Les Pères de l’Église/Tome 1/Discours aux Grecs (saint Justin)


Texte établi par M. de GenoudeSapia (Tome premierp. 313-318).

SAINT JUSTIN.

DISCOURS AUX GRECS.

Grecs, veuillez le croire, ce n’est pas sans raison, sans examen, que j’ai abandonné votre culte.

Je n’y trouvais rien de saint, rien de pur, rien qui fût digne de Dieu. Que me présentent, en effet, toutes les fables imaginées par vos poëtes, sinon des monuments de fureur ou de délire ? Consultez le plus sage d’entre eux, cherchez près de lui à vous instruire. Il donne plus qu’un autre dans je ne sais combien d’absurdités.

Qu’apprenez-vous d’abord ? Qu’Agamemnon voulant aider son frère et servir de tout son pouvoir sa fureur, sa passion, son amour effréné, livra de gaîté de cœur sa fille au supplice, et bouleversa toute la Grèce pour ressaisir cette Hélène qu’un misérable berger avait enlevée.

La guerre survient, on se partage les prisonniers ; cet Agamemnon devient l’esclave de Chryséïs, sa captive, et se fâche contre Achille, qui ne veut pas lui céder la sienne appelée Briséïs. Que fait de son côté le fils de Pélée ? Après avoir franchi un fleuve, renversé Troie, triomphé d’Hector, votre héros incomparable devient l’esclave de Polixène, et se laisse vaincre par une Amazone, qui n’était plus. Il s’était dépouillé de ses armes, fabriquées par un dieu, et paré de l’habit des époux, lorsqu’il succombe dans le temple d’Apollon victime d’une vengeance dont un amour jaloux et furieux avait dirigé les coups.

Ulysse d’Ithaque, le fils de Laërte, se fait par sa fourberie une réputation de vertu. Il n’avait pas la vraie sagesse, témoin sa navigation dans les parages où se trouvaient les syrènes.

La vraie sagesse n’a pas besoin de se boucher les oreilles. Et ce fils de Télamon, qui portait un bouclier recouvert de sept cuirs de bœufs, il devient furieux, forcené, parce qu’il échoue dans le procès qu’il intente à Ulysse au sujet des armes d’Achille.

Je ne me sens pas la force de croire à toutes les extravagances d’Homère ; d’ailleurs je ne le veux pas. Qu’est-ce que tout cela, je vous le demande, sinon des rapsodies ? Par où commencent, par où finissent l’Iliade et l’Odyssée ? Par une femme.

Après Homère vient Hésiode, auteur d’un poëme intitulé : Des Travaux et des Jours. Qui peut croire à sa plaisante théogonie ? Il vous dit que Saturne, fils de Cœlus, détrôna son père et s’empara du sceptre ; que, dans la crainte d’éprouver le même sort de la part de ses enfants, il prit le parti de les dévorer ; que Jupiter, qu’on avait enlevé furtivement et tenu caché longtemps, jeta son père dans une prison et partagea son empire avec ses frères ; qu’il eut le ciel pour sa part, Neptune la mer, Pluton les enfers. Mais quelle fut la conduite de celui-ci ? Il enleva Coré, autrement appelée Proserpine. Cérès erra partout dans les déserts cherchant sa fille. Cette fable a reçu une grande célébrité des feux qu’on allume encore à Éleusis.

De son côté, Neptune ravit l’honneur à Ménalippe, qu’il surprit au moment où elle puisait de l’eau. Il abusa également des Néréïdes, qui n’étaient pas en petit nombre.

Citer leurs noms ce serait nous perdre dans une vaine multitude de mots. Revenons à Jupiter ; il fut adultère je ne sais sous combien de formes : il se changea en satyre pour tromper Antiope ; en pluie d’or, pour arriver à Danaé ; en taureau, pour enlever Europe. Son amour pour Sémélé montre tout à la fois quelle était l’incontinence de ce dieu et la jalousie de sa femme.

Il enleva, dit-on, un jeune Phrygien nommé Ganymède, pour en faire son échanson. Voilà la vie des enfants de Saturne.

Et votre fils de Latone, Apollon, d’une si vaste renommée ! Il se donnait pour savoir l’avenir, et il montra qu’il ne savait que mentir. Il poursuit Daphné, et ne peut l’atteindre. Il est consulté par le fils d’Æacus, et ne peut lui annoncer sa mort prochaine.

Je laisse là votre Minerve avec son caractère d’homme, Bacchus avec son accoutrement de femme, Vénus avec ses airs de courtisanne.

Ô Grecs ! faites donc lire à Jupiter la loi portée contre ceux qui battent leur père, les châtiments qu’elle inflige aux adultères, l’infamie dont elle couvre les pédérastes.

Apprenez, je vous prie, à Minerve et à Diane quelles sont les occupations propres aux femmes ; à Bacchus, celles qui conviennent aux hommes. Qu’est-ce donc qu’une femme revêtue d’armes a de si beau, de si majestueux ? Qu’est-ce que c’est qu’un homme qui porte des cymbales, qui se couronne de fleurs, qui paraît en habit de femme, qui célèbre des orgies au milieu d’un cortége de femmes en délire ?

Et votre Alcide conçu dans une triple nuit, comme le disent vos poëtes, ce héros fameux par tant de combats, ce fils de Jupiter qui tua un lion, terrassa un hydre à plusieurs têtes et un sanglier d’une force indomptable, dispersa à coups de flèches d’horribles oiseaux qui se repaissaient de chair humaine, arracha du fond des enfers et amena à la clarté du jour un chien à trois têtes, débarrassa les étables d’un certain Augias d’une masse d’immondices, écrasa de sa massue une biche et des bœufs dont les naseaux vomissaient la flamme, parvint jusqu’à un certain arbre chargé de pommes d’or qu’il enleva, étouffa un serpent qui exhalait de noirs venins. (Mais pourquoi fit-il mourir Achéloüs et Busiris assassin de ses hôtes ? Nous sommes sur ce point obligés de nous taire.) Cet Hercule enfin qui d’un seul bond franchit une montagne pour aller se désaltérer à une source dont l’eau faisait entendre une voix humaine !

Quelle fut sa fin, si on en croit la renommée ? Après s’être signalé par tant d’exploits merveilleux, extraordinaires, il s’amusait comme un enfant au son des cymbales que des satyres faisaient retentir à ses oreilles ; et vaincu par l’amour, il prenait plaisir à se faire fouetter par une jeune femme appelée Lydée, qui riait aux éclats. Ensuite, n’ayant pu se débarrasser de la tunique de Nessus, il mit fin à ses jours sur un bûcher qu’il avait dressé de ses propres mains.

Que Vulcain renonce à sa jalousie et à sa haine, si on ne l’aime plus, parce qu’il est vieux et boiteux, et si on lui préfère Mars, jeune et beau.

Grecs, ne sont-ce pas là vos dieux ? Pouvez-vous dire qu’ils ne soient point impudiques et vos héros efféminés ? N’est-ce pas sous ces traits que l’histoire nous les présente ? Na-t-elle point fourni d’étranges sujets à la scène, tels que les forfaits d’Atrée, les incestes de Thyeste, les crimes affreux des Pélopides, la jalouse fureur d’un Danaüs si féconde en meurtre, l’ivresse de cet Égyptien qui dans son délire tue ses enfants, le repas de Thyeste apprêté par les furies ? Rappellerai-je Progné changée en oiseau et toujours gémissante, sa sœur Philomèle privée de la langue et poussant sans cesse des cris plaintifs ? Qu’est-il besoin de parler d’Œdipe, qui eut les pieds percés au moment de sa naissance ; du meurtre de Laïus son père, qu’il tue sans le connaître ; de l’union incestueuse qu’il contracte avec Jocaste sa mère ? À quoi bon raconter comment ses deux frères, qui sont en même temps ses fils, s’entr’égorgent et meurent de la main l’un de l’autre ?

Je ne puis qu’abhorrer vos assemblées. Là, un luxe qui passe toutes les bornes ; là, une musique qui jette dans le délire ; là, une odeur des plus suaves qui enivre tous les sens et qui s’exhale des parfums habilement préparés dont vous couvrez vos corps, de ces fleurs odorantes dont vous ceignez vos têtes.

Vous tracez comme un cercle autour de ces assemblées où s’amassent tous les crimes, et vous défendez à la pudeur de le franchir. Vos sens s’allument, votre raison s’égare ; toutes les fureurs de Bacchus passent dans votre âme, et livrés aux transports les plus lubriques et les plus violents, de quelles turpitudes ne vous souillez-vous pas ?

Pourquoi donc, ô Grecs, vous irriter si fort contre un fils qui prendrait pour modèle votre Jupiter et viendrait attenter à vos jours ou souiller votre couche ? Pourquoi le regarder comme un ennemi ? Il ne fait qu’imiter ceux que vous adorez ? Pourquoi accabler de vos reproches une femme qui oublie ses devoirs, qui s’abandonne au désordre ? Vénus n’a-t-elle pas chez vous des temples et des autels ?

Si d’autres vous tenaient ce langage, vous crieriez : Mensonge ! pure calomnie ! Est-ce moi qui accuse vos dieux ? Ne sont-ce pas vos poëtes, vos historiens, qui célèbrent ou qui racontent tout ce que je viens de dire ?

Laissez donc là toutes ces fables ridicules. Venez, venez prendre part aux leçons de la sagesse incomparable, recevez aussi l’enseignement de la parole divine. Apprenez à connaître un autre maître que celui qui se souille de crimes, d’autres héros que ceux qui s’abreuvent de sang. Notre chef à nous, le Verbe divin qui marche à notre tête, ne demande ni la vigueur des membres, ni la beauté de la figure, ni la noblesse du sang ; mais la sainteté de la vie, mais la pureté du cœur : son mot d’ordre, ce sont toutes les vertus.

Par le Verbe, une puissance divine s’empare de l’âme. Lyre pacifique qui fait cesser tous les combats du cœur, arme merveilleuse qui dompte toutes les passions, école de sagesse où viennent mourir tous les feux impurs, elle ne fait point des poëtes, des philosophes, des orateurs ; mais d’esclaves de la mort elle nous rend immortels, mais de l’homme elle fait un dieu, mais de la terre elle nous transporte bien au delà de votre Olympe. Venez donc, ô Grecs ! vous instruire à cette divine école.

J’étais ce que vous êtes ; soyez ce que je suis. Voilà la doctrine, voilà le Verbe dont la force, dont la puissance m’a subjugué. Comme un enchanteur habile qui fait fuir précipitamment le serpent que ses charmes ont attiré hors de sa caverne, ainsi le Verbe fait sortir du fond de l’âme les passions non moins redoutables qui s’y tiennent cachées ; avant tout il chasse la cupidité, et avec elle tous les maux qu’elle enfante, comme les inimitiés, les querelles, l’envie, la jalousie, la haine. À peine a-t-il délivré l’âme de ce tyran, qu’il y fait régner la paix, qu’il y ramène la sérénité. Et cette âme, une fois affranchie des ennemis qui se la disputaient, va se réunir à celui qui l’a créée ; il est juste qu’elle remonte au séjour d’où elle est descendue.