mois et par années. Le premier jour a commencé le temps créé au même moment que le ciel ; car Moïse dit : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. » Puis il ajoute : « Et le premier jour fut créé, » désignant toute la durée du temps par une partie de lui-même. Platon, il est vrai, ne parle que du temps, et ne se sert pas du mot jour, pour qu’on ne lui fît pas le reproche de s’attacher aux paroles mêmes de Moïse. Qui lui aurait appris encore que les cieux doivent se dissoudre ? N’est-ce point parce qu’il la tenait aussi des saints, et qu’il était persuadé que c’était-là leur langage ?

XXXIV. Parlons des statues : voulons-nous savoir d’où vint aux premiers fabricateurs des dieux la pensée qu’ils devaient avoir une forme humaine, nous verrons qu’elle leur est venue de nos divines Écritures. En effet, Moïse fait dire à Dieu, lors de la création de l’homme : Faisons l’homme à notre image et à notre ressemblance ; comme s’il eût voulu dire que les hommes ressemblent à Dieu par la forme. Ainsi, quand ils commencèrent à représenter leurs dieux, ils s’imaginèrent exprimer la ressemblance de ce qui leur était semblable.

Quel a été mon but en entrant dans ces détails ? Grecs, j’ai voulu vous faire comprendre que la vraie religion n’a pu vous être communiquée par des hommes qui, par eux-mêmes, incapables d’écrire de leur propre fonds, même sur des matières qui leur ont attiré l’admiration d’hommes étrangers à notre culte, ont fait passer dans leurs écrits, à l’aide de l’allégorie, ce qu’ils ont emprunté, soit à Moïse, soit aux autres prophètes.

XXXV. Ô Grecs ! maintenant convaincus, par le témoignage des histoires qui nous sont étrangères, que Moïse et les autres prophètes sont beaucoup plus anciens que tous vos sages, il est temps que vous abandonniez l’erreur de vos ancêtres, que vous méditiez les divines prophéties et que vous appreniez de ceux qui les ont écrites la véritable religion. Ils ne vous offrent point une vaine recherche de langage, ils n’emploient pas toutes sortes d’artifices pour persuader (c’est la conduite ordinaire de ceux qui dérobent la vérité pour s’en parer eux-mêmes). Tout est dans leur style simple et naturel, tout annonce la vérité que l’Esprit saint descendu sur eux a voulu par leur organe transmettre à ceux qui cherchent la vérité. Renoncez donc à cette ancienne erreur qui abuse les hommes, à ce bruit, à cette vaine ostentation, dans lesquels vous faites consister tout le bonheur de la vie ; attachez-vous enfin à la vérité, et vous ne vous rendrez point coupables envers vos ancêtres, si vous voulez aujourd’hui embrasser une doctrine toute contraire à leur erreur. Peut-être pleurent-ils en ce moment au fond des enfers, où ils éprouvent un repentir trop tardif ; et s’ils pouvaient vous raconter ce qui leur est arrivé depuis qu’ils ont quitté cette terre, vous verriez à quels maux affreux ils voudraient vous arracher. Mais comme vous ne pouvez l’apprendre d’eux-mêmes en ce moment, ni de ceux qui professent une doctrine faussement appelée du nom de philosophie, il ne vous reste plus qu’à abjurer l’erreur de vos pères, pour vous attacher aux oracles de nos saints prophètes. Ne leur demandez pas l’élégance du discours, mais allez apprendre à leur école les vérités qui doivent nous conduire (notre religion consiste plus dans les actes que dans les paroles) ; et ceux qui compromettent, mais sans conséquence, le nom de philosophes, sont convaincus de ne rien savoir, et ils sont forcés, malgré eux, de l’avouer non-seulement par leurs disputes les uns contre les autres, mais encore par les contradictions qui règnent dans l’exposé de leurs propres systèmes.

XXXVI. Si la découverte de la vérité est, au dire de ces philosophes, le but de toute philosophie, comment, s’ils n’ont pu parvenir à la connaissance de cette vérité, mériteront-ils le nom de philosophes ? Socrate, le plus sage d’entre les sages, celui à qui les oracles rendirent cet éclatant témoignage, en l’appelant


Le plus sage d’entre les hommes,


Socrate, dis-je, avoue ne rien savoir ; comment ceux qui sont venus après lui osent-ils assurer qu’ils connaissent les choses célestes ? En effet, Socrate dit qu’il n’a été appelé sage que parce qu’il n’a pas craint d’avouer qu’il ne savait rien, tandis que d’autres veulent paraître savoir ce qu’ils ignorent. Voici ses paroles : « Oui, disait-il, j’avoue franchement que j’ignore ce que j’ignore, et voilà le très-mince mérite qui me fait regarder comme très-sage. » Et ne croyez pas que Socrate fasse ironiquement profession d’ignorance quand il s’exprime ainsi dans ses Entretiens ; car les derniers mots qu’il dit pour se justifier, au moment d’être conduit en prison, nous fournissent une preuve sans réplique qu’il a parlé sérieusement quand il a fait l’aveu de son ignorance. « Mais il est temps de partir, dit-il. Séparons-nous, vous pour vivre et moi pour mourir ; or, je vais mourir, et vous allez vivre : Dieu seul sait qui de nous va trouver un meilleur sort ! » Après ces derniers mots dans l’aréopage, Socrate fut conduit en prison. Il n’attribuait qu’à Dieu seul la connaissance des mystères que nous ignorons. Que dire donc des successeurs de Socrate, qui n’ont pu arriver à la connaissance des choses terrestres et qui prétendent être aussi instruits des choses du ciel que s’ils les avaient vues ! C’est ainsi qu’Aristote, au lieu de placer Dieu, comme l’a fait Platon, au centre d’une substance ignée, et comme s’il avait vu ces mystères de plus près, le fait résider dans un cinquième élément éthéré ; et lui, qui veut que l’on ait une croyance entière dans tout ce qu’il dit, parce qu’il le dit avec élégance, s’est donné la mort de honte et de dépit pour n’avoir pu parvenir à connaître la nature de l’Euripe, détroit près de Chalcis ? Que tout homme sage préfère son salut à la vaine éloquence de ces philosophes et se bouche les oreilles avec de la cire, comme dit un vieux proverbe, pour se dérober à la mort où mène par une pente si douce la voix de ces syrènes ; car ces écrivains, par le charme de leur éloquence, comme par une amorce trompeuse, en détournent plusieurs de la véritable religion, à l’exemple de celui qui osa enseigner la pluralité des dieux aux premiers hommes. Je vous exhorte donc à ne pas les suivre, mais à vous attacher plutôt à la méditation des saints prophètes. Mais, peut-être, une certaine paresse d’esprit et un reste de prévention vous empêcheront d’aller puiser dans leurs divins oracles la connaissance du Dieu unique et véritable : premier caractère de la vraie religion. Alors, veuillez au moins vous en rapporter à cet Orphée qui, après avoir d’abord enseigné la pluralité des dieux, crut devoir faire une rétractation utile et nécessaire, et le fit dans les termes que j’ai rappelés plus haut ; croyez à ceux qui, comme lui, ont proclamé de la même manière l’unité de Dieu ; car c’est par un effet de la Providence que ces philosophes ont été forcés à dire que le langage des prophètes sur un Dieu unique était celui de la vérité, afin qu’il vous soit plus facile d’arriver à la connaissance du vrai Dieu, en les voyant tous rejeter la doctrine qui enseigne la pluralité des dieux.

XXXVII. Vous pourriez même très-facilement apprendre à connaître la religion véritable par cette ancienne sibylle dont les oracles prononcés dans le moment d’une puissante inspiration se rapprochent assez des paroles de nos prophètes. On dit qu’elle était venue de Babylone et qu’elle était fille de Bérose, l’auteur de l’histoire des Chaldéens. Parvenue on ne sait comment sur les bords de la Campanie, elle vint prophétiser à Cumes, qui est à six mille de Baïes, où sont les thermes campaniens. Étant allé nous-même dans cette ville, nous avons vu une grande chapelle construite et creusée dans un rocher d’un seul bloc ; c’était un travail d’une grande beauté et admirable à voir : c’est là que la sibylle rendait ses oracles, s’il faut en croire ceux qui l’avaient appris de leurs ancêtres, comme une tradition particulière au pays. On voyait au milieu de la chapelle trois réservoirs taillés tous dans le même rocher : c’est là que la sibylle faisait ses ablutions ; après avoir repris ses vêtements, elle se retirait dans le sanctuaire de la chapelle, lequel était creusé dans le même rocher, et assise au milieu de ce sanctuaire, sur un trône élevé, elle prophétisait. Si je ne me trompe, beaucoup d’auteurs ont parlé de cette sibylle comme d’une prophétesse, et entr’autres Platon dans son Phédon. Après avoir lu ses oracles, il n’a plus douté que les prophètes ne fussent des hommes divins ; car il a pu voir que l’événement avait justifié ses prédictions. C’est ainsi que, dans son livre de Ménon, il parle avec admiration et enthousiasme des prophètes : « C’est avec raison que l’on appelle hommes divins ceux qu’on nomme prophètes. Comment, en effet, ne seraient-ils pas divins, inspirés d’en haut, transportés par l’esprit de Dieu, ces hommes qui disent tant de choses sublimes sans les comprendre eux-mêmes ! »

Il est évident que Platon avait ici en vue les vers de la sibylle, car celle-ci ne faisait point comme les poëtes qui, après avoir écrit leurs vers, peuvent à loisir les retoucher, les polir, surtout dans ce qui concerne les règles de la versification ; ils sortaient de sa bouche tout composés, dans le moment de l’inspiration, et ce moment passé, elle en perdait le souvenir. C’est peut-être la raison pour laquelle tous les vers de la sibylle n’ont pas la mesure. Pendant notre séjour dans cette ville, nous avons appris ces détails des guides qui nous montrèrent le lieu où la sibylle prophétisait, et le petit tombeau d’airain, où disaient-ils, étaient renfermés ses restes. Ils nous racontèrent encore entre autres choses, comme le tenant de leurs ancêtres, que ceux qui avaient recueilli ses oracles étant des hommes illettrés, n’avaient pas toujours su observer exactement la mesure voulue : « Voilà pourquoi, disaient-ils, quelques vers sont imparfaits sous ce rapport. » Car, comme la sibylle, l’inspiration et le transport une fois passés, perdait le souvenir de ce qu’elle avait dit, le défaut d’habileté empêchait les copistes d’observer fidèlement la mesure. Ainsi il est évident que Platon, qui avait en vue les oracles de la sibylle, a porté le même jugement à l’égard de tous les prophètes, quand il dit : « Ils prophétisent des choses grandes et sublimes, qu’ils ne comprennent pas eux-mêmes, et l’événement justifie tout ce qu’ils disent. »

XXXVIII. Mais comme la véritable religion, ô Grecs ! ne consiste, ni dans l’harmonie des vers, ni dans cette érudition d’un si grand prix à vos yeux, laissez là un vain reste d’amour et pour l’harmonie et pour les mots ; et sans aucun esprit de contention, attachez-vous à ce que dit la sibylle, et voyez tout ce qu’elle doit vous apporter de bien, en vous prédisant d’une manière si claire et si évidente la venue de notre sauveur Jésus-Christ, qui étant le Verbe de Dieu, inséparable de lui par sa vertu, par sa puissance a relevé l’homme créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, est venu rappeler à notre souvenir cette religion primitive de nos premiers parents, dont l’oubli entraîna leur postérité, à l’aide des suggestions du démon, dans le culte de ces dieux qui n’existent pas. Si quelque doute trouble encore votre esprit, et l’empêche de croire à la manière dont fut créé l’homme, croyez-en des autorités qui ont encore votre confiance, rappelez-vous qu’un de vos oracles supplié par quelqu’un de chanter un hymne à la gloire du Dieu tout-puissant, prononça au milieu de son dithyrambe le vers suivant :

« Celui qui a créé le premier homme et qui l’a nommé Adam. »

Cet hymne est conservé par plusieurs personnes de notre connaissance qui s’en servent au besoin, pour convaincre ceux qui ne veulent pas se rendre à la vérité. Ainsi, ô Grecs ! si vous tenez plus à votre salut qu’aux fables inventées sur des dieux qui ne sont pas, croyez à ce que vous a annoncé cette sibylle[3] si ancienne, si antique, dont les livres sont répandus partout. Dans les transports d’une inspiration extraordinaire, elle nous dit par ses oracles que ceux que vous appelez dieux n’existaient pas ; elle prédit clairement l’avénement de notre seigneur Jésus-Christ sur la terre, ainsi que tout ce qu’il devait faire. Ce que je viens de vous dire vous servira comme de préparation à l’étude des oracles de nos saints prophètes. Si quelqu’un croit que c’est par les philosophes réputés les plus anciens que la connaissance du vrai Dieu lui a été transmise, qu’il écoute Ammon et Mercure. Ammon, dans ses écrits, l’appelle un Être enveloppé de mystères ; quant à Mercure, il dit formellement : « Il est très-difficile de comprendre Dieu ; et si quelqu’un parvient à le comprendre, il ne pourra pas le définir. » Il est donc évident que l’on ne peut arriver à la connaissance du vrai Dieu et de la vraie religion que par les prophètes dont les enseignements sont les inspirations mêmes de l’Esprit saint.


  1. Toute cette exhortation tire son principal mérite de l’époque où écrivait saint Justin. Il est admirable de voir comment, dans un siècle où tous les philosophes et tous les poëtes étaient remplis d’extravagances, le Christianisme sépare le faux du vrai, et fait sortir une seconde fois la lumière du chaos. Saint Justin analyse tous les systèmes. On ne comprend plus comment il était nécessaire de réfuter de pareilles absurdités ; mais c’est grâce à saint Justin et à ceux qui l’ont suivi que tout cela nous paraît si absurde. C’est ce qui donne un grand prix à des traités de ce genre.
  2. La version des Septante est une traduction grecque des livres de l’Ancien-Testament faites pour les Juifs de l’Égypte qui n’entendaient plus l’hébreu. Le plus ancien auteur qui ait fait l’histoire de cette version se nomme Aristée, chef des gardes de Ptolémée, roi d’Égypte. Aristobule, autre Juif d’Alexandrie, philosophe péripatéticien, qui vivait cent vingt-cinq ans avant notre ère, et dont il est parlé dans le second livre des Machabées, fait le même récit qu’Aristée. Philon dit que les soixante-douze interprètes envoyés à Ptolémée étaient inspirés de Dieu. Josèphe ne change presque rien à la narration. C’est ce récit que saint Justin a rapporté. Saint Justin était allé à Alexandrie, où les Juifs lui racontèrent la même chose. Saint Jérôme, convaincu par lui-même des défauts de la version des Septante, n’ajoute aucune foi au récit d’Aristée ni à la tradition des Juifs. Tout ce récit contient évidemment des fables inventées après coup par les Juifs d’Égypte, pour donner du crédit à leur version grecque des livres saints.

    Tout ce que nous disons ici ne regarde que les circonstances évidemment fabuleuses de ce récit ; mais il n’y a aucun doute sur la réalité des interprètes demandés par Ptolémée et sur l’authenticité de cette version. Ainsi la version des Septante existant trois cents ans avant Jésus-Christ, les Juifs hellénistes s’en servaient communément, et les apôtres mêmes en ont fait usage, et lui ont ainsi donné le plus grand caractère d’authenticité.

  3. On appelle sibylles les prophétesses que l’on suppose avoir vécu dans le paganisme, et avoir cependant prédit la venue de Jésus-Christ et l’établissement du Christianisme ; leurs prétendus oracles composés en vers grecs sont appelés oracles sibyllins. Cette collection, dit Fréret, est divisée en huit livres, elle a été imprimée pour la première fois, en 1545, sur des manuscrits. Les ouvrages composés pour et contre l’authenticité de ces livres sont en très-grand nombre. Fabricius, dans le premier livre de sa Bibliothèque grecque, en a donné une espèce d’analyse à laquelle il a joint une notice assez détaillée des huit livres sibyllins. Après de longues discussions, il est demeuré certain que ces prétendus oracles sont supposés et qu’ils ont été forgés vers le milieu du deuxième siècle. Avant le Christianisme il y avait eu à Rome un recueil d’oracles sibyllins ou de prophéties concernant l’empire romain, mais les oracles sibyllins modernes sont une compilation informe écrite dans un sens opposé aux anciens, car ils sont remplis de déclamations contre le polythéisme que les premiers oracles cherchaient à fortifier.

    Les vers sibyllins cités par saint Justin ne se trouvent pas dans notre recueil moderne. Ils sont l’ouvrage d’un Juif platonicien et ne portent pas le caractère du Christianisme. Josèphe, dans ses Antiquités judaïques, ouvrage composé vers la treizième année de Domitien, l’an 93 de notre ère, cite des vers de la sibylle où elle parlait de la tour de Babel, de la confusion des langues à peu près comme dans la Genèse ; il faut donc qu’à cette époque ces vers aient déjà passé pour anciens, puisque l’historien juif les cite en confirmation du récit de Moïse.

    Au temps de Celse et d’Origène, l’authenticité de ces prédictions n’était mise en question ni par les païens, ni par les Chrétiens. Il n’est donc pas étonnant que saint Justin et, après lui, saint Théophile d’Antioche, Athénagore, Clément d’Alexandrie, Lactance, Sozomène, aient cité les oracles sibyllins aux païens. Plutarque, Celse, Pausanias, Philostrate, Porphyre, l’empereur Julien, croyaient à tous les monuments cités par les Pères. Le faux Orphée, le faux Musée, étaient cités par les païens, les Pères pouvaient donc en faire usage.

    Origène, Tertullien, saint Cyprien, Minutius Félix, n’ont point allégué le témoignage des sibylles ; Eusèbe, dans sa Préparation évangélique, où il montre beaucoup d’érudition, ne les cite que d’après Josèphe. Lorsqu’il rapporte quelques oracles favorables aux dogmes du Christianisme, il les emprunte toujours de Porphyre, ennemi déclaré de notre religion. La manière dont saint Augustin parle de ces sortes d’arguments montre assez ce qu’il en pensait. « Les témoignages, dit-il, que l’on prétend avoir été rendus à la vérité par la sibylle, par Orphée et par les autres sages du paganisme, que l’on prétend avoir parlé du fils de Dieu et de Dieu le père, peuvent avoir quelque force pour confondre l’orgueil des païens, mais ils n’en ont pas assez pour donner quelque autorité à ceux dont ils portent le nom. » Il finit en disant que ceux qui veulent raisonner juste doivent s’en tenir aux prophéties tirées des livres conservés par les Juifs, nos ennemis.

    La confiance avec laquelle quelques Pères ont cité les livres des sibylles ne prouve rien. Un argument ad hominem fait aux païens ne sera jamais regardé par les hommes sensés que comme une chose très-naturelle. Les païens se vantaient d’avoir des oracles pour le moins aussi respectables que les prophètes des Hébreux. Celse, Julien, citent nommément les oracles sibyllins. Ce recueil était connu partout. Les Pères, sans examiner si ce préjugé est vrai ou faux, font voir aux païens que ces oracles n’ont rien de défavorable au Christianisme : quoi de plus simple que cette conduite !

    On croit que ce sont les gnostiques hérétiques du premier et du deuxième siècles qui ont écrit le dernier recueil des livres sibyllins que nous avons encore. Mais, dans un temps où l’imprimerie n’existait pas, et par rapport à des oracles dont il existait trois recueils, il était bien difficile à saint Justin de repousser ceux que les païens eux-mêmes lui donnaient comme vrais.

    L’opinion générale a été que la quatrième églogue de Virgile adressée à Pollion avait quelques rapports avec les monuments de la poésie prophétique. Virgile n’a fait évidemment que mettre en beaux vers les oracles de la sibylle, et ces oracles n’étaient autre chose que les traditions venues de la Judée et recueillies chez les Romains, qui admettaient alors les opinions religieuses des autres peuples. Les prédictions d’Isaïe et des autres prophètes mises en vers par les Juifs hellénistes circulaient sous le nom d’oracles sibyllins. L’histoire, la situation de la république, les circonstances du temps ne nous offrent aucun événement, aucun personnage auxquels puissent convenir l’ensemble et les détails de la quatrième églogue.

    Il n’y a que les oracles sibyllins composés par les Juifs qui puissent faire comprendre comment Virgile a écrit cette églogue. Il suffit, pour être assuré de ce que nous venons de dire, de citer un passage d’Isaïe et de le comparer aux vers de Virgile : Tu modò nascenti puero. « Un petit enfant nous est né, dit Isaïe, etc. » » Cette espèce d’âge d’or prédit par Isaïe se trouve encore dans ces vers de Virgile : Jam nova progenies cœlo dimittitur alto, etc.

    On voit donc que les livres sibyllins étaient antérieurs à saint Justin, et que ce grand philosophe était autorisé à les citer.