Les Pères de l’Église/Tome 1/Du livre de La Monarchie (saint Justin)


DU LIVRE DE LA MONARCHIE.

L’homme, dans le principe, reçut avec l’intelligence le désir du bonheur. Il devait s’en servir pour arriver à la vérité et à la connaissance du culte que demande de lui le seul maître de toutes choses. Mais son élévation excita l’envie d’une puissance ennemie qui l’abaissa jusqu’au culte des idoles.

La superstition avec le temps passa dans les mœurs, et transmit l’erreur comme si elle eût été un bien de famille ou la vérité elle-même.

Il est du devoir d’un homme qui aime ses semblables, ou plutôt la Divinité, d’éclairer ceux qui jusqu’alors ont négligé l’étude la plus importante. La vérité trouve en elle-même assez de force pour démontrer, par le spectacle de tout ce qui existe sous les cieux, la sagesse du Dieu qui a tout créé.

Mais l’oubli de ce Dieu, le seul véritable, s’établit si profondément dans le cœur des hommes, à la faveur de sa patience, qu’ils poussèrent le sacrilége jusqu’à donner son nom à de simples mortels. La contagion du mal passa du petit nombre à la multitude, en qui le préjugé populaire finit par obscurcir entièrement la connaissance des choses stables et éternelles. Les premiers qui établirent un culte et des sacrifices en l’honneur de certains héros interrompirent la tradition du dogme catholique, qui dès lors s’effaça chez leurs descendants.

Pour moi, d’après ce que je viens de dire, en même temps que je ferai parler un cœur qui aime son Dieu, j’userai d’un langage ami des hommes, et je découvrirai à tous ceux qui écoutent la raison le culte immuable seul digne de Dieu qui voit tout ; et ne devrait-il pas se trouver au fond de tous les cœurs, puisque nous jouissons tous des bienfaits de sa Providence ?

Je n’emploierai pas les vains artifices du discours, je tirerai mes preuves et des anciennes poésies qui forment les premières histoires des Grecs, et des ouvrages que vous avez tous entre les mains.

C’est d’après ces monuments que les illustres adorateurs des idoles ont fait de la superstition une loi, qu’ils ont imposée à la multitude ; c’est aux mêmes sources que je puiserai mes témoignages pour les instruire ; c’est l’autorité même de leurs poëtes qui les convaincra de folie.

Et d’abord voici Eschyle qui, dans le prologue d’un de ses poëmes, parle ainsi du seul Dieu véritable :

« Tiens l’homme à une longue distance de Dieu, qu’il ne faut pas se figurer revêtu de chair et semblable à l’homme. Tu ne le connais pas ; il se manifeste partout, dans la force indomptable du feu, dans l’épaisseur des ténèbres, dans l’étendue de la mer. Tu le vois dans l’instinct des animaux ; les pluies, les vents, les nuées, l’éclair, la foudre le révèlent. Tout exécute ses ordres, et la mer, et les rochers, et les sources, et les torrents. Au seul regard de ce maître redoutable, tout tremble, la terre, les montagnes, la vaste profondeur des mers, les sommets des collines. Il peut tout ; la gloire est à ce Dieu très-haut. »

Eschyle n’a pas eu seul l’avantage de connaître le vrai Dieu. Écoutez Sophocle ; c’est ainsi qu’il décrit l’ordre établi dans l’univers par cet être unique, seul créateur de tout ce qui existe :

« Dans la vérité, il n’existe qu’un seul Dieu ; c’est lui seul qui a fait le ciel et la vaste terre, et la mer azurée, et les vents impétueux. Mais la plupart des mortels, dans l’égarement de leur cœur, dressent des statues de bois et d’airain, des simulacres de divinités faits d’or et d’ivoire, et vont chercher dans ces vaines images une consolation à leurs maux. Ils leur offrent des sacrifices, ils leur consacrent des fêtes et s’imaginent être pieux. »

Philémon, qui possède et sait si bien reproduire toute la science antique, me paraît également avoir saisi la vérité quand il parle ainsi de Dieu :

« Quelle idée convient-il d’en avoir ? Dites-le moi : il est celui qui voit tout et qu’on ne peut voir. »

Nous pouvons aussi invoquer le témoignage d’Orphée, qui avait introduit le culte de trois cent soixante divinités, et qui, dans le livre intitulé : Les Préceptes, désavoue son erreur et en manifeste du repentir, comme on peut le voir par les paroles suivantes :

« Je parle aux initiés : sortez profanes, que les portes du temple se ferment pour vous ! Ô toi, Musée, fils de la brillante Sélène, prête une oreille attentive à mes accents : je vais maintenant te dévoiler la vérité. Que tout ce que tu as cru voir dans mon cœur ne t’égare pas de la voie qui mène à l’éternelle félicité. Ô mon fils, tourne tes regards sur le Verbe divin. C’est là qu’il faut attacher ton cœur. Dirige vers lui ta pensée, marche dans cette voie droite ; ne contemple que ce roi du monde. Seul il existe par lui-même ; et tout existe par lui seul ; nul mortel ne le voit et il les voit tous. Seul il distribue dans sa justice les maux qui affligent les hommes, la guerre si affreuse, la douleur source de tant de larmes ; le vaste univers n’a pas d’autre maître. Je ne puis le voir ; un nuage est son vêtement et le dérobe à mes regards ; et quel œil mortel pourrait contempler la majesté de ce souverain arbitre ! Il réside au plus haut des cieux ; il est assis sur un trône d’or ; il foule aux pieds la terre. Sa main s’étend jusqu’aux bornes de l’Océan. Autour de lui tremblent et les hautes montagnes, et les fleuves, et la profondeur des mers azurées et blanchissantes d’écume. »

À ce sublime langage, ne croirait-on pas que le poëte a vu de ses propres yeux la majesté de Dieu ? Pythagore parle comme lui ; c’est ainsi qu’il s’exprime :

« Qui peut dire, excepté Dieu seul : Je suis Dieu ? Que celui qui tiendrait ce langage fasse un monde comme celui-ci et dise : Il est à moi. Mais il ne lui suffit pas de le faire, de le revendiquer, il lui faut encore habiter au sein même de son ouvrage. C’est alors qu’on verra s’il en est l’auteur. »

Que ce Dieu, le seul vrai, doive un jour vous juger sur vos actions et sur votre ignorance de la Divinité, je puis encore vous le prouver d’après vos propres auteurs. Faisons d’abord parler Sophocle :

« Il viendra, dit-il, oui, il viendra ce jour où l’éther embrasé ouvrira les trésors de feu qu’il recèle. La flamme dévorante et livrée à toute sa fureur consumera la terre et tout ce qui s’élève au-dessus de la terre. Alors tout aura disparu ; plus de source d’où l’onde s’écoule, plus de terre qui produise de plantes, plus d’oiseau qui vive dans cette atmosphère de feu. Nous savons qu’il existe deux chemins à l’entrée des enfers : l’un qui conduit au séjour des justes, l’autre à la demeure des impies. Le bras qui aura tout détruit fera tout renaître. »

Laissons parler maintenant Philémon : « Pensez-vous, Nicostrate, que ceux qui ont vécu dans la mollesse et dans les délices demeurent cachés au sein de la terre qui les recouvre, comme s’ils pouvaient échapper à Dieu et se soustraire à lui pour toujours ? Il est un œil, l’œil de la justice, qui voit tout. Si un même sort attend le juste et l’impie, allez donc ! pillez, dérobez, bouleversez tout par la ruse et la perfidie. Mais ne vous y trompez pas : il y a un jugement dans les enfers, et le juge sera le Dieu, arbitre souverain de l’univers, ce Dieu dont je n’oserais prononcer le nom formidable. »

Euripide proclame la même vérité :

« Si Dieu prolonge la vie, c’est pour demander un compte plus sévère. Que le mortel qui marque ses jours par ses crimes ne croie pas lui échapper. Cette espérance serait insensée ; il est enlevé tandis qu’il se berce de ce vain espoir. Le châtiment qui sommeillait s’éveille tout à coup. Ô vous qui ne voulez pas de Dieu, prenez-y garde ! Votre cœur insensé commet par là même un double crime. Il existe, oui, il existe un Dieu. Si la fortune vous sourit au milieu de vos iniquités, ne vous y fiez pas, mettez le temps à profit. Le jour marqué vous amènera le supplice. »

Et ce Dieu ne se laisse point fléchir par les offrandes du méchant ; il n’a point d’égard à son encens, ni à ses libations ; il le punit avec une souveraine équité. Écoutons encore ici Philémon :

« Par Jupiter, ô Pamphile, si quelqu’un amène auprès des autels de nombreuses victimes, des taureaux et des chèvres, ou bien des présents d’un riche travail, comme des chlamydes brillantes d’or et de pourpre, des figures d’ivoire ou de pierres précieuses, et s’il espère par de semblables dons se concilier la faveur divine, c’est un insensé ou l’irréflexion l’égare. Qu’il sache que le premier devoir de l’homme c’est d’être juste, de respecter la pudeur des vierges et des épouses, d’étouffer la voix de l’intérêt, de s’abstenir du meurtre et du vol. Dès lors il ne jette pas un œil d’envie sur le bien d’autrui : il ne désire ni sa femme, ni sa fille, ni son esclave, ni son champ, ni son domaine, ni son troupeau, ni ses bœufs, ni ses chevaux. Ne serait-ce qu’une obole, une aiguille, dès lors qu’elle lui appartient, ne la désire pas, ô Pamphile ! Dieu te voit, il est près de toi. Il aime la justice, il déteste l’iniquité. Il permet que l’homme laborieux, qui remue sans cesse la terre, prospère dans son travail. Sacrifie à ce Dieu avec un cœur droit, ami de la justice. Cherche à briller par ton cœur et non par tes habits. Quand tu entends le tonnerre, ne fuis pas ! ô mon maître ; si ta conscience est pure, Dieu te voit et il est près de toi. »

Platon, dans le Timée, parle de Dieu en ces termes :

« Celui qui entreprend de scruter ses œuvres ne sait pas combien la nature divine diffère de la nature humaine. Il ne sait pas qu’en Dieu se trouvent toutes les perfections réunies ; elles se résument en une seule, qui se décompose en une multitude, parce qu’il a la science et le pouvoir au plus haut degré, et que nul homme ne les possède et ne les possédera jamais. Voilà le vrai Dieu. »

Quant à ceux que la multitude honore de ce nom saint et sublime, et qu’une vaine tradition présente comme des dieux, voyez de quelle manière Ménandre s’en moque dans l’Héniochus, c’est-à-dire le Cocher :

« Je n’aime point une divinité qui se promène par voies et par chemins, en la compagnie d’une vieille femme, et qui, à l’aide d’un tableau représentant ses traits, fait irruption dans les maisons. Un vrai dieu doit rester au logis pour s’occuper un peu des intérêts de ceux qui l’honorent. »

Même langage dans l’Hiéra ou la Prêtresse : « Ô femme, nul Dieu ne sauve un homme de la fureur d’un autre. S’il est vrai qu’un mortel peut, au seul bruit des cymbales, se faire suivre d’un dieu partout où il lui plaît, alors ce mortel serait plus puissant que le dieu lui-même. Ce sont là, ô Rodé, des ruses que l’audace ou l’amour du gain ont fait imaginer à des hommes impudents qui se moquent de nous. »

Dans la pièce intitulée : l’Amant haï, Ménandre expose encore son opinion sur ceux qu’on place au rang des dieux, ou plutôt il les dépouille de ce titre usurpé :

« Ah ! si je vois la chose arriver, je croirai qu’on me rend la vie. Mais maintenant, ô Géta, où trouver des dieux équitables ? »

Dans la pièce du Dépôt, il exprime la même pensée :

« Il est donc chez les dieux mêmes des jugements iniques ! » Euripide fait tenir le langage suivant à son Oreste :

« C’est Apollon lui-même qui m’a ordonné de tuer ma mère. Il ne sait donc pas ce qui est permis, ce qui est juste ? Et nous honorons ces dieux ! Vois-tu cet Apollon, qui de son trône placé au milieu de la terre rend aux mortels des oracles toujours certains et à qui nous obéissons, quel que soit l’arrêt qu’il prononce ? c’est par ses ordres que j’ai tué celle qui m’a donné le jour ! Dites qu’Apollon est un impie ; punissez-le de mort ; c’est lui qui a commis le crime, et non pas moi. Qu’ai-je dû faire ? Un dieu ne suffit-il point pour m’absoudre d’un crime que je rejette sur lui ? »

Dans la tragédie d’Hippolyte :

« Non, les dieux ne jugent point selon la justice. »

Dans Ion :

« Pourquoi m’inquiéter des sentiments de la fille d’Érechtrée ? Peu m’importe ; je vais au temple pour y puiser dans des vases d’or l’eau lustrale et la répandre sur l’assemblée.

« Mais je dois avant tout adresser des reproches à Phébus. Quelle conduite ! Quoi ! faire violence à de jeunes vierges, abandonner les enfants qui sont nés de lui secrettement, et les laisser mourir ! Respecte les lois ; si tu commandes, règne par la vertu. Les dieux punissent chez les mortels l’homme méchant et pervers. Ô vous, qui donnez aux hommes les lois qui les gouvernent, devez-vous les enfreindre ? Dussé-je encourir votre haine, je dirai ce qui me reste à dire. Si les hommes vous faisaient un jour porter la peine de vos criminelles amours, Neptune, Apollon, et vous Jupiter, roi des cieux, vous seriez obligés de dépouiller vos temples pour payer le prix de vos infamies. Vous sacrifiez la sagesse au plaisir, quelle honte ! Quand nous imitons la conduite des dieux, est-ce nous qu’il faut appeler coupables, et non les dieux qui nous donnent l’exemple ! »

Dans Achéloüs :

« Les dieux ! ô mon fils, trompent souvent les hommes. »

Dans Bellérophon :

« Si les dieux font le mal, ils ne sont plus des dieux. »

Et plus bas :

« Vous entendez des gens qui vous disent avec confiance qu’il y a des dieux au ciel. Non, certes, il n’y en a point. Que ceux qui soutiennent le contraire ne viennent pas sottement nous répéter ce qu’on a dit mille fois. Ne formez pas ici votre opinion sur mes paroles, examinez la chose en elle-même. Je vous ferai voir la tyrannie dépouillant de leurs biens une multitude de personnes, leur enlevant même la vie, ravageant les cités au mépris de la bonne foi, foulant aux pieds les serments. Et le scélérat qui commet ces crimes, vous le verrez plus heureux que l’homme pacifique qui passe tous ses jours au pied des autels.

« Je connais de petites cités très-religieuses, qui, asservies à de plus grandes fameuses par leur impiété, sont tombées après avoir été dévastées par le glaive d’une nombreuse soldatesque. Oui, restez tranquilles à adorer vos dieux, ne vous donnez aucun mouvement pour amasser de quoi vivre, et vous verrez si ces dieux éloignent de vous la misère et l’infortune. »

Écoutons Ménandre, dans le Diphile :

« Celui qui ne cesse jamais de se montrer et le maître et le père de toutes choses, ne doit jamais cesser un seul moment d’être le seul adoré comme l’auteur, comme la source de tout bien. »

Dans les Pécheurs :

« Mon Dieu est ce qui me nourrit et ce qui nourrit les autres ; il n’a pas besoin d’être secouru par les largesses de ceux qui l’invoquent. »

Dans les Adelphes :

« La conscience pour le juste est la voix de Dieu même. Ainsi pensent tous les sages. »

Dans le Joueur de flûte :

« Tout est temple pour une intelligence sage. Dieu lui parle par la voix de la conscience. »

Le poëte tragique, dans Pryxus, s’exprime de cette autre manière :

« Si l’homme pieux est mis au même rang que les impies, si le très-bon Jupiter ne connaît pas la justice, où sera la récompense de la vertu ? »

Dans Philoctète :

« Voyez comme les dieux font de brillantes affaires ! Celui qui a le plus d’or dans son temple est le plus admiré. Pourquoi ne pas chercher à nous enrichir, puisqu’il est permis de ressembler aux dieux ? »

Enfin, dans Hécube :

« Jupiter, qui que tu sois, car je ne te connais que de nom, Jupiter, es-tu le destin qui préside au monde, ou l’âme des mortels ? N’importe, je t’invoquerai. »

C’est faire preuve de vertu et de sagesse, que de se déclarer pour le seul Dieu véritable et de s’attacher étroitement à lui ; que de savoir user de sa raison pour assurer son salut, de son libre arbitre pour choisir le meilleur parti ; et de ne plus regarder comme les maîtres souverains du monde des êtres esclaves de toutes les passions humaines, puisqu’après tout ils se trouveraient même au-dessous des hommes.

Démodocus, dans Homère, dit qu’il n’a pas eu d’autre maître que lui-même ; que bien qu’il ne fût qu’un homme, Dieu lui inspirait ses chants.

Et votre Apollon, votre Esculape, on les voit chez le centaure Chiron, apprenant l’art de guérir. Le fait est rare : des dieux à l’école d’un homme ! Que dirai-je de Bacchus, qu’un poëte nous peint furieux ; d’Hercule, que le même auteur nous montre misérable ?

À quoi bon mettre ici en jugement Mars et Vénus, ces maîtres en fait d’adultère, et prononcer la sentence d’après la conviction de leurs crimes ?

Qu’un homme, sans connaître les actions de vos dieux, vienne à les retracer dans sa conduite, malgré la corruption du siècle, vous le déclarez ennemi de la société, ennemi de l’humanité elle-même. Mais si cet homme connaissait la vie de ces dieux, il aurait un moyen facile d’échapper au châtiment : il lui suffirait de vous dire qu’on n’est point coupable en imitant la divinité. Blâmez-vous leurs actions ? alors vous effacez le nom de ces dieux, qu’elles seules nous font connaître ; vous les détruisez vous-mêmes, et vous ne parviendrez jamais à les réhabiliter avec de belles phrases et des raisonnements spécieux.

Il faut donc s’attacher au nom du seul vrai Dieu, du seul être immuable, qui vous a été prêché non-seulement par moi, mais encore par ceux qui vous ont initiés aux premiers éléments de la doctrine de Jésus-Christ ; de peur qu’une vie passée dans la mollesse et l’indifférence ne vous attire le reproche devant le souverain juge, soit d’avoir ignoré par votre faute le chemin de la gloire céleste, soit de n’avoir pas été reconnaissants de la grâce qui vous l’a fait connaître.