Les Origines du capitalisme moderne/Conclusion

Armand Collin (p. 190-199).



Conclusion
I


Par tout ce qui précède, on voit bien clairement que l’existence de capitaux ne suffit pas pour créer une société capitaliste, mais l’on voit aussi que l’accumulation de capitaux en est la condition nécessaire.

Il apparaît encore très fortement que cette accumulation est surtout l’œuvre du commerce, et particulièrement du grand commerce. Dès le moyen âge, à la suite des croisades, le commerce avec l’Orient a drainé vers l’Occident des capitaux relativement considérables, au profit surtout des grandes cités italiennes, et c’est pourquoi on trouve chez elles les premiers symptômes de l’organisation capitaliste.

Mais l’Italie ne pouvait garder pour elle seule ces richesses : il s’établit un courant international d’échanges, notamment vers le nord-ouest de l’Europe. Les Pays-Bas en furent l’une des principales étapes, et c’est la raison pour laquelle on voit le capitalisme naissant s’y implanter de si bonne heure.

Les principales routes des échanges furent aussi tout naturellement sillonnées de grandes foires, dont les foires de Champagne présentent le type le plus caractéristique.

Dans ces foires, ce furent d’abord des marchandises qui s’échangèrent. Mais le simple troc ne pouvait convenir qu’à des époques tout à fait primitives. Pour les achats et les ventes, il fallait se servir de monnaies, et la diversité en était telle qu’une catégorie spéciale de marchands s’occupa du change : les changeurs. Puis, de bonne heure, fut instituée la lettre de foire, qui ne tardera pas à donner naissance à la lettre de change ; c’est que le règlement des comptes ne pouvait plus seulement se faire au comptant, qu’il devait aussi se faire à terme. Plus importante encore, comme l’a si bien montré M. Huvelin, nous apparaît l’extinction des dettes par voie de compensation des lettres de change échues aux foires, c’est-à-dire les virements de parties ou scontration.

On voit comment le capitalisme commercial donne forcément naissance au capitalisme financier, qui contribue à "son tour, par la circulation active qu’il fait naître, à l’accumulation des capitaux.

Puis un autre élément entre en jeu, que M. W. Sombart a fort bien mis enlumière : ce sont les besoins d’argent sans cesse croissants des grands États princiers ou monarchiques. Leurs emprunts enrichirent tous ceux qui se livraient au commerce de l’argent : percepteurs de taxes, prêteurs, banquiers, etc. La naissance du crédit public semble avoir fortement contribué au développement des grandes puissances financières, qui apparaissent à l’aurore des temps modernes.

Une autre manifestation de l’évolution capitaliste, ce fut la création des bourses, qui se développèrent de plus en plus à partir du XVIe siècle et supplantèrent peu à peu les grandes foires. Toutes les opérations, qui, dans celles-ci, n’étaient que périodiques, devinrent quotidiennes ; l’on comprend alors à quel point les bourses contribuèrent aux progrès du capitalisme.

La pratique des changes, qui ne cessait de s’accroître, obligea les gouvernements, sinon l’Église, à reconnaître comme légitime le prêt à intérêt. Or, le prêt à intérêt est l’un des fondements essentiels du capitalisme moderne. Puis, les tractations auxquelles donnent lieu les changes, sur les diverses places, avec leurs cours fixés dans les foires et les bourses, ont pour conséquence de mettre au premier plan les valeurs mobilières, le « papier ». De là, une mobilité de plus en plus grande des capitaux. Ce qui est directement échangé, ce ne sont plus tant les marchandises que leur représentation, en quelque sorte, abstraite. Ainsi s’explique l’importance sans cesse croissante de la spéculation et du jeu, qui déjà tiennent une si grande place dans l’Anvers du XVIe siècle, où se manifeste, comme on l’a dit, « un capitalisme effréné ».


II


Mais Anvers n’était encore qu’un îlot dans une société qui reposait surtout sur la propriété foncière. La masse des capitaux qui s’y manipulait s’exprime par des chiffres qui aujourd’hui nous semblent presque dérisoires.

Il fallait un nouvel afflux de richesses et de capitaux. Ce fut la conséquence des grandes découvertes, de la mainmise des puissances occidentales sur le Nouveau Monde. Le grand commerce maritime et colonial, à partir du XVIe siècle, jeta sur les marchés de l’Europe une masse énorme de capitaux, représentés par les denrées précieuses des pays tropicaux, de l’Extrême-Orient, et surtout par l’or et l’argent.

Remarquons que c’est surtout en vue de ce grand commerce maritime et colonial que furent créées les premières sociétés par actions (telles, les Compagnies hollandaise et anglaise des Indes), qui apportèrent au capitalisme une force singulière, de puissants moyens d’action.

Ainsi, le capitalisme nous apparaît d’abord sous sa forme commerciale et sous sa forme financière. Et, en fait, tel en est, sans aucun doute, le fondement. Ce qui distingue essentiellement le régime capitaliste des autres régimes économiques, c’est la mobilité des capitaux, pour qui les obstacles nés de l’espace et du temps disparaissent, en quelque sorte. D’autre part, le capital, accumulé en vue du gain, de l’intérêt, reçoit une rémunération qui n’est plus, véritablement, la récompense du travail ; il opère en fonction du temps, contrairement aux conceptions de l’antiquité, du moyen-âge, et aux prescriptions de l’Église, qui, tout comme Aristote, ne peut admettre que « l’argent enfante de l’argent ».

Voici, au XVIIe siècle, une grande puissance économique, la Hollande, dont la force repose tout entière sur le capitalisme commercial et financier. Mais, dès le début du XVIIIe, son déclin s’annonce, précisément parce que sa prépondérance ne repose que sur le commerce maritime et le trafic des valeurs mobilières. L’Angleterre et, dans une certaine mesure, la France prendront sa place, parce qu’elles ont à exporter, non seulement les produits de leur sol, mais encore les objets créés par leur industrie. C’est le moment où le capitalisme commercial et financier va commencer à exercer son emprise sur l’industrie.


III


L’industrie, longtemps aux mains des petits métiers, dépourvus de capitaux, va clone se transformer peu à peu en grande industrie capitaliste. Mais le premier stade de cette évolution est marqué, par l’action des marchands-entrepreneurs, qui vont surtout développer, à leur profit, l’industrie rurale et domestique. L’artisan campagnard ou le maître ouvrier de la soie à Lyon n’est plus en relation directe avec l’acheteur ; c’est le maître marchand qui court à la recherche des marchés lointains, règle, « contrôle » la production ; c’est à lui aussi, et non plus à l’artisan, que va le plus clair du profit.

C’est plus tard seulement que cet entrepreneur se transformera en chef d’industrie, lorsque la concentration industrielle et ouvrière, ainsi que le machinisme auront réduit le travailleur à la condition de pur salarié. Enfin, le capitalisme industriel triomphera vraiment, lorsque les sociétés par actions, qui n’apparaissent d’abord que dans quelques industries, dont l’outillage est particulièrement coûteux, comme les entreprises minières, se seront répandues dans toutes les branches de la fabrication. Mais cette dernière victoire demandera encore un nouveau développement du grand commerce, la transformation des communications et des transports, grâce à la machine à vapeur, les progrès du crédit et de l’organisation bancaire.

Quelle que soit l’importance du capitalisme commercial, il ne faut pas cependant méconnaître le rôle de l’industrie. En Angleterre, au XIVe siècle, ce sont les progrès de l’industrie drapière qui, ont déclanché le grand mouvement d’exportation. Dans les temps modernes, la production industrielle est encore davantage le soutien nécessaire de l’activité commerciale et financière ; c’est, on l’a vu, l’une des raisons pour lesquelles l’Angleterre a fini par l’emporter sur la Hollande.

En un mot, ce qui caractérise la société capitaliste contemporaine, c’est que les trois formes du capitalisme, — commerciale, financière, industrielle -, dont nous avons étudié, le développement, s’y trouvent concurremment. La dernière venue, la forme industrielle, a tellement éclipsé — en apparence du moins — les deux autres — qu’on l’a souvent, considérée, à tort d’ailleurs, comme en étant la manifestation essentielle.

Le capitalisme moderne a bien envahi peu à peu une grande partie du champ de la production, mais pas entièrement cependant. Même dans les régions où il est le plus répandu, la petite industrie, en effet, n’a pas disparu ; l’artisan, le travailleur et surtout l’ouvrière en chambre subsistent toujours, principalement dans les dernières opérations de finissage (confection, ajustage, etc.)[1]. Mais combien y a-t-il de contrées où le capitalisme n’en est encore qu’à ses débuts et n’exerce vraiment son action que du dehors ! Puis, n’oublions pas que, partout, l’agriculture échappe encore, pour une très forte part, à l’emprise du capitalisme. Elle a pu subir, de longue date, son influence indirecte, mais fixée au sol, c’est-à-dire à l’élément stable par excellence, elle n’est, même aujourd’hui, touchée par lui que dans la mesure où. elle doit compter avec les spéculations commerciales ou avec le crédit sous toutes ses formes. D’ailleurs, ce caractère « conservateur » de l’agriculture est surtout le fait de la vieille Europe ; dans les pays neufs, comme les États-Unis, les entreprises agricoles affectent davantage le caractère capitaliste ; le type du fermier-homme d’affaires (business farmer) s’y répand de plus en plus[2].

Au cours des temps modernes, le capitalisme a gagné peu à peu en profondeur. Mais, depuis la fin du XVIIIe siècle, son ère géographique n’a cessé aussi de s’étendre. Il arrive un moment où il gagne le Nouveau-Monde. À cet égard, la rupture du « pacte colonial » a une portée immense. On a vu que le système colonial avait puissamment contribué à l’éclosion du capitalisme. Par un retour des choses, le développement même du capitalisme devait avoir pour effet de ruiner le monopole des métropoles, qui devenait une entrave de plus en plus gênante à toute l’expansion économique. La chute du système colonial est donc en liaison directe avec l’avènement du capitalisme industriel.

IV


Pour comprendre le caractère du capitalisme contemporain, il faut donc avoir présente à l’esprit l’évolution qui l’a préparé. Il ne faut pas étudier seulement le capital en fonction du travail comme l’a fait Karl Marx ; il faut ne pas perdre de vue les éléments primordiaux, c’est-à-dire la forme commerciale et la forme financière, qui, en fin de compte, apparaissent comme les plus importantes. La conception du produit sans travail, que Marx donne avec raison comme le trait le plus caractéristique du régime capitaliste, s’explique plus fortement encore si l’on a présent à l’esprit le mécanisme des changes, qui a engendré les autres formes de la spéculation, si l’on se rend compte de la relation qui existe entre le capitalisme et la notion de jeu, de risque, que comportent les transactions à terme sur les valeurs mobilières, et aussi les diverses sortes d’assurances, dont la « grosse aventure » semble avoir été la première forme.

Karl Marx a eu aussi le grand mérite de décrire, plus nettement qu’on ne l’avait fait jusqu’alors, les répercussions sociales de l’évolution capitaliste, de montrer que le triomphe du capitalisme a pour conséquence de fonder les classes sociales, non plus sur des distinctions juridiques, mais sur des distinctions économiques, qui ont eu pour effet de rendre la société infiniment plus mobile et active, et en même temps plus instable. Mais Marx a appuyé sa doctrine surtout sur des faits contemporains. Pour comprendre, dans toute leur complexité, les transformations sociales, il faut envisager dans toute son ampleur l’évolution historique, étudier les premiers symptômes de l’organisation nouvelle. C’est par l’étude attentive et infiniment minutieuse, des données historiques, et en se gardant de toute idée à priori, de tout parti-pris politique et social, que l’on peut se faire une idée plus juste, à la fois, des origines du capitalisme moderne et du caractère véritable de l’organisation économique et sociale qu’il a déterminée, et qui se manifeste maintenant dans son plein épanouissement.

L’étude des faits nous montre notamment que la conscience de classe, chez les ouvriers, tic s’est pas manifestée d’une façon aussi brusque qu’on l’a souvent prétendu, qu’elle ne procède pas uniquement de transformations économiques, qu’il faut ici tenir compte de l’influence des idées.


V


Il est une autre série de questions, que nous n’avons pu qu’effleurer : quelle a pu être l’action du capitalisme naissant sur d’autres phénomènes, d’ordre politique, intellectuel, religieux, et quelle a pu être la réaction de ceux-ci sur la nouvelle forme d’organisation économique ?

La première poussée du capitalisme, telle qu’elle se manifeste au moyen-âge, notamment en Italie et aux Pays-Bas, a contribué à dissoudre les anciennes puissances féodales ; on le voit assez nettement dans les républiques italiennes et notamment à Florence. Nous avons constaté aussi que les progrès des États princiers et monarchistes ont singulièrement contribué, dès le début des temps modernes, à la formation de grandes puissances financières, dont les Fugger sont le type le plus frappant. Les emprunts contractés par les souverains ont accru, dans de fortes proportions, le commerce d’argent et la spéculation. D’autre part, les monarchies absolues, en créant de puissants États unifiés sur les débris des puissances féodales, ont élargi le champ d’action des forces commerciales et financières.

Si le capitalisme (plus encore peut-être pendant la longue période où il s’est élaboré que dans son plein épanouissement) peut être tenu pour responsable de bien des souffrances, il a été aussi un puissant instrument d’activité et d’émancipation intellectuelle. Voilà sans doute la grande raison pour laquelle l’Italie, dès le XIVe siècle, les Pays-Bas, à l’aurore des temps modernes, ont été les champs d’élection des sciences, des lettres et des arts, la raison pour laquelle la Renaissance y a été particulièrement florissante et féconde[3]. Puis, la création de grandes fortunes mobilières a produit toute une catégorie de protecteurs éclairés des arts et des lettres ; toute l’histoire des arts pourrait en témoigner, en ce qui concerne surtout l’Italie et les Pays-Bas[4]. C’est aussi un fait bien significatif que la Hollande du XVIIe siècle a produit un Rembrandt, un Ruysdaël, et a été un foyer d’activité scientifique, comme de liberté intellectuelle, l’asile et le refuge des hommes qui pensaient.

On peut même saisir un lien entre l’évolution capitaliste et les mouvements religieux. On a vu avec quelle ténacité l’Église s’est élevée contre le prêt à intérêt, contre le commerce de l’argent, contre la spéculation sur les changes et sur le papier. D’autre part, l’individualisme, qui se manifeste dans le domaine économique, au XVIe siècle, trouve aussi son expression, sur le domaine religieux, dans la Réforme, et principalement dans la Réforme calviniste. On a vu que Calvin considérait comme légitime le prêt à intérêt ; on a vu aussi que les non-conformistes ont beaucoup contribué à l’accumulation des capitaux. À cet égard également, l’influence des Juifs est indéniable, bien qu’il ne faille pas l’exagérer.

En un mot, entre l’évolution capitaliste et d’autres formes de l’évolution historique, on saisit l’existence de liens souvent assez étroits. Mais il y a là des phénomènes si complexes qu’il est souvent difficile de démêler leur influence réciproque, de distinguer les causes et les effets. Cependant, le seul fait de poser ces questions présente un réel intérêt, car il est susceptible de provoquer de nouvelles recherches et d’ouvrir des voies fécondes.


  1. Voy. M. ANSIAUX, Traité d’économie politique, t. I, Paris, 1921.
  2. Voy. S. N. B. Gras, ouv. cit.
  3. Les relations commerciales de Venise, Gênes, Pise et Florence avec l’Orient, si intenses surtout à partir des croisades, n’ont pas seulement contribué à l’accumulation des capitaux, d’où procède la première éclosion du capitalisme ; elles ont encore agi indirectement sur la pensée et l’art italiens. Voy. A. Renaudet, Les influences orientales dans la « Divine Comédie » et dans la peinture toscane (Revue de synthèse historique, décembre 1925).
  4. Voy. le suggestif article de Haldvan Koht, Le problème des origines de la Renaissance (Revue de synthèse historique, juin 1914).