Les Origines du roman grec

Les Origines du roman grec
Revue des Deux Mondes, 3e périodetome 32 (p. 285-318).
LES ORIGINES
DU
ROMAN GREC

Erwin Rohde. Der Griechische Roman und seine Vorläufer, Leipzig, Breitkopf et Hürtel.

Quand Mme de La Fayette publia son roman de Zaïde, Segrais, sous le nom duquel le livre devait paraître, pria le savant Huet, qui fut plus tard évêque d’Avranches, de le faire précéder d’une préface de sa façon. — Remarquons, à ce propos, combien les temps sont changés. C’était alors l’érudition qui recommandait un ouvrage léger et lui donnait quelque crédit ; aujourd’hui un érudit, pour se faire lire, serait fort tenté de demander à quelque romancier à la mode de lui faire une préface et de le présenter au public. — Huet était d’ailleurs un homme du monde autant qu’un savant ; il fréquentait les bonnes sociétés et avait un grand goût pour les gens d’esprit. Il aimait beaucoup les romans, qu’il appelait « l’agréable amusement des honnêtes paresseux, » et quoiqu’il fût le moins paresseux des hommes, il se plaisait à les lire. A l’âge où Racine dévorait Théagène et Chariclée sous les grands arbres de Port-Royal, Huet avait traduit Daphnis et Chloé. Devenu plus tard un homme d’église et un personnage considéré, il ne se croyait pas obligé d’être sévère à ces vieux livres qui avaient enchante sa jeunesse. Il était plus indulgent encore pour les romans français de son temps, l’Astrée, le Grand Cyrus, la Cléopâtre, qui lui semblaient irréprochables. Il les trouvait, par la politesse et la galanterie, préférables à ceux des autres nations, et il donnait de cette supériorité une raison piquante. En Espagne et en Italie, disait-il, les femmes sont séparées des hommes par tant d’obstacles que, quand on parvient à les aborder, « on profite du temps, sans s’arrêter aux formes ; » ce qui fait que le roman finit tout de suite. En France, au contraire, « où les femmes vivent sur leur bonne foi, » et n’ont d’autre défense qu’elles-mêmes, il faut les assiéger dans les règles, et elles ne se rendent qu’après de longues résistances. Aussi a-t-on inventé, pour les vaincre, « l’art de les cajoler agréablement. » Huet n’y trouve rien à redire ; les romans, où cet art est peint dans tous ses détails, lui semblent des livres ingénieux et délicats dont il se garde bien de condamner la lecture, comme faisaient les théologiens ses confrères. Ils peuvent avoir des inconvéniens sans doute ; « mais les meilleures choses du monde n’ont-elles pas quelquefois des suites fâcheuses ? » Et ici ces inconvéniens douteux sont compensés par des avantages certains. Les romans sont des précepteurs muets, qui succèdent à ceux du collège, et qui apprennent mieux qu’eux à parler et à vivre. On peut beaucoup s’instruire en les lisant, et il n’y a rien « qui dérouille tant l’esprit, qui puisse le mieux façonner et le rendre plus propre au monde. » Huet ne veut même pas qu’on leur reproche trop durement ces peintures passionnées qui choquaient les gens rigoureux. Quand on lui dit que l’amour y est traité d’une façon si insinuante qu’il risque de s’introduire dans de jeunes cœurs et de les corrompre, il répond qu’il n’est pas mauvais que les jeunes personnes connaissent d’avance cette passion pour s’en défendre : « l’expérience fait voir que celles qui n’en ont jamais entendu parler en sont le plus susceptibles, et que les plus ignorantes sont aussi les plus dupes. »

On comprend qu’avec ces principes Huet n’ait éprouvé aucun scrupule à satisfaire son ami Segrais. Il composai donc pour lui, et mit en tête du livre de Mme de La Fayette ; sa célèbre dissertation sur l’origine des romans. Cette origine, il la rapporte à l’Orient, et les raisons qu’il en donne paraissent d’abord assez vraisemblables. Il fait remarquer que l’Orient est le pays des fables, que les peuples qui l’habitent ont l’esprit fort inventif, que tous leurs discours sont figurés et qu’ils ne parient que par allégories. Les Égyptiens, les Indiens, les Perses « excellent dans l’art de mentir agréablement. » On ne trouve dans les ouvrages des Arabes que paraboles, que similitudes, que fictions. « Leur Alcoran est de cette sorte : Mahomet dit qu’il l’a fait ainsi afin que les hommes, pussent plus aisément l’apprendre et plus difficilement l’oublier. » Il est donc à croire que ces contrées sont la véritable patrie des narrations romanesques, et, comme on sait que les plus anciens auteurs quoi les ont fait connaître aux Grecs venaient de la Syrie et de la Phénicie, il faut en conclure qu’ils les avaient tirées de la Perse ou de l’Inde, dont ils étaient voisins. Elles ne sont donc pas originaires de la Grèce, et c’est un fruit du dehors qu’on a transplanté sur le sol grec. Il est vrai « qu’il a trouvé le terroir lui bon qu’il y a admirablement bien pris racine. » Voilà, en quelques mots, l’opinion d*Huet sur l’origine des romans.

Cette question, qui a semblé longtemps résolue, un érudit allemand, M. Erwin Rohde, professeur à l’université d’Iéna, vient de la reprendre, dans un livre intitulé le Roman grec et ses devanciers, auquel l’Allemagne savante a fait un très bon accueil. Ses conclusions sont bien différentes de celles d’Huet, mais il les appuie de tant de preuves qu’il nous paraît difficile de les contredire et que cette fois le débat semble définitivement vidé.

M. Rohde commence par circonscrire son sujet, et, pour éviter toute équivoque, il indique d’abord très nettement ce qu’il appelle le roman grec. Ce mot de roman est moderne, et, pris dans son sens le plus étendu, il peut s’appliquer à des ouvrages très différens, qui n’ont pas une origine commune. M. Rohde le réserve à ces narrations fabuleuses qui furent écrites dans la seconde moitié de l’empire romain, et dont l’amour est le principal intérêt, comme l’Histoire d’Habrocome et d’Antheia, par Xénophon d’Éphèse, et le Daphnis et Chloé de Longus[1]. Ce ne sont certes pas les seuls récits romanesques qu’aient produits les littératures antiques ; elles en avaient d’autres, et probablement de bien meilleurs : telles étaient, par exemple, ces fables milésiennes, si légères, si piquantes, qui plaisaient tant aux oisifs, que les gens du monde lisaient avec fureur, que les généraux emportaient dans leurs valises quand ils partaient pour leurs expéditions lointaines. D’après les échantillons qu’Apulée et Pétrone en ont conservés, on voit qu’elles devaient ressembler aux Contes de La Fontaine. M. Rohde n’en méconnaît pas le mérite, mais elles lui semblent des nouvelles plutôt que des romans. Il est donc bien entendu qu’il ne donne ce dernier nom qu’aux ouvrages de Longus, de Chariton, d’Iamblique, d’Héliodore, et que ce sont les seuls dont il s’occupe à chercher l’origine. — Le dessein de son livre est de prouver qu’ils ne viennent pas de l’Orient, comme le croyait Huet, et qu’ils appartiennent entièrement à la Grèce.

La preuve n’était pas facile à fournir. Les derniers siècles de la littérature grecque sont à peu près perdus pour nous ; de cette grande poésie qui fleurit à Alexandrie, à Antioche, à Pergame, sous les successeurs d’Alexandre, nous n’avons guère que des fragmens. Il ne reste presque plus rien de tout ce mouvement littéraire qui consola la Grèce d’être l’esclave de Rome. C’est parmi ces rares débris que M. Rohde a dû chercher les élémens épars dont s’est formé le roman grec ; il est merveilleux qu’il ait pu les y retrouver. Le succès fort imprévu de ses recherches, l’habileté avec laquelle il a su démêler les principes divers dont ces romans sont composés, et remonter pas à pas, parmi tant de ténèbres, jusqu’à leur plus lointaine origine, font le plus grand honneur à sa pénétration et à sa science. J’ajoute, ce qui ne gâte rien, que, contre l’habitude des Allemands, son livre est bien composé, qu’il ne l’a pas embarrassé de dissertations inutiles, que toutes les parties en sont habilement liées entre elles, et que l’ensemble forme une lecture agréable et facile. Il faut remarquer aussi que, sur sa route et sans se détourner de son sujet, M. Rohde soulève et résout une foule de questions curieuses sur l’origine de ces récits naïfs et poétiques qui ont amusé l’enfance des peuples ; il les prend à leur source, dans les épopées ou les traditions de l’extrême Orient, il les suit dans leurs voyages, il montre comment les nations les plus opposées se les passent de l’une à l’autre en les accommodant à leurs caractères et à leurs croyances ; c’est un travail qui suppose des lectures infinies et une érudition presque universelle.

Mais le principal mérite de l’ouvrage est ailleurs ; je sais gré surtout à M. Rohde de nous prouver une fois de plus que c’est la première qualité de cette grande littérature grecque de s’être développée seule, par ses propres forces, en marchant droit devant elle. Toutes les autres ont subi des influences étrangères, et il a fallu qu’on les mît dans le chemin qu’elles ont suivi avec tant d’éclat. Elles y ont apporté sans doute des qualités qui leur appartiennent, mais l’impulsion leur venait du dehors. On peut toujours se demander ce qu’elles auraient fait, ce qui serait advenu de leur art et de leur poésie, si un hasard heureux ne les avait mises en relation avec un autre peuple. Il n’y a point de ces accidens dans l’histoire littéraire de la Grèce, ou du moins l’imitation de l’étranger n’a jamais modifié d’une manière sensible la marche de son génie. Tous les genres de littérature y sortent l’un de l’autre ; ils ne sont pas une importation extérieure, et on les voit naître à leur tour de ce qui les a précédés, par un progrès logique et régulier. Le roman seul, né dans une époque obscure, en pleine décadence, avait quelque peine à se rattacher au reste ; au premier abord il en semblait être si différent qu’on avait cru devoir lui chercher des origines en dehors de la Grèce. M. Rohde a prouvé qu’on avait tort et il a réuni à la grande chaîne cet anneau séparé. Il est donc aujourd’hui démontré que, dans cette admirable littérature, tout se lie et se tient, que ce grand arbre, depuis ses racines jusqu’à ses dernières branches, est d’une venue, qu’il a poussé librement, sans jamais être contraint dans sa direction, sans qu’on l’ait altéré par aucune greffe étrangère, que toutes ses fleurs et tous ses fruits, même les plus tardifs, lui appartiennent, qu’en l’observant de près on peut suivre son développement naturel et qu’on aperçoit ce que chaque saison ajoute à sa croissance. Ce résultat important me semble mériter la peine que nous suivions un moment M. Rohde dans ses savantes recherches.


I

Avant d’arriver à l’étude de la décadence grecque, d’où le roman est sorti, M. Rohde croit devoir jeter un coup d’œil en arrière et rappeler rapidement ce qui faisait le caractère distinctif, ce qui était le principal intérêt des œuvres d’art à l’époque classique. On sait que la poésie grecque a vécu, pendant ses plus belles années, d’un certain nombre de récits, transmis par la tradition depuis les temps les plus lointains et accumulés dans la mémoire du peuple. Ils se reproduisent sans cesse et sont le fond de ces poèmes de tout genre qui ont fait l’admiration du monde. Les Grecs n’éprouvaient pas alors le besoin de créer des sujets nouveaux, les anciens suffisaient à tout. Les spectateurs qui allaient au théâtre d’Athènes écouter une pièce d’Eschyle ou de Sophocle ne s’attendaient pas à l’imprévu, comme aujourd’hui ; ils savaient que Clytemnestre tuerait son mari et qu’elle serait tuée par son fils ; ils connaissaient par cœur les malheurs d’Œdipe et de sa famille. Le plaisir consistait pour eux à voir comment ces sujets antiques seraient traités d’une façon nouvelle et de quelle manière on arriverait à les émouvoir sur des aventures qui les avaient émus tant de fois. Il faut avouer que cette curiosité était plus noble que celle qui s’attache de nos jours aux combinaisons habiles de l’intrigue, qui, au lieu de demander au poète de peindre les passions de l’âme, le force à devenir une sorte de manœuvre qui agence adroitement des situations compliquées et captive un public distrait par des coups de surprise et des tours de force.

Du moment que les Grecs se contentaient de ces vieilles histoires, quel avantage ne trouvait pas le poète à les ramener sans cesse devant leurs yeux ? D’abord il n’avait pas besoin de perdre un acte ou deux à faire connaître ses personnages : leur nom seul, dès qu’il était prononcé, réveillait toute sorte de souvenirs, et il pouvait, sans étonner personne, les jeter du premier coup dans des aventures héroïques. Ces aventures sont quelquefois extraordinaires, et il nous paraît difficile que les gens spirituels et malins qui les écoutaient les aient trouvées croyables. Or Aristote dit « que nous ne pouvons pas prendre du plaisir aux récits qu’on nous fait quand nous n’y croyons pas ; » ce qui est surtout vrai au théâtre. Il semble donc que les Grecs n’auraient pas dû s’intéresser à ces fables étranges que leurs poètes représentaient devant eux. Mais ils les entendaient raconter depuis leur enfonce, et ce merveilleux, auquel ils s’étaient accoutumés, ne les choquait plus. L’esprit a ses habitudes, comme le corps ; quand il s’est familiarisé de bonne heure avec des invraisemblances, il lui faut un effort violent pour les apercevoir. Il n’avait garde de se donner cette peine et de se faire cette violence au théâtre, où il venait pour son agrément. Il aimait mieux se laisser aller sans résistance au plaisir d’écouter une fois encore ces histoires qui l’avaient tant de fois charmé. Ce qu’on nous raconte de l’enthousiasme qu’ont excité certaines de ces pièces, de cette sorte de délire dans lequel elles jetaient tout un peuple serait bien difficile à comprendre, si nous ne songions que les spectateurs arrivaient au théâtre prévenus et préparés par leurs souvenirs, que les personnages semblaient grandis jusqu’à des proportions surhumaines par tous les récits qu’on faisait d’eux depuis des siècles, et que l’auteur nouveau, qui venait après tant d’autres, profitait pour son compte de l’émotion qu’avaient excitée tous ses prédécesseurs. C’est ainsi qu’on s’explique l’impression extraordinaire que ces vieilles histoires sans cesse renouvelées produisaient sur la foule, qui ne se lassait pas de les entendre.

Cependant cette impression ne pouvait pas durer toujours, et il était naturel qu’elle finît par s’affaiblir. M. Rohde énumère toutes les raisons qui détachèrent peu à peu les Grecs de ces récits traditionnels qu’on leur répétait depuis si longtemps. La principale assurément fut l’importance que prit chez eux la philosophie. L’habitude de raisonner et de discuter est d’ordinaire peu favorable aux anciennes croyances ; les vieilles légendes n’y purent pas résister. Quand les esprits, devenus moins crédules, les regardèrent de plus près, ils y découvrirent des absurdités qu’ils n’avaient pas soupçonnées. Les plus résolus s’en moquèrent ouvertement ; les plus respectueux ou les plus timides essayèrent au moins d’en sauver quelque chose en les expliquant et en les interprétant : c’était le plus sûr moyen de les détruire. Quand elles ne furent plus regardées que comme des allégories ou des symboles, elles cessèrent de paraître vivantes, et la foule n’y trouva plus le même plaisir. Il arriva d’ailleurs à ce moment un événement grave qui acheva d’en précipiter la décadence, A la suite des conquêtes d’Alexandre, la Grèce pour ainsi dire, se déplaça ; elle, déborda de tous les côtés, sur l’Orient. Dans l’Asie-Mineure, en Syrie, en Égypte, il se forma, des monarchies puissantes, qui devinrent des centres scientifiques et littéraires pour les contrées voisines. La littérature grecque, s’y transporta, et l’on voulut y cultiver tous les genres qui avaient illustré Athènes. Mais les circonstances n’étaient plus les mêmes. Les antiques légendes qu’avaient chantées tant de fois la tragédie et l’épopée devaient moins plaire à ce public cosmopolite, qui ne les connaissait pas depuis l’enfance, comme les Grecs véritables : sur ce sol étranger, elles n’avaient plus de racines. Aussi n’est-il pas surprenant qu’on s’en soit bientôt fatigué et qu’on ait cherché à les remplacer par d’autres histoires.

Ici se révèlent encore le caractère et les habitudes de l’esprit grec — Ces sujets nouveaux, qui devaient rajeunir l’épopée, et le drame épuisés, on ne laissa pas les poètes les inventer à leur fantaisie ; on alla les chercher, comme les autres, dans les traditions populaires. Au-dessous des grands mythes, qui étaient nés, pendant la jeunesse des peuples aryens, de la contemplation de la nature, et qui en gardaient le sentiment, il avait germé partout, dans ces contrées heureuses de la Grèce, une foule de légendes locales, qui s’étaient formées autour d’un temple ou d’une statue, à l’occasion d’une fête, pour expliquer un vieil usage dont on ignorait l’origine ou rendre compte d’une expression antique, qu’on ne comprenait plus. L’illustre érudit Welcker a montré combien les poètes de la période alexandrine[2] se sont servis de cette seconde couche de légendes et le profit qu’ils en ont tiré. Elles n’avaient plus la profondeur, le sérieux, la simplicité, le caractère héroïque et grave des anciens mythes, et c’est précisément ce qui les rendait propres à une époque, polie et raffinée, qui ne prisait guère la naïveté, et à qui la grâce plaisait beaucoup plus que la grandeur. Elles n’étaient pourtant pas un simple produit de la fantaisie individuelle, ce qui les aurait privées de cette force et de cette autorité que donne la tradition ; elles avaient pris une couleur poétique dans ces récits populaires, où elles s’étaient longtemps conservées. Leur origine qui les rattachait, à des lieux célèbres ou à des usages anciens leur donnait une sorte de réalité, et permettait de croire qu’elles n’étaient pas uniquement des jeux d’esprit ou des caprices d’imagination ; mais comme elles étaient peu connues, qu’elles n’avaient pas encore inspiré de grands poètes et reçu dans des chefs-d’œuvre une forme définitive, on pouvait prendre beaucoup de libertés avec elles et les présenter comme on voulait. L’avantage était précieux, et les écrivains de ce temps ne se firent pas faute d’en user.

D’abord ils choisirent de préférence, dans la foule de ces légendes, et ils prirent surtout plaisir à développer celles qui contenaient des histoires d’amour. C’était une très grande nouveauté. Tous les critiques ont remarqué que l’amour tient très peu de place dans les œuvres des premiers poètes de la Grèce. Il n’est jamais dépeint dans Homère ; Eschyle paraît l’éviter avec soin, et Aristophane lui fait dire fièrement, dans sa comédie des Grenouilles : « Personne n’a jamais vu dans mes pièces une femme amoureuse. » On se souvient avec quelle discrétion et de quelle touche légère Sophocle indique l’amour d’Hémon pour Antigone : il semble qu’il aurait honte d’appuyer ou qu’il craindrait d’indisposer le public s’il en disait davantage.

Faut-il donc croire que ce sentiment était alors absent de la vie ordinaire, et que les poètes ne s’abstiennent de le peindre que parce qu’ils ne le connaissent pas ? M. Rohde est loin de le penser, et à l’appui de son opinion il cite les vers qui nous restent des poètes lyriques de ce temps. On n’a jamais chanté les plaisirs et surtout les peines de l’amour avec autant d’ardeur qu’Anacréon ou qu’Alcée, et il y a dans la belle ode que nous avons conservée de Sapho un accent de passion qui a touché Catulle et enflammé jusqu’à Boileau lui-même :

Heureux qui près de toi pour toi seule soupire !


On ne peut donc pas prétendre que les contemporains de Sapho et d’Alcée ne connaissaient pas l’amour ; il serait plus vrai de dire qu’ils le connaissaient trop. Ce sentiment est de ceux qui n’ont toute leur énergie que dans les époques primitives, où l’on cède, sans se contenir, à tous les instincts de la nature. Il se manifeste alors avec une violence incroyable. Au contraire, dans des sociétés plus civilisées, il se raffine et s’amollit. Les conventions sociales l’enchaînent et l’affaiblissent. Il devient un caprice, un passe-temps, une occupation de désœuvré ou une fatuité d’homme du monde. A l’époque d’Eschyle et de Sophocle, on le regardait plutôt comme une de ces maladies (νόσος, νόσημα) que les dieux envoient et auxquelles la raison humaine succombe. Ce mal terrible et vulgaire qui s’empare de l’homme sans qu’il puisse y résister, qui l’enivre comme un vin capiteux, qui le consume comme un poison, qui énerve sa volonté, qui le soumet à la domination d’une femme, ne semblait pas convenir à ces âmes vigoureuses que la tragédie mettait aux prises avec la destinée et qui en supportaient si vigoureusement les assauts. C’était une passion inférieure, peu digne de ce monde héroïque où Eschyle plaçait ses personnages, et il fallut qu’Euripide abaissât le niveau de la vieille tragédie, qu’il en fit la reproduction de la vie bourgeoise, pour que l’amour n’y parût pas déplacé. C’est à partir de ce moment qu’il devint un des élémens essentiels de la poésie dramatique.

Cette innovation charma le public, et elle fut assurément une des causes qui donnèrent tant de succès au théâtre d’Euripide. Ces histoires d’amour, qu’Eschyle et Sophocle bannissaient si soigneusement de la scène, les Grecs les avaient toujours beaucoup aimées : ce qui le prouve, c’est que leur littérature populaire en était pleine. Athénée, parmi les curiosités dont son livre est rempli, nous a conservé le souvenir de quelques chansons que les jeunes filles répétaient dans les villages. Il y était question des infortunes de Calyce qui, dédaignée par son amant, se précipita d’une roche dans la mer, ou de la pauvre Eriphanis, qui devint amoureuse d’un beau chasseur, et se mit à le suivre dans les forêts et les montagnes. On y racontait que non-seulement elle avait touché le cœur des hommes les plus insensibles, mais qu’elle arrachait des larmes aux bêtes sauvages, qui pleuraient son malheur avec elle. Les Siciliennes chantaient la juste vengeance qu’une nymphe outragée avait tirée du berger Daphnis. Elle l’avait rencontré au milieu d’un bois, « quand il était dans la fleur de sa beauté, que ses joues commençaient à s’ombrager de barbe, ce qui est l’âge où, selon Homère, la jeunesse des beaux garçons est le plus séduisante, » et s’était livrée à lui, à la condition qu’il serait fidèle. Malheureusement la fille d’un roi en devint amoureuse ; elle l’attira dans son palais, et parvint à lui faire oublier sa promesse. La nymphe, pour le punir, le rendit aveugle. De leur côté, les jeunes gens ne se faisaient pas faute de raconter des histoires de ce genre, où ils avaient le beau rôle. Pausanias, qui était un curieux, comme Athénée, et qui parcourait la Grèce, faisant parler sur sa route les gens du pays et les sacristains des temples, en rapporte quelques-unes. C’est l’histoire d’un berger de Charadrus, près de Patras, qui fut aimé d’une divinité de la mer. Elle traversait les flots et abordait au rivage pour venir le voir ; mais comme avec le temps la beauté du jeune homme finit par se faner, la déesse un jour ne revint plus, et l’amoureux en éprouva une si vive douleur qu’Aphrodite, saisie de pitié, le changea en fontaine. Cette fontaine était célèbre dans le pays : les jeunes gens et les jaunes filles venaient s’y baigner, et l’on disait qu’elle avait la propriété de faire oublier l’amour. « Si c’est la vérité, ajoute le sage Pausanias, il faut avouer qu’il n’y a pas de trésor qui soit préférable à la fontaine du beau berger. » Ailleurs on lui conta une aventure encore plus dramatique, qu’il est très heureux de nous rapporter. Un prêtre de Bacchus, nommé Corésus, était devenu amoureux de la jeune Callirhoé, qui résistait à ses prières et refusait tous ses présens. Corésus, irrité de ses dédains, s’adressa au dieu qu’il servait, et ce dieu, pour venger son prêtre, frappa le pays d’un mal terrible, qui rendait les habitans furieux et les faisait mourir. Ces malheureux, ne sachant comment se délivrer du fléau, consultèrent un oracle célèbre dans la contrée qui était rendu par des colombes du haut d’un chêne, et l’oracle exigea que Callirhoé fût immolée devant l’autel par les mains de Corésus, à moins qu’elle ne trouvât quelqu’un qui consentît à mourir pour elle. Personne ne s’étant présenté, même parmi ses parens les plus proches, pour prendre sa place, elle était conduite au supplice, lorsque l’amour de Corésus se réveilla au dernier moment, et, au lieu de sacrifier la jeune fille, il se tua lui-même. À ce spectacle, Callirhoé se sentit enfin touchée ; saisie de honte et de remords, elle alla mourir sur les bords d’une fontaine qui prit son nom. Que de fois n’a-t-elle pas été contée, depuis Pausanias, l’histoire de cet amour tardif, fait de regrets et de reproches, qui n’aperçoit le prix du bien qu’il a dédaigné qu’après l’avoir perdu, et n’a conscience de lui-même que lorsqu’il ne peut plus se satisfaire !

M. Rohde a pris soin de recueillir et d’étudier ce qui reste de ces légendes locales dont la poésie hellénistique a tiré un si grand profit. La plupart n’étaient qu’une version différente des grands récits mythologiques qu’avaient chantés Homère et Pindare. Les noms seuls sont changés, le fond reste le même. Elles ont pris seulement avec le temps une couleur plus bourgeoise qui les rapproche davantage de la vie commune. Quelques-unes viennent du dehors, surtout de l’Orient[3], car il n’y a pas de frontières pour les histoires de ce genre ; elles s’insinuent d’un pays à l’autre, malgré la différence des langues et la diversité des coutumes, et l’on dirait vraiment que les peuples primitifs, dès qu’ils se rencontrent, sont plus occupés d’échanger leurs contes nationaux que leurs marchandises. Mais quelle qu’en soit la provenance, qu’elles viennent de la Grèce ou d’ailleurs, M. Rohde fait remarquer qu’elles ont ce caractère commun d’être surtout des aventures d’amour.

Il est donc naturel que la poésie alexandrine, qui reproduisit ces légendes, ait fait à l’amour une si grande place. Cette place, dont il s’empare alors pour la première fois dans la littérature, on peut dire qu’il ne l’a plus perdue. Il en est devenu l’âme, et depuis tant de siècles, malgré tant de révolutions du goût, le public a conservé l’habitude de ne prendre un intérêt passionné qu’aux ouvrages qu’il inspire. Dès le premier jour, les genres qui l’avaient le plus dédaigné ne vivent que de lui. « Il n’y a rien de plus grave que la tragédie, dit Ovide ; eh bien ! la tragédie ne chante plus que des histoires d’amour. » Et quelles histoires ! Après en avoir choisi d’honnêtes et de naturelles, elle se jette dans l’extraordinaire et l’horrible ; elle montre Myrrha éprise de son frère et Clymène amoureux de sa fille : c’est ce qu’on appelle désormais « des amours tragiques ! » Les héros de la vieille épopée ne sont admis dans les poèmes nouveaux qu’à la condition de se mettre à la mode du jour. Ce qu’on raconte le plus volontiers d’Achille, c’est son séjour à Scyros et sa liaison avec Déidamie[4]. L’affection sérieuse et toute conjugale d’Ulysse pour Pénélope prend, dans les nouveaux récits, des airs de galanterie romanesque. Nous approchons du temps où l’on supposera que l’épouse délaissée charme ses loisirs en écrivant à son mari, dont elle ignore la demeure, des épîtres sentimentales et passionnées qu’il ne doit jamais recevoir.

Mais c’est surtout dans l’élégie, le genre préféré des poètes alexandrins, que l’amour coule à flots. C’est là que les légendes populaires dont il a été question plus haut trouvaient leur place naturelle. Le poète élégiaque ne se contente pas de décrire ses propres sentimens, et il rappelle volontiers à ce propos les histoires amoureuses que sa mémoire lui suggère. Tout lui sert de prétexte à les raconter. Heureux, il se compare aux personnages connus qui ont été chéris de leur maîtresse ; malheureux, il se soulage par le souvenir des infortunes des autres. C’est ce qu’on trouve à tout moment chez Properce, et en cela le poète romain imitait fidèlement ses modèles. Nous avons encore une élégie d’Hermésianax, un des premiers poètes de l’école alexandrine, dans laquelle il se justifie d’être amoureux en rappelant que tous les poètes l’ont été comme lui. Il remonte jusqu’à Orphée, et toute la littérature y passe. Il a grand soin de faire remarquer que les philosophes eux-mêmes « qui ont été assez sots pour choisir un genre de vie sévère et dont l’esprit chagrin ne se plaît qu’à des réflexions obscures et à des discours rebutans n’ont pas pu se soustraire aux tempêtes de l’amour et qu’ils se sont abandonnés comme d’autres à la conduite de ce cocher redoutable. » Ce qui lui donne l’occasion de parler des amours de Pythagore et de Socrate. Ces énumérations d’aventures amoureuses étaient devenues une sorte de loi du genre, et on les regardait comme si nécessaires dans l’élégie qu’un grammairien grec, Parthénius, qui habitait Rome au commencement de l’empire, eut l’idée d’en faire un recueil. Il vivait dans l’intimité d’un grand seigneur romain, Cornélius Gallus, homme d’état et homme d’affaires, qui se piquait d’aimer les poètes d’Alexandrie et faisait des vers à ses momens de loisir ; Parthénius lui dédia son petit livre, et il dit dans sa préface qu’il l’a rédigé pour aider la mémoire de son ami, quand il lui viendrait à l’esprit de composer quelque élégie : tant il était de règle que ces vieux souvenirs prissent place dans les chants des poètes élégans qui voulaient imiter Callimaque !

Ici M. Rohde s’interrompt pour se faire une question que ses lecteurs assurément se sont déjà posée. Lorsqu’il songe à l’importance que prend tout d’un coup dans les lettres la peinture de l’amour, quand il voit qu’elle envahit la philosophie et l’histoire aussi bien que la poésie et qu’aucun genre ne lui échappe, il se demande si ce n’est pas l’indice de quelque grave changement social, et si par exemple il ne faut pas conclure des éloges dont les poètes comblent les femmes et du soin qu’ils prennent de les chanter que leur condition dans le monde est devenue meilleure. C’est assurément la première pensée qui vient à l’esprit, et le savant archéologue, M. W. Helbig, dans son ouvrage sur les peintures murales de Pompéi, ne doute pas que les femmes n’aient été plus libres et plus considérées, qu’elles n’aient tenu plus de place dans la famille et dans l’état à l’époque dont nous nous occupons qu’avant Alexandre. M. Rohde en est beaucoup moins convaincu que M. Helbig, et il n’est pas aisé de décider lequel des deux a raison. Ce qui permet d’avoir à ce sujet des opinions différentes, c’est que la Grèce comprenait alors des nations très diverses, qui n’avaient pas la même façon de vivre : ici, on conservait obstinément les anciens usages ; là, on cédait aux mœurs nouvelles. Ce qui est vrai d’Antioche ou d’Alexandrie ne l’est pas de Tarse ou de Rhodes : aussi est-il difficile d’établir une loi générale et qui puisse s’appliquer à tout. Ce qui est bien plus extraordinaire, c’est que, sans sortir du même pays, on trouve dans les diverses classes de la société des habitudes différentes. Les plus élevées sont celles aussi où les femmes ont conquis le plus d’importance. Dans l’histoire des monarchies orientales qui remplacèrent celle d’Alexandre, on nous parle des reines presque autant que des rois. Elles partagent le pouvoir avec leurs maris, quelquefois même elles les dépossèdent de l’autorité et ne leur en laissent que l’ombre. Conformément à ce qui se passe dans nos royautés modernes, les rois cimentent par des mariages les traités qu’ils concluent entre eux. C’est reconnaître d’une manière officielle que la jeune femme aura sur son époux assez d’empire pour le maintenir dans cette alliance nouvelle. Les femmes des Ptolémées ne passent plus leur temps dans le gynécée ; elles ont une cour à côté de celle de leurs maris. Elles s’entourent de savans, d’artistes, de poètes, qui cherchent à leur plaire, qui reproduisent leurs traits sur la toile ou le marbre, qui les chantent et qui les flattent. Si naïfs qu’on les suppose, ils ne prendraient pas cette peine s’ils n’en espéraient pas quelque profit. Il est probable que des princesses sans autorité et sans influence n’auraient pas trouvé de flatteurs, et l’excès même des adulations prouve l’étendue de leur pouvoir. On se rappelle que, lorsque la reine Bérénice fut obligée de couper ses beaux cheveux, dont elle était si fière, l’illustre Conon, qui d’ordinaire était plus grave, supposa qu’ils avaient été changés en astres, et les logea dans le ciel, et qu’aussitôt Callimaque, piqué d’honneur par cette courtoisie astronomique, s’empressa de chanter en vers galans la chevelure de Bérénice.

Que cette importance prise par les souveraines ait profité à leurs sujettes, et qu’on ait cherché à reproduire dans les rangs moins élevés ce qui se passait dans les palais, il est assez naturel de le croire. Les grands sont toujours le modèle des petits, surtout dans les pays monarchiques où l’imitation du maître est une partie de l’obéissance. M. Helbig a recueilli soigneusement tous les indices qui montrent que même dans les classes inférieures ces grands exemples avaient porté quelque fruit. On peut admettre d’une façon générale qu’à partir de l’époque d’Alexandre les femmes ont conquis un peu plus de liberté et joui d’un peu plus d’influence dans cette société grecque où on les avait jusque-là si durement traitées. Mais il ne faut rien exagérer non plus ; pour l’essentiel et dans la plupart des pays, les anciennes habitudes se maintiennent. Les deux sexes, dans la vie ordinaire, continuent à être rigoureusement séparés. Les femmes ne peuvent rencontrer les hommes ni au théâtre, où il leur est généralement interdit d’entrer, ni dans les repas, où leur présence aurait paru un scandale ; l’épouse d’un Grec ne peut traverser les rues, se rendre aux temples et aux fêtes religieuses, qui sont la seule réunion dont l’accès lui soit permis »,sans être accompagnée d’une duègne dont l’aspect sévère écarte les indiscrets. Quant aux jeunes filles, on les tient rigoureusement enfermées dans les appartemens intérieurs, et elles n’en sortent guère. C’est la plainte de tous les moralistes qu’il faut les épouser sans les connaître. « Elles sont, dit un philosophe, la seule, marchandise qu’on ne montre pas à l’acheteur avant qu’il l’emporte. » La société étant ainsi faite, et les rapports aussi rares entre les sexes, quelle vraisemblance pouvaient avoir ces grandes passions que chantent les poètes ? Elles n’avaient pas l’occasion de naître ; elles manquaient de cet aliment que leur donne l’habitude de se fréquenter. Elles ne pouvaient donc être qu’un hasard et un accident dans la vie ordinaire ; les poètes en ont fait la règle générale. Sur quelques faits isolés, ils ont brodé leurs inventions, et les contemporains en ont été charmés, quoiqu’il leur fût aisé de voir que les choses ne se passaient pas tout à fait autour d’eux comme dans les élégies des Callimaque ou des Philétas. C’est que le public a moins de souci qu’on ne croit de la vérité exacte des peintures. L’imagination se fait facilement un monde idéal ; elle s’habitue si vite à y séjourner qu’elle n’est plus choquée des différences qui s’y trouvent avec la réalité et qu’elle finit même par ne pas les voir. Que de nations se sont passionnées pour des œuvres qui ne représentaient pas leurs mœurs réelles, mais qui flattaient leur fantaisie par des tableaux de convention ! « Chez les poètes persans, dit un très fin critique de l’Allemagne, il n’y a pas de pièce de vers qui ne chante l’amour, le vin et. les fleurs. Or en Perse, l’amour, tel que le décrivent les poètes, est en réalité très rare ; le vin est défendu par la loi religieuse, et, à l’exception des roses au printemps, on n’y voit presque jamais de fleurs. »

Voilà comment il se fait que ces légendes d’amour, racontées par les poètes d’Alexandrie, malgré ce qu’elles avaient de faux et d’imaginaire, et quoiqu’elles se rapportent peu à la façon de vivre des Grecs, ont eu pourtant chez eux un si grand succès. Propagées par l’élégie, qui était le genre à la mode, elles pénétrèrent partout. Ce ne furent pas seulement les rois ou les princes, pour lesquels Callimaque écrivait surtout, les personnages de la cour ou les gens du monde qui en firent leurs délices ; elles descendirent beaucoup plus bas. M. Helbig a montré, en étudiant les peintures murales des villes campaniennes, jusqu’où leur popularité s’était étendue. La mythologie, comme on sait, fait presque tous les frais de ces peintures, mais, ce n’est plus celle des temps primitifs de la Grèce, qui a inspiré Homère, Eschyle ou Pindare ; c’est une mythologie efféminée, précieuse, pleine de raffinement et de coquetteries. Les scènes d’amour qu’elles représentent sont les mêmes que les poètes alexandrins ont tant de plaisir à décrire, les aventures d’Éros et de Psyché, Apollon et Daphné, Actéon et Diane, Atalante et Méléagre, Andromède et Persée, surtout Ariane abandonnée par Thésée ou visitée par Bacchus, et Galatée échappant aux tentatives de Polyphème. Ces sujets évidemment charmaient tous les bourgeois de Pompéi qui se faisaient bâtir une maison sur une des rues étroites de l’aimable et petite ville. Ils étaient heureux de les faire peindre sur les murs de leurs chambres ou de leur péristyle par un de ces décorateurs de passage, artistes voyageurs, qui leur venaient de la Grèce ou de Naples. Ils aimaient à les avoir sous les yeux, ils en nourrissaient leur imagination, et la profusion avec laquelle ils sont reproduits dans les villes de la Campanie prouve combien ils étaient populaires jusqu’aux extrémités du monde grec dans les premiers siècles de l’empire.

C’est précisément l’époque où le roman grec a dû naître. Il a donc succédé sans interruption à cette littérature alexandrine qui vivait depuis si longtemps du récit des fables d’amour et qui les avait mises partout à la mode. Non-seulement il lui a succédé, mais M. Rohde pense qu’il en est directement sorti. Il lui suffit, pour l’établir, de prouver que la peinture de l’amour est la même chez les poètes et dans les romans. Cette démonstration n’était pas aisée à faire, car on a vu que la poésie hellénistique était presque entièrement perdue. M. Rohde a recueilli les fragmens qui en restent ; il s’est servi aussi beaucoup des élégiaques latins qui ont imité ceux d’Alexandrie, de Tibulle, de Properce, d’Ovide surtout, qui n’ayant chanté, comme il l’avoue lui-même, que des « Iris en l’air, » a pu être un imitateur plus fidèle de ses devanciers. Avec ces secours fort habilement réunis, il a pu nous donner une idée de la façon dont ces poètes peignaient l’amour, de leur manière d’en décrire les phases diverses, et il n’a pas de peine à montrer qu’elle était tout à fait semblable à celle des romanciers.

Romanciers et poètes se ressemblent surtout dans la peinture de l’amour naissant. Chez les uns et chez les autres il commence de la même façon. C’est dans une fête religieuse que les amoureux se rencontrent pour la première fois. On sait que ces réunions étaient les seules auxquelles une jeune fille pût assister et qu’il n’était guère possible de la voir ailleurs ; mais là, tout était un danger pour des personnes qui d’ordinaire ne sortaient pas de chez elles ; ce passage subit de la réclusion au grand jour, la beauté du spectacle, l’émotion de la foule, la pompe des sacrifices, les danses et les chants devaient troubler des âmes naïves et inexpérimentées. On supposait toujours que jusque-là ni le jeune homme ni la jeune fille n’avaient connu l’amour. Ils en parlaient légèrement, ne l’ayant jamais éprouvé, et se croyaient à l’abri de ses atteintes. Ils se plaisaient à en médire et à le braver. Ils sont pourtant domptés sans peine ; leur arrogance tombe subitement, un coup d’œil suffit pour les vaincre : c’est la règle, ut vidi)ut perii ! Les poètes ont une façon d’expliquer cette défaite subite ; c’est Eros, le dieu cruel, qui d’une flèche a percé le cœur des amans. Les romanciers s’expriment bien de la même manière, mais comme ils sont d’un temps où les dieux de la fable ont moins de crédit, on sent qu’Éros et ses flèches ne sont plus chez eux qu’une métaphore. Il va sans dire que les deux jeunes gens qui s’enflamment d’un amour si rapide doivent être d’une irréprochable beauté. On ne prend pas la peine de nous les dépeindre avec cette infinité de détails dont les romanciers de nos jours sont si prodigues. Les Grecs de tous les âges ont eu peu de goût pour les descriptions minutieuses de la beauté du corps. Ils la caractérisent d’un trait, par une épithète ou une comparaison. La jeune fille a le corps blanc « comme les rayons de la lune. » Les yeux du jeune homme lancent des éclairs. Quand on regarde la rougeur de leurs joues qui se détache sur la blancheur de leur teint, « on croit voir une feuille de rose qui nage sur la surface du lait. » Ce qui est plus simple encore, pour donner une idée de leur beauté, c’est de les comparer aux chefs-d’œuvre des grands artistes qui décorent les places publiques et les temples : ils sont beaux tous deux comme des statues, c’est tout dire. Le jeune homme ressemble à quelque héros des poésies d’Homère, la jeune fille est l’image d’Aphrodite ou d’Artémis. Une fois que l’amour s’est emparé d’eux, il se développe avec une violence extrême. Les expressions par lesquelles poètes et romanciers dépeignent les ravages qu’il fait dans ces jeunes cœurs sont tout à fait les mêmes : c’est un feu qui dévore, un poison qui consume, un torrent qui entraîne et submerge. Les malheureux perdent le repos et l’appétit, le souci les enlève à leurs occupations ordinaires, ils ne travaillent plus le jour, ils ne dorment plus la nuit, ils n’ont plus dégoût pour aucun plaisir, ils deviennent maigres et pâles : la pâleur, dit Ovide, c’est la couleur des amoureux.

Palleat omnis amans ; hic est color aptus amanti.


Ils ne parlent plus à personne, ils fuient leurs compagnons, ils se perdent dans les solitudes, ils écrivent des noms sur l’écorce des chênes. Ils souhaitent d’être « la flûte que pressent les lèvres d’un berger chéri, ou l’abeille dont l’aile frôle la joue de la bien-aimée. » Et malgré tous leurs efforts et ceux de leurs proches, ils continuent à se plaindre et à souffrir, « car l’amour est le seul des maux auquel on ne connaisse pas de remède. »

Je ne puis suivre M. Rohde dans tous les détails de cette comparaison qu’il poursuit entre les poètes et les romanciers. Elle lui montre que les peintures de l’amour sont tout à fait semblables chez eux, et comme le hasard seul ne peut pas amener de pareilles rencontres, il en conclut qu’elles sont le résultat de l’imitation. On peut donc affirmer, selon M. Rohde, que toute cette partie du roman grec, qui est de beaucoup la plus importante, où l’on met en scène des personnages amoureux et où l’on décrit les phases diverses que traverse leur passion, est sortie de la poésie hellénistique.


II

Voilà donc le fond du roman grec trouvé : il se composera pour l’essentiel de la peinture d’un amour partagé. Mais cette peinture suffira-t-elle au romancier pour alimenter tout son ouvrage et tenir son public en haleine ? Il pourrait à la rigueur s’en contenter s’il savait joindre au récit des alternatives par lesquelles passent les amoureux des études approfondies de mœurs et de caractères. C’est ce qui se fait aujourd’hui ; malheureusement les romanciers grecs ne paraissent pas avoir poussé bien loin leurs analyses psychologiques : ils se tiennent toujours à la surface du cœur. Ils n’ont pas assez connu la société ou étudié les passions humaines pour donner à leurs ouvrages ces qualités d’observation profonde et variée qui sont l’intérêt principal des romans de nos jours. D’ailleurs, dans les époques de décadence, les lecteurs sont plus exigeans. Il y avait longtemps qu’on n’écoutait plus avec la même complaisance les récits interminables de l’épopée. On était fatigué de l’attitude raide et de la grandeur immobile des héros du vieux drame. La curiosité des lecteurs voulait être éveillée et satisfaite ; elle demandait qu’on lui présentât des héros plus vivans, une action compliquée, des péripéties imprévues. L’auteur ne peut donc plus se contenter de la maigre histoire d’amour qu’il a entrepris de raconter ; il faut de toute nécessité qu’il y joigne d’autres incidens. Il suppose donc que son couple amoureux est tout d’un coup séparé par des événemens étranges qui lui font courir les plus grands périls, jusqu’à ce qu’enfin, après des luttes de toute sorte, vainqueurs de tous les obstacles, les deux amans finissent par se réunir pour ne plus se quitter. Ces événemens ont partout le même caractère : ils pourraient arriver à tout autre qu’aux personnages dont on raconte l’histoire, ils ne sortent pas nécessairement du sujet que l’auteur a choisi et forment pour ainsi dire une action nouvelle dans l’action principale. « Les romans grecs, dit M. Rohde, se composent toujours de deux élémens étrangers l’un à l’autre et réunis entre eux d’une manière artificielle : une histoire d’amour et un récit d’aventures extraordinaires sur terre et sur mer. » Il vient de nous montrer d’où l’histoire amoureuse est tirée ; pourrions faire connaître l’origine du reste, il étudie ce qu’on pourrait appeler la littérature des voyages chez les Grecs.

Il n’y a peut-être pas de pays où elle ait été aussi riche ; elle commence au début même de l’histoire grecque. Tandis que le paysan italien, attaché au champ que son travail obstiné féconde, plein de respect et d’affection pour ses petits dieux domestiques, ne consent pas à s’éloigner d’eux et veut vivre et mourir près de la tombe de sa famille, les Grecs, quoiqu’ils aiment beaucoup « à voir la fumée sortir du toit de leur maison, » sont néanmoins de grands coureurs d’aventures. La mer, qui les entoure de tous les côtés, leur fait peur et les attire. Ils s’y confient en tremblant, soutenus contre toutes leurs craintes par un invincible désir de voir le monde, « de visiter les villes et de connaître les mœurs des hommes. » Les plus anciennes légendes qu’on leur ait racontées sont le voyage des Argonautes et le retour des héros grecs après la prise de Troie, et il n’y a jamais eu de récit qui leur ait fait tant de plaisir. Ils ne se lassaient pas surtout d’entendre parler d’Ulysse ; ils aimaient qu’on leur dît comment, après avoir résisté aux artifices de Circé et des sirènes, vainqueur de Polyphème, sauvé de la tempête, il abordait seul dans l’île miraculeuse d’Alcinoüs. « Voilà, dit Nitsch, le premier en date de tous les Robinsons ! »

Mais l’imagination, une fois excitée et mise en goût, n’est pas aisée à contenter et elle exige qu’on lui fasse des récits de plus en plus surprenans. Les voyageurs n’étaient que trop disposés à satisfaire ces exigences. Au retour de leurs expéditions hasardeuses, ils voulaient toujours avoir vu un peu plus que les autres, et, quand la vérité toute seule ne semblait pas assez piquante, ils ajoutaient sans scrupule à la vérité. On savait bien qu’il fallait se méfier d’eux : « un récit de matelot » voulait dire en grec un mensonge. Cependant on les écoutait toujours avec plaisir, et la complaisance de leurs auditeurs encourageait l’audace de leurs inventions. D’ailleurs ils n’inventaient pas tout et se contentaient souvent de reproduire, avec quelques embellissemens, ce qu’on leur avait dit. Ceux qui revenaient de l’Inde avaient entendu raconter les légendes bizarres que nous lisons encore dans le Mahabharata et le Ramayana ; il était question, dans ces récits, de pays miraculeux habités par des êtres étranges qui n’avaient qu’un œil ou qu’une jambe, d’hommes à tête de chien, de géans ou de pygmées : au lieu de dire qu’on leur en avait seulement parlé, ils affirmaient qu’ils les avaient vus, et on les croyait sur parole. Dès lors ce merveilleux n’envahit pas seulement les ouvrages des poètes, auxquels il est permis de mentir, mais il se glisse même dans les livres les plus sérieux. La science antique n’est jamais parvenue à s’en débarrasser ; on peut voir dans Pline, héritier et imitateur des savans grecs, combien elle est demeurée jusqu’à la fin un mélange singulier et incohérent de vérités lumineuses, de connaissances précises et de fables absurdes. Ces fables étaient tenaces ; une fois entrées dans l’imagination, elles y restèrent et la réalité ne put jamais les chasser. Dans la suite, les voyages scientifiques se multiplièrent, les pays où l’on avait primitivement placé tous ces êtres étranges furent parcourus sans qu’on les y eût retrouvés : au lieu d’en conclure qu’ils n’existaient pas, on se contenta de supposer qu’ils devaient être un peu plus loin. C’est ainsi que le monde réel faisait reculer devant lui le monde fantastique ; mais comme on n’arriva jamais aux limites de l’univers, il resta toujours un coin obscur et ignoré où l’on put loger toutes ces créations extravagantes auxquelles l’imagination ne voulait plus renoncer.

Le goût pour ces fictions augmente encore après Alexandre. Il semble vraiment qu’il fallait à cette imagination grecque, si légère, si fugitive, si facilement emportée dans les nuages de la fantaisie, le lest des affaires publiques pour la maintenir dans le réel et le positif. Une fois qu’elle ne fut plus retenue à terre par les intérêts et les soucis de la politique, elle se perdit plus volontiers dans les chimères. Il faut voir chez M. Rohde quelle abondante littérature de voyages extraordinaires les derniers temps de l’histoire grecque ont produite ; leur nombre prouve le plaisir qu’y trouvaient ces gens oisifs qui, n’étant plus occupés d’affaires sérieuses, voulaient être amusés de contes merveilleux. Ces livres, qui ont eu tant de vogue et tant de lecteurs, sont perdus aujourd’hui. De la plupart nous ne possédons guère que le titre. Quelques-uns ont été un peu plus heureux, grâce à la sottise des chroniqueurs qui, prenant toutes ces rêveries pour des faits assurés, les ont transcrites dans leurs ouvrages. C’est ainsi que Diodore de Sicile, grand ami des miracles, a pris la peine d’insérer dans sa Bibliothèque, comme un récit authentique, une analyse des voyages d’un certain Iambulus, qui fut assurément l’un des plus grands menteurs qui aient jamais écrit. C’est un spécimen curieux du genre, et il peut donner une idée du reste. L’auteur de cette histoire invraisemblable racontait que, pendant qu’il faisait le commerce, il fut enlevé par des voleurs, puis pris aux voleurs par des Éthiopiens qui l’amenèrent dans leur pays. Là il fut réservé, avec un de ses compagnons, à l’accomplissement d’une cérémonie expiatoire qui se pratiquait tous les six cents ans pour purifier la contrée. On les mit dans une barque bien équipée, abondamment pourvue de vivres, et on leur prescrivit de se diriger toujours vers le midi. Ils partirent couronnés de fleurs, après des sacrifices pompeux, et accompagnés des vœux du peuplé. Pendant quatre mois ils luttèrent contre les flots et se trouvèrent enfin en présence d’une île Rohde de 5,000 stades de tour. Ici commencent des descriptions tout à fait merveilleuses. Le pays produit des fruits savoureux qui ne se retrouvent pas ailleurs ; il contient des animaux qu’on n’a jamais vus, des serpens d’une taille énorme, qui ne font de mal à personne et qui sont excellens à manger, des espèces de tortues gigantesques, qui ont quatre yeux, quatre bouches, des pieds disposés en cercle pour marcher dans toutes les directions. Mais de tous les êtres qui habitent cette île, le plus surprenant c’est l’homme, qui n’est composé que de nerfs sans os, ce qui donne à tous ses membres une admirable élasticité, et qui possède deux langues qui lui permettent de faire la conversation avec deux personnes à la fois. Le reste du récit est de la même force : aussi le livre de Iambulus jouissait-il d’une grande réputation auprès des amateurs de prodiges, et nous voyons qu’on le lisait et qu’où l’admirait encore du temps de Lucien.

Ce qui donna plus d’autorité à ce genre de littérature, c’est que les gens sages, ou réputés tels, ne dédaignèrent pas de s’y adonner. Au lieu de redresser l’opinion publique, comme c’était leur devoir, ils flattèrent ses goûts et eurent l’idée de profiter, pour le succès de leurs ouvrages les plus sérieux, de la vogue qui s’attachait à ces récits futiles de voyages et de découvertes. Platon lui-même, le divin Platon, se mit de la partie. On sait que le merveilleux ne lui déplaisait pas et que son esprit, qui flottait entre la métaphysique et la poésie, se servait de mythes et de légendes autant que de raisonnemens rigoureux pour développer ses idées. C’est ainsi qu’il imagina de décrire l’Atlantide, cette île admirable, située au delà des colonnes d’Hercule, habitée par des peuples heureux et sages qui ont deviné et qui appliquent d’avance les principes de sa république idéale. Le moyen qu’il emploie pour donner une apparence de vie et de réalité aux chimères qu’il invente est très simple, et il a été depuis fort souvent imité. Il consiste à décrire tous ces objets fantastiques avec une précision de détails qui fait illusion. Il vous dira, sans vous faire grâce d’une fraction, le nombre de stades que contient dans tous les sens cette île imaginaire ; il dépeint, comme un géographe scrupuleux, la direction des canaux qui l’arrosent ; il mesure la hauteur des digues immenses qui la protègent, et décrit la forme et la couleur des pierres dont elles sont composées. Devant cette exactitude minutieuse l’esprit le plus prévenu hésite, l’assurance du narrateur le déconcerte, et il n’ose plus douter de fictions ; si intrépidement racontées. Les admirateurs de Platon, — c’était presque toute l’antiquité, — croyaient fermement à l’existence de l’Atlantide. Les historiens la décrivent d’après le maître, les géographes la placent sur leurs cartes, et Christophe Colomb la cherchait lorsqu’il découvrit l’Amérique. « En réalité, dit M. Rohde, elle n’a jamais existé que dans la mer sans limites de la fantaisie. »

Après les philosophes, les politiques. Eux aussi caressent souvent des chimères, et, ne sachant où les placer autour d’eux, ils les logent dans le pays des fictions et des rêves. C’est un pays qu’on habite volontiers aux heures de découragement et de tristesse ; or ces heures revenaient souvent dans ces petites républiques de la Grèce, qui n’ont jamais connu que les excès de tous les régimes et qui n’échappaient à la dure servitude des aristocrates que pour tomber aux mains des démagogues. Ces perpétuelles alternatives affligeaient beaucoup les sages ; aussi le grand comique Aristophane, qui avait assisté à des misères de toute sorte et qui ne pouvait plus espérer de voir fleurir la république idéale sur la terre, prit-il le parti, plutôt que d’y renoncer, de la transporter dans le ciel. C’est là, au milieu des nuages, véritable séjour des rêveries de ce genre, qu’il bâtit sa cité des oiseaux, si sage, si heureuse, dont le peuple donnait l’exemple de toutes les vertus que le poète regrettait de ne pas retrouver à Athènes. D’autres allaient moins haut que lui : ils ne plaçaient pas leur cité modèle dans le ciel, ce qui leur semblait un peu trop loin de nous ; ils aimaient mieux, pour ne décourager tout à fait personne, la reléguer aux extrémités du monde. C’est là que fleurissent des nations imaginaires, les Attacores, les Cymmériens, les Méropes, les Hyperboréens surtout, dont on nous parle plus que des autres. Ces bons Hyperboréens, que tous les voyageurs comblent d’éloges, se plient à tout. On ne sait pas bien exactement où ils sont situés : les uns les placent au nord, les autres à l’ouest ; mais on s’accorde à leur attribuer toutes les qualités imaginables. Ce sont les plus pieux, les plus honnêtes des hommes, qui ne convoitent pas le bien d’autrui, qui respectent les lois, qui obéissent volontiers à leurs magistrats, qui sont satisfaits de leur condition et n’envient pas celle des autres, qui honorent les dieux et ne tracassent pas leurs voisins, des gens enfin comme il ne s’en trouve plus dans la Grèce. Cette profusion d’éloges n’est pas sans causer quelque surprise. Pour que les Grecs, d’ordinaire si pleins d’eux-mêmes et si dédaigneux des autres, aient fait tant de complimens à des barbares, il fallait qu’une expérience cruelle leur eût appris qu’il n’y avait pas moyen de placer dans la Grèce cet idéal de perfection qu’ils se plaisaient à imaginer, et que, pour ne pas s’exposer à des démentis, il fallait le reculer le plus loin possible. Aussi l’avait-on mis en dehors du monde connu, dans les contrées inaccessibles du nord ou au delà des colonnes d’Hercule. Mais si éloigné qu’on le supposât, personne ne doutait qu’il dût exister quelque part. C’était une croyance solide, même chez les esprits les plus sérieux. Plutarque raconte que Sertorius, qui errait tristement le long des côtes de l’Afrique et de l’Espagne pour échapper à la domination de Sylla, ayant été poussé par le vent dans l’Océan Atlantique, eut un moment l’idée de marcher devant lui, au lieu de revenir en arrière, « et qu’il fut pris d’un désir ardent de découvrir les îles fortunées et d’y vivre en repos loin de la servitude et des batailles. » Que de gens alors, fatigués des luttes de la vie, souhaitaient, comme Sertorius, se réfugier dans cette terre heureuse où régnaient la paix et la justice, des biens qu’on ne connaissait guère ; mais au lieu de l’aller chercher sur la mer, où elle se cache, ils trouvaient plus commode de se la figurer par l’imagination et d’y habiter dans leurs rêves.

Cette forme de récits de voyage était si attrayante et semblait si inoffensive qu’on en usa souvent pour répandre sans danger dans le public des témérités philosophiques. Elle servit aussi aux polémiques religieuses. Lorsque Evhémère voulut faire connaître ses idées hardies sur l’origine des dieux, il se garda bien de les présenter sous une forme dogmatique qui aurait scandalisé les dévots : il les encadra dans une fable romanesque où il racontait un prétendu voyage dans l’Arabie heureuse qu’il aurait fait par l’ordre du roi de Macédoine, Cassandre. La première partie de son livre ne contenait rien qui ne fût connu : c’était une description brillante de cette terre fabuleuse de Panchaïe, qu’Evhémère mit à la mode et que Virgile lui-même a chantée, la Panchaïe « toute pleine de sables féconds qui produisent l’encens ! » Le voyageur en faisait les plus séduisans tableaux : la campagne est plantée d’arbres magnifiques qu’égaie le chant des oiseaux les plus rares ; les sources y sont des fleuves navigables, qui portent partout l’abondance et sur les bords desquels on vient prendre le frais pendant les ardeurs de l’été ; la vigne et le palmier donnent leurs fruits sans culture : c’est un véritable lieu de délices. On pense bien que les discordes, les querelles politiques, les ambitions, les convoitises qui troublent notre misérable monde n’y sont pas connues. La terre appartient à tous, les habitans vivent en paix sous la domination des prêtres, qui distribuent à chacun les produits du sol, après s’en être attribué une double part. Dans ce pays enchanté, les merveilles des arts ne le cédaient pas à celles de la nature. Après avoir dépeint les sites, les paysages et toutes les productions de la terre, Evhémère célébrait la beauté des monumens. Il faisait surtout une description minutieuse du temple de Jupiter, des hautes colonnes qui le soutiennent, des statues admirables dont il est rempli, de ses portes faites d’argent et d’or, d’ivoire et de citronnier, de ses murailles que décorent les offrandes les plus précieuses et les plus rares. — Ici les nouveautés commencent, et le philosophe arrive enfin, après ce long détour, à ce qui était le dessein particulier de son livre. — Pendant qu’il se promène parmi toutes ces richesses amoncelées, il aperçoit une colonne d’or, toute couverte d’hiéroglyphes, et sa curiosité est excitée par ces caractères qu’il ne peut pas lire. Heureusement des prêtres complaisans veulent bien les lui expliquer, et quelle n’est pas sa surprise quand il voit que ces inscriptions barbares contiennent l’histoire véritable des dieux même de la Grèce ! Cette histoire n’était pas fort édifiante : on y voyait que ceux qu’on honorait comme des dieux ne méritaient guère ces hommages. Jupiter était un roi fort habile, qui avait jugé bon de se faire adorer par ses sujets afin d’être mieux obéi ; Vénus, une prostituée vulgaire, la première qui ait mis ce beau métier en honneur, et Cadmus un cuisinier qui s’était sauvé un beau jour avec une joueuse de flûte. Pour les dévots de ce temps, c’étaient là des blasphèmes abominables, mais l’agrément du récit romanesque aidait à les faire passer. Grâce aux descriptions poétiques de la Panchaïe, le livre, malgré ses témérités, fut beaucoup lu, et, quoique Évhémère ne fit qu’exposer les idées des philosophes qui l’avaient précédé, il passa pour l’auteur du système et lui donna son nom.

Tous les ouvrages dont je viens de parler sont antérieurs à la domination romaine. Pour l’époque qui suivit, les informations deviennent plus rares. Il était pourtant nécessaire à M. Rohde de montrer que le goût pour ces récits de voyages imaginaires s’était maintenu en Grèce jusqu’aux premiers siècles de l’empire, et qu’on les lisait alors avec autant de plaisir que du temps d’Alexandre ou avant lui. C’est Lucien qui lui en fournit la preuve. Il faut bien croire qu’autour du terrible railleur cette littérature futile avait conservé tout son crédit, puisqu’il éprouva le besoin de s’en moquer Quoique l’ouvrage qu’il a composé à ce sujet porte le nom d’Histoire véritable, il déclare solennellement, dans la préface, qu’il ne contient que des mensonges : « De cette façon, ajoute-t-il gaîment, il y a au moins un endroit dans mon livre où je dirai la vérité. » Cette précaution, à l’en croire, n’était pas inutile ; car, si le lecteur n’eût été bien prévenu, sa robuste crédulité était prête à tout accepter et capable de tout croire. Du reste Lucienne se pique pas de grande nouveauté ; de même que tous ces faiseurs de récits fabuleux se copient les uns les autres, il les imite sans scrupule : il parcourt des îles inconnues au delà de Gadès, comme Platon ; il visite des contrées d’une richesse et d’une beauté merveilleuses, comme Évhémère ; il arrive même au pays des morts, comme Ulysse. Ajoutons que, comme Cyrano de Bergerac, il monte dans la lune, et que, comme Jonas, il est avalé par une baleine : « Mais quelle baleine ! nous dit un spirituel traducteur de Lucien, celle de la Bible n’était en comparaison qu’un brochet. » Elle engloutit, sans l’endommager, tout un navire de haut bord avec les matelots et la cargaison. Son ventre est du reste un séjour assez agréable : « On y trouve de belles eaux, du poisson excellent, et, comme on pense, toujours frais, un bois pour s’y promener. Rien n’y manque, pas même la société ; car Lucien y rencontre un bon vieillard et son fils qui, depuis dix-huit ans, y ont fixé leur domicile. » Il y a souvent beaucoup d’esprit dans ces hâbleries. Les philosophes, comme on pense, n’y sont pas ménagés, pas plus que les héros antiques, pour lesquels Lucien n’a jamais témoigné beaucoup de respect. Quoique le séjour des îles fortunées soit embelli par des merveilles de tout genre, qu’on y entende répéter sans cesse les vers d’Homère, que les chœurs, composés de cygnes et de rossignols, soient conduits par Stésichore et Anacréon, et que lorsqu’ils s’arrêtent un moment « la forêt entière devienne comme un vaste orchestre qu’anime le doux murmure du Zéphyr, » les bienheureux qui habitent ces lieux admirables finissent par s’y ennuyer et paraissent regretter quelquefois les misères de la vie. Ils en ont du reste conservé toutes les faiblesses. Socrate, entouré toujours de ses beaux jeunes gens, continue à fatiguer tout le monde de sa perpétuelle ironie, et Rhadamante l’a déjà menacé, s’il persiste, de le renvoyer dans les enfers. Hélène, dès qu’elle aperçoit un homme véritable, en chair et en os, s’empresse de quitter l’ombre du pauvre Ménélas pour s’enfuir avec lui. Quant à Ulysse, il commence à ne plus trouver autant d’agrément dans le commerce de la chaste Pénélope, et lorsque Lucien s’en retourne sur la terre, il lui donne en cachette un billet doux pour Calypso.

Il n’y a donc pas à douter que du temps de Lucien, c’est-à-dire vers le second siècle de l’empire, la Grèce ne lût encore avec un grand plaisir tous ces voyages extraordinaires. On a vu plus haut qu’à la même époque la vogue des légendes amoureuses, si bien racontées par les poètes alexandrins, n’était pas diminuée. Chacun, suivant son âge ou ses goûts, préférait les descriptions de voyages ou les récits d’amour, mais les uns et les autres étaient sûrs de trouver des lecteurs nombreux et des admirateurs passionnés. Tel fut pendant des siècles le double aliment des imaginations grecques, qui n’avaient guère à s’occuper de soins plus sérieux. Il était naturel qu’il vînt un jour à l’esprit d’un auteur plus habile que les autres de les réunir ensemble, pour plaire à tout le monde à la fois, et rassembler ainsi deux sources d’intérêt dans un même ouvrage. M. Rohde, en cherchant bien, a trouvé la trace d’un essai de ce genre. Le souvenir nous en a été conservé par le patriarche Photius, qui, comme l’évêque Huet, ne dédaignait pas les romans. Il nous a laissé, dans sa volumineuse Bibliothèque, l’analyse assez confuse de l’ouvrage d’un certain Antonius Diogène, qui était intitulé : Les choses merveilleuses d’au delà de Thulé. C’est un livre où les fables abondent et dont la géographie est tout à fait fantastique. On nous dit que Thulé est placée aux extrémités du monde, mais la situation véritable de cette île lointaine n’est pas aisée à fixer. L’un des héros de l’ouvrage y arrive en passant par la Mer-Noire, un autre après avoir traversé les enfers. Les personnages, qui de tous les coins de l’univers finissent par s’y rencontrer, se font entre eux le récit de leurs aventures. Ce sont des histoires singulières, quelquefois très ridicules, où il est fort question de la philosophie et de la magie qui commençaient alors à s’unir ensemble. On y voit un prêtre égyptien qui a des recettes pour plonger les gens dans une léthargie que lui seul peut faire cesser, un disciple de Pythagore qui met en fuite des armées en jouant de la flûte et qui possède cette propriété bizarre que ses yeux croissent ou décroissent avec la lune, en sorte qu’on n’a qu’à le regarder pour savoir en quelle phase de son cours on se trouve. Ce qu’il y a de nouveau dans l’ouvrage d’Antonius Diogène, ce n’est pas l’accumulation de ces fables absurdes, la visite aux enfers, ou le voyage chez des peuples qui sont aveugles le jour et n’y voient que la nuit, etc., c’est que l’amour y joue un rôle important. Il y est fort question d’une Phénicienne, la belle Dercyllis, persécutée par un méchant magicien, qui est aimée de diverses personnes, surtout de l’Arcadien Dinias, le héros du livre ; on y raconte la manière dont ils quittent Thulé, et finissent par se retrouver ensemble à Tyr où, selon l’usage de ces sortes d’histoires, un mariage heureux terminait la série de leurs aventures.

Voilà donc pour la première fois réunis les deux élémens dont le roman grec se composera désormais. Est-ce à dire que ce roman existe à partir du second siècle, et qu’il faut le faire dater du livre d’Antonius Diogène ? M. Rohde ne le croit pas : pour qu’il soit complet, il manque encore quelque chose, sinon pour le fond, au moins dans la forme. Photius loue le style de Diogène d’être clair et précis, il ne lui attribue pas d’autre mérite. Or les romanciers grecs, ceux auxquels M. Rohde accorde véritablement ce nom, sont surtout pompeux et poétiques. Le souci du beau langage les occupe par-dessus tout. Ils ont du goût pour les images brillantes et les belles descriptions ; ils introduisent volontiers dans leurs ouvrages des discussions, des discours pathétiques, des lettres bien tournées ; et voici d’où leur vient ce caractère : c’étaient toujours des sophistes de profession, ils sortaient des écoles de rhétorique et se ressentaient de cette origine. D’où il suit qu’après avoir montré que le roman grec est né du mélange des fables d’amour avec les récits de voyages, il faut ajouter qu’il était l’œuvre des sophistes et des rhéteurs et qu’il est utile, pour achever de le connaître, d’étudier ces personnages auxquels il doit sa naissance et qui l’ont si fortement empreint de leurs qualités et de leurs défauts.


III

C’est ainsi que M. Rohde se trouve amené par son sujet à s’occuper de la sophistique grecque, c’est-à-dire de cette école importante qui a fleuri dans l’Orient pendant les derniers siècles de l’empire romain, et dont il reste tant de souvenirs. Comme elle est beaucoup plus raillée qu’elle n’est connue, il a trouvé des choses nouvelles à en dire, et le tableau qu’il nous fait d’elle est peut-être ce qu’il y a de plus original et de plus curieux dans son livre.

C’est bientôt fait d’accabler d’un mot dédaigneux tout un groupe d’écrivains qui ont été célèbres pendant plusieurs siècles. Quand on a dit que c’étaient des rhéteurs et des sophistes, c’est-à-dire des déclamateurs, des esprits faux, des faiseurs de phrases, on croit qu’on est quitte envers eux et qu’on peut se dispenser de prendre la peine de les connaître. Ce n’est pas l’opinion de M. Rohde. Il fait remarquer qu’ils ont joué un grand rôle dans les derniers combats de la religion officielle contre le christianisme, qu’après tout ils ont charmé une des sociétés les plus élégantes et les plus lettrées du monde, qu’ils ont été l’effort suprême du génie grec, la dernière forme et le dernier éclat de la civilisation antique, et il lui semble qu’au lieu de répéter sur eux quelques jugemens sommaires ou quelques banalités inutiles, il vaut mieux chercher à savoir les raisons de leur renommée et deviner, s’il est possible, le secret de leur influence.

L’origine de cette école est connue. — En Grèce comme à Rome, le goût de l’éloquence survécut à l’éloquence même. Les grands orateurs avaient si vivement ému l’opinion publique pendant les dernières luttes de la liberté qu’on continua de les lire et de les imiter quand la liberté eut disparu, c’est-à-dire lorsque les orateurs n’eurent plus de raison d’être. Les conditions étaient alors bien changées. Jusque-là on n’avait étudié l’éloquence que pour exercer quelque action dans la politique ; sous les successeurs d’Alexandre, quand la parole ne fut plus libre, on apprit à parler pour savoir parler, et la rhétorique devint son but à elle-même. Il est à remarquer que cette situation nouvelle ne lui fit rien perdre de son importance. Au contraire, elle ne fut jamais étudiée avec autant d’ardeur que depuis qu’elle ne conduisait plus à rien. Au moment où les petits états grecs, gouvernés par des souverains médiocres, déchirés de discordes misérables, tombaient l’un après l’autre au pouvoir des Romains, les écoles de rhétorique de l’Asie devenaient célèbres dans le monde entier. On y enseignait un genre d’éloquence ample, abondant, épais (adipatum dicendi genus), qui s’appela le genre asiatique et qui fit fortune à Rome. Les gens distingués de tous les pays venaient s’y instruire.

La Grèce n’a donc jamais perdu tout à fait sa réputation, malgré ses malheurs. Visitée pieusement par les amis des lettres et des arts, elle continuait à vivre de son ancienne renommée, lorsqu’il lui vint tout d’un coup, sans qu’on sache bien pourquoi, une gloire nouvelle et inespérée. On était alors au début du règne des Antonins ; Rome paraissait plus puissante et plus glorieuse que jamais ; elle attirait à elle tous les grands esprits de l’univers et il semblait que le mouvement littéraire et scientifique devait se concentrer tout entier dans la capitale du grand empire. C’est pourtant le moment où la Grèce paraît se ranimer. Elle résiste, par un effort vigoureux, à cette domination envahissante ; en face de ses maîtres tout puissans, elle parvient à maintenir sa suprématie, et son inépuisable génie produit une forme nouvelle de littérature qui rend encore une fois le monde son tributaire. C’est ce qu’on appelle la seconde sophistique (ἡ δευτέρα σοφιστική). Ce nom, c’est elle-même qui se l’est donné, et il ne contient aucun blâme. La première sophistique avait péri sous les coups de Socrate, mais elle avait laissé d’elle une grande renommée. La souplesse de raisonnement, la subtilité de pensée dont usaient les sophistes dans leurs discussions plaisaient beaucoup à l’esprit grec, grand ami de ces tours de force, et Socrate n’avait pu les vaincre qu’en les imitant. La dialectique dominait chez les premiers sophistes ; les seconds donnèrent plus de place à l’éloquence. Leur art consistait surtout dans un mélange de rhétorique et de philosophie (rhetorica philosophans). Ils se plaisaient à développer des idées générales dans un style qu’ils rendaient le plus élégant et le plus agréable qu’ils pouvaient. Le fond était pour eux peu de chose : ils ne tenaient pas à la nouveauté des pensées qui accapare l’esprit et le détourne de la contemplation de la forme. Il ne leur convenait guère de chercher l’intérêt, comme leurs confrères de Rome, dans les allusions au temps présent ; il y en avait même parmi eux qui trouvaient que c’était un moyen facile et grossier de plaire à la foule que de l’entretenir des personnages ou des événemens contemporains. « Peut-être, disait Dion Chrysostome à l’un de ces délicats, peut-être me méprises-tu parce qu’au lieu de m’occuper de Cyrus et d’Alcibiade, comme font nos sages, je parle de Néron et des sujets d’aujourd’hui. » Ils n’aimaient pas à plaider, pour n’être pas trop brutalement ramenés à la vie réelle et aux affaires du jour. La langue dont ils se servaient n’était pas celle qu’on parlait autour d’eux ; ils s’en étaient fait une qu’ils appelaient la langue attique et qu’ils prétendaient être la même dont avaient usé les grands écrivains classiques. En réalité c’était une langue composite qui contenait des expressions d’époques et de styles divers, et qui ressemblait, dit M. Rohde, aux murailles des villas romaines de la décadence, où l’on aperçoit, quand le ciment qui les recouvre est tombé, des matériaux de tous les temps. Ils se plaisaient donc à jeter ouvertement leurs auditeurs et leurs disciples dans un monde de convention, où la valeur réelle des choses n’avait aucun prix, où les idées ne prenaient d’importance que par la façon de les dire. C’est ce qu’exprime le bel esprit Apulée, avec une naïve insolence, quand il définit le grand orateur « un homme qui excelle à dire d’une façon commune les choses nouvelles, et d’une façon nouvelle les choses communes, qui diminue ce qui est grand et grandit ce qui est petit ; » c’est-à-dire qui prend en toutes choses le contre-pied de la réalité. Il faut avouer que voilà un bel emploi de l’éloquence !

C’est pourtant ce qui fit alors le succès des sophistes. Les sociétés oisives et lettrées en viennent aisément à donner moins d’importance au fond qu’à la forme, et elles sont tentées de préférer en toutes choses les mérites de l’exécution à ceux de l’invention. M. Rohde montre très bien que la Grèce à cette époque s’était prise d’un) amour passionné de l’art et qu’elle goûtait surtout les ouvrages où, comme dit le poète, le travail dépasse la valeur de la matière, materiam superabat opus. Dans ce monde élégant, où l’on tenait à se séparer de la foule grossière, où l’on aimait les lettres parce qu’elle ne les aimait pas, il était naturel qu’on goûtât surtout les qualités littéraires par lesquelles s’établit la supériorité d’un homme bien élevé sur les autres. Or le lettré se distingue moins des ignorans par le fond des idées, qui est commun à tous, que par la manière dont il les exprime ; d’où il suit que plus il rend cette manière fine, délicate, recherchée, plus il lui semble qu’il s’éloigne du vulgaire et le domine. Cette façon de dire finement les choses ordinaires devient donc le signe particulier par lequel les gens de la bonne compagnie se reconnaissent entre eux, et ceux qui n’en sont pas feignent de la goûter plus que les autres pour donner le change. C’est ainsi que, par une sorte d’émulation générale, chacun s’efforçant d’établir sa réputation d’homme d’esprit ou de la conserver, et tous renchérissant les uns sur les autres, on en vient à des exagérations de raffinement et de délicatesse que la postérité ne comprend plus, mais qui ravissent les contemporains.

L’art des sophistes répondait donc à un besoin du moment ; aussi obtinrent-ils un succès dont il est aujourd’hui difficile de se rendre compte, mais qu’il est nécessaire de constater. On les envoyait souvent à Rome quand on avait quelque grâce à obtenir de l’empereur ; les cités ou les provinces les chargeaient de remercier pour elles les proconsuls dont elles avaient reçu quelque faveur, et ces magistrats regardaient comme leur plus glorieuse récompense d’être le sujet d’un de ces beaux panégyriques dont le souvenir devait conserver leur nom. Quelques-uns des sophistes restaient fixés dans la ville où ils avaient ouvert leur école et y attiraient les jeunes gens des contrées voisines ; d’autres couraient le monde, comme les acteurs célèbres de nos jours. Ils s’arrêtaient dans les villes importantes et donnaient des séances publiques dans les théâtres. Tantôt ils parlaient seuls, sur des sujets qu’ils avaient choisis d’avance ou qu’on leur indiquait au dernier moment ; tantôt ils instituaient de véritables luttes d’éloquence avec les rhéteurs du pays. La foule se pressait à ces spectacles, et l’orateur, enflammé par un auditoire enthousiaste, se surpassait lui-même. En Grèce, on a toujours aimé la parole, surtout la parole improvisée qui, par ses hasards et ses surprises, donne au discours l’intérêt du drame. Quand le public voyait se présenter devant lui ce personnage richement vêtu, entouré de jeunes disciples qui formaient une cour, ou, comme disaient les Grecs, un chœur autour de lui, et devaient donner le signal à l’admiration des auditeurs, quand il regardait ces gestes élégans et simples qui rappelaient les poses des plus belles statues, qu’il entendait cette parole rythmée et cadencée qui semblait une musique, qu’il suivait ces périodes harmonieuses, pleines d’images brillantes, d’antithèses symétriques, d’expressions fines et inattendues, l’enthousiasme éclatait en applaudissemens frénétiques. Il y eut de ces fêtes qui laissèrent dans la Grèce un grand souvenir : telle fut celle où l’empereur Hadrien, « l’ami des Grecs, » célébra la dédicace du temple de Jupiter Olympien d’Athènes, qu’il fit achever cinq siècles après qu’on en avait posé les fondemens. Il avait fait venir pour cette cérémonie le célèbre sophiste Polémon, de Smyrne, et lui demanda de parler après le sacrifice solennel. Polémon, s’avançant sur le péristyle du nouveau temple, s’adressa de là au peuple réuni et trouva, nous dit-on, des paroles dignes de la grandeur des circonstances. Il n’est pas surprenant que l’éclat de ces succès extraordinaires ait fait illusion à la Grèce. Elle les salua comme l’aurore d’une ère nouvelle ; elle se crut rajeunie et régénérée. Quand elle voyait les Romains eux-mêmes rendre hommage à cette gloire brillante, leurs empereurs combler d’éloges leurs plus illustres sophistes, créer pour eux des chaires bien dotées, les approcher de leur personne, leur confier l’éducation de leurs enfans, s’honorer de leur amitié, et chercher même à imiter leur façon de parler et d’écrire, elle éprouvait une reconnaissance et une admiration sans bornes pour un art qui la mettait si haut dans l’estime du monde et lui faisait vaincre ses propres vainqueurs.

Jusqu’ici nous avons montré les sophistes faisant, devant la foule ou dans leurs écoles, leur métier d’orateurs publics, mais ils ne s’en tinrent pas là. La rhétorique est de sa nature envahissante, et quand elle eut établi sa domination sur l’éloquence, elle se répandit ailleurs. Une des parties les plus curieuses du livre de M. Rohde est celle où il fait voir comment elle s’insinua dans les autres genres littéraires et finit par les transformer. Il y eut alors toute une littérature issue de la rhétorique et qui en portait la marque. Après l’éloquence, ce fut la philosophie qui fut gagnée la première ; puis l’histoire, d’où la vérité fut bannie, si l’on en croit Lucien, et qui ne devint plus qu’un recueil de discours pompeux et de descriptions fabuleuses. La poésie eut son tour. Elle n’était guère estimée dans les écoles, et si l’on apprenait quelquefois aux jeunes gens à faire des vers, c’était uniquement pour assouplir leur style, comme on leur enseigne la danse ou l’escrime pour leur donner plus d’aisance dans le maintien. Cependant la sophistique finit par attirer à elle la poésie, après le reste. A la vérité elle ne chercha pas à reproduire les mètres ordinaires dont les poètes s’étaient servis : quelle nécessité pour elle d’écrire en ïambes ou en vers héroïques ? n’avait-elle pas ses mètres particuliers, son rythme oratoire, qui lui tenaient lieu des autres ? Ce qu’elle emprunta à la poésie, c’était la vivacité de ses tours, l’éclat de ses métaphores, ses élégances, son langage figuré, enfin tout ce poeticus decor qu’à la même époque on exigeait des jeunes gens dans les écoles des rhéteurs romains. C’est le commencement de la prose poétique, genre faux et neutre, qui fleurit surtout dans les littératures épuisées et les sociétés vieillies. Cette prose cadencée et brillantée sert aux sophistes à célébrer la nature et à chanter les louanges des dieux, à composer ce qu’ils appellent des hymnes, des épithalames, des descriptions, c’est-à-dire de véritables morceaux poétiques sur la rose, sur le printemps, sur le rossignol, etc.

C’est ainsi que la sophistique envahit successivement tous les genres de la littérature et se les appropria. Aucun ne put échapper. Après s’être emparée des plus sérieux, elle ne dédaigna pas les plus futiles. Elle était en effet soumise aux conditions de tous les autres arts, qui ont besoin de se renouveler pour vivre, et elle n’a duré tant de siècles qu’en cherchant sans cesse des élémens nouveaux d’intérêt. On a vu combien l’amour était alors à la mode, et que c’était la passion dont la peinture avait le plus de succès auprès du public. Les sophistes ne négligèrent pas ce moyen de plaire, et ils écrivirent des ouvrages où l’amour tient la première place. C’est alors que furent composés ces recueils de lettres qu’on supposait écrites par de grands personnages de l’antiquité, lettres d’amour surtout entre des poètes ou des philosophes et des femmes du monde ou des courtisanes célèbres. C’était une imitation en prose de ces héroïdes ou épîtres amoureuses, inventées par les poètes d’Alexandrie. L’influence des Alexandrins était plus visible encore dans ces récits de légendes mythologiques que les rhéteurs composaient pour exercer leurs élèves et qu’ils appelaient des préludes (progymnasmata), parce qu’ils servaient à les préparer à des sujets plus difficiles. Nous avons conservé quelques-uns de ces morceaux : ils décrivent les aventures de Penthésilée et d’Achille, d’Atalante et d’Hippomène, de Pyrame et de Thisbé, comme les poètes les avaient racontées, avec les mêmes incidens, et des descriptions de lieux ou des peintures de sentiment tout à fait semblables. Ces histoires, on l’a vu, contiennent le roman en germe ; pour qu’il existât réellement, que fallait-il ? Laisser là le récit antique et les personnages légendaires, qui commençaient à fatiguer le lecteur, et, tout en conservant le fond de l’intrigue et la même manière de dépeindre l’amour, inventer une fable nouvelle qui, au lieu d’être empruntée à la tradition, sortît tout entière de l’imagination de l’écrivain. Le jour où un sophiste entreprenant osa le faire, le roman grec fut créé.

Nous le tenons donc maintenant tout entier ; nous savons d’où viennent les diverses parties qui le composent, nous connaissons ceux qui en furent les véritables auteurs. Il est né de la sophistique, et quand les critiques anciens ne nous le diraient pas, il serait facile de le deviner. On y trouve en abondance ces descriptions pompeuses, ces discours subtils, ces monologues passionnés, ces lettres délicates, cette prose poétique, ces agrémens et ces ornemens qui charmaient les sophistes ; on y trouve surtout le dédain profond de la vie réelle qu’ils portaient dans tous leurs ouvrages. M. Villemain fait remarquer, à propos du meilleur peut-être de ces romans, du Théagène et Chariclée d’Héliodore, qu’il ne contient que des mœurs fictives et ne représente ni un siècle, ni un peuple. « On ne pourrait indiquer, ajoute-t-il, d’après l’ouvrage, à quelle époque les personnages sont placés. L’auteur les promène longtemps dans l’Égypte, mais cette Égypte n’est ni l’ancienne Égypte, ni l’Égypte des Perses, ni celle des Ptolémées, ni celle des Romains. Il met sous nos yeux les fêtes et les assemblées politiques d’Athènes, mais il n’emploie que des traits vagues qui ne montrent ni Athènes libre, ni Athènes conquise. Le roi d’Ethiopie, qui figure dans son ouvrage, ressemble tout à fait à ces rois de Perse ou d’Arménie dont Mlle de Scudéry faisait grand usage et qui n’étaient d’aucun temps et d’aucun pays. » Ce défaut que M. Villemain signale dans le roman d’Héliodore se retrouve dans tous les autres sans exception[5].

Voilà précisément ce que nous avons la plus grande peine à comprendre. La peinture exacte des mœurs nous semble être aujourd’hui la qualité maîtresse de ces sortes d’ouvrages. Tout le monde reconnaît que c’est le premier mérite d’un romancier de les reproduire fidèlement ; il y en a même qui voudraient qu’on poussât la fidélité jusqu’à la minutie. C’est l’école qui tend à dominer aujourd’hui, celle au moins qui se donne le plus d’importance et ne parle jamais que pour prononcer des oracles ou des anathèmes ; elle exige que dans les narrations romanesques on transporte la vie comme elle est, avec ses côtés médiocres et grossiers, et si l’on se permet d’y rien changer ou seulement de choisir, elle déclare qu’on altère la vérité et qu’on manque à la loi même du genre. Il n’est pas mauvais de rappeler à ces critiques nouveaux ce que pensaient leurs devanciers ; il convient qu’ils sachent que cette règle n’a pas été toujours imposée avec la même rigueur, et que les premiers qui écrivirent des romans ne la soupçonnaient pas. C’étaient des gens à qui sans doute l’existence avait été plus d’une fois pénible, et qui ne pensaient pas que ce fût la peine, quand ils créaient quelque histoire fictive, d’y représenter fidèlement ces misères dont ils souffraient. Ils voulaient au contraire s’y arracher, et le roman fut créé tout exprès pour offrir quelque satisfaction à ces imaginations chagrines qui cherchaient dans un monde de fantaisie ce qu’elles n’avaient pas trouvé autour d’elles. « La loi du genre » consistait alors, non pas à copier exactement la vie réelle, mais, avec les élémens même de cette vie, à en inventer une autre dont le premier mérite devait être de ne pas ressembler à celle de tous les jours. Voilà de quel besoin le roman est sorti.

Peut-être dira-t-on que les romans de cette sorte peuvent plaire aux contemporains qui les ont faits pour eux, mais qu’une fois que la génération qui les a créés est éteinte, ils n’ont plus rien à apprendre à la postérité. Une histoire qui reproduit les mœurs exactes d’une époque a toujours son prix pour les curieux ; mais à quoi peuvent servir ces caprices qui ne répondent à rien de réel, et qui n’ont eu jamais d’autre utilité que de soulager pendant une heure ou deux quelques esprits mécontens ? — Je pense qu’ils peuvent être encore utiles ; il ne me semble pas, quoi qu’on dise, que même quand ces romans sont démodés et vieillis, ils soient tout à fait à négliger, et voici, je crois, le profit qu’on en peut tirer.

Tous les siècles ont deux vies : l’une active, animée, extérieure, pleine d’agitation et de bruit : c’est celle que l’histoire conserve et rapporte ; l’autre, plus intérieure, plus cachée, et qui se dérobe à tout regard, c’est celle de l’imagination, celle du rêve et du désir. Elle n’est étrangère à personne. Quoique les âmes solitaires et recueillies la connaissent mieux, ceux même qui sont jetés au milieu de la fiévreuse activité des affaires aiment à s’y retirer quelquefois comme en un asile. C’est un monde d’espérance et d’illusion que chacun imagine pour soi et qu’on fréquente avec bonheur dans tous les états de la vie, dans toutes les dispositions de l’âme. Nous en sommes les maîtres et nous le formons à notre gré ; et comme nous répugnons à y introduire des indiscrets et que nous avons rarement des amis assez intimes pour oser le leur découvrir, il périt et disparaît avec nous sans laisser de trace. — Aussi je ne puis m’empêcher d’être fort incrédule quand j’entends, sur une tombe, apprécier le bonheur ou le malheur d’une vie qui vient de s’éteindre. Qui la peut entièrement connaître, je vous le demande ? Qui m’affirmera que ce pauvre n’avait pas en lui-même des rêves de fortune qui le consolaient ? que son imagination ne vivait pas une grande partie de la journée dans un monde de richesse et de splendeur ? « Si un artisan, dit Pascal, était sûr de rêver toutes les nuits, douze heures durant, qu’il est roi, je crois qu’il serait aussi heureux qu’un roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant, qu’il est artisan. »

Ainsi l’histoire ne conserve qu’une partie de la vie d’un siècle ; l’autre s’efface avec lui. Cependant, s’il est téméraire d’espérer la reconstruire en entier, il est possible d’en deviner quelque chose, et on peut lever un coin du voile. Tout le monde n’a pas la faculté d’inventer ; même ce bonheur d’imagination, cette vie idéale, coûteraient trop à créer pour le vulgaire. Il les accepte tout faits, les modifiant à son usage, mais sans en altérer le fond. Il y a dans chaque siècle un type de bonheur accepté, reconnu, auquel chacun conforme ses rêves ; il y a une mode, non-seulement pour les opinions et pour les actes, mais même pour les aspirations et pour les désirs.

Ce type, où pouvons-nous le retrouver ? Un peu partout sans doute, et il est épars dans tous les souvenirs qu’un siècle laisse de lui-même. Mais nulle part on ne le saisit mieux que dans les romans. Les romans fournissent, aux jeunes imaginations les traits principaux dont elles composent cette autre vie si complaisamment rêvée ; l’âme s’en nourrit et se fait un monde à leur image. Aussi, même après qu’ils ont vieilli et qu’ils sont devenus une curiosité littéraire, ils sont utiles encore à nous remettre devant les yeux ce monde dont ils sont les modèles. Je pardonne même aux plus mauvais, car ils nous font entrer plus avant que l’histoire dans l’existence intime d’une époque. Avec eux surtout nous retrouvons quelque trace de cette vie d’imagination qui console des tristesses de la vie réelle.

Qui relit l’Astrée aujourd’hui ? Et pourtant toute une génération a vécu, a aimé avec ce livre. Je ne par le pas seulement de ceux qui en perdirent la tête et se firent véritablement, bergers, Des Iveteaux, par exemple, qui gardait quelques moutons enrubannés dans un jardin de Paris, ou ces vingt-quatre princes d’Allemagne qui abandonnèrent leurs châteaux pour vivre dans un bois. Mais soyons persuadés que tout le monde alors, même les plus sages, se faisaient à l’heure du rêve quelque Lignon de fantaisie. Toute femme jeune et aimante imaginait quelque Céladon ou quelque Sylvandre pour habiter avec lui, sous les arbres feuillus du Forez. On y rêvait en province, et La Fontaine, en songeant à ces bergères, dont il est idolâtre, s’égarait dans les bois de Château-Thierry confiés à sa garde. On y rêvait à la cour, et nous voyons la grande Mademoiselle qui, au milieu des pompes du Louvre, regrette le sort de Sylvie et la cabane d’Astrée, — charmant pays, créé par le génie aimable de d’Urfé, et que, dans leurs rêves de jeunesse et d’amour, ont fréquenté les plus gracieuses imaginations du XVIIe siècle !

Voilà comment les ouvrages de ce genre, même ceux qui ne se piquent pas de peindre les mœurs réelles et la vie d’une époque, nous font entrer en communication plus directe avec elle. Ce qui est vrai de d’Urfé et de Mlle de Scudéry l’est aussi des romans grecs qui leur ont servi de modèle. M. Rohde n’a donc pas eu tort de s’occuper d’eux, malgré leur mauvais renom, et il a fait, en les étudiant avec soin, un livre aussi utile que curieux.


GASTON BOISSIER.

  1. M. Chassang, dans son Histoire du roman, a pris au contraire ce mot dans sa signification la plus large, et l’applique aux narrations fabuleuses de tout genre que l’on trouve dans l’antiquité grecque et latine. C’est ce qui fait différer son livre, si savant d’ailleurs et si utile, de celui de M. Erwin Rohde.
  2. Ce nom de Poésie alexandrine, qu’on donne d’ordinaire à toute la poésie de ce temps, n’est pas très juste, car il y a eu alors de grands poètes ailleurs qu’à Alexandrie. Je ne m’en sers que faute de mieux. Les Allemands ont trouvé une désignation plus heureuse que je leur emprunterai quelquefois : ils appellent poètes helléniques ceux de l’époque classique, et hellénistiques ceux qui sent venus après Alexandre.
  3. M. Rohde cite un exemple bien curieux de ces transmissions de légende d’un peuple à l’autre. Aristote raconte, et tous les historiens ont raconté après lui, à propos de la fondation de Marseille, que le chef des Phocéens, Euxène, assistant, chez un roi du pays, au banquet où la fille du roi devait choisir son mari parmi les convives, la jeune fille, ravie de la bonne mine de l’étranger, le désigna en lui tendant son verre. Ailleurs, cette jolie tradition est rapportée à Zariadres, frère du roi des Mèdes. Elle venait de plus loin encore, car on la retrouve en Perse, dans le Livre des Rois de Firdousi. Nous entrevoyons le chemin qu’elle a suivi pour voyager de la Perse dans la Gaule.
  4. On a beaucoup reproché à Racine d’avoir fait Achille amoureux d’Iphigénie. Racine n’était pas le premier coupable, et ses devanciers de l’école alexandrine avaient commis la même faute, on en a la preuve dans un fragment qui reste de Duris de Samos.
  5. Disons, en passant, que, si tel est le caractère du roman grec, il n’est pas possible qu’il soit sorti de la comédie de Ménandre ou même qu’il en ait été contemporain, comme M. Villemain parait le croire. Cette comédie était une reproduction fidèle des mœurs et des caractères du temps. « O Ménandre, disait un poète, et toi, vie humaine, lequel des deux a imité l’autre ? » Il est clair, dit M. Rohde, que, si le roman n’était que la continuation de ce théâtre, ou s’il venait de la même source, il en aurait conserve la principale qualité. Le peu de souci qu’il a de la vérité et de la vie indique qu’il est né dans d’autres conditions et à une autre époque.