Les Origines du pouvoir temporel de la Papauté

LES ORIGINES DU POUVOIR TEMPOREL DE LA PAPAUTÉ.

Le geste du nouveau pontife, donnant sa première bénédiction apostolique Urbi et orbi de la loggia de Saint-Pierre et renouant ainsi une longue tradition interrompue depuis la prise de Rome par les troupes du roi Victor-Emmanuel, évoquait, il y a quelques mois à peine, le souvenir du temps où le chef de l’Église catholique était aussi le maître de la Ville Éternelle et le souverain d’un État qui, durant plus d’un millier d’années, avait fait de lui une des principales puissances de la péninsule italienne.

Que cette reprise de contact du pape avec le monde extérieur signifie tout ce qu’on a voulu y voir, nous laissons à d’autres le soin d’en décider ; mais il ne semble pas que ceux qui ont disserté, à ce propos, sur le pouvoir temporel de Pie IX et de ses prédécesseurs, en aient toujours parlé très congrûment. Il n’est rien de tel, pour en donner une idée juste, que de remonter jusqu’à la période des origines. C’est une histoire qui a été bien des fois contée, mais qui, embrouillée comme à plaisir par certains érudits, n’a peut-être pas encore été présentée tout à fait sous son vrai jour[1].

Si nous n’avons plus l’acte de naissance de l’État pontifical, nous savons du moins quand et dans quelles circonstances il est venu au monde.

On était au milieu du VIIIe siècle. L’Italie se trouvait alors dans une situation confuse. Théoriquement, elle faisait partie de « l’Empire romain », qui, depuis la disparition du dernier empereur de Ravenne en 476, relevait tout entier du souverain de la « Nouvelle Rome », bâtie par Constantin sur les rives du Bosphore ; mais, dans la pratique, et malgré les succès éphémères remportés au VIe siècle par les armées de Justinien, elle échappait plus qu’aux trois quarts à l’autorité du gouvernement impérial, trop occupé d’ailleurs par la lutte contre les Arabes, les Bulgares et les Slaves, pour pouvoir intervenir en Occident d’une façon efficace.

En 568, elle était devenue la proie des Lombards, qui n’auraient sans doute pas eu grand’peine à achever du premier coup leur conquête s’ils n’avaient été très vite arrêtés dans leur effort par un manque d’entente et une extraordinaire incapacité d’organisation, qui devait, deux siècles après, les mener à leur perte. Par suite de leur arrêt, la domination byzantine avait pu se maintenir tant bien que mal non seulement en Sicile et dans l’extrême-sud, mais encore en divers autres points des côtes de l’Adriatique et de la mer Tyrrhénienne, que la supériorité de la flotte impériale permettait de défendre plus facilement : en Istrie, en Vénétie, à Naples et dans les environs de cette ville. Enfin, au centre, elle était demeurée intacte, sur les deux versants de l’Apennin, de l’embouchure du Tibre à l’embouchure du Pô, dans une zone continue de territoires où se trouvaient englobés tout à la fois le duché de Rome, face à l’ouest, — entre la Marta (au nord de Civita Vecchia), le Garigliano et les monts de la Sabine, — et les deux duchés de « Pentapole » (les Marches) et de Ravenne (la Romagne), face à l’est, avec les villes d’Ancône, Rimini, Ravenne, Ferrare, Bologne, Faenza, Forli. Une route militaire, défendue par une longue suite de postes fortifiés, et qui traversait l’Ombrie du nord au sud presque en droite ligne de Gubbio à Orte par Pérouse, soudait ces deux groupes de provinces et assurait les communications entre les deux capitales de Ravenne et de Rome : l’une, devenue la capitale politique lorsqu’en 404 l’empereur d’Occident y avait transporté sa cour, et où résidait le gouverneur ou « exarque » d’Italie (de là le nom d’  « Exarchat » donné au duché de Ravenne) ; l’autre, l’antique capitale du monde, où l’isolement dans lequel ils vivaient, joint au prestige religieux attaché à leurs fonctions, avait permis aux papes de jouer un rôle, sans cesse croissant, d’administrateurs et d’organisateurs de la défense.

Rien n’était plus gênant pour les Lombards que cette zone centrale, qui coupait leurs duchés de Spolète et de Bénévent de leurs possessions d’Ombrie occidentale et de Toscane. Il fallait s’attendre à les voir un jour ou l’autre chercher à faire brèche de ce côté dans les défenses ennemies, et Rome même, ce jour-là, risquait d’être emportée dans la tourmente.

Brusquement, vers 725, cette menace s’était précisée. Les Lombards étaient enfin sortis de l’anarchie où leurs forces s’usaient en pure perte et s’étaient donné en Liutprand un roi entreprenant et énergique. Il avait fait d’abord quelques avances au pape, à qui il témoignait son respect avec un peu trop d’ostentation. Mais ses compatriotes avaient beau être passés au catholicisme, après avoir longtemps donné dans l’hérésie arienne, ils avaient beau s’être frottés de civilisation latine, ils restaient des barbares aux yeux des Romains, et, plus que toute autre chose, une idée devait sembler intolérable au pontife, en qui Liutprand lui-même saluait le chef de l’Église universelle : celle de voir Rome devenir la capitale d’un roi germanique et le siège de saint Pierre ravalé au rang d’un évêché lombard. À toutes les avances de Liutprand, le pape — il se nommait alors Grégoire II — avait répondu pas une fin de non-recevoir, et la guerre avait éclaté.

Guerre étrange, où la force matérielle était du côté lombard et où la papauté n’en avait pas moins réussi à l’emporter pendant un quart de siècle rien que par son ascendant moral ! À quatre reprises : en 728, 739, 742, 749, la seule vue du Souverain Pontife sortant de la Ville Éternelle à la tête de son clergé pour venir résolument, comme jadis Léon le Grand, à la rencontre des barbares avait suffi à éviter la catastrophe au moment critique où les troupes lombardes allaient enlever les dernières défenses de Rome, de Pérouse ou de Ravenne. Liutprand n’avait pas osé passer outre, et, après lui, le roi Ratchis avait poussé l’esprit de contrition jusqu’à abdiquer sans délai (749) pour aller expier dans la paix du cloître son audacieuse entreprise.

Mais le successeur de Ratchis avait été Astolf, dont l’esprit résolu ne s’embarrassait d’aucun scrupule. Dès 751, nous voyons le nouveau roi se jeter sur Ravenne, d’où l’exarque s’enfuit : la ville et toute la province tombent en son pouvoir ; la Pentapole subit le même sort ; après quoi, le conquérant se retourne contre le territoire romain (752). Pour gagner du temps, le pape Étienne II essaie de négocier ; mais sans succès. Astolf réclame la soumission pure et simple, et le bruit court qu’il se propose de faire couper la tête à quiconque résistera. Malgré le tragique de la situation, l’empereur n’a pu envoyer que de bonnes paroles et un diplomate, le « silentiaire » Jean. Il faut aviser sur l’heure : c’est du côté de la Gaule que le pape tourne ses regards ; c’est du roi Pépin le Bref qu’il se résout à implorer le salut.

Il y avait un précédent, — peu encourageant, il est vrai : en 739 et 740, Grégoire III avait adressé à quelques semaines d’intervalle trois lettres suppliantes à Charles Martel pour lui demander du secours à l’instant où, pour la seconde fois, Liutprand paraissait prêt à fondre sur Rome. Toute l’éloquence du pape s’était alors dépensée en pure perte. Liutprand était pour Charles Martel un allié dont le concours lui avait été précieux en 738 contre les bandes sarrasines qui infestaient alors la Provence : le prince franc s’était refusé à marcher contre lui dans le seul dessein de complaire au pontife. Mais Pépin n’avait pas les mêmes motifs d’abstention. Il avait, au contraire, besoin, après le coup d’État auquel il devait son titre de roi, de se grandir aux yeux de ses contemporains ; et une alliance intime avec la papauté n’était-elle pas un excellent moyen d’imposer le respect à ceux qui étaient portés encore à contester son pouvoir ?

Le pape, au surplus, déploya pour le convaincre une extraordinaire activité et ne recula devant aucun sacrifice d’amour-propre. Après avoir sollicité par écrit en termes pressants ce prince, qui n’était, somme toute, qu’un parvenu et un usurpateur, il n’hésita pas à traverser les lignes lombardes pour aller, au plein de l’hiver 753-754, jusqu’à sa résidence lointaine de Ponthion[2], l’implorer directement, se placer sous sa protection, lui donner même un gage anticipé de reconnaissance en acceptant de le sacrer roi à nouveau solennellement ainsi que ses deux fils.

Au début de l’été 754, les troupes franques se rassemblaient enfin à Quierzy-sur-Oise, et le roi s’engageait en leur présence et en présence du pape à exiger par la force la restitution de tout ce dont Astolf s’était emparé. Une brève campagne suffit pour l’amener à composition : assiégé dans Pavie, sa capitale, et hors d’état de résister, le chef lombard promit d’évacuer tous les territoires qu’il avait conquis depuis trois ans, tant dans l’Exarchat et dans la Pentapole que dans le Duché romain.

Mais à qui ces territoires seraient-ils remis ? — Légalement, il n’y avait pas d’hésitation possible : le souverain dont ils relevaient était l’empereur : c’était, par suite, à lui qu’ils devaient être rendus. Mais il y avait trois ans qu’il n’y avait plus d’exarque. Et puis était-ce donc pour le compte du basileus de Constantinople que le pape s’était donné tant de peine et que Pépin était venu se battre ? Comme ce dernier ne se souciait évidemment pas de garder pour lui des provinces aussi éloignées, ce fut à Étienne II, — qui n’y avait aucun droit, — qu’il les fit « restituer ». Par un acte formel, dont le texte ne nous a malheureusement pas été conservé. Pépin fit remise, — ou, pour employer le mot singulier qui revient souvent sous la plume d’Étienne, — fit « donation » à « saint Pierre » de toutes les cités, villes, bourgades et territoires dont Astolf était tenu par serment d’opérer la livraison. En échange, il reçut lui-même, ainsi que ses deux fils, Charles et Carloman, comme bienfaiteurs et protecteurs de Rome, le titre pompeux et flatteur de « patrice des Romains ».

Le Souverain Pontife était donc officiellement devenu chef d’État. Mais ce n’était qu’un début : il fallait faire vivre et développer ce qui avait été créé sous la pression des circonstances. Or la vie même de la nouvelle Respublica Romanorum était à la merci du roi lombard, que Pépin avait pu vaincre, mais qu’il n’avait pas désarmé. Dès que les troupes franques eurent regagné leurs foyers, il refusa d’exécuter le traité conclu, et tout fut remis en question.

Astolf fit plus : il résolut d’achever son œuvre de conquête en se rendant maître du duché romain dans son entier. Au mois de janvier 756, ses armées campaient sous les murs de Rome, qu’elles bloquaient étroitement. En vain, depuis des mois, le pape multipliait des appels, de plus en plus déchirants, invoquant tour à tour la pitié de Pépin, sa fidélité à la parole donnée, la nécessité pour le bon renom de la royauté franque d’effacer l’humiliation d’un pareil échec ; en vain, pour lui faire honte de son inaction, lui remémorait-il les dures « fatigues physiques et morales » qu’il s’était imposées, lui, chef suprême de l’Église, lorsque, « bravant le froid, la neige, les flots des rivières débordées, franchissant les fleuves les plus rapides, les montagnes les plus effrayantes, ne s’arrêtant devant aucun danger », il était accouru jusqu’à Ponthion ; en vain, par un artifice auquel il est tout de même difficile de croire que son correspondant ait pu se laisser prendre, avait-il fini par lui faire tenir une supplique que saint Pierre en personne était censé adresser au roi franc : celui-ci reculait devant une nouvelle intervention, dont d’autres affaires plus urgentes le détournaient peut-être.

Il finit néanmoins par céder. En 756, l’armée franque s’ébranla derechef dans la direction des Alpes et brisa aussi rapidement que deux ans plus tôt la résistance de l’ennemi. Les résultats de cette campagne furent identiques à ceux de 754 : nouveau siège de Pavie, nouvelle capitulation d’Astolf, nouveau traité par lequel le roi lombard s’engageait une seconde fois à restituer toutes ses conquêtes ; mais, par précaution, un représentant de Pépin, l’abbé de Saint-Denis Fulrad, fut chargé d’aller immédiatement occuper les territoires qu’Astolf était tenu d’évacuer, se faire livrer les clés des villes et exiger partout des otages.

Bien entendu, la « restitution » fut opérée, comme il avait été convenu précédemment, en faveur de « saint Pierre », c’est-à-dire de la papauté. Mais il se produisit, avant la remise des territoires, un incident significatif, qui était de nature à éveiller l’attention de Pépin sur la gravité de ses empiétements : instruit un peu tard des faits qui s’étaient déroulés pendant l’été 754, l’empereur s’était ému et avait dépêché en Occident deux hauts fonctionnaires de son palais, chargés de rappeler le vainqueur des Lombards au respect du droit d’autrui. Quand ils débarquèrent en Italie, Pépin était de nouveau à la tête de ses troupes sous les murs de Pavie. C’est là, et non sans difficulté, que l’un d’eux réussit à le rejoindre et à s’acquitter de son mandat, réclamant d’avance pour son maître les villes de l’Exarchat que le roi franc viendrait à ressaisir et offrant d’ailleurs généreusement de l’indemniser de sa peine. Nous ne connaissons la scène que par le témoignage très partial du biographe officiel d’Étienne II : à l’entendre, Pépin se serait contenté de répondre qu’à aucun prix il ne distrairait les villes réclamées par l’empereur des domaines de saint Pierre, par amour de qui il avait combattu et à qui il les avait déjà « données ». Quoi qu’il en soit, mis nettement cette fois en face d’une situation juridique d’une clarté parfaite. Pépin n’hésita pas à prendre ses responsabilités et, sans s’émouvoir autrement, confirma, après la défaite d’Astolf, la « cession » que, deux années auparavant, il avait faite au Saint-Siège.

Et comment, à tout bien peser, eût-il pu être arrêté par les réclamations du basileus ? Celui-ci avait le droit pour lui ; mais était-ce le moment de discuter une question de droit quand il s’agissait de savoir, non pas si les provinces visées lui resteraient, puisqu’il avait renoncé à les défendre, mais si elles tomberaient au pouvoir du pape ou au pouvoir des Lombards ?

Avec ces derniers, tout semblait s’arranger au mieux. Le roi Astolf étant mort en décembre 756, on lui avait donné pour successeur le duc Didier, qui passait pour un homme « doux », malléable, et dont la candidature, pour cette raison, avait été appuyée tant par le pape que par l’abbé de Saint-Denis Fulrad, représentant de Pépin. En échange de cet appui, Didier s’était engagé à achever l’évacuation de l’Exarchat et de la Pentapole, c’est-à-dire à joindre aux parties déjà rendues par son prédécesseur celles dont Liutprand avait, trente années plus tôt, opéré la conquête : Bologne, Ferrare, Imola, Faenza, Ancône et la région côtière au sud de cette ville devaient ainsi « faire retour » au pape, qui désormais allait régner sur toute l’ancienne zone centrale de l’Italie byzantine.

Mais Didier n’était pas l’homme qu’on croyait, et quelques semaines suffirent pour ramener la discorde entre ce nouveau roi, dont on avait bien à tort escompté la docilité, et le pape Paul Ier, qui venait presque au même moment de remplacer Étienne II. Didier lui reprochait de poursuivre dans les duchés de Spolète et de Bénévent une politique nettement hostile et en prenait texte pour renvoyer à des temps meilleurs les dernières restitutions promises. Le pape, de son côté, reprochait au roi lombard non seulement de manquer de parole et d’aller jusqu’à réoccuper, en guise de représailles, quelques-uns des territoires précédemment évacués, mais de négocier en sous-main avec les impériaux et de manœuvrer contre l’Église romaine. Et il y avait du vrai dans tout cela : car chacun travaillait pour soi, le pape cherchant avant tout à élargir l’étroit couloir de communication ménagé à travers l’Ombrie entre ses possessions romaines et la Pentapole, et son prétendu « allié » en revenant par la force des choses au programme national de Liutprand et d’Astolf, incompatible avec l’existence d’un État pontifical coupant la péninsule en deux.

Ce fut pis lorsque, dix ans plus tard, à la suite du décès de Paul Ier (juin 767), le désaccord des électeurs pontificaux et les troubles qui en résultèrent fournirent à Didier l’occasion d’intriguer à Rome, de se ménager des partisans jusque dans la Curie et de préparer un coup d’État, qui eût fait de lui, s’il avait réussi, le maître de la ville et de la papauté.

Il s’en fallut de peu qu’il ne réussît en effet. Didier parvint à se saisir, en 771, de deux des conseillers du pape Étienne III, coupables de résister à ses volontés, — le « primicier » Christophe et le « secondicier » Serge, qui eurent les yeux crevés et furent jetés dans des cloîtres ; mais, sans qu’on sache comment ni pourquoi, un revirement se produisit dans le clergé et la population à l’instant où le roi lombard paraissait assuré de tenir le pontife à sa discrétion : Étienne III étant mort (772), les voix des électeurs se portèrent sur un des membres de l’aristocratie locale, Hadrien, dont le premier geste fut de rappeler auprès de lui tous ceux dont les auteurs du coup d’État avaient obtenu l’éloignement. Et la tension fut telle bientôt entre lui et Didier que les hostilités ne tardèrent pas être rouvertes.

Moins de deux mois après l’avènement d’Hadrien, Didier commençait le blocus de Ravenne, tandis que ses généraux se jetaient simultanément sur la Pentapole et sur le duché de Rome.

Malgré les cris de détresse poussés par le pape, Charles, — le futur Charlemagne, — qui avait en 768 succédé à son père, se refusait à croire à la trahison lombarde. Devenu en 770 le gendre de Didier, il n’était pas loin de penser que les torts, en tout cas, étaient plutôt du côté d’Hadrien. Quand il finit par s’émouvoir des plaintes de plus en plus précises formulées par ce dernier, une partie des troupes lombardes était sous les murs de Ravenne, une autre approchait de Rome. Édifié par le témoignage de trois enquêteurs qu’il avait envoyés sur place, convaincu, après une vaine tentative de négociations, qu’il n’y avait plus de temps à perdre, il répudia la fille de Didier et se jeta avec toutes ses forces sur le royaume lombard (773).

Conscient sans doute du caractère décisif de la partie qui allait se jouer, Didier opposa aux armées franques une résistance opiniâtre. Il essaya inutilement de leur barrer les routes des Alpes, mais réussit à tenir dans Pavie pendant plus de huit mois. Cette longue résistance, loin de le sauver, fut cause de sa perte : car, lorsqu’il dut se rendre, dans les premiers jours de juin 774, toutes les places de son royaume, abandonnées à elles-mêmes, étaient tombées aux mains de l’ennemi, sans en excepter Vérone, qui passait pour imprenable. La capitulation de Pavie marqua donc la fin de la lutte. Et le succès était si complet que Charles se résolut à l’exploiter jusqu’au bout, en gardant pour lui le trône de Didier : le 5 juin, tandis que celui-ci était envoyé en captivité, le roi franc se faisait couronner à Pavie et recevait les serments de fidélité de ses nouveaux sujets.

Restait à savoir le sort qui serait réservé à l’État pontifical. Car n’était-ce pas pour le sauver de la destruction et lui assurer les frontières prévues dans l’accord de 756 que les armées franques avaient repassé les Alpes et étaient venues combattre dans les plaines de Lombardie ? — Sans doute, mais le couronnement de Pavie posait bien des questions nouvelles.

Comme son père, Charles n’avait parlé d’abord que de dévoûment illimité aux intérêts du Saint-Siège, et il avait même tenu, avant la prise de la capitale lombarde, à venir en apporter l’assurance au chef de la chrétienté : mettant à profit le ralentissement forcé des opérations durant l’hiver et le début du printemps, il s’était rendu pieusement en pèlerinage ad limina. Arrivé aux portes de Rome, le 2 avril 774, il avait fait montre de la plus grande déférence tant pour la personne du pape que pour ses prérogatives souveraines, n’entrant dans la ville qu’avec son autorisation et juste pour y aller s’agenouiller dans diverses églises. Il avait déclaré solennellement que ce n’était « ni l’appât de l’or ou des pierres précieuses ou de l’argent », ni une vaine soif de gloire ou de conquêtes qui l’avait amené à prendre les armes, mais — tout comme son prédécesseur — le seul désir de « réclamer les domaines de saint Pierre, de travailler à l’exaltation de la sainte Église de Dieu et d’accroître sa sécurité ». Joignant l’acte à la parole, il avait fait dresser, à la demande d’Hadrien, et avait déposé ensuite sur le tombeau du Prince des apôtres, une charte par laquelle il confirmait les « donations » de territoires consenties depuis vingt ans à l’Église romaine et dont seule la mauvaise volonté du roi Didier l’avait jusqu’alors frustrée[3].

Et même, comme le pape avait profité du désarroi dans lequel l’arrivée des troupes franques avait jeté le gouvernement lombard pour obtenir des habitants de Spolète et de ceux de Città di Castello (au nord de Pérouse) la reconnaissance de sa suzeraineté, Charles avait fermé les yeux sur ce nouvel empiétement.

Mais lorsque, quelques semaines après, Charles a ceint la couronne de fer des rois lombards, les choses commencent à lui apparaître sous un autre jour. Il constate, lui aussi, l’inconvénient d’un État pontifical compact, barrant la route des grands-duchés du centre et du sud et, sans vouloir revenir sur ce qui a été formellement promis, il se montre peu enclin à consentir de nouveaux sacrifices et à étendre les limites primitives du domaine de saint Pierre.

Il a d’autant plus lieu de se méfier que le pape est insatiable : il n’est pas une province sur le pourtour de ses États, où, à l’entendre, il n’ait des titres à faire valoir. Tout au début, il ne s’était agi que de protéger Rome et les abords de Rome ; puis il avait bien fallu y joindre la route militaire menant vers Ancône et Ravenne ; ensuite les régions dont ces deux villes étaient les capitales ; après quoi encore, par une pente naturelle, le pontife avait travaillé à reconstituer les anciennes provinces démembrées par la conquête lombarde. Mais cela pouvait mener loin : le duché romain n’avait-il pas été créé avec des morceaux de l’ancienne Tuscie, de l’ancienne Sabine et de l’ancienne Campanie ? L’Exarchat, avec des morceaux de la Flaminie, de l’Émilie et de la Vénétie ? Allait-on donc maintenant revendiquer ces provinces tout entières ? — Il semble qu’on ait en effet caressé ce rêve à la cour pontificale assez peu de temps après avoir obtenu de Charlemagne la confirmation des « donations » antérieures[4].

Et pourquoi se serait-on arrêté en si bonne voie ? Était-il admissible que l’autorité du roi franc s’exerçât par delà le Tibre jusque dans les duchés de Bénévent et de Spolète ? Ces deux duchés furent donc revendiqués à leur tour. — Et le reste de la péninsule ? Pourquoi ne tenterait-on pas quelque jour de le réclamer aussi ? Quelle gloire alors pour la papauté, maîtresse souveraine de l’Italie, comme l’avaient été les empereurs, et bientôt, qui sait ? maîtresse de l’Europe !

Ces chimères avaient suffisamment pris corps pour qu’on ait pu, vers ce temps, imaginer de toutes pièces dans l’entourage d’Hadrien un faux, de fabrication grossière, aux termes duquel Constantin le Grand était censé avoir abandonné au pape Sylvestre « et à tous ses successeurs sur le siège du bienheureux Pierre jusqu’à la fin des siècles » ses droits souverains « tant sur la ville de Rome que sur toutes les provinces, lieux et cités d’Italie et des régions occidentales ». Cet abandon fantastique était justifié par le désir de laisser en Occident le champ libre à la papauté et était accompagné du transfert, au profit du chef de l’Église, de toutes les prérogatives et de tous les insignes de l’Empire : « le diadème, la mitre, le pallium, la chlamyde de pourpre, la tunique d’écarlate et les autres vêtements impériaux ; le sceptre, les bannières, les ornements impériaux, toute la pompe impériale enfin ». Les clercs attachés au service de l’Église romaine étaient assimilés aux sénateurs, dont ils étaient autorisés à porter le costume ; le pape pouvait les créer « patrices et consuls » et leur conférer « toutes les autres dignités impériales ». Bref l’empereur était censé avoir abdiqué en Occident au profit du Souverain Pontife, qui voyait s’ouvrir devant lui des possibilités indéfinies de « restitutions » à obtenir.

À quelle date précise le programme pontifical en était-il arrivé à s’élargir à ce point ? On ne peut le dire[5]. On sait toutefois qu’Hadrien essaya, au printemps de 778, de jouer, dans une de ses lettres, de l’arme — médiocre à raison de sa nature même — que constituait ce faux audacieux et outrancier. Mais Charlemagne ne s’y laissa pas prendre — et l’on n’insista pas.

Hadrien comprit qu’il valait mieux s’en tenir à des revendications plus modestes et, à force d’insistance, finit par arracher à Charlemagne l’abandon des territoires qu’il avait si longtemps réclamés en vain au roi Didier.

L’avenir, cette fois, était assuré. Nous ne chercherons point à préciser ce qu’il fut. Mais il faut se garder de cette illusion qu’en créant l’État pontifical les Carolingiens aient donné au chef de l’Église une sérieuse garantie d’indépendance.

Du pouvoir temporel, le pape n’eut guère que l’ombre. Hadrien lui-même, malgré sa fierté, fut obligé de subir le protectorat franc. Son successeur Léon III, invité expressément à se confiner dans la prière, connut l’humiliation de comparaître devant Charlemagne en accusé, dans sa propre capitale, et dut tolérer l’intervention continuelle des représentants de l’administration franque à l’intérieur de ses frontières. Et quand enfin, en 824, à l’avènement d’Eugène II, les rapports des deux puissances dans l’État de saint Pierre furent réglés par un acte officiel, l’autorité du pape fut réduite à si peu de chose au point de vue politique qu’on ose à peine prononcer ici le mot de souveraineté : ses fonctionnaires, avant d’entrer en charge, doivent être présentés à l’empereur carolingien, — ce qui revient à subordonner leur nomination à son agrément ; ils reçoivent ses « recommandations », — autant dire ses instructions ; ils sont placés sous le contrôle permanent d’un de ses « délégués » en résidence à Rome et exposés à voir leurs jugements cassés par lui ; le territoire pontifical est même soumis à l’inspection régulière des missi dominici, comme une simple province de l’Empire franc. Et un acte annexe ajoute que le pape ne peut être consacré qu’après avoir prêté serment de fidélité entre les mains de ce même délégué impérial, de qui dépendent déjà tous les officiers pontificaux.

On était loin du programme ambitieux ébauché dans la fausse « donation de Constantin » ! Le pape était chef d’État, mais d’un État paradoxal, aussi mal constitué géographiquement que mal conçu politiquement. Née dans l’équivoque, la « République de l’Église romaine », — comme l’avait nommée d’abord Étienne II, — semblait appelée à disparaître avant peu de la carte du monde.

Néanmoins le hasard voulut qu’elle ne rencontrât en face d’elle, pendant des siècles, aucune puissance capable de la détruire. Et elle dura.

Louis Halphen.
  1. Nous ne pouvons toutefois oublier le fin et brillant récit de Mgr Duchesne Les premiers temps de l’État pontifical (2e éd., Paris, 1904, un vol. in-12). Le nôtre est fondé sur une étude nouvelle et directe des documents.
  2. À quelque distance de notre ville actuelle de Vitry-le-François.
  3. La « charte de donation » rédigée sur l’ordre de Charlemagne a disparu tout comme celle — ou celles — de Pépin. Le biographe du pape Hadrien en a inséré une prétendue analyse dans le Liber pontificalis, recueil d’allure officieuse composé par tranches successives peu après la mort de chaque pape et parfois de son vivant même pour commémorer les principaux événements de son pontificat. À l’en croire, Charlemagne aurait « confirmé » au pape la possession d’immenses territoires dont il n’avait pas été question jusqu’alors, entre autres, toute la Toscane avec la Corse, une nouvelle et importante portion de l’Émilie, la Vénétie, l’Istrie, ainsi que les deux duchés de Spolète et de Bénévent. Ce qu’on peut dire de plus favorable à la décharge de ce chroniqueur, c’est qu’il a pris ses désirs pour des réalités ; mais il est impossible de retenir autre chose de son récit que le fait même de la confirmation solennelle par Charlemagne des concessions de son père. — Heureusement, nous avons, pour nous renseigner, d’autres témoignages d’une indiscutable valeur : les lettres adressées par Hadrien au roi franc pour réclamer l’exécution des « promesses » faites à Rome en 774. Ces lettres nous permettent de déterminer avec une suffisante précision la portée des engagements pris alors par Charlemagne. Il est prudent de s’y tenir.
  4. D’où les limites fantaisistes qu’assigne le biographe d’Hadrien dans le Liber pontificalis à l’État de saint Pierre (voir la note précédente).
  5. On a même songé à reporter avant le pontificat d’Hadrien, — sous Paul Ier (757-767) ou sous Étienne II (752-757), voire plus tôt encore, — la fabrication de cette pièce fameuse. L’enchaînement des faits rend ces hypothèses assez peu vraisemblables. Ce qui est certain, c’est qu’Hadrien s’empara du faux et essaya d’en tirer parti.