Les Oubliés et les Dédaignés/Le Chevalier de la Morlière

(p. 215-266).

LE CHEVALIER DE LA MORLIÈRE


I

UNE LETTRE DU TOMBEAU.

Puisque vous voulez bien quelquefois, monsieur, vous occuper de ceux dont personne ne s’occupe plus, par exemple de certains auteurs du dernier siècle qui ont eu le sort des vieilles lunes, — qui ont brillé, qui se sont éteints et qui ont été oubliés comme les vieilles lunes ; — puisque, de temps à autre, votre caprice est de faire revivre, pour une heure, les enfants prodigues et perdus de la littérature, ceux qui ont été couronnés de roses et qui se sont nourris de glands, mais pour qui la postérité n’a point tué de veau gras ; pourquoi ne parleriez-vous pas un peu de moi, qui ai été un des plus originaux et des plus amusants, de moi, chevalier de La Morlière, mousquetaire de Sa Majesté et auteur d’Angola ?

Je n’ai pas été célèbre, si vous voulez, mais j’ai été fameux autant que qui que ce soit à Paris, autant que Métra le nouvelliste, ou Volange le bouffon. C’est de moi que Rameau neveu a dit : « Ce chevalier de La Morlière, qui retape son chapeau sur son oreille, qui porte la tête au vent, qui vous regarde le passant par-dessus son épaule, qui fait battre une longue épée sur sa cuisse et qui semble adresser un défi à tout venant… » Le neveu de Rameau a ajouté d’autres choses encore, mais ce sont des impertinences que j’ai oubliées et contre lesquelles je vous engage à vous tenir en garde.

Hélas ! monsieur, je sais que ma mémoire a dû vous arriver passablement chargée par mes contemporains. J’ai été trop de mon temps ; voilà ma plus grande faute. Dans le fond, je valais autant qu’un autre ; mais, vous savez, on a parfois besoin de personnifier dans un seul homme tous les défauts et tous les vices d’une époque. J’ai été cet homme ; on m’a pris comme on aurait pris le premier venu ; depuis lors, j’ai été pour tout le monde et même pour le neveu de Rameau (ô comble du comique !) : cet effronté de chevalier de La Morlière, ce libertin de chevalier de La Morlière, cet impudent, ce réprouvé, — et le reste, oui, monsieur, le reste !

Cependant, je ne veux pas me faire meilleur que je ne l’ai été, et, bien que le vent soit aujourd’hui aux réhabilitations, croyez que je ne tiens pas à être réhabilité. Je me donne pour ce que je suis, c’est-à-dire pour un homme d’aventures, pour un chevalier de fortune ; je vous abandonne mes mœurs, peut-être trop indépendantes, mais ce que je défends avant tout, c’est ma littérature, ce sont mes livres, — ou plutôt c’est mon livre.

Laissez-moi, pendant quelques instants, remonter le courant de mes années orageuses. Une dernière fois je veux rentrer dans cette vie où j’ai si longtemps et si diversement tenu ma place. Soyez tranquille, mes mémoires seront moins longs que ceux de mes créanciers, car j’ai l’haleine courte, bien que j’aie beaucoup produit ; et je ne compose qu’à petits coups. Vous m’excuserez si quelquefois les opinions philosophiques et le cynisme du temps où j’ai vécu viennent à percer dans mon récit ; — les hommes, pas plus que les choses, ne peuvent mentir à leur date. Pourtant, si à de certains endroits de mon histoire restés jusqu’alors inconnus ; si à de certains souvenirs du cœur, la note frivole du dix-huitième siècle se brise sous mes doigts tremblants, et que vous ne reconnaissiez plus le chevalier de La Morlière, songez que cette lettre est écrite du tombeau ; cela vous aidera à comprendre bien des dissonances.

II

MA JEUNESSE

Je suis né avec le dix-huitième siècle, et je suis mort en même temps que lui. C’est une période de plus de quatre-vingts ans que j’ai parcourue.

La Rochette de La Morlière, de qui je suis issu, habitaient Grenoble ; je ne m’appesantirai pas sur leur noblesse, que l’on a cherché à rendre incertaine. Plusieurs ont prétendu que La Morlière était le nom d’une terre, et que je ne devais mon titre de chevalier qu’à la décoration de l’ordre du Christ, décoration qui me fut gracieusement octroyée par Sa Majesté portugaise. Quoi qu’il en soit de ces assertions, et de leur plus ou moins de fondement, il n’eût pas été sans danger de les soulever devant moi, car mon épée est souvent sortie du fourreau pour des motifs moins sérieux.

Mon épée, entendez-vous, monsieur ? non pas l’épée d’un simple gentilhomme, mais l’épée d’un soldat. À peine émancipé, on fit de moi un mousquetaire ; et pour l’instant, c’était ce que l’on pouvait faire de mieux, tant j’avais un caractère intraitable. Il n’était bruit chaque jour dans Grenoble que de mes querelles, tantôt avec la garnison, tantôt avec les bourgeois. Enfin, après avoir été pendant quelque temps la terreur des cafés, je trouvai que ma ville natale n’était pas un théâtre assez large pour mes prouesses, et je vins à Paris, la ville par excellence, celle que j’avais toujours rêvée, le seul endroit du monde où tout se peut, où tout arrive et où rien n’étonne.

Une fois que je connus Paris, je jurai de n’en jamais sortir ; et de fait, je ne l’ai quitté que pour entreprendre de petits voyages aux alentours, sans dépasser la Normandie.

J’eus vingt ans sous la régence. Notez ces deux dates-là ; elles expliquent bien des choses de ma vie ; elles en excusent quelques-unes peut-être. On n’avait pas impunément vingt ans sous le règne des Parabère et des Phalaris ; — et s’il a été donné à Voltaire de traverser d’un pied léger ce temps de délires sans y égratigner son cœur, c’est que Voltaire portait la meilleure des cuirasses : l’ambition. Moi, je n’ai été ambitieux que sur le tard. Auparavant, j’ai voulu être amoureux.

Je fus amoureux de tout le monde, comme un vrai amoureux de vingt ans ; je connus les passions et la passion. Mais ce que je ne connus jamais que très-imparfaitement, c’est l’argent. J’étais un cadet de famille, et je n’avais autre chose à dépenser que mes vingt-quatre heures par jour : aussi, étais-je vêtu un peu à la légère. En revanche, je possédais largement le luxe de la bonne mine et de la santé, et ce luxe-là je l’affichais en superbe. Les femmes de la cour me recherchaient ; moi, je recherchais les bourgeoises : un ermite passerait sa journée à égrener le chapelet de mes bonnes fortunes sous la régence.

Par conséquent, il ne faut pas me demander comment, d’alcôve en alcôve, j’arrivai à cette dépravation qui était alors générale. Je recevais l’exemple de haut, et j’acceptais comme un vernis ce qui était une gangrène. Ma première jeunesse, et ma seconde aussi, s’écoulèrent en mille épisodes, que l’indulgence du temps qualifia d’espiègleries, mais qui n’en sont pas moins de bons et gros scandales. Il vous en est revenu plusieurs aux oreilles, sans doute, et parmi ceux-là certaine anecdote avec la femme d’un marchand de la place Maubert, petite brune à qui j’avais tourné la tête, et qui se sauva un jour du domicile conjugal en emportant argenterie et bijoux.

Le mari jeta feu et flammes, il parla de procédure ; mais, en ce temps-là, qu’est-ce qu’eût pesé un mari dans la balance de la justice ? Le brave homme finit par entendre raison, — et, un soir, il se pendit mélancoliquement dans sa cave.

On a dû vous parler aussi de la fille d’un conseiller au parlement ; cette charmante et très-spirituelle personne voulait à toute force m’épouser ; moi, je ne voyais rien à redire à cette intention, qui me paraissait louable en tout point. Le conseiller seul se désolait à l’idée de m’avoir pour gendre ; c’était une de ces épaisses marionnettes de robe, incapable de rien comprendre à la moindre fredaine, un personnage ridicule, couvert des pieds à la tête de la rouille des vieux préjugés. Je ne sais où ce mal-appris avait été quérir ses renseignements sur mon compte ; mais il n’était sorte d’impertinences qu’il ne me fît ; — il m’en fit tant que, malgré l’état avancé des choses et les tendres sentiments que m’inspirait son adorable fille, il me dégoûta d’une alliance où je n’entrevoyais déjà que déboires et humiliations. Néanmoins, j’étais encore retenu par les liens de la délicatesse et de la convenance ; le diabolique conseiller au parlement essaya de les briser : il m’offrit dix mille écus si je consentais à me désister. Vous devez supposer avec quelle indignation j’accueillis cette ouverture. Mais il m’en offrit vingt mille, et, ma foi…

Que voulez-vous ? on était toujours sous la régence.

On m’a reproché mes créanciers. La plaisanterie est bonne, n’est-ce pas, monsieur ? et il eût fait beau voir qu’un homme de ma sorte ne dût rien à personne. Les créanciers ! mais c’est le nerf de la réputation. Je lis à ce propos, dans une gazette qui me prend à partie, un trait que je n’ai aucun motif de désavouer : — « Cet homme, — c’est de moi qu’il est question, — est un excellent comédien ; il prend tous les masques, tous les accents qu’il lui plaît. Après avoir passé quelque temps à Rouen, il était venu à Paris, puis il était retourné à Rouen. Parmi les créanciers qu’il avait dans cette ville se trouvait un tailleur. Celui-ci le rencontre, l’aborde, lui demande sa dette. Le chevalier de La Morlière le regarde d’un air imposant, exprime une feinte indignation et baragouine des paroles allemandes. Cet air, cette colère, ce jargon étranger, intimident le pauvre tailleur : il croit qu’il s’est trompé, se confond en excuses, et s’en va. »

Eh bien ?

Que fais-je de plus que don Juan, que Moncade, que tous les hommes d’esprit sans argent ? En vérité, la pudeur du dix-huitième siècle me fait rire !

Mais il est entendu que je suis le bouc émissaire de cette époque. Je dois en prendre mon parti.

Dans la foule de mes créanciers, il en est pourtant, — j’en pourrais citer jusqu’à trois, — qui n’ont eu qu’à se louer de la grandeur de mes procédés. Au nombre de ces gens-là, rangeons un marchand de la rue des Bourdonnais, envers qui je m’acquittai d’une façon tout à fait ingénieuse. Comme le trait est peu connu, je vous le raconterai ; mais ce sera le dernier de ce genre.

J’aimais, ou plutôt j’étais aimé de la maréchale de ***, qui passait avec raison pour une femme aussi avare que galante. En effet, elle n’avait d’yeux que pour son cher chevalier de La Morlière, mais elle le laissait volontiers aussi délabré qu’un musicien ; sa passion dédaignait de descendre à de misérables détails d’existence ; elle ne regardait qu’à la figure, point du tout au costume ; néanmoins, je souffrais pour elle-même de l’infériorité de ma situation actuelle, et ma vanité révoltée s’avisa d’un stratagème.

Je me rendis chez mon créancier de la rue des Bourdonnais.

— Mon cher ami, lui dis-je, je vous dois une misère, une bagatelle, n’est-ce pas ?

— Oui, me répondit-il en soupirant ; quatre mille livres !

— Depuis combien de temps ?

— Depuis neuf ans.

— Eh bien, repris-je, je viens m’acquitter envers vous.

Le marchand jeta un coup d’œil de côté sur mon habit, lequel commençait à montrer la corde, haussa les épaules et fit mine de retourner à son aune.

Je le retins par le bras.

— Attendez, lui dis-je, et suivez mon plan. C’est de quatre mille livres que je suis votre débiteur ; c’est de trente mille livres que je vais vous signer une obligation.

— Autre folie ! murmura mon homme.

— Mais à la condition que vous me poursuivrez immédiatement et sans pitié, que vous obtiendrez sentence contre moi et que vous me ferez enfermer dans le plus bref délai. Voulez-vous ?

— C’est une raillerie, monsieur le chevalier.

— C’est un marché, monsieur le marchand.

Il me regarda cette fois bien en face, et, me trouvant apparemment l’air qui convient à un individu qui traite d’affaires sérieuses, il consentit à écouter mes propositions.

En conséquence, et selon mes désirs, un beau matin je me vis enlever des bras de la maréchale et conduit impitoyablement en prison, à la requête du sieur B** marchand de soieries, — mon créancier pour la somme de trente mille livres.

La maréchale s’arracha les bras et versa les plus belles larmes du monde, mais les trente mille livres lui firent faire la grimace, et pour cette nuit je dus aller coucher sous les verrous. Je m’y étais attendu, mais je m’étais attendu également au retour. Vingt-quatre heures ne s’étaient pas écoulées, que la maréchale, sortie victorieuse du combat livré à l’amour par l’intérêt, venait, bourse en main, me rendre la liberté.

Mon créancier de la rue des Bourdonnais fut payé de ses quatre mille livres. Quant aux vingt-six mille autres… Mais changeons de conversation, s’il vous plaît.

III

JE ME FAIS CHEF DE CABALE

Je m’étais logé aux environs de la Comédie française : ce voisinage me donna le goût du théâtre, et je devins en peu de temps un des habitués du parterre.

J’y apportai, comme partout, mon esprit de querelle et d’opposition. Entre tous les juges qui décidaient du sort des pièces, du destin des acteurs, je me fis remarquer par mon despotisme. On commença par me craindre, on finit par me rechercher : les comédiennes tentèrent de m’attirer dans leurs lacs, les comédiens m’envoyèrent des présents ; j’eus mes sympathies et mes antipathies ; — et, comme j’avais le verbe haut, l’œil impératif, le geste facile, et toujours cette grande diablesse crêpée dont se choquait tant Rameau le neveu, il m’arrivait très-souvent de rallier à mon opinion, quelle qu’elle fût, la masse entière du public. Je compris quel parti je pouvais tirer de cette influence, et je ne m’occupai plus qu’à l’augmenter.

Monsieur, j’ai régné pendant plus de cinquante ans sur la Comédie française et sur ie Théâtre-Italien.

Vous ne savez plus guère aujourd’hui ce que c’est qu’un chef de cabale. Chez vous, la cabale s’improvise de la veille au lendemain avec autant de légèreté qu’un repas : vous prenez une poignée d’hommes, les premiers venus, vous leur faites jurer sur un écu d’applaudir Hermione et de conspuer Andromaque ; puis, vous vous en allez, en vous frottant les mains. Au jour dit, vous êtes tout étonné de voir manquer votre cabale ; la moitié de vos hommes sont attentifs au spectacle et y goûtent beaucoup de plaisir ; les autres prennent vos instructions au rebours et n’aboutissent qu’à un tapage honteux, aussitôt écrasé par l’unanimité des spectateurs. Cela vous dégoûte, et vous ne recommencez plus. Vous faites bien.

Il ne vous reste qu’une seule cabale : la cabale des journaux.

Mais, de mon temps, son importance n’était que secondaire, et l’on redoutait bien davantage la cabale agissante.

Ma position équivalait assez à ce qu’on appelle en Italie un chef de condottieri, ou plus vulgairement en France un sergent recruteur. Je recrutais partout, et principalement dans les cafés, où je savais que les auteurs faméliques venaient tous les soirs se procurer, non pas la nourriture du corps, mais la nourriture de l’esprit, c’est-à-dire la discussion littéraire, la fréquentation intelligente, toutes choses indispensables à leur existence. Je n’avais pas de peine à persuader à ces pauvres diables de prendre parti pour mademoiselle Dangeville ou contre Lekain, surtout lorsque j’accompagnais mon discours de l’offre d’une collation. Une fois embauchés, ils faisaient merveille, car nul ne se passionne plus qu’un auteur pauvre.

J’eus de très-belles victoires comme chef de cabale ; je gagnai des parties souvent désespérées ; enfin, je devins peu à peu une puissance avec laquelle il fallut compter.

Ce n’était pas assez encore. Je sentais bouillonner en moi ce sang d’aventurier qui fait que l’on use plusieurs carrières. Excité par le milieu où je vivais, je saisis la plume et briguai à mon tour une place au bas du mont sacré. Je n’avais pas tout à fait, comme le Francaleu de la Métromanie, cinquante ans quand cela m’arriva, mais j’en comptais bien quarante-cinq. On ne s’en serait pas douté à la vivacité de mes manières, au feu de ma physionomie ; les hommes comme moi n’ont pas d’âge, tant qu’ils n’ont pas quatre-vingts ans.

Mes premiers ouvrages furent quelques romans, que je vous abandonne. Ils n’eurent pas de succès, et ils ne méritaient pas d’en avoir. C’étaient des histoires anglaises, flamandes, espagnoles, du rabâchage enfin ; j’étais allé chercher bien loin la vérité, qui était près de moi : — je ne suis pas le seul à qui cela arrive. — J’étais allé décrire des pays qui m’étaient inconnus, des mœurs que j’ignorais, tandis que là, autour de moi, il y avait un pays que je connaissais mieux que personne, des mœurs dont j’étais le représentant accompli, une langue qui m’était d’autant plus familière que je concourais chaque jour à son extension. J’avais inventé, au lieu de me souvenir, ce qui eût été beaucoup plus simple et bien plus amusant.

Je ne fus pas longtemps à comprendre cela ; et, lorsque je l’eus compris, j’écrivis Angola.

IV

SCÈNE DE RUELLE

Un carrosse brillant s’arrête devant la porte de la comtesse de S… ; un jeune homme mis magnifiquement se fait annoncer en composant ses grâces.

« — Quoi ! il est jour ici ! s’écrie-t-il en entrant dans l’appartement de la comtesse ; mais est-ce que je me serais trompé ? N’avez-vous donc point passé la nuit à ce souper divin dont j’étais prié, et que je suis furieux d’avoir manqué ?

« — Eh bien, dit la comtesse en minaudant, qu’est-ce que cela prouve ? Où avez-vous pris, s’il vous plaît, qu’on ne puisse pas être levée à trois heures après midi ?

« — Je suis fait pour me soumettre à tous vos sentiments, reprit le marquis d’un ton sérieux ; et effectivement vos grâces sont à l’épreuve des veilles et des soupers les plus longs. Tous avez la fraîcheur de la dévote la plus reposée.

« — Mais non, n’allez pas croire cela ; je ne suis point du tout bien depuis quelques jours : j’ai un fond d’abattement qui me fait peur.

« — Quelle idée ! reprit le marquis ; en vérité vous êtes au mieux, et vous m’inspirez une tendresse…

« — Ce que vous dites là, interrompit la comtesse, est d’une noirceur abominable. Je sais que la petite présidente de *** vous a subjugué : vous êtes partout avec elle, et vous l’avez menée au ballet de Versailles. Rien n’est plus affiché que ces sortes de choses, et je suis désespérée que vous me croyiez faite pour vous servir de prétexte.

« — Pour cela, voilà des griefs si étranges que j’en suis anéanti. Se peut-il que vous donniez dans des pièges aussi grossiers ! Il est vrai que j’ai paru avoir pris la petite présidente, mais c’était pour faire ma cour à son mari, qui est un de mes juges, et à qui on ne peut rendre un service plus essentiel que de le débarrasser de sa femme.

« — Oh ! vous parlez un langage si entortillé, que je ne vous crois point du tout.

« — Parbleu ! dit le marquis, vous avez là une garniture de cheminée superbe : ces cabinets de la Chine sont charmants ; est-ce de la rue du Roule ? Pour moi, je suis fou de cet homme-là ; tout ce qu’il vend est d’une cherté et d’un rare…

« — Mais, oui, cela est assez bien choisi.

« — Comment ! il y a un goût miraculeux dans tout cela ; voilà des magots de la tournure la plus frappante, entre autres celui-ci : il ressemble comme deux gouttes d’eau à votre benêt de mari.

« — Ah ! paix, dit la comtesse ; j’ai une affaire entamée avec lui, qui fait que je le vois depuis quelques jours. J’ai boudé, j’ai eu des vapeurs ; enfin, je crois que tout cela me vaudra un attelage de six chevaux soupe au lait, dont je suis folle à en perdre le boire et le manger.

« — À propos de chevaux, reprit le marquis, vous rouvrez une plaie encore saignante : il m’en est mort un des miens, qui était bien la meilleure bête… Je l’avais gagné au cavagnol.

« — Quelle folie ! dit-elle ; depuis quand joue-t-on des chevaux au cavagnol ?

« — Mais cela n’est point neuf ; d’où venez-vous donc pour ignorer qu’à la cour, quand l’argent manque, nous jouons tout, terres, équipages, chevaux, nos femmes même, quand on veut bien se contenter de semblable monnaie ?

« — Cela est d’autant plus plaisant, dit la comtesse, que, dans ce cas-là, vous jouez souvent ce qui n’est déjà plus à vous.

« — Oh ! nous sommes là-dessus d’une philosophie dont rien n’approche. Mais que vois-je ? une brochure nouvelle ! Je n’ai pas l’avantage de la connaître.

« — On me l’a apportée ce matin, et je ne sais trop si je dois la lire.

« — Il est bien décidé, dit le marquis, que c’est une misère, comme toutes les autres qui ont paru. Je n’en sais pas un mot, et je vais gager de vous dire ce que c’est d’un bout à l’autre. Apparemment qu’il est question de quelque fée qui protège un prince pour lui aider à faire des sottises, et de quelque génie qui le contrarie pour lui en faire faire un peu davantage ; ensuite des événements extravagants, où tout le monde aura la fureur de trouver l’allégorie du siècle.

« — En vérité, reprit la comtesse, il n’est pas concevable combien ce que vous venez de dire est admirablement défini ; j’en suis si pénétrée, que je vais jeter la brochure au feu.

« — Non pas cela ; en convenant avec vous du frivole de ces sortes d’ouvrages, je vous avouerai que je les lis avec plaisir. Je m’attache à la façon de conter, et je trouve ces bagatelles moins funestes que les redoutables in-folio.

« — Eh bien, dit la comtesse, voyons si nous soutiendrons la lecture de celle-ci jusqu’à la fin.

« — Ma foi, madame, je n’ai point une poitrine à l’abri de cela, et à moins que vous n’ayez toute la guimauve de l’univers à mon service, je ne crois pas franchement…

« — Ah ! marquis, vous vous êtes engagé, et je vous avoue que vous m’indisposeriez cruellement si vous ne lisiez pas.

« — Allons, madame, dussé-je être réduit à l’état le plus déplorable, je vais remplir ma destinée ; mais faites défendre votre porte, je vous prie, je ne suis point accoutumé à parler en public ; et, d’ailleurs, vous concevez bien que, s’il y a des choses dans ce livre sur lesquelles il soit nécessaire que nous dissertions, il n’est point à propos que ceci soit ouvert comme une conférence.

« — Effectivement, répondit la comtesse. Qu’on dise que je n’y suis pas ; et si mon mari se présente, qu’on l’assure très-positivement que je suis malade à périr, que je n’ai pas fermé l’œil. Allons, marquis, vous pouvez commencer. »

Et le marquis commença.

Vous aurez sans doute compris, monsieur, que ce dialogue surpris par moi derrière un paravent, et écrit pour ainsi dire sous la dictée des deux personnages, devint entre mes mains un document précieux. C’était la vérité sur le fait et l’échantillon le plus complet des dernières façons de parler. Je ne laissai pas échapper une pareille bonne fortune. Par bienséance, je supprimai les noms des interlocuteurs ; je substituai le titre de ma brochure à celle dont il est question ; puis, sans presque rien changer au reste, je fis ma préface de ce petit morceau d’éloquence moderne.

V

AVEZ-VOUS LU BARUCH ?

Avez-vous lu Angola ! C’est un chef-d’œuvre, et c’est mon chef-d’œuvre ; à présent que je suis mort, ma vanité n’offusquera personne. Angola, c’est presque aussi beau que les Précieuses ridicules.

Ce n’est qu’un roman, cependant, et des plus minces : deux parties avec frontispice et vignettes ; — mais dans ce roman est contenu le dix-huitième siècle tout entier, mieux que dans beaucoup d’autres livres portés plus haut par les noms de leurs auteurs. Les amourettes mignardes, les propos satiriques, les parties sur le gazon, l’Opéra, un coin de la cour, tout se retrouve, tout est rendu avec un soin particulier dans cet ouvrage, qui rend inutiles les peintures de Lancret et de Baudouin. On ne trouve pas autre part observée avec plus de coloris, la description d’une petite maison ou d’un jardin à la mode. Mes héroïnes sont ajustées, fardées, chaussées comme par la meilleure faiseuse ; et, pour vous en convaincre, je veux vous en montrer une : « Luzéide était coiffée en cheveux, avec des fleurs et des diamants placés artistement dans sa frisure, un soupçon de bonnet, et le chignon relevé, comme on le portait alors. Sa robe était d’une étoile au dernier goût, blanc, gris de lin et or, avec dessins en pagodes et en ligures chinoises, la polonaise et les parements assortis en chenilles et en souci d’hanneton ; un corset garni de pierreries et des manchettes à trois rangs du point d’Angleterre le plus exquis. »

Mes petits-maîtres valent mes petites-maîtresses : ils sont vivants, ils tournent, ils se dandinent, ils secouent la poudre de leurs cheveux, ils regardent l’heure à leurs deux montres, ils jouent avec leurs bagues, leurs lorgnettes et leurs tabatières. Le matin en chenille, c’est-à-dire en redingote ; le soir en veste falbalatée, hissés sur des talons rouges ou promenés dans une dolente ornée de glaces, on les voit tantôt au Palais-Royal, les mardis et les vendredis, tantôt aux boulevards, dans les spectacles, où ils voltigent de loge en loge, font les singes à travers les trous de la toile, tracassent les actrices à leur toilette et traitent les auteurs d’insectes du Parnasse. Au bal, ils s’habillent en chauve-souris, dansent le carillon de Dunkerque et exécutent le pas de Marcel avec une admirable précision. Ah ! les beaux petits pantins que voilà !

Ainsi devraient faire, selon moi, tous les écrivains à qui le ciel n’a pas départi les grands dons de la passion et de la philosophie : penchés sur leur temps et sur leur société, ils en reproduiraient, même dans leurs détails les plus puérils, les usages, les habitudes quotidiennes, les costumes, les locutions, — tout ce que le génie ne peut s’arrêter à indiquer, et tout ce qui complète l’œuvre du génie ; tout ce que le présent dédaigne et tout ce que l’avenir recherche. De la sorte, les écrivains inférieurs auraient leur utilité, et les romanciers de second ordre pourraient se grouper autour des historiens ; leurs volumes, n’étant plus frappés dès leur naissance par l’épizootie particulière aux romans, survivraient à leur vogue et prendraient place parmi les livres consultés.

À ce point de vue, Angola est mieux qu’une production éphémère ; c’est un répertoire où vos faiseurs de pastiches ont puisé plus d’une fois. Le langage des ruelles y est noté comme de la musique ; c’est là qu’on entend Damis complimenter Zulmé sur sa figure, qui est à ravir, tandis que la piquante Céliane, très-lutinée, s’écrie, sur un ton d’enjouement : — Mais savez-vous bien, l’abbé, que vous êtes d’une folie qui ne ressemble à rien ! Les expressions du temps sont toutes en caractères italiques, ce qui donne au livre une physionomie singulière et le fait ressembler d’abord à un dictionnaire néologique ; mais bientôt l’action, en se déroulant, ôte aux yeux leur distraction exclusive et entraîne l’esprit dans une suite de scènes originales, dont il ne m’est pas possible de vous dire tout le bien que je pense.

Vous pariez quelquefois, monsieur, de style pailleté, de jargon à l’ambre ; vous invoquez vos feuilletonistes en maillot écaillé d’or et d’argent, vous vantez le bel air de leurs périodes, l’impertinence aisée de leurs récits. Je ne veux pas y aller voir, et je vous crois sur parole ; mais relisez Angola, et dites franchement s’il en est un, parmi vos auteurs brillants et bruyants, qui ait dépassé certaines de mes pages, toutes surchargées de satin, de fard, de lumière, de baisers et de joyaux ; s’il en est un qui possède mieux que moi le secret du style praliné ; qui enjolive une métaphore de rubans plus frais ; qui sache plus longtemps faire tenir en équilibre, sur une équivoque audacieuse, un dialogue pétillant de tous les feux de la galanterie ! Allez, non-seulement vous n’avez rien inventé, mais vous n’avez rien perfectionné. Mon roman restera le désespoir éternel des tourneurs de périodes et des lapidaires d’adjectifs, la suprême expression du genre joli.

Faut-il vous entretenir, après cela, du succès obtenu par Angola dans tous les coins de la terre, c’est-à-dire partout où il y avait un boudoir, une chaise longue et les rideaux tirés ? Il fut considérable, il fut extrême, il me força à demander grâce et à me claquemurer dans un réduit inconnu, pour me soustraire tant aux sollicitations des libraires qu’aux curiosités des gens de cour. Comme Angola avait paru sans nom d’auteur, on me fit l’honneur, pendant les premières semaines qui suivirent sa publication, de l’attribuer tour à tour au duc de La Trémouille, à Voltaire, à Crébillon fils, à tout le monde. Trois, quatre éditions furent enlevées en quelques mois ; Londres et la Hollande ne restèrent point en arrière et multiplièrent les contrefaçons.

De tous les hommes de lettres avec qui l’on a essayé de me mettre en parallèle, Crébillon fils est le dernier à qui l’on eût dû songer. Je n’ai rien, en effet, des qualités ni des défauts de celui qu’on a surnommé le Philosophe des femmes ; si je m’avoue inférieur à lui en ce qui touche l’analyse subtile des sentiments, je me considère comme son maître en fait de gaieté, de mouvement et de couleur. Crébillon ne décrit pas, il indique tout au plus ; il dit : ceci est un sopha, ou ceci est une écumoire, — jamais plus long. Ses ducs et ses chevaliers ne se reconnaissent qu’au langage ; mais quelles dissertations à perte de vue ! que de raisonnements tracassiers et inutiles sur la nuance indécise d’un imperceptible caprice d’amour ! Célie s’exprime comme la Bérénice de Racine, et il y a des moments où l’alcôve du Hasard du coin du feu s’efface tout à fait et où l’on croit voir, à la place, le solennel palais de la tragédie française. Moi, je touche davantage à la terre, c’est-à-dire au tapis de la chambre à coucher ; je suis plus amusant aussi, je ris de tout mon cœur là où Crébillon fils ne fait que sourire ; je vais droit au but, et j’ai déjà pris vingt baisers sur le cou de Cydalise pendant qu’il en est encore à parlementer à travers le trou de la serrure.

Angola, plus que Tanzaï et Néardané, plus que les Égarements du cœur et de l’esprit, plus enfin que l’œuvre entière du plus jolyot des deux Crébillon, résume le dix-huitième siècle et le fait toucher du doigt. C’est un tableau de Paris aussi fidèle que celui de Mercier. La comédie que j’ai poursuivie pendant toute mon existence, avec tant de courage et de rage, je ne l’ai atteinte que dans Angola. Tout à l’heure, j’ai dit que c’était presque aussi beau que les Précieuses. Je le soutiens avec fierté.

Entre Molière et La Morlière, il n’y a que quelques lettres de différence.

VI

MES ŒUVRES DRAMATIQUES

La comédie dans le roman est-elle donc plus aisée que la comédie au théâtre ? Je dois le croire, puisque j’ai si peu réussi dans mes tentatives dramatiques. Sur deux pièces, la Créole et l’Amant déguisé, que je parvins à imposer au Théâtre-Français, la première ne tut jouée qu’une seule fois ; encore n’arriva-t-elle pas au dénouement, à cause d’un incident assez saugrenu, que les Ana auront sans doute porté à votre connaissance. Un valet raconte à son maître les détails d’une fête et lui demande : « Qu’en pensez-vous ? — Je pense que tout cela ne vaut pas le diable !  » répond l’autre. Le public prit la phrase au bond et la renvoya aux comédiens ; la Créole ne s’en releva pas.

Le Théâtre-Italien, où je tentai d’aborder, ne me fut guère plus favorable. Il était écrit que, m’étant servi de la cabale, je devais périr par la cabale. Le Gouverneur, comédie en trois actes, dans laquelle je tournais de nouveau en ridicule les petits-maîtres et leurs façons de dire, le Gouverneur tomba lourdement, malgré un mérite réel de dialogue. Les procédés qui m’avaient si bien servi dans Angola ne furent d’aucun effet à la scène.

Certains hommes ne réussissent qu’une fois. Je vis que j’étais de ceux-là.

Après tout, les calculs de mes ennemis étaient absurdes : un succès de théâtre m’eût rendu l’homme le plus doux et le plus bienveillant du monde ; la reconnaissance m’eût enchaîné aux comédiens, et la prudence m’eût fait ménager les auteurs, mes collègues ; — tandis que mes chutes m’exaspérèrent et détruisirent en moi jusqu’aux derniers principes de la plus simple justice. Je rendis passion pour passion ; je fus cruel envers les autres comme on l’avait été à mon égard. Chassé de ce temple, dont le séjour avait été le rêve de toute ma vie, je me montrai sans pitié pour ceux qui, plus heureux que moi, en franchissaient sans effort les portes d’airain. Je n’étais que chef de cabale, je me fis pamphlétaire. Lorsque je n’avais pas bien tué une pièce avec le sifflet, je l’achevais avec la plume ; un auteur ne s’échappait jamais de mes mains que bafoué et meurtri.

Toutes les œuvres principales ont été marquées par mes brochures ; c’étaient tantôt de Très-humbles remontrances à la cohue au sujet de Denis le Tyran (la cohue ! ainsi exprimais-je mon mépris pour le public) ; tantôt des Observations sur le Duc de Foix, de Voltaire ; des Lettres sur les Héraclides, de Marmontel ; des Réflexions sur Électre, de Crébillon ; sur Oreste, sur l’Orphelin de la Chine, — sur quoi encore ? Il y aurait un énorme volume à composer de toutes ces satires, de toutes ces analyses, de toutes ces dissertations, de toute cette rancune manifeste et ardente, où souvent éclatent, à travers un parti pris de dénigrement, un sens littéraire très-sain et très-fin, des aperçus nouveaux et l’autorité d’une expérience douloureusement acquise. La haine est quelquefois un bon éperon pour la raison ; et les yeux courroucés sont ceux qui courent après la grande lumière, si aveuglante qu’elle soit.

Ah ! j’étais actif, j’étais fort, je vivais en guerre et je me sentais vivre, détestant et détesté, salué bas, ayant mon couvert mis tous les jours chez les gens qui m’accueillaient avec effroi, connu de tout Paris, au point que, lorsqu’un étranger demandait à voir quelque chose ou quelqu’un de curieux, on lui disait : « Avez-vous vu le chevalier de La Morlière ? » Puis on le menait au café Procope, ou au café de la Régence, ou dans la grande allée du Palais-Royal, ou, plus sûrement encore, au parterre de la Comédie. C’était là que je brillais dans ma gloire, c’était là que j’apparaissais menaçant comme Jupiter, et comme lui armé de la foudre !

Ma réputation (une réputation exceptionnelle et teinte de sombres couleurs) fut portée au comble, vers ce temps-là, par mes dissensions avec mademoiselle Claire-Joséphine-Hippolyte Leyris de Latude Clairon, actrice de la Comédie française, tragédienne au théâtre et à la ville.

L’histoire de ces dissensions forme un chapitre qui eût été digne de figurer dans quelqu’un des joyeux romans signés Le Sage.

VII

FRÉTILLON

Vous n’ignorez point, monsieur, que Frétillon était le surnom de la grande tragédienne. Ce surnom, par lequel elle était européennement connue, elle le devait à la rancune d’un de ses anciens camarades de coulisse, au comédien Gaillard de la Bataille, avec qui elle avait couru la province dans sa jeunesse. Gaillard de la Bataille l’avait aimée à la folie, et elle avait repoussé ses hommages avec une hauteur précoce. Mortifié, plus encore que désespéré, par ses refus, il se vengea en publiant ce bas libelle qui a pour titre : Histoire de mademoiselle Cronel (anagramme de Clairon ou Cleron), dite Frétillon, actrice de la Comédie de Rouen.

Gaillard de la Bataille n’en demeura pas là ; sa haine dura plusieurs années, pendant lesquelles il ajouta des suites à son ouvrage. Transportant la scène tantôt à Caen, tantôt à Lille, il montra la Clairon en partie d’officiers, ou bien passant des bras d’un marquis dans ceux d’un traitant. C’est un livre abject en somme, et sans style, qui déshonora son auteur. Je n’en ai parlé que pour rappeler l’origine du sobriquet plus que galant de Frétillon.

D’autres ont pu élever jusqu’aux nues les talents de cette nouvelle Melpomène, comme on l’a appelée (ô ma pauvre Adrienne Lecouvreur !) ; pour moi, je dirai simplement que je ne pouvais pas la souffrir. Au théâtre, ce que je détestai toujours le plus, ce sont les génies académiques ; ceux qui ne laissent, rien à faire à la nature ; ceux dont la sensibilité ne se meut que par des ressorts. On a dit de Clairon que nulle ne poussa l’art plus loin ; cela est possible, mais son talent était comme son nom, — quelque chose de sonore et de froid ; — et je me moque de l’art en matière d’émotion ! Je préfère alors mille fois la Dumesnil, à qui la passion et le vin sortaient par les yeux !

Je n’étais pas le seul de mon avis, mais j’étais le seul qui l’exprimât tout haut, car une tragédienne ne m’a jamais fait peur, — surtout une tragédienne des tragédies de Marmontel. Je connaissais l’orgueil surhumain de cette reine de théâtre, et je goûtais un plaisir infini à le rabaisser. Mademoiselle Clairon me prit en horreur. Elle jura de tirer une vengeance éclatante de mes propos ; je suppose qu’elle jura par le Styx : les immortels de la Comédie française ne pouvaient pas faire moins que les immortels de l’Olympe.

Quoi qu’il en soit, je ne lis que rire des menaces de mademoiselle Clairon, — et j’eus tort ; oui, j’eus tort. J’aurais dû me rappeler l’anecdote de Fréron et le mouvement extraordinaire qu’elle s’était donné pour l’envoyer au For-l’Évêque ; j’aurais dû me rappeler qu’il ne fallut rien moins que l’intercession de Marie Leckzinska pour empêcher qu’on n’allât arracher de chez lui ce journaliste, malade de la goutte. Mais on ne pense jamais à tout. La Clairon ne me fit pas conduire au For-l’Évêque, c’eût été trop d’honneur pour moi ; — vous allez voir ce qu’elle imagina.

C’était la première représentation de Tancrède, en 1761, je crois ; quelques minutes avant le lever du rideau, j’allai prendre ma place accoutumée dans le parterre. Ce soir-là, j’avais fait grand bruit chez Procope ; je m’étais déclaré ouvertement contre la pièce, contre Voltaire, et, partant, contre la Clairon, j’avais même prédit que la pièce n’irait pas au quatrième acte, et que moi, La Morlière, je ferais une fois de plus justice du mauvais goût du public. Le mot était donné à mes hommes ; savamment répandus dans la salle, et l’œil fixé sur moi, ils n’attendaient qu’un signal pour propager le tumulte.

J’étais debout entre deux individus d’une taille robuste et d’une figure patibulaire, que je ne reconnus pas pour mes voisins habituels ; néanmoins, je n’en pris aucune inquiétude. Tancrède commença ; je laissai passer les premières scènes. Vers la fin du premier acte seulement, je me mis en mesure de prodiguer les exclamations, les murmures, les haut-le-corps, les mouvements d’impatience ; mais aux premiers symptômes d’hostilité que je laissai percer, mes deux voisins se rapprochèrent tellement de moi, qu’ils faillirent m’étouffer.

— Holà ! dis-je à celui de gauche.

— Mordieu ! dis-je à celui de droite.

Ils se reculèrent un peu, et je respirai. La pièce tenait tout le public dans l’attention, lorsque, à un vers qui me parut marqué au coin de l’emphase, je laissai échapper un oh ! oh ! dérisoire, et qui fit rumeur. Au même instant je me sentis broyé entre mes deux murailles vivantes ; et des paix là ! paix donc ! partis du milieu du parterre ne permirent pas à ma voix de se faire entendre. Je me contentai de rouler des yeux furibonds sur ces deux hommes, qui demeurèrent impassibles et silencieux, le regard attaché sur la scène avec cette expression des gens qui n’ont point coutume de venir à la comédie. Ce que voyant, je haussai les épaules et je fus dégagé.

Le premier acte s’acheva. Au second, j’étais bien décidé à protester vigoureusement contre Tancrède et contre Aménaïde, représentée par la Clairon ; mais au moment où j’approchais mon sifflet de mes lèvres, le voisin de droite me saisit le bras avec une telle violence que le sifflet tomba par terre.

— Chut ! me dit-il.

Pour le coup, je me démenai de toutes mes forces, et j’allais m’exclamer, quand je sentis mon autre bras comprimé non moins énergiquement.

C’était le voisin de gauche.

— Silence ! me dit-il.

Le sang m’arriva à la figure ; mais, retenu par les deux poignets, que pouvais-je faire ?

— Restez tranquille, me dit brutalement dans l’oreille le premier de ces bourreaux.

— Si vous faites un geste, si vous jetez un cri, ajouta le second, notre ordre est de vous enlever de votre place et de vous expulser du parterre.

Ces hommes étaient deux exempts de police déguisés ; j’aurais dû m’en apercevoir plus tôt à leur laconisme farouche. Ils étaient taillés en athlètes : toute lutte avec eux eût été misérable, et je ne dus même pas y songer.

— Ah çà ! mes drôles, murmurai-je, savez-vous qui je suis ?

— Parfaitement ; vous êtes le chevalier de La Morlière, et nous avons mission, mon camarade et moi, de vous surveiller.

— Aujourd’hui ?

— Aujourd’hui et demain, et tous les jours, jusqu’à une nouvelle consigne.

— Mais de quel droit ?… demandai-je confondu.

L’exempt ne m’écoutait pas ; ses yeux étaient fixés sur la scène avec admiration.

— Taisez-vous, dit-il, voilà mademoiselle Clairon qui entre en scène ; ah ! quel jeu, quelle actrice, monsieur le chevalier !

Et il se mit à claquer.

J’étais pourpre ; je me tournai vers le second exempt, qui me parut être moins facile à l’enthousiasme.

— Ainsi, lui dis-je, c’est désormais entre vous et votre camarade qu’il me faudra assister à la comédie ?

— Oui, monsieur le chevalier, et croyez que nous en sommes bien contents ; moi, surtout, qui aime tant les pièces de M. de Voltaire.

— Pardieu ! m’écriai-je en grinçant des dents, je suis enchanté que ce soit ma compagnie qui vous procure ce plaisir.

— Il ne tiendra qu’à monsieur le chevalier de n’avoir pas à se plaindre de la nôtre.

— Et comment cela ?

— En s’abstenant scrupuleusement de toute manifestation désapprobatrice, ce qui doit être bien facile à monsieur le chevalier, lorsqu’on joue des pièces comme celle-ci, par exemple. Tenez, écoutez : quelle grâce dans la période ! quelle majesté dans la rime ! Ah ! les beaux vers ! les beaux vers !

Les deux exempts se mirent à l’unisson et applaudirent à tout rompre.

— Bravo ! Clairon ! bravo ! criait le premier.

— Bravo ! Voltaire ! bravo ! criait le second.

On se représente ma situation ; elle n’était pas tenable. Je quittai la place au troisième acte pour aller exhaler ma rage dans la rue.

Le lendemain, je ne parus pas à la Comédie française ; le surlendemain non plus. À la fin de la semaine, j’y entrai, non sans une vive appréhension. Les deux exempts m’attendaient ; ils me rejoignirent et se placèrent à mes côtés, après m’avoir donné toutes sortes de marques de respect.

Il m’était impossible, dans cette aventure, de méconnaître le doigt de Frétillon.

J’enrageai. Ma contenance fut toutefois celle d’un homme de condition, qui prend galamment les choses, et qui compte assez sur son imagination pour n’être pas inquiet de sa revanche.

En effet, l’occasion se présenta de mettre les rieurs de mon parti.

Cette fois, ce ne fut point à la représentation d’une tragédie de Voltaire, mais à celle d’un mauvais drame de Saurin, Blanche et Guiscard, imité de Thompson, qui, lui-même, en avait pris le sujet dans Gil Blas. Frétillon y avait un rôle dont on disait merveille et pour lequel Garrick était venu lui donner des leçons. J’étais d’autant plus animé contre la pièce nouvelle, que j’avais autrefois traité un sujet analogue, que je l’avais présenté aux comédiens français, et que je m’étais vu éconduit, comme un écolier par des régents de sixième. À tous ces titres, je ne pouvais pas manquer la représentation de Blanche et Guiscard.

Mes deux voisins étaient à leur poste.

— Ma foi, monsieur le chevalier, médit l’un, nous désespérions depuis quelque temps de votre présence ; on a cependant joué de bien jolies pièces, et mademoiselle Clairon s’est surpassée.

En toute autre circonstance, j’aurais vertement corrigé ce drôle, plus narquois évidemment que son devoir ne le comportait. Aujourd’hui, je ne voulais rien compromettre ; je me contentai de le regarder de travers, et de graver, pour l’avenir, son signalement dans ma mémoire.

— Mais, ajouta l’autre, lorsque nous avons vu paraître votre lettre de réclamation au sujet de la nouvelle tragédie, nous avons bien pensé que vous ne pouviez pas vous dispenser de venir ce soir au théâtre.

Celui-ci avait plus de retenue.

— Qui est-ce qui joue ? lui demandai-je.

— C’est Bellecour, avec mademoiselle Dubois et la Clairon.

— C’est une belle fille, la Dubois ?

— Oui, monsieur le chevalier.

— Et qu’est-ce qu’on dit de l’ouvrage ? continuai-je indifféremment.

— De l’ouvrage de M. Saurin ?

— Oui.

— Mais, monsieur, répliqua l’exempt avec l’expression de la plus honnête surprise, est-ce que l’on peut dire quelque chose d’un ouvrage avant qu’il ait été représenté ?

— Bon ! vous savez bien ce que j’entends ; je demande ce que l’on pronostique, si l’on croit à un succès ou à une chute.

— Oh ! monsieur le chevalier, on s’attend à un succès.

— Comment cela ?

— Est-ce que M. Saurin n’est pas de l’Académie ?

— Eh bien, dis-je en riant, ce n’est pas une raison.

— C’est une raison pour un exempt, répondit-il avec une gravité un peu piquée.

Il n’y avait pas à causer avec cet homme-là.

Je me retournai vers la salle.

Blanche et Guiscard commença : le premier acte fut un peu froid, malgré une reconnaissance, et malgré le pittoresque des costumes siciliens, copiés au cabinet des estampes. Je ne bougeai pas ; mais, à deux ou trois reprises, je bâillai avec une grande apparence de candeur. Mon voisin de droite, qui ne se méfiait de rien, en fit autant, et bientôt il fut imité par mon voisin de gauche. Je continuai avec expansion. Les bâillements gagnèrent le parterre tout entier ; vers le milieu de la pièce ils avaient escaladé la galerie et ils circulaient dans les loges. Je suivais avec un plaisir malin les progrès de la contagion, dont j’étais le foyer. Vainement les comédiens redoublaient d’efforts pour secouer cet ennui, dont la manifestation leur arrivait par une multitude de mâchoires ouvertes ; il y eut un moment où l’épidémie, franchissant la rampe, vint leur contracter la gorge et resserrer au passage les hémistiches de l’infortuné Saurin. Dès lors, la chute de la pièce fut décidée ; je me hâtai d’y porter les derniers coups en bâillant plus démesurément que jamais. Cette fois, mon intention n’échappa pas aux deux exempts.

Celui de droite me dit :

— Monsieur le chevalier, nous sommes désolés d’avoir à vous rappeler à la prudence.

— Pourquoi cela ? demandai-je.

— Parce que vous bâillez avec une affectation visible.

— Eh bien, si je m’ennuie ?…

Les deux exempts se consultèrent du regard ; ma réponse les avait embarrassés.

— Au fait… murmura celui de gauche.

Mais l’exempt de droite, qui était le plus féroce, crut trancher la question par ces mots :

— Vous vous ennuyez trop.

Je ne me déconcertai pas, et, avec le plus grand flegme du monde, je lui posai cette interrogation :

— Est-ce que vous vous amusez, vous ?

Ils furent interdits.

— Je ne dis pas cela, dit le premier, mais…

Le je ne dis pas cela était sublime ; je n’en voulus pas entendre davantage, je m’en tins au je ne dis pas cela ; et comme j’avais soulevé un point délicat de controverse sur lequel leur consigne était muette, ou plutôt qu’elle n’avait point prévu, ils me laissèrent bâiller jusqu’à la fin. Est-il nécessaire de dire que Blanche et Guiscard tomba, ou, pour mieux dire, s’affaissa sous l’indifférence publique, — indifférence dont Frétillon eut sa part, victime, elle aussi, démon nouveau système de cabale ?

Je triomphai donc, mais je ne triomphai pas longtemps. Frétillon était toute-puissante : elle le lit bien voir. Lassée d’une lutte où j’avais su conserver l’avantage, elle résolut de m’écraser tout à fait ; le coup qu’elle me porta était le seul auquel je ne m’attendais pas. Elle sollicita et obtint de M. de Sartine un ordre inouï, par lequel il m’était défendu de me présenter désormais à la Comédie française. Furieux, je cours chez ce magistrat ; j’ai toutes les peines du monde à le voir, encore plus de peine à obtenir de lui quelques explications.

— Que voulez-vous ? me dit-il enfin, mademoiselle Clairon est très-bien en cour ; vous, vous avez une réputation détestable ; il faut vous résigner. On vous a assez averti, d’ailleurs ; c’est votre faute.

— Mais une telle interdiction est inusitée et ne s’appuie sur aucune loi.

— C’est vrai ; mais mademoiselle Clairon a couru chez les gentilshommes de la chambre ; elle les a prévenus, elle les a attendris. « Je ne peux pas jouer à la vue de ce monstre ! » a-t-elle dit en parlant de vous. Enfin…

— Enfin ?

— Elle a menacé de se retirer du théâtre.

— Quelle parodie ! m’écriai-je ; il n’y a pas de mois, pas de semaine, pas de jour qu’elle ne rénouvelle cette menace ; et vos gentilshommes de la chambre auraient beau jeu à la prendre au mot !

— Peut-être avez-vous raison, me dit froidement M. de Sartine, mais cela ne me regarde pas, j’obéis à des ordres supérieurs.

Je voulus insister, il me tourna le dos.

J’écrivis mémoires sur mémoires, j’invoquai la justice, j’exposai l’histoire de mes querelles avec les comédiens français : l’ordre ne fut pas révoqué. Je remuai terre et ciel pour intéresser à ma cause quelques personnages influents, et je m’aperçus une fois de plus que ma force n’était qu’en moi seul. Qui eût voulu protéger le chevalier de La Morlière ? Qui eût osé le défendre hautement ? Il n’y avait que le chevalier de La Morlière qui pût plaider pour le chevalier de La Morlière. Un nouveau et fulminant mémoire, en forme de consultation, que je lançai dans le public, intimida l’autorité ; j’y demandais par quelle voie me pourvoir pour pouvoir jouir du droit, qui appartient à tout citoyen libre, d’aller, en payant, à la Comédie française. On craignit que cette affaire ne fît trop de tapage ; et, en dépit de mademoiselle Clairon, le lieutenant de police, qui vit que j’étais homme à mener loin les choses, leva l’interdiction arbitraire qui pesait sur moi.

Ainsi finit, — à mon honneur, — ce débat si longtemps prolongé. À Venise, je n’en aurais pas été quitte à moins d’un coup de stylet ; mais nous étions à Paris, et la Frétillon n’avait pas de sbires à ses ordres.

VIII

LA JOUEUSE DE GUITARE

Ces choses se passaient en 1766.

Je travaillais alors à une volumineuse histoire du théâtre, qui n’a jamais été imprimée, — et c’est dommage.

Toutes mes journées étaient prises par ce labeur ; mon unique distraction, le soir, était d’aller faire ma partie de trictrac, au café, avec le chevalier de Mouhy ou avec le petit Poinsinet.

Une fois, la partie s’étant prolongée plus tard que de coutume, je me trouvai attardé dans les rues. J’avais bien à mon côté de quoi défier les mauvaises rencontres, mais je n’avais pas de quoi défier l’hiver, qui commençait a faire sentir sa maligne influence ; en un mot, j’étais sans manteau, et, moitié pestant, moitié grelottant, je regagnais à pas pressés mon logis.

Je demeurais alors rue du Plat-d’Étain.

La nuit était tellement profonde que je distinguais à peine ma maison.

Au moment où j’allais soulever le marteau de la porte, mes pieds heurtèrent contre un corps inanimé, étendu sur le seuil. Je me baissai, mes mains rencontrèrent une robe et une guitare ; — je me rappelai aussitôt une petite mendiante à qui je donnais souvent l’aumône, et qui m’avait frappé par la douceur de sa figure.

— Elle se sera évanouie, pensai-je ; le froid… la faim peut-être…

Et l’ayant chargée sur mes bras, je la montai jusque dans ma chambre où j’allumai un grand feu, qui nous était presque aussi nécessaire à l’un qu’à l’autre.

La chaleur la fit revenir à elle. Surprise de se trouver seule avec moi, à cette heure de la nuit, l’extrême rougeur remplaça sur ses traits l’extrême pâleur. Je la rassurai du mieux qu’il me fut possible, — et j’allai tirer de mon buffet quelques viandes froides, avec une bouteille de vin bourguignon. Ce petit repas établit la confiance entre nous ; — l’enfant me remercia avec une effusion dont mon cœur fut agité.

Sur ces entrefaites, une idée me saisit.

— Comment vous appelez-vous ? lui demandai-je.

— Denise.

— Quel est votre âge ?

— Dix-sept ans, me répondit-elle.

— Eh bien, Denise, moi j’en ai plus de soixante-six ; je suis un vieillard et je ne tiens à personne au monde ; voulez-vous être ma gouvernante ?

La petite joueuse de guitare resta un moment interdite ; puis de grosses larmes se firent jour dan ses yeux.

— C’est plus de bonheur que je n’osais en attendre, dit-elle ; parlez-vous bien vrai ?

Il n’y a que les âmes naïves pour opérer des bouleversements dans les âmes flétries. Cette jeune fille, qui n’était pas précisément jolie, mais qui avait pour elle un grand air de bonté, faisait rentrer en moi mille sensations anciennes et perdues. J’avais tellement vécu en dehors des sentiments simples, mon cœur et mon esprit appartenaient si peu aux mœurs familières, que je me vis à mon tour embarrassé et comme honteux. — Lorsque Denise se jeta sur ma main pour la baiser, je la retirai avec promptitude.

Hélas ! j’avais fait si peu de bien dans ma vie qu’un mouvement de reconnaissance élancé vers moi me froissait à l’égal d’une injure !

J’installai sur l’heure Denise dans ses nouvelles fonctions : je lui confiai la garde de mon linge et le soin de mon humble mobilier.

Est-il utile de dire que je n’étais guère plus riche en 1766 qu’en 1720, et que mon crédit, comme chef de cabale, ayant été fortement ébranlé par les intrigues de la Clairon, j’en étais réduit, pour subsister, aux seules ressources littéraires ? On sait quelle ironie cachent en tous temps ces deux mots. Ah ! monsieur, puissiez-vous n’être jamais forcé, sur vos vieux jours, de recourir au gagne-pain de la littérature !

Le temps des maréchales était passé, car ma tête était devenue grise. — Pour me remettre en cour, j’avisai de composer un roman intitulé le Fatalisme, et de le dédier à madame la comtesse Du Barry. C’était le premier hommage de ce genre qu’elle recevait ; tout le monde me jeta la pierre pour avoir, dans ma dédicace, célébré ses talents et ses vertus. J’avoue aujourd’hui que c’était pousser la flatterie un peu loin ; mais en fait de dédicace on ne doit pas y regarder de trop près ; Corneille lui-même ne nous a-t-il pas donne l’exemple dans ses Épîtres à Montauron ?

La Du Barry accepta le patronage de mon roman, et, pour me prouver combien elle était sensible à mon héroïque politesse, elle me fit prier de venir souper avec elle.

Je fus assez dépaysé. J’avais compté sur de l’argent, sur une gratification quelconque ; au lieu de cela, on m’envoyait de la fumée d’honneur et de la fumée de cuisine par le nez. Un souper chez la favorite ! Que n’aurait pas donné un courtisan pour obtenir une faveur semblable ! Moi, je l’aurais cédée volontiers pour une paire de boucles d’argent neuves.

Et puis je réfléchis. Il me parut évident que la Du Barry n’avait rien entendu à mon épître, ou plutôt que la pauvre fille l’avait prise au sérieux. Dès lors, je me représentai ses efforts pour imaginer une récompense à la hauteur de cette action, et je compris l’invitation à souper ; c’était ce qu’elle avait trouvé de mieux. Je souris avec indulgence, et je l’excusai. — Mais ce n’eût pas été madame de Pompadour qui se fût trompée à ce point !

Pendant deux jours, Denise ne fut occupée qu’à restaurer mon habit à paillettes.

IX

SOUPER AVEC LA DU BARRY

J’ai fait des soupers plus gais que celui-là.

Nous n’étions que deux, elle et moi, dans une salle éclairée comme pour vingt-cinq convives.

La Du Barry était parée royalement, on peut le dire ; elle avait une robe lamée d’or, que des poignées de perles retroussaient, et, sur ses cheveux, divinement poudrés, un loquet chiffonné par une élève de la Duchapt, qui laissait échapper des plumes et des pierreries.

Il était clair, décidément, qu’elle avait voulu me faire honneur, grand honneur.

Néanmoins, je ne figurais pas trop mal en face d’elle : mon habit était bien un peu flétri, ma cravate un peu rousse (Denise brûlait toujours le linge en le repassant) ; mes dentelles étaient reprisées en plusieurs endroits ; mais l’air de tête rachetait tout ; je pouvais en juger dans les glaces qui nous environnaient.

Pourtant, encore une fois, ce souper avait quelque chose de chagrin.

Les domestiques qui nous servaient laissaient lire sur leur figure une expression de froideur exagérée ; ils allaient et venaient sans qu’on entendit le bruit de leurs pas.

À vrai dire, je sentais confusément tout ce que cela signifiait ; — et la Du Barry finit par le sentir à son tour. Cela signifiait qu’il y avait à cette table une courtisane et un pamphlétaire, deux personnages de la même étoffe, la pire espèce d’homme et la pire espèce de femme, à ce qu’on prétend. Cela signifiait que le rôti du roi de France était mangé en ce moment par une grisette parvenue et par un chevalier décrié, et qu’un tel spectacle, au milieu de ces lambris dorés, manquait, sinon de curiosité, peut-être de grandeur ou du moins de convenance.

Dès que cette révélation se fut faite à nous, — et ce fut l’affaire d’un regard échangé, — nous éprouvâmes un embarras que nous ne cherchâmes point à dissimuler. Nous vîmes que nous nous compromettions mutuellement, et que notre véritable place, pour un tête-à-tête, était aux Porcherons ou à la Tour d’Argent.

Il en résulta que j’expédiai le souper avec plus de diligence que je ne l’aurais fait en toute autre occasion ; — mais je voulais être généreux et faire oublier sa méprise à la Du Barry.

Ses yeux, — ses beaux yeux, — m’en témoignèrent une véritable gratitude.

Les quelques paroles que nous échangeâmes furent banales et prononcées presque à demi-voix.

Après le dessert, elle se leva ; et, pour la première fois, me souriant comme elle aurait souri à Louis XV, elle me donna sa main à baiser.

J’y appuyai respectueusement mes lèvres ; — et, lorsque je relevai la tête avec une involontaire émotion, elle avait disparu.

Pauvre femme ! on dit que vous l’avez guillotinée.

X

DENISE

Le lendemain, je reçus une bourse de cent louis ; la favorite avait compris, à la fin.

Jamais argent n’était arrivé plus à propos ; Denise faillit en devenir folle de joie.

Cela nous fit vivre pendant une année, au bout de laquelle nous retombâmes dans la gêne. La cabale n’allait plus, j’avais renoncé définitivement au théâtre ; et puis, l’âge m’arrivant, je devins facile à décourager. Seule, Denise ne désespérait pas ; elle croyait, ou plutôt elle voulait croire à mon bonheur, à mon étoile, au hasard protecteur. Moi aussi j’avais cru jadis à tout cela !

Selon ses conseils, — car Denise me donnait des conseils, — j’essayai de me rappeler une seconde fois au souvenir de la maîtresse de Louis XV ; j’écrivis les Mémoires de Du Barry de Saint-Aunetz, anecdote du temps de Henri IV. Mais mon appel ne fut pas entendu : ni bourse, ni souper !

Ce fut mon dernier ouvrage imprimé ; j’avais soixante et dix ans…

Monsieur, cette dernière partie de mon existence vous paraîtra assez triste ; elle n’est cependant qu’une conséquence de ma jeunesse et de mon âge mûr. — Après la gêne, vint la misère absolue ; je la supportai mal, car je n’avais ni religion ni philosophie. D’abord, je mis mes amis à contribution, mais comme la liste en était fort courte, je dus bientôt recourir aux simples connaissances, près desquelles je finis par acquérir une réputation d’emprunteur, comme Baculard d’Arnaud. J’avais gardé ce que ne m’ont jamais refusé mes ennemis, c’est-à-dire la verve hâbleuse, l’esprit à flots ; j’amusais, j’étais écouté, et, la vanité aidant, je croyais de la sorte rembourser mes créanciers. — Par malheur, toute cette gaieté m’abandonnait quand je rentrais chez moi ; le sentiment de ma position avilie reprenait le dessus, et je devenais amer même pour Denise. Aussi, comme toutes les natures aigries par la conscience de leurs propres fautes, je fuyais mon intérieur où veillaient constamment l’angélique patience et la tendresse qui encourage. Je redoutais la consolation encore plus que le reproche ; la bonté m’irritait. Je gagnai à cette humeur maussade quelques vices de plus, et, descendant les derniers degrés de l’échelle sociale, j’arrivai à ne me plaire que dans la compagnie des malheureux ; je hantai les cafés équivoques, les cabarets de la Courtille, je goûtai un acre plaisir à m’enfoncer chaque jour plus avant dans les fanges.

Il me fut donné alors d’apprécier le dévouement admirable de Denise. Toujours riante, même au milieu du plus profond dénûment, elle opposait à notre mauvaise fortune un génie vraiment inventif. Lorsque, les mains vides, je revenais silencieusement m’asseoir au coin de la cheminée sans feu, c’était elle qui s’efforçait d’improviser un repas égayant. Dans les moments extrêmes, elle savait trouver des ressources que je n’eusse jamais soupçonnées : tantôt c’était le traiteur qui avait consenti à s’humaniser jusqu’à la fin de la semaine, tantôt c’étaient deux ou trois pièces d’argent miraculeusement retrouvées dans le fond d’un tiroir. Je ne m’inquiétais pas autrement de cela, — lorsqu’une circonstance fortuite vint m’ouvrir les yeux et les remplir de larmes.

Passant vers midi, par le plus extraordinaire hasard, dans le quartier de la Petite-Pologne, j’entendis au coin d’une rue les sons d’une guitare, mêlés aux accents d’une voix qui me donna un tressaillement subit. Je pris ma tête à deux mains pour m’assurer que je ne devenais pas fou, et je m’avançai rapidement vers l’endroit d’où partait cette voix connue…

Ah ! monsieur, vous devinez tout, n’est-ce pas ?

C’était Denise, — Denise qui, depuis un mois, avait repris secrètement son ancien métier pour me faire vivre !

XI

L’ACADÉMIE DE LA RUE DU CHAUME

Il ne me reste plus qu’à vous dire comment cet ange me fut enlevé.

Elle avait trop souffert dans son enfance et dans sa jeunesse pour vivre longtemps. Notre misère était sans issue. Les derniers ressorts de ce corps et de cette âme se brisèrent dans une lutte désespérée : après six ans de douleurs partagées avec moi, elle tomba malade — pour ne pas guérir.

Les soins éclairés d’un de mes amis, nommé Rondel, excellent médecin, prolongèrent son agonie jusqu’à l’automne de 1772.

Il y avait six mois que je la voyais s’en aller, calme, pâle, mais souriante toujours. — Croiriez-vous que souvent elle essayait de relever mon courage, et qu’elle m’engageait à travailler, en me montrant encore le succès et l’aisance dans un avenir tout prochain ! Mais, de ce côté-là, l’illusion était bien morte en moi. J’écrivais, cependant, de temps à autre, pour lui faire plaisir…

Je me souviendrai toujours du 5 octobre, qui était un samedi.

Ce jour-là, j’avais passé la plus grande partie de l’après-dînée sous les arbres du Palais-Royal, et M. le marquis de Villevieille m’avait prêté un petit écu.

Je repris assez tristement le chemin de la rue du Plat-d’Étain. Depuis quelque temps je ne chantonnais plus ; j’avais presque perdu l’habitude de regarder les passants par-dessus l’épaule ; mon inadvertance était telle que, si j’eusse heurté quelqu’un, j’aurais été capable de lui dire : — Excusez-moi, monsieur.

Denise était étendue dans la bergère, comme je l’avais laissée le matin. Elle me sourit des yeux ; c’était tout ce qu’elle pouvait faire, car la faiblesse l’envahissait de toutes parts.

— Est-ce que Rondel n’est pas venu aujourd’hui ? demandai-je avec inquiétude.

— Si, murmura-t-elle.

J’allai à la cheminée et trouvai l’ordonnance sous un flambeau. Je la lus à voix basse : c’était, comme d’habitude, de la volaille, du vin de Bordeaux, des biscuits, avec des sirops pour le soir et des bouillons pour la matinée. Évidemment mon petit écu ne pouvait suffire à cette dépense ; un mouvement de mauvaise humeur m’échappa.

— Rondel se moque du monde ! dis-je entre mes dents.

— Qu’est-ce qu’il y a ? interrogea Denise, avec cet éternel sourire qui me déchirait.

— Rien, rien… répondis-je en pliant l’ordonnance et en la mettant dans ma poche.

Mais les malades ont une clairvoyance extrême. Elle lut dans mon geste, et, suivant la même filière d’idées que moi, elle arriva en même tempsà la même décision.

— Est-ce que vous n’allez pas ce soir à l’académie de la rue du Chaume ?

L’académie de la rue du Chaume était un tripot où j’avais coutume d’aller tenter la fortune ; mais ce soir, avec un écu pour enjeu, que pouvais-je espérer ? Et puis, devais-je exposer cette ressource unique ? S’il m’était impossible, avec un écu, de me procurer toutes les choses indiquées dans l’ordonnance, au moins m’était-il possible d’en avoir une partie, le bouillon, par exemple, et la volaille. Fallait-il risquer le tout pour le tout ? En avais-je le droit ?

Denise comprit mon indécision, car elle me dit en m’encourageant du regard :

— Allez là-bas ; vous savez que vous avez du bonheur.

— Te laisser ? répliquai-je en la regardant avec anxiété.

— Je vais mieux… et puis, j’éprouve… comme un grand besoin de sommeil.

Si je l’eusse examinée plus attentivement, j’aurais été épouvanté de l’expression de ses traits ; je me serais aperçu que la vie commençait à abandonner ses lèvres ; que ses prunelles, offusquées par un rien et continuellement tremblotantes, n’avaient plus que le reflet incertain des lampes qui se meurent ; que ses chers petits doigts, abandonnés sur sa robe de couleur foncée, s’étaient amaigris d’une manière effrayante et offraient la blancheur triste de l’ivoire ; — mais habitué à la voir tous les jours et peu habile à saisir les gradations de la maladie, je ne m’aperçus pas du ravage qui s’était opéré en elle depuis quelques heures.

Et je sortis.

Vous pensez bien que je n’avais pas le cœur au jeu.

Cependant, autrefois, on me renommait parmi les amateurs du biribi, du pharaon, du trente-et-quarante ; au Palais-Royal, maintes fois, j’avais fait la partie du comte de Genlis, et j’avais taillé chez l’ambassadeur de Venise ; — une nuit même, il m’arriva d’y gagner sept cents louis ; il est vrai que, le lendemain, j’en reperdis neuf cents dans une sorte de souterrain que le comte de Modène avait loué au Luxembourg, et où trois à quatre cents hommes de toutes conditions se pressaient en tumulte autour de plusieurs grandes tables de jeu. Au fait, vous m’eussiez trouvé incomplet, avouez-le, monsieur, si vous ne m’aviez point trouvé un peu joueur. Depuis quelques années, malheureusement, ma mauvaise fortune m’avait forcé de me rabattre sur des tripots de moindre étage, tels que ceux de la Lionnette, de la Dusaillant et de la Lacour, véritables coupe-gorges autorisés par le lieutenant de police.

Un des plus misérables était celui vers lequel je me dirigeai. Il était situé rue du Chaume, et, comme tous les endroits de ce genre, il était tenu par une femme, la Cardonne, née d’une blanchisseuse aux casernes et d’un laquais du premier président d’Aligre. La compagnie était ordinairement composée de militaires, de provinciaux, d’espions et de gentilshommes de ma trempe ; ajoutez-y quelques jeunes filles galantes dont la mission était de couper et de verser à boire.

Lorsque j’entrai, il y avait trois tables en train : une de passe-dix, une de belle et une troisième de bouillotte. Je m’approchai : on jouait trop gros jeu pour moi, et je dus attendre qu’il se formât une quatrième table. Soucieux, j’allai m’asseoir sur une des banquettes qui garnissaient la salle.

Était-ce accablement physique ? était-ce fatigue morale ? ou bien subissais-je l’influence de cette atmosphère chargée d’haleines en feu et de parfums de liqueurs ? Peut-être pour ces trois causes je m’assoupis.

L’ennemi que redoutent le plus les hommes d’intelligence, c’est leur sommeil, presque toujours frère du délire, plein de faiblesses et de terreurs, de larmes et de souvenirs ; sommeil dépensé en accès puérils de courage, de passion ou de désespoir ; quelquefois, aussi, entrecoupé de sublimités et d’aperçus étranges qu’on ne peut pas réussir à se rappeler. — Le sommeil raille la vie ; il joue au roman avec les ressorts distendus de l’imagination ; c’est un chat entré dans un cabinet pendant l’absence du maître, et qui promène à l’étourdie sa patte sur toutes sortes de papiers classés, qu’il dérange, qu’il dissémine. J’ai toujours eu peur de mon sommeil, comme on a peur d’un invisible adversaire.

Et puis, le sommeil à soixante et dix ans, quand on n’est arrivé à rien, quand on sait qu’on n’arrivera plus à rien, quand on s’aperçoit cruellement de la déconsidération qui vous entoure, et qu’on n’est plus assez fort pour la braver ; — le sommeil, quand on n’a pas acquis le droit de s’y livrer, c’est horrible !

Je m’endormais cependant.

Le bruit des écus remués, les exclamations des joueurs, les rires étouffés des femmes m’arrivaient à travers mon assoupissement léger, qui me laissait percevoir aussi la lumière ; — mais au bout de quelques instants rien ne m’arriva plus : je tombai tout d’un coup au fond du sommeil, comme quelqu’un qui tombe au fond de l’Océan.

XII

LE RÊVE

Je rêvais que j’étais redevenu jeune, ce qui est le plus horrible et le plus charmant des rêves.

C’était le matin, sur une grande route bien claire, par un beau soleil. Vêtu de l’habit de mousquetaire, je marchais allègrement, tout droit devant moi. Au bout de quelques instants, je m’arrêtai devant la grille d’une avenue, attiré par des rires jeunes et frais. Les arbres de cette avenue étaient magnifiques et menaient à un château de noble apparence, du temps du roi Louis XIII. Le rouge de ses briques ressortait gaiement du milieu du feuillage ; son perron naissait du sein de l’herbe.

J’étais devant cette grille, lorsque je vis déboucher sur la pelouse de l’avenue un groupe de robes blanches et de têtes enjouées. C’étaient cinq jeunes filles, dont la plus âgée ne dépassait pas seize ans. Elles se poursuivaient en riant ; l’une d’elles se baissait quelquefois pour cueillir des fleurs, qu’elle jetait ensuite, toutes mouillées de rosée, au visage de ses compagnes. Tantôt elles disparaissaient, mais pour reparaître un peu plus loin, aussi bruyantes, aussi gracieuses.

Je n’ai guère abusé, dans mes écrits, de ces images heureuses. Mon style a toujours été un style de corrompu. Ne vous moquez pas trop de moi si ma pastorale vous paraît gauche, et si, en voulant être sincère, je ne parviens qu’à être ridicule.

Cette apparition enchanta mes vingt ans. Je restai immobile et ému.

Pourquoi ne pouvais-je pas me détacher de cette grille ? Était-ce, dans mon rêve, un pressentiment des traverses qui devaient m’assaillir ? Soudain, une de ces enfants aux engageants regards m’aperçut et, du geste, m’engagea à venir. Je demeurai, hésitant. La halte me semblait bien douce, en effet, mais le chemin était là qui m’appelait, le chemin infini et brillant, plein de curiosités et d’aventures. La jeune fille s’approcha, et, lisant dans mes yeux :

— Restez, me dit-elle ; ici, c’est le bonheur !

En ce temps-là, j’étais persuadé qu’il y avait de la force d’âme à fuir le bonheur. Je jetai un dernier coup d’œil sur les grands arbres de l’avenue, sur le château briqueté, sur l’essaim des jeunes filles, et je partis rapidement.

Mais, après quelques pas, je sentis ma figure baignée de larmes.

Hélas ! oui, le bonheur était là. Là était le calme de l’esprit, la joie innocente, l’âge mûr bienveillant et entouré des sourires de la famille ; là était là vieillesse aimable et respectée. C’était la vie, telle que le ciel la fait pour les honnêtes gens. À ce moment de mon rêve, je me vis passer, moi, dans cette avenue que je venais d’abandonner, sur cette pelouse si fleurie, non pas triste célibataire, mais père de famille, appuyé sur le bras d’un de ces beaux anges de tout à l’heure, et portant mes quatre-vingts ans avec la sérénité que donne une conscience pure. J’avais glorieusement servi le roi ; jeune encore, je m’étais marié avec une femme à qui, depuis mon enfance, appartenaient mon cœur et ma pensée. Une couronne de cheveux blancs me donnait cet aspect auguste que l’on retrouve dans certains vieux portraits. Le jour, j’avais un grand parc, où, quand je me promenais, les paysans me saluaient avec reconnaissance. Le soir, j’avais un grand foyer réjouissant et flamboyant ; j’étais assis dans le fauteuil qui avait servi à mon père, et, à mon tour, en me penchant à droite, je pouvais dire : Ma fille ! et en me penchant à gauche : Mon fils !

— Dis donc, La Morlière, voilà une table de passe-dix qui se forme, et l’on va jouer le petit écu.

XIII

LA RÉALITÉ

C’était la Cardonne qui me tapait sur l’épaule.

Je me réveillai.

L’imagination encore remplie de mon rêve, je me levai en chancelant, les bras engourdis, les yeux brûlants, et je fis quelques pas au hasard.

Tout à coup je reculai.

J’avais en face de moi un personnage étrange, repoussant, flétri. C’était un homme âgé, mais dont les rides paraissaient être plutôt l’ouvrage du vice que l’ouvrage du temps ; ses paupières étaient rouges, ses lèvres étaient pâlies. Il était couvert de vieilles dentelles ; un pauvre habit de taffetas se collait sur ses épaules, et sa cravate, semblable à une dernière affection, semblait prévoir avec regret le moment prochain où il allait falloir se séparer de lui…

À ce spectacle, je ne pus retenir un geste de dégoût et de pitié, — que le personnage répéta.

Étonné, je me frottai les yeux. : j’aperçus alors une glace placée à quelque distance devant moi, et dans cette glace ma propre image, devant laquelle je venais de reculer !

Sur ces entrefaites, la Cardonne s’avança de nouveau pour m’entraîner à une table de jeu ; mais, étant revenu tout à fait à moi, je la repoussai en murmurant quelques vagues paroles, et, le souvenir de Denise s’étant représenté à mon esprit, je quittai précipitamment l’académie de la rue du Chaume.

Un soupçon funeste m’oppressait.

Je marchais, ou plutôt je courais, — en parlant à voix haute.

Mais, quelque diligence que je fisse, j’arrivai trop tard à la chambre de la rue du Plat-d’Étain. Denise venait d’expirer ; elle était encore étendue dans sa bergère, comme je l’avais laissée, les bras abandonnés sur sa robe brune.

XIV

DÉNOUEMENT

Croiriez-vous, monsieur, que je vécus encore treize ans après cette perte irréparable ? La vie s’était enlacée à moi comme un châtiment.

Je m’étais retiré dans un coin de l’île Saint-Louis. Depuis la mort de Denise, j’avais renoncé au théâtre, au café, au monde, à tout. Je n’eus pas de peine à me faire oublier ; — mais je n’oubliai jamais, moi.

Enfin, à l’heure où j’achevais ma quatre-vingt-troisième année, une maladie de langueur m’atteignit ; elle dura deux ans entiers, à la fin desquels je m’éteignis dans les premiers jours du mois de février 1785.

Je mourus comme j’avais vécu. N’ayant jamais donné, ainsi que je l’ai déjà dit, aucune preuve de philosophie ni de religion, je tournai le dos au prêtre qui vint pour m’assister à mes derniers moments.

— Mon fils, repentez-vous, me dit-il.

— Je ne fais que cela depuis vingt ans.

— Priez Dieu !

— Hein ? murmurai-je.

— Sa miséricorde est infinie, ajouta-t-il.

— Je ne l’ai prié que deux fois, répondis-je : la première, pour qu’il envoyât la Clairon au diable : la seconde, pour qu’il me conservât ma chère Denise ; il n’a exaucé ni l’une ni l’autre de mes prières. Je n’ai rien à lui demander pour moi.

— Cependant…

— Voyons, monsieur le prêtre, soyez de bonne composition et laissez-moi tranquille. Ne recommençons pas la comédie de Voltaire. Vous voyez bien que je n’ai pas la force de vous mettre à la porte.

Il sortit. Une heure après, je rendis le dernier soupir.

C’est tout, monsieur.

J’étais tellement décrié qu’aucun journal n’osa annoncer ma mort.

Relisez quelquefois Angola.