Les Oubliés et les Dédaignés/Le Chevalier de Mouhy

(p. 267-274).

LE CHEVALIER DE MOUHY


Le chevalier de Mouhy était, comme nous l’avons dit, un des amis du chevalier de La Morlière, avec qui il offre d’ailleurs plusieurs traits de ressemblance morale.

Le chevalier de Mouhy ouvre la série des romanciers bourbeux du dix-huitième siècle. Dans la somme énorme de ses ouvrages oubliés, on distingue un bon, un joyeux, un vivace roman, la Mouche ou les Aventures et Espiègleries facétieuses de Bigand. C’est assez pour que je m’empresse de jeter une corde de sauvetage à ce pauvre auteur si maltraité des biographes.

Publiée en 1736, la Mouche, d’un ton plus cru et d’un son plus turbulent que les odyssées espagnoles de Le Sage, fait pressentir les romans de Pigault-Lebrun ; — je parle du Pigault-Lebrun des bons jours, du Pigault-Lebrun des Barons de Felsheim et de Mon oncle Thomas, soldatesques orgies. Cela est si vrai que, pendant le Directoire, un libraire fit réimprimer la Mouche et l’opposa avec succès aux productions du jour. — On sait qu’en argot de police, une mouche n’est autre chose qu’un espion. C’est sous le titre de l’Espion que l’Allemagne a traduit le roman du chevalier de Mouhy.

Ses autres livres n’ont pas, à beaucoup près, la même valeur. Ce sont pour la plupart des imitations ou des contre-parties des ouvrages en vogue. Les Mille et une faveurs sont estimées en librairie beaucoup plus qu’elles ne valent ; cela tient aux allégories qu’elles renferment et aux noms anagrammatisés, dont la clef est difficile à faire.

Le Petit almanach des grands hommes, qui se moque de tout le monde, n’a pas manqué de se moquer du chevalier de Mouhy : « Beaucoup de pièces en vers et en prose, et quarante volumes de romans donnent à cet écrivain un des cortèges les plus imposants de notre nomenclature. Nous lui devons, dans son Histoire du Théâtre-Français, la plupart des jugements portés sur les auteurs dramatiques vivants. Ce beau génie semble avoir deviné nos intentions en insistant beaucoup moins sur Corneille, Molière et Racine, que sur MM. Mercier et Durosoi, et en louant tout le monde. Cette méthode est, en effet, le seul moyen indiqué par la prudence pour éteindre ces rivalités et ces disputes odieuses qui déshonorent la littérature française, et qui changent en vils gladiateurs les véritables maîtres du public. »

Rivarol n’est pas le seul qui se soit égayé sur le compte de l’auteur de la Mouche ; Palissot a malmené fort rudement le chevalier dans ses Mémoires littéraires et dans son poëme de la Dunciade. « Le plus fécond, mais le plus ennuyeux des romanciers, » l’appelait-il.

Le chevalier de Mouhy était cependant un Lorrain comme Palissot. Mais il était pauvre à faire pitié et laid à faire peur. La Chronique scandaleuse de 1785 le dépeint comme un boiteux et un bossu ; et l’on a peine à croire qu’il ait servi en qualité d’officier de cavalerie. C’est pourtant le titre qu’il prend dans ses livres, et le costume qu’il a adopté pour son portrait gravé.

On l’a représenté comme un importun de café, ayant toujours les poches bourrées de ses ouvrages, les colportant, les vendant lui-même, d’autres fois se donnant à loyer pour faire applaudir ou siffler les pièces nouvelles. Pénible métier pour un homme qui a eu du talent une fois dans sa vie !

On connaît ses rapports avec Voltaire ; il lui demanda de l’argent (hélas ! un autre infortuné, l’abbé Prévost, lui en avait demandé aussi, dans une lettre qui est un chef-d’œuvre de tristesse !). Voltaire en écrivit, avec sa superbe accoutumée, à l’abbé Moussinot ; car le grand philosophe, pareil à ces athées qui ne veulent que des domestiques pieux, avait pour trésorier un prêtre, un janséniste outré. La lettre de Voltaire est de 1736 et datée de Cirey :

« Il y a un chevalier de Mouhy, qui demeure à l’hôtel Dauphin, rue des Orties : ce chevalier veut m’emprunter cent pistoles, et je veux bien les lui prêter. Soit qu’il vienne chez vous, soit que vous alliez chez lui, je vous prie de lui dire que mon plaisir est d’obliger les gens de lettres, quand je le peux, mais que je suis actuellement très-mal dans mes affaires ; que cependant vous ferez vos efforts pour trouver cet argent, et que vous espérez que le remboursement en sera délégué, de façon qu’il n’y ait rien à risquer ; après quoi, vous aurez la bonté de me dire ce que c’est que ce chevalier, et le résultat de ces préliminaires. »

Le résultat de ces préliminaires fut que le chevalier de Mouhy devint le correspondant de Voltaire. Autre lettre, du mois de juin 1738, toujours à l’abbé Moussinot : « Je vous prie aussi de donner cent trente francs au chevalier de Mouhy : il m’est impossible de lui donner plus de deux cents livres par an. Si j’en croyais mes désirs et son mérite, je lui en donnerais bien davantage. Dites-lui que je suis charmé de l’avoir pour correspondant littéraire, mais que je demande des nouvelles très-courtes, des faits sans réflexions, et plutôt rien que des faits hasardés. »

Des faits sans réflexions ! voilà qui est peu obligeant pour l’auteur de la Mouche.

Le chevalier de Mouhy donna souvent prise au ridicule, et, comme Poinsinet d’innocente mémoire, il servit de plastron aux quolibets de ses confrères. Une aventure qui lui arriva sur les derniers temps de sa vie est assez originale et se détache assez de la foule des Ana pour que je la rapporte ici.

Il demeurait alors tout au haut d’une maison qui faisait le coin de la rue de l’Arbre-Sec et de la rue Saint-Honoré, vis-à-vis la fontaine. Un jour il reçut la visite de l’abbé Arnaud, de l’Académie française, plus spirituel mystificateur que glorieux académicien. Après les civilités d’usage, l’abbé Arnaud lui annonça qu’il venait de recevoir d’un jeune homme de province des Stances à la louange du chevalier de Mouhy.

— À ma louange, monsieur l’abbé ?

— À votre louange, monsieur le chevalier.

— Parbleu ! je suis curieux de connaître ces stances-là.

L’abbé déploya son papier et commença gravement :

Un des plus grands avantages
Dont notre siècle ait joui,
C’est d’avoir vu les ouvrages
Du chevalier de Mouhy.

— Il y a de la facilité, murmura l’auteur de la Paysanne parvenue, en savourant une prise de tabac.

— Ils respirent la noblesse ;
L’esprit en est ébloui.
Non, nul auteur n’intéresse
Comme monsieur de Mouhy.

— Ah ! dit le chevalier en se rengorgeant modestement, votre jeune homme est trop honnête.

— L’on prétend qu’il n’est pas d’homme
Qui n’ait quelquefois menti,
Mais personne ne ment comme
Le chevalier de Mouhy.

— Comment ! qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce que l’on se moque de moi ?

— Patience, monsieur le chevalier.

— Non, monsieur l’abbé, je n’écouterai pas davantage cette impertinence.

L’abbé continua :

— Le bon goût, l’adresse extrême
Dont chaque ouvrage est rempli,
Font préférer au vrai même
Les mensonges de Mouhy.

— Qu’entends-je ? dit le chevalier ; c’est charmant ! Quelle louange délicate et quelle façon habile de l’amener ! Avoir l’air de dire une injure et faire un compliment ! Ce jeune homme-là promet. Voyons la suite.

— Du pays qui m’a vu naître
Je ne suis jamais sorti ;
J’en sortirai pour connaître
Le chevalier de Mouhy.

— Oh ! oh ! qu’il ne se dérange pas ; il me connaît de réputation, cela suffit.

— Taille noble et jambe fine,
Œil brillant et réjoui ;
Voilà comme j’imagine
Le chevalier de Mouhy.

— Hum !… hum ! dit le chevalier en faisant la grimace ; il y a un peu à rabattre.

— Qu’il doit inspirer d’alarmes
À tout amant, tout mari !
Comment résister aux charmes
Du chevalier de Mouhy !

— Dans ma jeunesse, je ne dis pas… mais avec l’âge on se range ; d’ailleurs, il faut de la morale.

— Puissent donc les destinées
Conserver gras et fleuri,
Pendant de longues années,
Le chevalier de Mouhy.

Ici finit la mystification, qui, racontée par Champcenetz dans plusieurs sociétés, fit longtemps rire aux dépens du bonhomme.

Le chevalier de Mouhy mourut en 1784, à l’âge de quatre-vingt-trois ans. Il avait un oncle qui faisait des tragédies, le baron de Longepierre.

Depuis longtemps, les tragédies de l’oncle ont été rejoindre les romans du neveu.