Les Oubliés et les Dédaignés/Olympe de Gouges

(p. 117-148).

OLYMPE DE GOUGES


I

Encore une célébrité perdue de ce dix-neuvième siècle qui regorgea de tant de célébrités de vingt-quatre heures ! Mais celle-ci du moins ne ressemble pas à toutes les autres, elle a sa physionomie et son esprit à part. Sa vie, une des plus haletantes et des plus dramatiques, étonne, et fait qu’on se demande comment tant de silence a remplacé tant de bruit.

Les belles filles du midi de la France, ces rayonnantes créatures qui sentent bouillonner un sang grec dans leurs veines, ont, de plus que les Parisiennes, une audace d’imagination et une âpreté de caractère qui leur font aborder toutes les passions humaines sans en être effrayées.

Celle qui nous occupe, cette romanesque Olympe dont les traits brillants ont été trop peu reproduits, appartenait à cette contrée féconde où le vin coule noir comme de l’encre. Elle naquit à Montauban vers le milieu du dix-huitième siècle, et son berceau demeura environné de nuages. « J’avais des droits à la fortune et au nom d’un père célèbre, dit-elle dans une de ses brochures ; je ne suis point, comme on le prétend, la fille d’un roi (Louis XV), mais d’une tête couronnée de lauriers ; je suis la fille d’un homme célèbre, tant par ses vertus que par ses talents littéraires. Il n’eut qu’une erreur dans sa vie, elle fut contre moi, je n’en dirai pas davantage. »

Pour nous, gazetier indiscret, qui n’avons pas les mêmes motifs qu’Olympe de Gouges, nous n’hésiterons pas à soulever un coin de la tradition locale. Un an environ avant la naissance de notre héroïne, il n’était pas rare de voir tous les soirs se diriger vers un des faubourgs les plus déserts de Montauban un grave et dévot personnage tout costumé de noir, et ressemblant plutôt à un homme de robe ou d’église qu’à un amoureux et à un poëte, bien qu’il fût cependant l’un et l’autre. C’était M. le marquis de Pompignan, ce rimeur catholique, dont les railleries de Voltaire ont tant écorné la gloire, l’homme des odes auxquelles personne ne touche. Il possédait quelques terres où il venait souvent passer la belle saison. Or, il paraîtrait qu’à force d’aller et de venir, M. le marquis rencontra sur son chemin une petite artisane, — quelques-uns disent une revendeuse à la toilette, d’autres une fabricante de toile, — qui, par des artifices que la tradition ne mentionne pas, parvint graduellement à adoucir sa fierté de gentilhomme et à étouffer ses scrupules de chrétien. Il pouvait bien alors avoir de quarante-cinq à quarante-six ans ; c’est beaucoup pour une première passion, mais pour une dernière c’est tout juste l’âge qu’il faut. Bref, de ces voyages à Montauban et de ces rencontres avec une grisette, il advint ce qu’il advient ordinairement en pareil cas : un matin, de grand matin, l’église du faubourg reçut aux fonts baptismaux une petite fille que l’on appela Marie-Olympe, — Marie-Olympe tout court. Il faut croire que M. de Voltaire n’a jamais rien su de cette anecdote.

Le nom était bien un peu païen pour la fille de Nicolas Le Franc, marquis de Pompignan, mais ici le poëte eut le pas sur le dévot. L’enfant d’ailleurs ne s’en porta pas plus mal, au contraire : elle en reçut comme un reflet de la beauté d’autrefois, et ceux qui l’ont vue depuis dans tout l’éclat de sa jeunesse ne se sont pas fait faute de défleurir en son honneur le Dictionnaire mythologique de Chompré. On l’éleva assez au hasard, comme elle était née, et l’on supposa sans doute que le sang de son père le bel-esprit lui tiendrait lieu d’instruction, car on ne lui apprit ni à lire ni à écrire. Puis on se dit aussi que sa beauté ferait le reste. En cela on ne se trompa pas tout à fait.

À quinze ans, la jeune Olympe était déjà citée dans Montauban et au delà comme un prodige de grâce, de gentillesse et principalement d’espièglerie. Ses vertus, la chronique n’en souffle pas un mot, mais nous sommes fondé à croire qu’elle était suffisamment vertueuse, puisqu’à cette époque un très-honorable bourgeois de la province lui fit offrir sa fortune et sa main. La main était sèche et ridée, mais la fortune était rondelette ; Olympe accepta l’une avec un soupir et l’autre avec un sourire, puis elle devint madame Aubry, gros comme le bras.

J’incline à penser que M. de Pompignan ne fut pour rien dans ce mariage, car, s’il faut le dire, ce bourgeois, cet Aubry, n’était autre chose qu’un gargotier retiré. Un gargotier, justes dieux ! un vulgaire traiteur devenir le gendre de l’auteur de l’ode immortelle : Le Nil a vu sur ses rivages… Ce jour-là probablement le luth du grand lyrique en saigna des larmes de honte. Mais l’audace involontaire du prosaïque Aubry ne devait pas tarder à trouver son châtiment : les deux ou trois premiers quartiers de sa lune de miel ne s’étaient pas écoulés qu’il prenait mélancoliquement la route du cimetière, laissant une veuve de seize ans, — veuve consolable, et pourvue d’une soixantaine de mille livres. Olympe Aubry n’en demandait pas davantage ; pour une enfant perdue, en effet, c’était tirer de bonne heure son épingle du jeu. Libre et riche, le séjour de Montauban lui devint insupportable ; elle voulut changer d’air et d’adorateurs, voir du pays, courir le monde. Un beau jour, elle mit le verrou sur la maison du défunt gargotier, et elle décampa[1]. Où alla-t-elle ? Est-ce que cela ne se devine point ? Où vont tous ces jolis minois dont les yeux pétillent de curiosité et d’impatience ? Où vont ces pâles et tremblantes demoiselles qu’un hardi séducteur enlève en poste ? Où vont ces Arianes délaissées que le coche d’eau entraîne et qui regardent languissamment le rivage ? À Paris, parbleu ; à Paris, la ville où il fait si bon vivre et souffrir !

Quand Olympe arriva à Paris, le dix-huitième siècle jetait ses dernières flammes. Le joyeux cortège des grands seigneurs et des comédiennes, sentant venir la vieillesse et la politique, redoublait audacieusement de vices, de folies, de rouge et d’aventures. Temps adorable et pervers, temps unique, où le duc de Richelieu mettait son crachat au Mont-de-Piété pour acheter des fanfreluches à la Maupin ; où le vieux de Chalut envoyait à la Breba un balai de deux ou trois mille louis ; où M. de Villeroi se déguisait tous les matins en garçon limonadier pour porter le chocolat à la Dubois, de la Comédie française, que ses parents tenaient sévèrement ; où la Dorval, après être devenue la marquise d’Aubard, se retirait en carrosse drapé au couvent des Cordelières ; où la danseuse Martin, aussi belle que corrompue, se montrait avec le rochet d’un évêque pour peignoir ; où le comte de la Marche s’introduisait toutes les nuits chez la princesse de Chirnay par un soupirail de la rue des Rosiers ! Temps d’extravagance et d’amoureuse égalité, où les plus fastueux et les plus galants d’entre les pairs du royaume avaient pour rival un boucher, le boucher Colin !

Tout ce monde-là accueillit Olympe et lui fit fête ; on ne lui demanda pas d’où elle venait ni qui elle était ; ses seize ans répondaient à tout. Aussi du premier coup prit-elle le rang qui lui convenait, car il n’est pas de long noviciat parisien pour les femmes du Midi. Avant un mois, elle fut obligée de capituler en présence des grands cordons, des petits-maîtres, des littérateurs ambrés qui assiégeaient son antichambre : tout Paris avait pour elle les yeux de Montauban. Dès lors, elle crut devoir changer son nom d’Olympe Aubry en celui d’Olympe de Gouges, nom d’une euphonie peu satisfaisante, mais auquel se rattachait sans doute quelque souvenir local.

Le peu que chuchotent de ses amours les gazettes de ruelles, ce peu-là suffit pour nous arrêter au seuil de l’exploration. Il paraît qu’un rayon de soleil avait passé dans sa veine, ou que l’archer divin qui poursuit de ses flèches les nymphes de Guide, l’ayant surprise endormie sur l’herbe aromatisée du matin, avait épuisé contre elle son carquois. La vérité est que la jeunesse d’Olympe en garda ces ardeurs enivrantes que rien ne tempère et des caprices de bacchante affolée…

Son règne dura autant que durèrent sa beauté, sa grâce et sa coquetterie. Quand de tout cela il fut moins question, c’est-à-dire quand elle commença à entrer dans la période de trente ans, Olympe de Gouges, qui s’était laissé prendre aux joies de la vanité, se demanda comment elle allait faire pour prolonger cette existence aperçue et sonore à laquelle elle était habituée depuis longtemps. Ce fut alors que le démon des lettres s’offrit à elle sous des couleurs séduisantes et faciles, et qu’elle entreprit de devenir la Sapho de son siècle, d’autant plus que tous les hommes finissaient par devenir pour elle des Phaons. — Déplorable erreur de ces femmes sans vocation qui se servent de la rhétorique comme d’un pot de fard ou d’une boîte à mouches, qui pensent qu’un volume leur ôtera une ride, et que la jeunesse du cerveau fait l’éternelle jeunesse du visage.

À l’époque où la veuve du traiteur Aubry mettait la plume à la main — de son secrétaire, — car elle n’avait pas encore eu le temps d’apprendre à écrire, à cette époque, dis-je, M. le marquis de Pompignan faisait ses bagages pour l’éternité. On se racontait même à ce sujet une anecdote qui caractérise assez bien son irascibilité. Pendant que les suites d’une terrible attaque d’apoplexie le tenaient sur les bords du tombeau, ses amis essayaient de le faire revenir à lui pour remplir les devoirs de la religion. Mais vainement faisait-on résonner à ses oreilles le diable et l’enfer, le moribond, en dépit de sa grande ferveur, était d’une alarmante insensibilité. Ce que n’avaient pu les exhortations et les menaces, le nom seul de Voltaire l’opéra. Madame de Pompignan, se penchant sur son chevet, s’avisa de lui dire : — Eh ! mon cher mari, songez que si vous ne vous rendez pas à nos vœux, vous brûlerez éternellement à côté de ce coquin de Voltaire ! À ces mots, M. de Pompignan souleva la tête et recueillit toutes ses forces, afin d’obtenir dans l’autre monde une place bien éloignée de celle que quelques personnes ont assignée à l’auteur de Zadig.

II

Ici commence pour Olympe de Gouges une nouvelle existence : Apollon a remplacé Éros. Aux orages du cœur vont succéder les tempêtes de l’imagination. Ne rions pas trop des foucades littéraires de cette femme ; elle a souvent rencontré l’esprit et le sentiment, la passion et la force. Le genre qu’elle adopta et vers lequel sa nature la poussait irrésistiblement, ce fut le drame, ce ne pouvait être que le drame. Elle en composa immédiatement une trentaine, mais pour les faire jouer elle éprouva des difficultés de toute espèce, suscitées en partie par sa vivacité et son impatience languedociennes. Grâce à la protection de l’acteur Molé, elle était cependant parvenue à faire recevoir Zamor et Mirza ou l’Heureux Naufrage ; le comité tout entier avait versé des larmes à la lecture ; il ne faut pas en être étonné : mademoiselle Contat faisait bien pleurer, elle aussi, rien qu’en lisant les mémoires de sa blanchisseuse.

On avait promis un tour de faveur à Olympe ; mais ce tour n’arrivait guère, et Olympe s’épuisait en démarches et en cadeaux. Il faut lire ces piquants détails dans son manifeste contre la Comédie française : « Molé ! dit un jour en ma présence la divine madame Raymond, tu me donnais tous les ans un oranger ; en voilà deux que tu me dois. — Je saisis ce trait de lumière, je vole chez le plus fameux jardinier-fleuriste, j’y cherche les deux plus beaux orangers, et ils sont bientôt chez la maîtresse du héros comique. On les trouve délicieux, mais les fleurs vont se passer ; quel dommage que leur durée soit si courte ! N’importe, et puisque Flore me quitte, ayons recours à Comus. Je suis d’un canton de la France où ce dieu des gourmands professe l’art d’apprêter les dindes aux truffes, les saucissons et les cuisses d’oie : n’en laissons pas manquer la table de mon protecteur. — Ah ! me dit-il en mettant un doigt mystérieux sur sa bouche, un jour qu’il dépeçait une dinde, je vois ce qu’il faut que je fasse, madame de Gouges : je ne suis point un ingrat. — Bon ! me disais-je en tressaillant de joie sur mon fauteuil, voilà mon tour qui s’approche. On se lève de table, on passe au salon. Molé, jetant par distraction les yeux sur une console : — J’ai dit vingt fois qu’on me fît venir mon tapissier pour savoir ce que je pourrai mettre là-dessus ; cette console a l’air d’une pierre d’attente. L’assemblée s’escrime en projets : l’un propose une pendule, l’autre un cabaret. — Fi donc ! reprit l’amphitryon ; mon salon est rempli de ces drogues !

« J’ai l’imagination vive, et je m’écrie : — Oui, M. Molé a raison ; moi, je veux voir sur ce meuble un Parnasse en biscuit de porcelaine : Apollon, les Muses et leurs plus chers favoris s’y grouperont agréablement. On applaudit ; mon idée est ingénieuse. — Bravissima ! répétaient tous les convives. Je pars, je me rends dans toutes les manufactures de porcelaine, je furette, je m’intrigue, et je trouve un morceau analogue. Le marchand assure qu’on ne l’aurait pas pour cent louis s’il fallait le commander ; mais il est de hasard, quoiqu’aussi beau que neuf : on le laisse pour six cents livres. Je n’avais que quatre cents livres sur moi, j’étais impatiente de procurer à mon protecteur l’objet désiré, les difficultés s’aplanissent, et l’élégant ouvrage arrive incognito sur la console qui l’attendait[2]. »

Mais, hélas ! le tour de faveur n’en vint pas plus vite pour cela. Il semblait que la fatalité s’acharnât après elle : tantôt c’était mademoiselle Olivier qui passait de vie à trépas, tantôt c’était Molé qui parcourait la province. Alors, et comme pour prendre patience, madame de Gouges présenta une nouvelle pièce, Lucinde et Cardenio, qui fut refusée, celle-ci, avec un touchant et unanime accord. Il s’ensuivit, pour le coup, une brouille réelle avec les sociétaires. Les choses furent poussées même assez loin, et madame de Gouges s’épancha en plaintes tellement acrimonieuses que le secrétaire de la Comédie ne put s’empêcher de la réprimander avec quelque énergie. Furieuse, elle s’empressa de demander réparation au comité : « Un de vos membres m’a insultée au nom de la Comédie ; je vous demande raison pour elle et pour moi. Ce membre est M. Florence ; il m’a dit en pleine rue, devant M. le chevalier de Cubières, que vous aviez décidé de ne plus recevoir aucune de mes pièces. Je ne puis croire cela de vous. Permettez-moi de vous citer le mot connu : « Un mauvais cheval peut broncher, mais non pas toute une écurie. » Ce mot cassait les vitres. Les comédiens français, réunis aux gentilshommes de la chambre, en assemblée solennelle, se firent apporter les registres et en rayèrent le nom d’Olympe de Gouges, dont le drame de Zamor et Mirza fut considéré comme non reçu.

Voilà donc notre belliqueuse Montalbanaise tombée tout à coup avant d’avoir pu atteindre au piédestal qui se préparait pour elle. Irritée d’un procédé qui lui paraissait aussi injuste que peu galant, elle essaya d’intéresser à sa cause tous les auteurs dramatiques, mais ceux-ci avaient autre chose à faire qu’à discuter les actes des comédiens du roi : sur quarante lettres qu’elle écrivit, elle reçut quatre réponses, dont une du marquis de Bièvre. Elle ne se rebuta pas, et ayant entendu parler de Beaumarchais comme d’un homme qui savait les lois mieux que tous les procureurs ensemble, elle se rendit chez lui et lui fit remettre le billet suivant : « J’ai eu l’honneur de vous écrire, monsieur, comme à tous les hommes de lettres ; je viens chez vous comme les opprimés couraient chez Voltaire ; je suis à votre porte, et je me flatte que vous me ferez l’honnêteté de me recevoir. » Elle n’attendit pas longtemps. « Le suisse me parut poli d’abord, dit-elle, mais en revenant m’apporter la réponse de son maître, il me dit, avec le ton d’un homme de son état, que M. de Beaumarchais était fort occupé et qu’il ne pouvait m’entendre. N’étant point faite pour commettre une indiscrétion, je le priai d’aller savoir son jour ; il obéit en fronçant le sourcil, et en murmurant des mots assez vagues, qui sont inutiles à répéter venant du suisse de M. de Beaumarchais. Enfin il revint me dire galamment, de la part de son maître, qu’il ne pouvait pas m’assurer du jour. — Ni de l’heure, ni du mois sans doute ? répondis-je ; allons, fouette, cocher ! Et je partis, en me promettant bien de ne jamais réclamer ni l’appui ni les conseils de ceux qui ont oublié les adversités. »

Sa rancune contre Beaumarchais s’effaçait cependant devant son admiration pour ses ouvrages ; elle en fournit la preuve en composant peu de temps après le Mariage inattendu de Chérubin, qui fut présenté à la Comédie italienne avec aussi peu de bonheur que ses autres pièces. Cette production, née en vingt-quatre heures, est d’un coloris pâle, et le dialogue n’offre aucune de ces paillettes qui éblouissent dans la Folle journée. Voici en quelle prose rimée elle se plaint dans le vaudeville final :

Souvent des auteurs femelles
Le public est satisfait ;
Mais les pédants sans cervelles
Ne trouvent rien de parfait ;
Dans leurs censures cruelles
Ils maltraitent tous les jours
Les Grâces et les Amours.

Les Grâces et les Amours, c’est elle, c’est Olympe, elle le croit de bonne foi ; elle ne s’aperçoit pas que son miroir tourne à l’épigramme, que les roses expirent sur ses joues et que la solitude se fait autour d’elle. Déjà, chose inévitable, la littérature a exclu la coquetterie ; son œil devient hagard, sa chevelure est dépeignée comme une métaphore de mauvais goût. Triste destinée des auteurs femelles, comme elle dit ; inconcevable fatalité qui fait les lauriers incompatibles avec les myrtes !

Les lauriers d’Olympe de Gouges étaient bien maigres jusque-là ; mais son acharnement était au niveau de son ambition. Pour ceux qui n’ont pas une idée des tribulations de tout genre auxquelles sont sujets les malheureux acteurs par suite de la vanité fougueuse de certains écrivains, les démêlés d’Olympe de Gouges auront peut-être un intérêt de singularité. « On a beau se plaindre, on a beau faire, écrit-elle dans un moment d’expansion, un auteur ne renonce pas sans peine à la Comédie française ; ce n’est pas les comédiens qu’il faut considérer, c’est le goût de la nation, qui le couvre de gloire quand il a le bonheur de réussir. »

Aussi la voit-on pensive et arrêtée devant ce temple dont les portes demeurent inexpugnables pour elle ; son attitude est celle de la douleur ; elle se demande comment faire pour apaiser le courroux des dieux, c’est-à-dire des sociétaires. Elle retourne chez Molé et le prie d’être encore une fois son ambassadeur auprès d’eux ; vaincu par ses larmes, Molé consent à tout, et voici la lettre de conciliation qu’elle reçoit au bout de quelques jours : « Madame, la Comédie assemblée a été bien aise de vous voir revenir à des sentiments plus équitables envers elle : elle désire que vous soyez à jamais bien convaincue de l’honnêteté et de la droiture de ses procédés, et pour vous seconder dans la justice qui vous a ramenée vers elle, elle a donné des ordres pour qu’il ne reste aucune trace du passé, et pour que les choses soient sur le pied où elles étaient avant la lecture de Cardenio. »

Cet acte de paix eut pour résultat de faire produire à madame de Gouges deux ouvrages de plus, l’Homme généreux et le Philosophe corrigé. Le premier est conçu dans l’insupportable système des drames sensibles et déclamatoires, remplis de pères de famille en cheveux blancs, qui lèvent les mains au ciel, et de colonels de chevau-légers prêts à se sacrifier pour un rival heureux. On reconnaît ce genre de composition dramatique aux notes explicatives qui accompagnent invariablement les noms des personnages, comme dans le modèle suivant que j’ai rédigé avec scrupule et minutie :

D’Alainville. — Honnête homme. Il porte un habit marron.

Cléon. — Trente-cinq à quarante ans. Fourbe dangereux. Au premier acte, coiffure à la brigadière, habits et culottes noirs, épée de ville.

Sainclair. — Bon, mais impétueux ; sensible, mais emporté ; il faut le connaître. Toujours prêt à voler au secours d’un ami, mais facile à abuser. Il adore et déteste Lucile ; il jure le matin qu’il ne la verra de sa vie, et le soir le trouve à ses pieds. Du reste, brave et galant, en véritable militaire.

Durivage. — Est sur le retour. Soixante ans, bien qu’il ne s’en donne que quarante-huit. Esprit superficiel et banal. Il paraît au dénoûment en costume de chasse.

Ambroise. — Le modèle des jardiniers. Un peu brusque, mais humain. Veste en drap de Ségovie.

Un exempt. — Manières froides, maintien calme, contrastant avec le caractère bouillant de Sainclair.

Madame d’Alainville. — Bonne à l’excès. Elle n’a d’yeux que pour sa nièce Lucile. Modes de provinces un peu exagérées.

Lucile. — Dix-sept ans. Robe rose, sans garniture ; un mouchoir de gaze autour du cou. Lucile est l’innocence même. Pour elle, Sainclair représente l’univers entier.

Madame d’Hérigny. — Femme à la mode. Vive, étourdie, avec un excellent cœur.

III

L’Homme généreux, de même que le Philosophe corrigé, fut présenté à la Comédie française, qui avait fini par prendre son mal en patience ; s’ils furent refusés, cela va sans dire. Encore en oublié-je deux ou trois à dessein. Par exemple, je crois que les comédiens français se sont véritablement trompés au sujet de Molière chez Ninon ou le Siècle des grands hommes. Il est vrai qu’ils étaient poussés à bout. Cette pièce sort tout à fait du cadre et du style habituel des œuvres de madame de Gouges, bien que, selon sa détestable coutume, elle avoue l’avoir composée en moins de six jours. C’est une galerie largement entendue où apparaissent Mignard, le prince de Condé, la reine Christine, Scarron et sa femme, Des Yveteaux, Chapelle, le comte de Fiesque et la marquise de La Sablière. Une intrigue suffisante, et dont l’idée a souvent été exploitée depuis, circule à travers de nombreux épisodes historiques présentés avec habileté : il s’agit d’une fille de condition qu’une vocation décidée entraîne vers le théâtre, et qui s’enfuit de chez ses parents pour venir s’engager dans la troupe de Molière ; par ses conseils, le grave auteur de l’École des femmes parvient à la détourner de son projet et à lui faire épouser l’homme qu’elle aime. Madame de Gouges n’a pas manqué de donner le nom d’Olympe à cette jeune exaltée.

Telles sont les principales lignes de cette comédie épisodique ; l’idée que nous avons pu en donner est sans doute imparfaite, mais elle suffit pour faire revenir un peu le lecteur sur le compte d’Olympe de Gouges. Par malheur, son amour-propre excessif se met toujours en travers de ses qualités. « Des personnes consommées dans la littérature m’ont assuré cette production bonne ; à mon avis il n’en est point de meilleure. Ce fut dans un rêve que j’achevai de la concevoir ; Molière m’apparut, il me traça lui-même le plan que je viens de traiter : « Suis-le, me dit-il, je te promets que la Comédie reviendra sur ton compte. » Rendue forte par cette vision, Olympe demanda une lecture, qu’elle obtint au bout de huit jours. C’était un mercredi, et les comédiens avaient fait la veille le voyage de Versailles ; après deux heures d’attente, le garçon de théâtre fut envoyé chez eux pour savoir s’ils étaient réveillés. Ils étaient tous sortis. Le semainier congédia donc madame de Gouges, après un million d’œillades, et la partie fut remise au dimanche d’ensuite. Mais à peine avait-elle franchi le seuil, que ces messieurs, qui la fuyaient comme des loups, arrivèrent les uns après les autres, comme des moutons. Par malheur, ils avaient compté sans l’inquisition de madame de Gouges, qui, depuis quelque temps, pour mieux surveiller leur conduite, logeait précisément en face de la Comédie, et qui, lorsqu’elle s’absentait, avait toujours le soin de laisser en embuscade son jeune fils. Toute sa colère retomba sur Fleury, auquel elle écrivit une page d’amertume et de reproches ; celui-ci ne se donna pas la peine d’y répondre ; seulement, le samedi soir, veille de la lecture, il lui fit dire lestement par l’ouvreuse de loge que quelqu’un la demandait ; puis, l’attirant à l’écart, il lui manda que si elle n’était pas une femme, il lui apprendrait comment on répond à une lettre aussi impertinente que la sienne. « À ces mots, écrit madame de Gouges, il ne m’aurait fallu qu’une épée, et j’aurais été bientôt une autre chevalier d’Éon ! Le sang me bouillait dans les veines, mais je sus me respecter. »

On devine quel fut le résultat de la lecture de Molière chez Ninon. Il y avait surtout une maudite porte qui ne pouvait jamais se tenir close ; chacun à son tour se levait pour essayer de la fermer ; ce fut au bruit de cette porte que la pauvre femme, la rage dans le cœur, lut ses cinq actes, après lesquels les trois quarts et demi du comité dormaient d’un paisible sommeil. Il fallut deux hommes pour réveiller le gros Desessarts ; ensuite les bulletins furent rédigés et lus à haute voix par le souffleur, ainsi que cela se pratiquait alors. Le premier était conçu de la sorte : « J’aime trop l’auteur pour l’exposer à une chute ; je refuse. » Le second, plus explicite, s’exprimait ainsi : « Rien ne m’intéresse dans cette pièce que le cinquième acte, et si l’auteur voulait m’en croire, il le ferait jouer seul ; mais comme je présume qu’il n’en voudra rien faire, je refuse. » Le troisième bulletin sentait tout à fait son Dugazon : « J’aime les jolies femmes, je les aime encore plus quand elles sont galantes, mais je n’aime à les voir que chez elles et non pas sur le théâtre ; je refuse cette pièce. » Olympe de Gouges ne fut pas curieuse d’entendre le reste, elle salua et se retira, en prononçant le serment de renoncer pour toujours à l’art dramatique.

Dès qu’il lui fut prouvé que la Comédie française lui était évidemment hostile, elle se décida à faire imprimer son théâtre et à en appeler au jugement de la nation. Les princes du sang voulurent bien accepter la dédicace de ses trois volumes qui parurent en 1788, et qui furent sans doute tirés à peu d’exemplaires, car ils n’apparaissent que rarement dans les ventes publiques. Elle y joignit des notes justificatives et toute sa correspondance avec Molé, mademoiselle Contat, madame Bellecour, etc. « C’est là que j’attends les auteurs honnêtes et délicats : celui qui ne prendra pas ma défense et ne regardera pas mes intérêts comme les siens propres est indigne d’écrire et de porter le caractère d’homme. » D’autres fois, elle revient avec douleur sur le tour de réception dont on l’a frustrée à propos de sa première pièce, et elle compare les auteurs à des porteurs d’eau qui se mettent à la queue les uns des autres pour remplir leurs seaux. « Jouez donc mon drame, mesdames et messieurs ! il a assez attendu son tour, et toutes les nations avec moi vous en demandent la représentation. »

Mais où son désespoir s’exhale avec le plus de force, c’est dans la préface de Molière chez Ninon, son ouvrage favori ; là ses plaintes sont au-dessus de tout ce que l’on peut comprendre ; elles m’ont presque arraché des larmes par leur éloquence navrante. « On m’enlève ma frénésie, ma passion, ce qui seul pouvait faire les délices de ma vie ! » s’écrie-t-elle ; et récapitulant tout ce que lui a fait souffrir la haine implacable de la Comédie française : « Je sens bien que si j’avais été homme, il y aurait eu du sang de répandu ; que d’oreilles j’aurais coupées ! » Un peu plus loin, cependant, la grandeur d’âme reprend le dessus ; elle renonce à ses entrées, bien qu’elles lui soient chères à plus d’un titre et qu’elle n’ait pas assez d’argent pour aller au spectacle tous les jours. Dès lors, on croit le sacrifice consommé et que tout est dit littérairement pour l’infortunée Olympe de Gouges ; mais ne voilà-t-il pas le bout de l’oreille qui se remet à percer ! En deux mots, elle offre aux auteurs qui ne dédaigneront pas d’étendre leurs connaissances (de sa part la présomption est assez jolie) de leur céder quelques plans de drames. « J’ai trente sujets, dit-elle, qui ont besoin d’être touchés, même dialogués en partie. » Encore n’est-ce pas assez pour elle : il faut que de son fils, à peine âgé de quinze ans, elle essaye de faire un auteur. Aussi fécond que sa mère, le petit bonhomme compose en quatre heures un opéra-comique sur le dévouement d’une servante de Noyon, qui avait arraché à la mort trois hommes tombés dans une fosse d’aisances. Gracieux et coquet canevas pour la Comédie italienne ! Cette surprenante production, que madame de Gouges n’a pas craint de faire imprimer à la fin de son troisième volume, contient, entre autres choses inouïes, un morceau d’ensemble chanté par les trois asphyxiés, à la louange de leur libératrice :

Trio.
PREMIER ASPHYXIÉ.

Grand Dieu ! protège ses jours !

DEUXIÈME ASPHYXIÉ.

Que ta main la guide !

TROISIÈME ASPHYXIÉ.

C’est ton ouvrage, c’est une divinité pour nous !

Mais je m’arrête. Aller plus loin ce serait entrer dans les domaines de la folie. Ces trois volumes sont remplis de divagations semblables, de fureurs étourdies, de parenthèses qui ouvrent sur l’absurde. Une orthographe spéciale complète ce monument de déraison et de vanité : c’est à peine si elle s’accorde elle-même sur son nom d’Olympe de Gouges, qu’elle écrit tantôt avec un s et tantôt sans s. La critique ne s’émut guère du théâtre de l’ex-courtisane, et le plus profond silence, l’indifférence la plus parfaite accueillirent sa publication maladroite.

Il ne fallut rien moins qu’une révolution pour la mettre en lumière, elle et ses drames. Quelques jours après la prise de la Bastille, les Sociétaires du Théâtre-Français, qui étaient en quête d’une pièce d’actualité, se ressouvinrent de Zamor et Mirza, enfouie depuis cinq ans dans leurs cartons. Ils l’époussetèrent du mieux qu’ils purent et la représentèrent sous le titre de l’Esclavage des Nègres. Cet ouvrage, le premier de madame de Gouges et le plus médiocre, ne produisit aucune sensation, quoiqu’il eût été monté avec une certaine pompe. « Ce drame, dit-elle dans ses notes, doit se terminer par un ballet héroïque mêlé de sauvages ; on porte madame de Saint-Frémont en triomphe sur son palanquin : les jeunes sauvages dansent autour d’elle. Tout à coup on entend le canon et l’on voit la mer couverte de navires. Ce ballet doit peindre la découverte de l’Amérique : les sauvages effrayés interrompent leurs danses et s’en vont tous se cacher dans la forêt ; les soldats feignent de les poursuivre avec colère. Le général paraît ; il arrête par un signe la fureur des soldats, et leur fait une morale si touchante, que tous les sauvages surpris reviennent sur leurs pas. Le ballet finit par une concorde admirable et une musique indienne, qui, mêlée avec la musique militaire, doit faire un effet neuf au théâtre. » Malheureusement, l’effet ne fut pas compris du parterre, qui se moqua de la découverte de l’Amérique et des sauvages en masque noir. C’est égal : ce jour inattendu fut le plus beau de la vie d’Olympe de Gouges ; elle était arrivée au but de ses vœux et de ses espérances, elle avait forcé les portes de la maison de Molière : elle avait été jouée enfin !

IV

J’ai dû raconter avec un soin scrupuleux, sans omettre une colère ou un espoir, les efforts incessants et les luttes pied à pied de cette amazone littéraire, qui marque si étrangement entre les femmes de son époque, madame Falconnet, madame Riccoboni, madame Montesson, la comtesse de Beauharnais, muses heureuses et pacifiques, dont un laurier facilement obtenu ombrage le front souriant. N’est-ce pas qu’au spectacle de tant de peines, de courses, de déceptions, on se surprend à souhaiter un peu plus de talent à cette malheureuse, si cruellement mordue au talon par la tarentule poétique, et plus attachée au Théâtre-Français que Vénus à sa proie. Voltaire disait qu’une des meilleures conditions, pour faire une bonne comédie était d’avoir le diable au corps. Pourquoi donc n’a-t-elle jamais fait une bonne comédie ?

Qu’on ne s’imagine point, cependant, que les Olympe de Gouges soient rares dans les lettres, et que mon intention ait été de présenter celle-ci comme une exception, une figure anormale. Parmi les auteurs de tout sexe qui rôdent autour du théâtre de la rue Richelieu, cette arche de la littérature nationale ; parmi ces pâles porteurs de tragédies qui plongent un œil envieux sous le vestibule ; sous ces habits couleur de muraille, dont les basques gonflées exhalent un bruissement de rimes ; à l’aspect de ce manchon hérissé qui laisse échapper les faveurs bleues d’un manuscrit, reconnaissez la grande et douloureuse famille des opprimés dramatiques, famille éternelle, dont les plaintes sans cesse renaissantes remplissent Paris et la province, et dont les malédictions s’abattent quotidiennement sur le comité de lecture ! À peine l’aurore paraît-elle pour éclairer la comédie humaine, qu’on les voit sortir en foule et venir assiéger les sociétaires en leur propre domicile, se pendre à leur cordon de sonnette, essayer de corrompre Marton, se perpétuer dans l’antichambre ou guetter l’heure à laquelle ils se rendent aux répétitions. Que d’orgueils irréfrénables ! que d’anxiétés contenues ! que de rêves caressés, qui ne se réaliseront jamais ! que de ridicule, et souvent que de vrai malheur !

Ces pauvres gens continuent avec plus ou moins de résignation, avec plus ou moins de talent, les traditions de madame de Gouges. Beaucoup passent la moitié de leur vie à faire recevoir une pièce, et l’autre moitié à la faire jouer ; encore arrivent-ils quelquefois à leur lit de mort sans avoir atteint ce but suprême. Remarquez qu’en cela je ne prends parti ni pour les comédiens ni pour les hommes de lettres ; les uns et les autres sont sujets à des erreurs qui interdisent tout jugement trop absolu.

Bientôt il ne suffit plus à Olympe de Gouges d’avoir été femme galante et femme de lettres, elle devint femme politique.

La Bastille s’écroule. La poussière enflammée de ce vieux monument, semblable à celle que jette un vaste incendie, s’en va par l’Europe, embrasant les villes et les hommes sur lesquels elle tombe. Olympe de Gouges reçoit ce baptême, et la voilà l’œil ouvert, l’oreille aux aguets, écoutant les cris du peuple et les discours des députés. Il lui semble que c’est à elle que s’adressent les plaintes d’en bas et les dédains d’en haut ; elle répond à tout ; elle interpelle le roi, l’Assemblée et la France. Un fleuve de brochures, d’avis, de lettres, de pamphlets, découle de sa plume. Les murailles de Paris se couvrent de ses affiches.

C’est en politique surtout que son esprit méridional se révèle. L’orgueil est toujours aposté au commencement ou à la fin de ses publications. Un jour, c’est Mirabeau qui lui aurait dit : « Vous êtes une femme de génie. » Le lendemain, c’est le ministre Duport qui voudrait l’acheter pour défendre le trône ; c’est de Laporte, intendant de la liste civile, c’est la reine qui écoutent ses reproches et lisent ses lettres en tremblant. Mais le plus étrange de tous, c’est Bernardin de Saint-Pierre lui disant : « Vous êtes un ange de paix. » Farceur !

L’une des propensions de sa doctrine incertaine est l’affranchissement de la femme. Cette cause lui donne des accès de fièvre, pendant lesquels son malheureux secrétaire est obligé de sténographier jour et nuit ses déclamations. C’est ainsi qu’en moins d’une semaine elle écrit le Prince philosophe (1791 ; 2 vol. in-12), consacré à la glorification de la femme politique. Ce n’est certes pas un livre irréprochable sous le rapport du style, mais on y trouve néanmoins des détails curieux, comme ce tableau des modes frivoles du temps :

« À cette époque, toutes les femmes de Siam étaient moins occupées de leur ménage que du soin de se parer. Les coiffeurs et les marchandes de modes jouent de grands rôles dans cette ville ; à peine Idamée fut-elle devenue reine qu’on inventa un bonnet à la chinoise. Il était fait en pain de sucre, il avait trois pieds de hauteur sur quatre de diamètre. Des rubans argentés et en quantité prodigieuse, des chaînes et des perles faisaient le tour de cette pyramide, surmontée par un terrible et nombreux panache en plumes de toutes couleurs. C’était aussi la mode d’empanacher les chevaux, et de loin on ne distinguait pas les femmes qui étaient dans les chars d’avec les chevaux qui les traînaient. Mais peu à peu cette fureur de bonnets alla en s’affaiblissant ; bientôt on supprima les bonnets et les chapeaux en entier : les cheveux en désordre se jouaient sur le front ; un bouquet de fleurs seulement, placé sur le côté, affichait la négligence de cette coiffure, à laquelle l’aimable Folie avait donné naissance. »

Le succès du livre fut nul ; mais aussi en quel temps osait-elle parler de perles et de fleurs ?

À l’époque où la barre de l’Assemblée nationale était ouverte à tout le monde, Olympe de Gouges ne manqua pas de s’y présenter. — Elle écrivit, en outre, au président pour lui demander la faveur de défendre Louis XVI. Sa lettre fut lue par un secrétaire dans la séance du 15 décembre 1792, et insérée au Moniteur du 17 ; elle excita l’étonnement et quelquefois l’hilarité :

« Citoyen président, je m’offre, après le courageux Malesherbes, pour être le défenseur de Louis. Laissons à part mon sexe : l’héroïsme et la générosité sont aussi le partage des femmes, et la Révolution en offre plus d’un exemple. Je suis franche et loyale républicaine, sans tache et sans reproche ; personne n’en doute, pas même ceux qui feignent de méconnaître mes vertus civiques ; je puis donc me charger de cette cause.

« Je crois Louis fautif comme roi ; mais dépouillé de ce titre proscrit, il cesse d’être coupable aux yeux de la République. Ses ancêtres avaient comblé la mesure des maux de la France ; malheureusement la coupe s’est brisée dans ses mains, et tous les éclats ont rejailli sur sa tête. Je pourrais ajouter que, sans la perversité de la cour, il eût été peut-être un roi vertueux. Je désire d’être admise par la Convention nationale et par Louis Capet à seconder un vieillard de près de quatre-vingts années dans une fonction pénible, qui me paraît digne de toute la force et de tout le courage d’un âge vert. Sans doute je ne serais point entrée en lice avec un tel défenseur, si la cruauté aussi froide qu’égoïste du sieur Target n’avait enflammé mon héroïsme et excité ma sensibilité. Je puis mourir actuellement ; une de mes pièces républicaines est au moment de sa représentation. Si je suis privée du jour à cette époque, peut-être glorieuse pour moi, et qu’après ma mort il règne encore des lois, on bénira ma mémoire, et mes assassins détrompés répandront quelques larmes sur ma tombe.

« Qu’il me soit permis d’ouvrir à la Convention une opinion qui m’a paru digne de toute son attention. Louis le Dernier est-il plus dangereux à la République que ses frères, que son fils ? Ses frères sont encore coalisés avec les puissances étrangères, et ne travaillent actuellement que pour eux-mêmes. Le fils de Capet est innocent, et il survivra à son père : que de siècles de divisions et de partis les prétendants ne peuvent-ils pas enfanter !

« Les Romains se sont immortalisés par l’exil de Tarquin. Il ne suffit pas de faire tomber la tête d’un roi pour le tuer ; il vit encore longtemps après sa mort ; mais il est mort véritablement lorsqu’il survit à sa chute.

« Je m’arrête ici pour laisser faire à la Convention toutes les réflexions que présentent celles que je viens de lui soumettre.

« Olympe de Gouges. »

Repoussée par un ordre du jour, Olympe saisit aux cheveux une autre actualité ; elle mit les demoiselles Fernig, le général Dumouriez et le jeune Égalité tout vivants sur la scène, dans une pièce intitulée : le Général Dumouriez à Bruxelles ou les Vivandiers.

Le théâtre de la République, ahuri, forcé de suivre les engouements publics, reçut l’œuvre, et la joua le 23 janvier 1793. On se ferait difficilement une idée de la sensation produite par cet ouvrage, dont tout le mérite consistait dans des marches, combats, évolutions militaires. Les spectateurs, malgré leur indifférence pour les pièces de ce genre, ne purent s’empêcher de témoigner du mécontentement. Néanmoins la représentation alla jusqu’à la fin ; et l’auteur étant demandé par quelques voix officieuses, mademoiselle Candeille s’avançait pour le nommer, lorsque tout à coup une femme effarée se présente aux premières loges et s’écrie : « Citoyens, vous demandez l’auteur ? Le voici ! c’est moi, c’est Olympe de Gouges. Si vous n’avez pas trouvé la pièce bonne, c’est que les acteurs l’ont horriblement jouée ! »

Une bourrasque de sifflets et de huées accompagna cette déclaration au moins insolite. Mademoiselle Candeille assura que ses camarades avaient fait tout leur possible. Le public fut de cet avis, et cria : « C’est l’ouvrage qui est détestable ! » Olympe tenait tête à l’orage ; mais les spectateurs s’étant portés dans les corridors, les uns l’accablèrent de railleries, les autres la suivirent en lui redemandant leur argent.

La seconde représentation décida du sort de cette comédie ridicule. Le parterre ne permit pas cette fois qu’on lui en jouât plus d’un acte ; et, pour dissiper l’ennui général, la plupart des spectateurs s’élancèrent sur le théâtre et dansèrent la carmagnole.

Quelques jours après la chute des Vivandiers, Olympe de Gouges publia cette préface :

« J’ai été la victime d’un complot appuyé par les apparences les plus perfides ; tel a été l’art des comédiens à mon sujet ; mais pour en obtenir justice, je n’attirerai pas sur eux l’animosité des citoyens ni les crimes révolutionnaires. J’ai failli être assassinée, pour prix de mon civisme, par une bande de leurs satellites ; et si je vis encore, c’est peut-être par un de ces miracles que l’innocence ne trouve pas toujours sur son chemin. Il ne s’agit pas sans doute de vouloir que ma pièce soit bonne si elle est mauvaise ; mais ce qui m’importe véritablement, c’est de prouver au public que ce n’est point ma pièce qu’on a représentée sur le théâtre de la République, mais une pantomime de la façon des comédiens.

« Citoyens littérateurs, hommes sensés, jugez ma pièce d’après vos connaissances et votre conscience !

« Je ne demande point que le théâtre en continue la représentation ; je demande que cet ouvrage me soit payé. Le sacrifice de ma fortune et de mes veilles en faveur de la chose publique me réduit à la noble nécessité de vivre actuellement de mes talents. J’avoue qu’en auteur sensible, je n’ai pas vu indifféremment massacrer ma pièce. J’ai parlé au public en grand homme, en excusant les acteurs, quand j’avais lieu de les mépriser. Malgré cela, je me suis vue tout à coup assaillie par une bande de juges-gladiateurs, qui m’ont vomi, comme s’en glorifie le sieur Ducray, dans son libelle les Petites affiches, les ordures qui convenaient sans doute aux actrices qui les avaient commandées. Ce journaliste a eu l’impudeur d’avancer que le public s’est fait justice. Qui pourrait croire, si cela n’était pas imprimé, une semblable calomnie contre le public, qui a lieu de m’estimer et peut-être de m’admirer ? Infâme libelliste, tu places ce public dans un ramas confus de douze galopins qui m’ont injuriée ! Va, il ne t’appartient pas, ni à tes pareils, d’apprécier un être tel que moi !

« Sans doute le public ne prendra pas pour orgueil ce qui n’est de ma part qu’une juste indignation. Jamais auteur n’éprouva un si dur traitement, jamais pièce républicaine ne reçut plus d’outrages et ne fut payée d’une plus noire ingratitude… »

M. Lairtulier a aussi parlé d’une comédie-vaudeville que nous ne connaissons pas, les Aristocrates et les Démocrates, la plus gaie de toutes, selon lui. Une foule d’originaux y sont passés en revue. C’est une vieille comtesse qui, à chaque doléance sur la perte de ses titres et de ses privilèges, ne reçoit pour toute réponse du chevalier du Rocher, nouvellement mis au pas, que ces mots : « Antique, bouquin, n’en parlons plus. — Quoi ! il faudra que je renonce à l’illustration de mes ancêtres ! — Vos ancêtres, ils sont morts, n’en parlons plus. — La noblesse se réveillera : moi-même je parcourrai tout le royaume pour la soulever contre les patriotes. — Restez chez vous, vous ne feriez que de l’eau claire ; n’en parlons plus. — Insolent ! si je faisais venir mes gens, je vous apprendrais à insulter une femme de ma qualité ! — Vos gens, votre qualité, tout cela est bien loin ; n’en parlons plus ». Vient M. l’Écusson, qui a consumé dix ans de sa vie à dresser un arbre généalogique, et qui se désespère de ce qu’on ne dresse plus que des arbres de liberté. Un aveugle trouve le symbole de la première constitution dans le signe de la croix : le Père, c’est le roi ; le Fils, c’est le peuple ; le Saint-Esprit, c’est la loi.

Mais le théâtre ne donnant pas à Olympe de Gouges la renommée dont elle avait soif, elle en revint à ses interpellations politiques. Elle tourna sa haine contre Robespierre.

Pendant quelques jours, celui-ci feignit de ne pas lire ses sarcasmes. Elle publia une brochure intitulée : Pronostic sur M. Robespierre. Il laissa passer ce factum impuni. Elle s’offensa du peu de cas qu’il semblait en faire, et elle livra à l’impression une lettre dont j’extrais le passage suivant :

« C’est moi, Maximilien, qui suis l’auteur de ton Pronostic ; moi, te dis-je, Olympe de Gouges, plus homme que femme ! Tu donnerais, dis-tu, ta vie pour concourir à la gloire et au bonheur de notre commune patrie ? Eh bien, voyons : tu connais le trait de ce jeune Romain qui se précipita dans un gouffre pour calmer les passions et rétablir la paix de la République. Robespierre, auras-tu le courage de m’imiter ? Précipitons-nous dans la Seine ! Tu as besoin d’un bain pour laver les taches dont tu t’es couvert depuis le 10 ; ta mort calmera les esprits, et, quant à moi, le sacrifice d’une vie pure désarmera le ciel. Je suis utile à mon pays, tu le sais ; mais ton trépas le délivrera du plus grand des fléaux, peut-être ne l’aurai-je jamais mieux servi !… »

Ainsi, elle s’imaginait que ce duel à la Seine n’avait rien que de très-acceptable.

Traduite devant le Tribunal révolutionnaire, elle montra dans sa défense du courage et de la présence d’esprit. Condamnée, elle se déclara enceinte. Mais on passa outre. Le bourreau ne la vit point pâlir. Seulement, quand elle arriva sur l’affreux escalier, elle regarda les arbres des Champs-Élysées et elle murmura tristement ces mots : « Fatal désir de la renommée !… j’ai voulu être quelque chose ! »

  1. Il y a une autre version que je dois rapporter, bien que son auteur ne la donne pas lui-même comme positive. La voici : « Olympe de Gouges était, comme la sœur aînée de Rivarol, cette sultane de Dumouriez, native de Montauban ou de Carcassonne et fille d’un marchand de vin. Elle se nommait alors Bibichon ou Babichette, et était très-attrayante. Un homme riche l’emmena à Paris, après avoir fait un présent considérable à l’aubergiste, et il ne crut pas pouvoir l’aguerrir trop tôt. Ensuite, l’ayant quittée, il lui laissa quelque fortune. Nous avons constamment refusé de la voir, quoiqu’elle nous y eût invité. » — Année des dames nationales ou Calendrier des citoyennes ; Paris, 1794. L’auteur est Rétif de la Bretonne.
  2. Disons, à l’honneur du comédien Molé, que, lorsque madame de Gouges eut rendu publics ces détails, il s’empressa d’envoyer au curé de Saint-Sulpice une somme de six cents livres, équivalent du cadeau de porcelaine, pour être employée en œuvres charitables, avec prière de regarder madame de Gouges comme l’auteur de ce bienfait.