Les Origines du Nouveau Testament

LES ORIGINES
DU
NOUVEAU TESTAMENT

Histoire du Canon des Écritures saintes dans l’église chrétienne, par M. Edouard Reuss, professeur à la faculté de théologie de Strasbourg.

Le vent du siècle souffle toujours plus à la critique religieuse, et ce n’est pas un des moindres contrastes qu’offrira notre âge à la postérité que ce double courant d’activité matérielle et d’ardente investigation des choses sacrées qui nous sollicite et nous entraîne. Les beaux jours de la théologie sont revenus, si du moins on voit en elle la science dont les faits religieux sont l’objet spécial, ce qui est au fond le vrai sens du mot, et si l’on admet, ce qu’il serait facile de démontrer, que ses progrès réels sont en raison directe des oppositions et des colères qu’ils soulèvent.

L’un des résultats de ce retour aux études les plus dignes assurément de notre intérêt permanent, c’est la conviction grandissante qu’il existe, en France particulièrement, un découvert, un arriéré à solder. Il faut nous mettre au courant de tout ce qui s’est fait pendant la durée de notre indifférence dans certains cercles, ceux d’Allemagne surtout, et qui, presque inconnus du reste du monde, ont, durant les soixante dernières années, lentement élaboré les matériaux de l’édifice à construire. Nous n’avons pas même toujours connu la part que plusieurs de nos compatriotes prenaient à ce grand travail d’inventaire opéré sur les traditions religieuses de tout genre. Combien par exemple, il y a peu de temps encore, savaient qu’en France même, au sein d’une ville, allemande sous certains rapports, mais éminemment française de cœur, à Strasbourg, s’était constituée une haute école de critique religieuse ? La réputation de la faculté de théologie de cette ville, depuis longtemps établie dans les universités d’outre-Rhin, était à peu près ignorée parmi nous, M. le professeur Schmidt, par ses beaux travaux sur les Cathares du moyen âge, avait sans doute attiré l’attention des lecteurs d’élite ; mais les autres professeurs, M. Bruch, M. Reuss, devaient écrire en allemand des ouvrages qui n’eussent pas encore trouvé de public français disposé à leur faire accueil[1]. En 1849, une revue française de théologie et de philosophie se fondait sous la direction de MM. Colani et Scherer. C’était une première tentative sérieuse de translation sur notre sol national de plantes qui jusqu’alors n’avaient pas semblé pouvoir même y prendre racine. Ce recueil, bien que peu lu, fit dans le monde savant de notre pays une de ces trouées obscures, mais profondes, dont nul ne se doute jusqu’à l’heure où des ébranlemens considérables avertissent les plus sourds que le sol est miné sous leurs pas.

Parmi les œuvres qui témoignent de l’intérêt véritable avec lequel le public s’occupe des questions religieuses, et surtout de celles qui sont relatives aux origines du christianisme, il faut distinguer l’excellent livre que M. Reuss a publié en 1863 sous ce titre : Histoire du Canon des Écritures saintes dans l’église chrétienne. M. Reuss possède le talent rare d’être un écrivain distingué en deux langues aussi disparates que le français et l’allemand : non pas que son style français vaille son style allemand, qui est fort beau ; mais il a une vivacité et une lucidité aussi agréables que nécessaires dans le développement de questions arides, souvent obscures, et il joint à ces qualités toutes françaises une certaine saveur étrangère qui ne manque ni d’originalité ni de charme. Quant à ses tendances et à son point de vue, on aura tout dit en le définissant un critique pur. Ni le dogme ni la philosophie, mais la recherche historique de la vérité autant qu’elle est accessible, tel est son but exclusif. C’est à ce désintéressement que sa critique doit sa force par la confiance qu’elle inspire à ceux qui cherchent, non pour conserver ou pour détruire, mais pour savoir. On est donc autorisé à le prendre pour guide principal[2] dans l’exposé qu’on essaie ici des origines et de l’histoire du canon du Nouveau Testament. En réalité, toute la question biblique est engagée dans ce sujet restreint, mais fondamental. Nous n’avons pas à dogmatiser sur ce point plus que le savant auteur alsacien ; il y a là une question à déterminer, une histoire à raconter et des résultats à indiquer. Commençons par la question.


I

Le mot canon est un mot grec qui signifia primitivement canne à mesurer, puis règle grammaticale, mathématique, morale. L’ancienne critique alexandrine s’en servit pour désigner la liste des auteurs dont l’exemple faisait loi en matière de langage, ou, selon l’expression moderne, des auteurs classiques. C’est avec une acception semblable qu’il s’introduisit dans la langue ecclésiastique. Les conciles promulguent des canons, c’est-à-dire des décrets ou règles à suivre en matière de discipline ou de doctrine, et, spécialement appliqué à la Bible, ce mot désigne la liste arrêtée des livres qui doivent la composer à l’exclusion de tout autre écrit, et servir de règle souveraine à la croyance ainsi qu’à la vie des fidèles. Donc les livres compris dans le canon sont considérés comme jouissant d’une valeur, d’une autorité sui generis, qui les distingue d’une manière tranchée de tout autre livre religieux ou moral, quelque estimable qu’il soit en lui-même.

On sait que le canon du Nouveau Testament, tel qu’il est en vigueur dans les églises chrétiennes, se compose de vingt-sept livres fort inégaux d’étendue et d’importance. Ce sont d’abord cinq livres historiques, soit les quatre Évangiles de Matthieu, Marc, Luc et Jean, et les Actes des apôtres. C’est ensuite une collection épistolaire qui compte vingt et une lettres, lesquelles se partagent en deux groupes fort distincts : — d’une part, une série de quatorze épîtres attribuées à Paul ; — de l’autre, sept épîtres dites catholiques, dont une de Jacques, deux de Pierre, trois de Jean et une de Jude. Un livre prophétique, l’Apocalypse, clôt le canon. Il est bien entendu que l’on constate simplement ici l’état officiel des choses sans entrer dans aucune discussion sur la valeur positive des titres et des origines que la tradition généralement reçue assigne à chacun de ces livres. La même tradition générale nous présente ce canon comme contenant les livres saints proprement dits, miraculeusement inspirés, et appelés en cette qualité à décider souverainement les questions de dogme et de morale. Il est vrai qu’ici déjà une différence notable se révèle entre les deux grandes fractions de la chrétienté occidentale. Dans l’opinion des protestans, cette autorité des livres saints est unique, sans rivale, ne relevant que d’elle-même, et c’est à chacun de les interpréter du mieux qu’il peut à ses risques et périls. Selon la doctrine catholique au contraire, la tradition permanente de l’église, dont le clergé, son chef surtout, est l’organe, tradition écrite et non écrite, jouit d’une autorité semblable tout au moins, et même on pourrait dire que cette tradition, qui a déterminé le canon et qui doit régler ensuite l’interprétation des livres dont il se compose, est supérieure à l’Écriture en tant que la fixation et l’usage de celle-ci en dépendent. Toutefois non-seulement le concile de Trente voulut qu’une « même révérence » fût accordée à l’Écriture et à la tradition de l’église, mais encore, et par une conséquence inévitable de la controverse qui surgit entre les deux branches de la chrétienté, le texte des livres canoniques fut le champ clos principal où se poursuivit la lutte engagée par Luther. La souveraineté de ce texte elle-même devint ainsi un fait, sinon toujours reconnu en théorie, du moins indéniable en pratique.

Peut-être le point le plus faible de la position prise par les protestans du XVIe siècle fut-il d’avoir éliminé d’une manière absolue l’idée de tradition des notions constitutives d’un canon biblique : du moins on ne voit pas très bien ce qu’ils pouvaient répondre de solide à leurs adversaires quand ceux-ci leur demandaient d’où ils savaient en définitive qu’il y avait une Bible se composant précisément de ces livres-là, à l’exclusion de tous autres ; mais on se tromperait fort si l’on s’imaginait que le sort des grands mouvemens religieux est lié à un argument théologique plus ou moins réussi. Là où la multitude se prononce, on peut être certain d’avance que le sentiment l’emporte sur le raisonnement, et même, en matière religieuse, il n’est pas besoin de faire partie de la multitude pour diriger sa logique au gré de ses préférences. En dehors des appuis que lui donna en certains lieux l’autorité civile, ce qui fit le succès de la réforme, ce fut un double besoin d’émancipation et de piété spiritualiste qui trouva son aliment favori et sa justification dans la lecture de la Bible ; en dehors des terribles persécutions qui l’arrêtèrent ou l’étouffèrent en quelques pays, ce qui la fit avorter, ce fut cette peur qui naît du danger de tout perdre, si l’on abandonne une seule parcelle de la tradition contestée. Dans les classes éclairées de notre patrie surtout, le que sais-je ? de Montaigne conserva plus d’adhérens à la vieille église que les gros livres des docteurs en Sorbonne. Cela est si certain qu’à partir de la seconde moitié du XVIe siècle, quand la première fraîcheur, la hardiesse primitive du mouvement réformateur ont pris fin, l’on voit la chrétienté protestante, atteinte elle-même de l’effroi du libre examen, chercher par-dessus tout la régularité, l’uniformité, la consolidation à tout prix du dogme établi, et aboutir au XVIIe siècle, ce siècle des réactions despotiques de tout genre, à une scolastique d’une aridité, d’une étroitesse telles qu’elle n’avait à peu près rien à envier à sa vieille sœur du moyen âge. Le dogme biblique entre autres fut poussé jusqu’à sa dernière rigueur. Ne fallait-il pas donner à la croyance une base absolument infaillible, indiscutable, couvrant de son autorité divine absolue les doutes de la raison et les répugnances du cœur ? Tout dans le recueil sacré fut déclaré surnaturel ; la Bible devint une sorte d’incarnation de la Divinité, et l’on put, non sans raison, accuser le protestantisme de n’avoir rejeté l’idolâtrie, qu’il reprochait si amèrement à l’église romaine, que pour tomber dans une bibliolâtrie qui ne valait pas mieux.

Cependant les droits du libre examen ne furent jamais entièrement perdus. Il y eut dans certaines universités, au sein de quelques sectes plus libérales que les autres, des travaux, des recherches qui finirent par pénétrer dans la théologie générale. Peu à peu la rigidité de la doctrine se relâcha, et, malgré les réactions périodiques d’un zèle plus pieux qu’éclairé qui continuait et continue encore parfois à regarder la Bible comme les anciens Hébreux regardaient l’arche sainte à laquelle il était criminel de toucher, le moment vint où, sans aucune arrière-pensée d’irréligion on dut se demander en face du Nouveau Testament : D’où vient-il ? Comment s’est-il formé ? Qui l’a composé des livres qu’il renferme à l’exclusion de tous les autres ? En un mot quelles sont les origines du canon ?

À peine la question eut-elle été clairement posée qu’on se trouva en présence d’un fait bien surprenant, c’est que le canon, tel qu’il existait depuis le XVIe siècle dans toutes les églises chrétiennes, était chose relativement récente. On se serait attendu à voir la liste des livres inspirés, révélateurs, règle éternelle et unique de la foi et des mœurs, remonter, invariable et identique, jusqu’à la limite des temps apostoliques, et même c’était dans la vieille théologie une hypothèse passée à l’état de lieu-commun que l’apôtre Jean, dernier survivant des disciples immédiats de Jésus, avait clos ou, comme on disait alors, bouclé le canon des écritures inspirées. Cette hypothèse, comme on va le voir, ne reposait sur rien, et provenait de l’illusion, universelle jusqu’à nos jours, qui consiste à reporter sur l’antiquité les préoccupations et les procédés du temps où l’on vit soi-même. Tout catholique, tout protestant qui étudie l’histoire ecclésiastique avec l’espoir de rencontrer dans la chrétienté primitive une image exacte de son église particulière doit s’attendre à bien des mécomptes, à bien des surprises.

On a dit que l’invention de l’imprimerie avait doté l’homme d’un sixième sens. Ce qui est certain, c’est que, dans l’esprit de quiconque lit, elle a fait tourner le monde d’un angle énorme sur son axe, et le présente désormais sous un aspect tout différent de ce qu’il était dans l’antiquité. Et il ne s’agit pas ici de la vie extérieure, c’est bien plus profondément que la transformation s’est opérée. Autant par exemple il nous serait impossible de nous passer du livre sous toutes ses formes, — depuis le journal jusqu’au dictionnaire, depuis le code jusqu’au calendrier, — autant l’antiquité savait vivre sans lui. Les choses qui nous paraissent aujourd’hui exiger le plus impérieusement le secours du livre, la philosophie, la science même ne s’en servaient alors que comme d’un auxiliaire de second ordre. Cela confond bien un peu nos imaginations modernes, mais les faits sont là. « Bien simple, s’écrie dans son Phèdre le divin Platon, quiconque s’imagine avoir assuré l’avenir d’un art en le confiant à un livre ! bien simple aussi celui qui va l’y chercher, comme si des lettres pouvaient lui communiquer un savoir clair et solide ! Il ignore l’oracle d’Ammon, car il se fait l’illusion de croire que les discours écrits ont une autre utilité que celle de rappeler ce qui est écrit à celui qui sait déjà. »

Nous avons perdu en force mnémonique ce que nous avons gagné sous le rapport du nombre des connaissances et de la faculté de les acquérir. Il faut bien qu’il en soit ainsi pour que de longs poèmes aient pu pendant des siècles se transmettre par la tradition orale, et les méthodes d’enseignement en usage au sein des écoles où tout ce qui est ancien revêt un caractère sacré qui le maintient malgré ses inconvéniens nous attestent aussi que dans l’antiquité l’essentiel était d’apprendre par l’oreille, le secours des yeux ne venant qu’en dernière ligne. La foi vient de l’ouïe, disait saint Paul, qui ne soupçonnait pas encore d’autre moyen de la répandre que la parole, et n’eût absolument rien compris au projet de fonder une société de petits traités religieux. Réunir des disciples, les pénétrer de ses idées par l’enseignement direct et leur laisser le soin de les perpétuer par la même voie, telle est alors la grande ambition, tel est le souci presque exclusif des chefs d’école. On comprend que la rareté et la cherté des manuscrits, l’extrême petit nombre des hommes qui recevaient une instruction réelle et des villes où l’on pouvait la trouver, aient produit cet état de choses et voilé toute sorte d’inconvéniens qui aujourd’hui seraient insupportables.

Cependant les derniers siècles du monde antique témoignent d’un grand changement qui se prépare. Le passage de Platon que nous venons de citer, tout significatif qu’il soit comme indice d’une situation intellectuelle générale, révèle pourtant une certaine étroitesse de vues, fréquente chez les plus beaux génies du monde ancien, dont la pensée put bien être vaste et profonde, mais dont l’horizon géographique et social demeura toujours très borné. Déjà même du temps de Platon commençait à percer le sentiment des avantages que le livre qui reste peut avoir sur la parole qui passe. N’avait-il pas fallu sauver par l’écriture les poèmes homériques qui allaient se perdre ? La critique littéraire se constituera bientôt à Alexandrie et à Athènes ; il lui faudra des textes. L’aristocratie romaine et l’élite de la population des provinces se mêleront de philosopher à leur tour ; ils auront besoin que l’on copie les ouvrages des grands penseurs et des savans de la vieille Grèce. Le peuple juif surtout, et c’est un grand progrès dont nous lui sommes redevables, va élever le livre à une hauteur inouïe. Chez lui, pour la première fois, le livre deviendra la base, la sauvegarde, l’aliment quotidien de la foi religieuse et de l’esprit national. Ce ne sont plus seulement des patriciens et des rhéteurs qui en sentent le besoin, c’est toute une multitude disséminée par le monde entier. Et, qu’on y pense bien, chacun des points occupés par des Juifs est un point rayonnant. C’est avec eux que le prosélytisme proprement dit fait son entrée dans le monde occidental, et c’est « le livre » qui le rend possible.

Le christianisme, dans son pays d’origine et dans ceux qu’il envahit, rencontra en effet une écriture sainte qui fut à la fois son alliée et son adversaire, bien avant qu’il en possédât une à lui. L’histoire du canon chrétien se greffe sur celle du canon juif et révèle au fond les mêmes lois de formation. Transportés à Babylone, les Juifs fidèles, privés par la captivité de leur temple et de leurs pratiques cérémoniales, avaient eu recours à la seule forme de culte qu’ils pussent observer en terre étrangère sans violer la loi, c’est-à-dire au culte des synagogues, dont le chant, la prière, l’enseignement religieux constituaient les élémens essentiels. Ce dernier, l’enseignement religieux, avait absolument besoin d’une base historique, alors que le sacerdoce et son rituel n’étaient plus là pour maintenir la vraie croyance, et surtout qu’un besoin croissant de connaissances religieuses et d’orthodoxie se révélait chez les exilés. Au retour, l’habitude était prise et le besoin invétéré. Quoi de plus simple que d’y pourvoir en réunissant les documens écrits du passé national et religieux d’Israël ? On commença par la Loi, c’est-à-dire par ce que nous appelons aujourd’hui les livres de Moïse, dont la lecture et le commentaire perpétuel devinrent l’exercice religieux par excellence. Bientôt et surtout lorsque l’espérance d’un messie eut pris des traits arrêtés, on y adjoignit les discours des prophètes et les livres historiques écrits dans le même esprit, tels que Josué, les Juges, Samuel, les Rois. Enfin la collection des hymnes populaires ou des Psaumes fit à son tour partie de cet ensemble, et, tant à cause de l’origine divine attribuée à la loi elle-même et aux oracles des prophètes que par la vénération qu’inspiraient ces augustes archives de la vieille foi nationale, un caractère céleste, une inspiration d’ordre surnaturel furent attribués à ces livres consacrés : « la Loi, les Prophètes et les Psaumes » (c’est ainsi que s’appelait la collection des écritures au temps de Jésus-Christ, et plus souvent encore « la Loi et les Prophètes » simplement). Par une filiation d’idées ou plutôt de sentimens bien commune, le texte visible, la lettre elle-même dut promptement participer aux mêmes prérogatives et devint parole de bien au sens strict. De cette idée sortit l’exégèse rabbinique, science fondée, non sur l’histoire et la critique, mais sur la supposition que cette parole miraculeuse, cette écriture surnaturelle était pleine de mystères, de prédictions, de types, d’allégories, que la perspicacité des scribes était appelée à démêler. Dieu sait ce qu’ils en tirèrent.

À ce fait fondamental s’en joignent d’autres qui eurent par la suite une grande importance et contribuèrent à rehausser la valeur nouvelle du livre en matière de religion. Le peuple juif du temps de Jésus-Christ ne comprenait pas mieux l’idiome classique des anciens prophètes qu’un Français illettré d’aujourd’hui ne comprendrait le langage du sire de Joinville ; de là les targums ou traductions araméennes inclinant toujours plus à la paraphrase, et qui, données d’abord de vive voix, furent à leur tour fixées par l’écriture. Le besoin des traductions était surtout impérieux chez les Juifs d’Égypte et d’Occident, qui ne parlaient plus que le grec. De là cette fameuse version des Septante, sur l’origine miraculeuse de laquelle la vanité juive, servie par la crédulité chrétienne, fit courir tant de légendes. Ce fut cette version grecque que le christianisme primitif trouva surtout en usage dans les contrées païennes, et la seule, à vrai dire, que l’immense majorité des chrétiens connut pendant longtemps.

On se demandera si la liste des écrits sacrés hébreux, autrement dit le canon de l’Ancien Testament, était officiellement close et arrêtée au temps des apôtres. Rien n’est plus douteux. Ce qui est certain, c’est que tous les livres composant aujourd’hui l’Ancien Testament hébreu existaient dès lors, et que le Pentateuque, les Prophètes, les Psaumes sont très souvent cités comme « écritures sacrées » par les auteurs du Nouveau Testament ; mais il ne l’est pas moins que notre idée moderne d’un canon rigoureusement et définitivement limité est inconnue aux apôtres. Chez les Juifs eux-mêmes, à partir des Psaumes, le canon était encore flottant ou, comme on l’a dit, à l’état fluide. À mesure que la vénération populaire générale adoptait un écrit religieux ou passant pour tel, cet écrit prenait rang à la suite des Psaumes, et ainsi se forma la collection dite des hagiographes ou saints écrits, savoir : « les Psaumes, Job, le Cantique, Ruth, les Lamentations, l’Ecclésiaste, Esther, Daniel, Esdras, Néhémie, les Chroniques. » L’apocalypse de Daniel trahit la date récente de sa composition par sa place au milieu de ces hagiographes, car autrement les Juifs l’eussent rangée, comme les chrétiens l’ont fait assez maladroitement, parmi les grands prophètes contemporains de l’exil. L’ordre dans lequel nous les énumérons ici, et qui est celui des bibles hébraïques actuelles, subit, à vrai dire, de fréquentes modifications ; l’historien juif Josèphe en fournit déjà la preuve. Longtemps aussi il y eut dans la synagogue des protestations assez vives contre l’érection de l’Ecclésiaste, du Cantique et même des Proverbes et du livre d’Esther à la dignité de livres inspirés. Enfin, si le canon hébreu avait été dès lors immuablement fixé, les traducteurs alexandrins n’auraient pu ni osé y adjoindre ces livres qu’on appela plus tard les apocryphes de l’Ancien Testament et qui n’existent pas en hébreu, « Judith, Tobie, la Sapience, l’Ecclésiastique, les Macchabées, » ni introduire dans les livres canoniques eux-mêmes des additions telles que l’histoire de Suzanne et le cantique des trois jeunes gens dans la fournaise.

Tout cela suppose évidemment une certaine ductilité, un certain vague dans les idées en matière de livres saints, vague et ductilité qu’un canon arrêté a précisément pour but et pour effet de dissiper. Le même défaut de rigueur se retrouve dans l’usage que les écrivains du Nouveau Testament font des textes de l’ancien, sur lesquels il leur arrive de s’appuyer. Tantôt en effet ils les citent d’une manière plus conforme à l’original hébreu qu’à la traduction alexandrine, tantôt ils traduisent eux-mêmes d’une manière indépendante ou bien en reproduisant quelque autre version aujourd’hui perdue, tantôt enfin leurs raisonnemens sont fondés sur des méprises ou des expressions impropres de la fameuse version. C’est ainsi par exemple que l’auteur du premier Évangile croit pouvoir fortifier son récit de la naissance miraculeuse de Jésus en citant un passage du prophète Ésaïe que les Alexandrins avaient traduit : une vierge deviendra enceinte, etc., tandis que le texte hébreu parlait simplement d’une jeune femme. La liste serait longue de tous les faits analogues ; cependant notons que ces mêmes auteurs ne citent jamais comme écriture faisant autorité les livres ajoutés par la version d’Alexandrie[3], et qu’en tout cas la loi, les prophètes et les principaux hagiographes sont décidément reconnus partout comme des livres saints.

Ce court résumé de l’histoire du canon hébreu éclaire de ses analogies celle du canon chrétien. Deux principes, assez mal conciliés, mais l’un et l’autre d’une incontestable influence, les dominent également : d’un côté la pratique, l’utilité dont un livre fait preuve par cela même que partout on veut en profiter pour l’instruction et l’édification religieuses ; de l’autre, la tendance dogmatique à isoler la littérature consacrée, à réserver pour elle seule l’autorité surnaturelle, quand même des ouvrages qui n’en font pas partie pourraient rendre et rendent en effet des services semblables. En deux mots, la vieille querelle entre le droit absolu et le fait accompli, voilà ce qui se retrouve sous les variations des listes canoniques. Il s’agit maintenant de retracer les faits principaux qui devaient mener peu à peu de l’existence d’un corps de livres sacrés hébreux à la formation d’un corps de livres chrétiens de même ordre et de même dignité.


I

Jésus n’écrivit pas et n’ordonna pas d’écrire. Aussi bien ce qu’il avait à dire au monde n’avait pas besoin du livre pour s’implanter dans la conscience de l’humanité, ou, si l’on veut, cette conscience ne devait ressentir que plus tard le besoin de fixer par l’écriture les précieuses réminiscences qu’elle craignait de perdre ou d’altérer. Rien n’égale l’indescriptible sécurité avec laquelle Jésus proclama l’immortalité de sa parole et de son œuvre, si ce n’est le manque total de précautions qu’il prit pour les assurer aux hommes, et jamais semeur ne laissa tomber dans la terre avec plus de confiance les germes vivaces de la moisson future que le prédicateur de Nazareth ne déposa la parole du royaume dans les cœurs ardens et naïfs dont il aimait à s’entourer.

Ses disciples immédiats écrivirent très peu. C’est ce que nous dirions quand même il nous faudrait admettre l’authenticité de tous les écrits qui leur sont attribués. La prédication, l’enseignement direct, furent leur moyen de propagande à peu près exclusif. Le culte chrétien primitif s’était modelé sur celui des synagogues, ce qui s’explique aisément par le fait que la plupart des païens qui entrèrent dans l’église avaient commencé par suivre les exercices du culte juif en qualité de prosélytes. L’Ancien Testament, sauf les réserves énoncées plus haut, était donc pour eux comme pour les Juifs le recueil des « écritures divines, » et la principale tâche des prédicateurs de l’Évangile était de montrer, conformément aux règles d’interprétation alors admises, que Jésus de Nazareth, ayant réellement accompli la loi et les prophètes, devait être regardé comme le messie attendu. En même temps se produisaient des instructions morales dérivées de son enseignement à lui-même, qui se résumait, on le sait, dans un principe assez simple pour être retenu toujours, assez absolu pour se passer de complémens, assez ample pour remplir la vie de ses applications, l’amour infini. Les faits principaux de sa vie, de sa mort, de sa résurrection, étaient illustrés par des citations des écritures juives où l’on voyait des prédictions surnaturelles de ces événemens. Sans nul doute cela devait amener les témoins de sa courte carrière à raconter des incidens, des faits particuliers, et, conformément aux habitudes antiques, il en résultait des diégèses ou narrations qui prenaient bientôt un tour stéréotypé et se reproduisaient ailleurs sous une forme semblable. C’est un trait caractéristique de cette époque reculée, et il en est encore ainsi de nos jours au sein des populations restées étrangères à nos mœurs littéraires, et où de vieux récits, passant de bouche en bouche, s’embellissent à la longue, mais moins vite que si cette transmission orale s’opérait dans un milieu plus développé intellectuellement. On peut reconnaître deux diégèses de ce genre dans les deux récits que l’apôtre Paul fait à ses lecteurs corinthiens de l’institution de la sainte cène et des apparitions du ressuscité ; mais il est constant qu’aucun écrivain du Nouveau Testament ne trahit le moindre soupçon que le livre qu’il compose est destiné à faire partie d’un second recueil d’écritures saintes et à régler en ressort suprême la croyance et les mœurs des siècles futurs. D’ailleurs ils croient tous que le monde n’a plus longtemps à durer, et par conséquent il ne pourrait leur venir à l’idée de former un canon nouveau en vue d’une postérité reculée ; toutes les fois qu’on parle de l’Écriture dans le Nouveau Testament, c’est uniquement de l’ancien recueil qu’il est question.

On n’a pas à entrer ici dans les discussions compliquées touchant l’origine et l’authenticité de chacun des livres dont se compose le Nouveau Testament, on ne s’occupe que de la réunion de ces livres en un corps d’écrits déterminé. Il faut dire toutefois que les circonstances durent amener les premiers missionnaires de l’Évangile à recourir de temps à autre à la voie épistolaire pour faire parvenir leurs instructions ou remontrances aux communautés dont ils étaient éloignés, et que ce fut surtout le cas du grand apôtre des gentils qui fonda tant d’églises en des lieux si divers ; mais ces lettres, toutes de circonstance, qui doivent avoir été nombreuses, quoiqu’il nous en reste fort peu, et qu’on ne gardait pas avec le soin qu’on y eût certainement mis, si l’on avait vu dans cette correspondance une série « d’écritures surnaturelles, » ne furent recherchées qu’assez longtemps après la mort de Paul. L’Apocalypse, selon toutes les apparences, fut très lue, mais circula longtemps isolée avant de faire partie d’un recueil officiel, où, par la suite et quand ce recueil fut en voie de formation, elle n’entra pas sans de longues résistances. L’idée d’écrire des lettres telles que l’épître aux Hébreux, celle de Jacques, celles de Pierre, qui sont moins des lettres que des traités sous forme épistolaire, n’a pu venir qu’à la suite de l’expérience qui avait montré les avantages de cette forme pour répandre des vérités ou combattre des erreurs. Par conséquent ces épîtres de Jacques, de Pierre, sont d’une date moins ancienne que les principales épîtres de Paul, et c’est aussi pour cela qu’on hésita plus longtemps sur le rang qu’il fallait leur attribuer. Enfin, quant à la partie la plus nécessaire à nos yeux du Nouveau Testament, l’histoire même de Jésus, elle ne se constitua que peu à peu et avec une lenteur qui ne laisse pas que d’étonner un esprit moderne. À la longue, et lorsque la mort eut éclairci les rangs des disciples immédiats du Christ, on sentit la nécessité de rédiger par écrit ce que l’on tenait de leurs témoignages. Une très vieille tradition nous apprend même qu’un des apôtres, Matthieu, écrivit les principaux enseignemens de Jésus dans un recueil ad hoc, et, d’accord avec beaucoup d’éminens critiques de nos jours, nous croyons pouvoir affirmer qu’on retrouve cette œuvre apostolique dans les grands discours du Seigneur reproduits par l’Évangile qui porte aujourd’hui le nom de Matthieu. La même tradition nous dit qu’un disciple et interprète de Pierre, Marc, écrivit ses réminiscences de la prédication de son maître. Le prologue lui-même de l’Évangile de Luc nous apprend qu’au moment où cet évangéliste se mit à l’œuvre, beaucoup d’autres (πολλοί) avaient déjà tenté la même entreprise, et, sans parler de l’Evangile de Jean, qui appartient à une époque moins ancienne encore et qui d’ailleurs se propose moins de raconter une histoire que de démontrer une grande idée, nous pouvons affirmer que, depuis l’an 75 environ, il y eut d’assez nombreux essais d’histoire évangélique auxquels nos quatre Évangiles canoniques ont seuls survécu. Néanmoins les traces en sont restées, soit dans le souvenir des pères, soit même dans les écrits des plus anciens auteurs chrétiens, qui citent parfois des faits et des paroles du Christ évidemment empruntés à d’autres sources que celles qui sont à notre disposition. Entre autres, les Évangiles dits des Nazaréens et des Hébreux restèrent fort longtemps en usage chez les communautés judæo-chrétiennes de la Syrie. Il n’est pas encore absolument défendu d’espérer qu’on en retrouvera quelque jour un manuscrit.

Ce qu’il faut surtout observer, c’est que tous ces livres circulent d’abord en compagnie d’une foule d’autres, ceux-ci plus recherchés que ceux-là, mais sans qu’il soit encore question d’un triage qui séparera les inspirés des non inspirés. Aucune autorité centrale n’aurait pu d’ailleurs opérer ce triage et l’imposer aux récalcitrans. L’église chrétienne a commencé par un état de confédération très peu ou plutôt nullement centralisée ; de plus les divisions qui éclatèrent dès l’origine entre les partisans de Paul et les observateurs de la loi juive n’eussent pas permis une telle opération. Elle n’était possible que du jour où, cette lutte des premiers temps ayant pris fin ou plutôt étant oubliée au milieu d’intérêts nouveaux, la chrétienté dans son ensemble verrait sans surprise un livre aussi peu paulinien que le premier Évangile à côté d’un autre Évangile aussi contraire au judaïsme que le quatrième. Et, tant était fort l’empire des habitudes, tant le point de vue de l’antiquité diffère du nôtre, on pouvait encore se vanter hautement, dans la première moitié du second siècle, de préférer beaucoup les données de la tradition orale restée en vigueur à celles des Évangiles écrits qui commençaient à se répandre au loin. Écoutons comment Papias, par exemple, un vetus homo de cette époque, évêque d’Hiérapolis en Asie-Mineure, et qui écrivit une explication des discours du Christ dont nous possédons quelques fragmens, écoutons de quelle manière, lui qui connaît un Évangile de Marc et des traductions grecques du Recueil de paroles de l’apôtre Matthieu, rend compte de la méthode, excellente à ses yeux, qu’il a suivie pour obtenir des renseignemens bien authentiques sur la doctrine de Jésus. Ce passage est un vrai pendant de celui de Platon que nous avons cité plus haut, et nous demandons la permission de le reproduire tout au long, parce qu’il est caractéristique de toute la situation. « Je ne prenais pas de plaisir, comme tant d’autres, dit le vieil évêque, à ceux qui parlent beaucoup, mais à ceux qui enseignent le vrai, ni à ceux qui rapportent des préceptes hétérogènes, mais à ceux qui reproduisent les commandemens confiés à la foi par le Seigneur et provenant de la vérité même ; mais, quand il arrivait quelque personne ayant suivi les anciens, je lui demandais de me redire leurs discours : que disait André ? que disait Pierre, ou Philippe, ou Thomas ?… et que disent les disciples du Seigneur (contemporains de Papias par conséquent), Aristion et Jean le presbytre ? car je ne pensais pas pouvoir me servir des livres avec autant d’avantage que de la parole vivante et permanente[4]. » On le voit, contrairement à toutes nos idées modernes, ce n’est pas le livre, l’écrit, c’est la parole qui constitue, pour le vénérable évêque, le témoin sûr et permanent de la vérité. Seulement, de sa déclaration même, nous sommes en droit de conclure que c’est précisément de son temps que des chrétiens moins conservateurs des vieux usages se mirent à répandre avec une certaine ardeur les Évangiles écrits que Papias traitait avec le demi-dédain et le demi-dépit d’un vieillard dérangé dans ses habitudes[5].

Les écrits des pères dits apostoliques, c’est-à-dire considérés comme disciples immédiats des apôtres, n’amènent pas à d’autres conclusions, et quel que soit le jugement qu’il faille porter sur les écrits qui circulèrent sous leur nom, tels que l’épître de Barnabas, les deux de Clément Romain, celles d’Ignace et de Polycarpe, etc., on peut affirmer que jusqu’à l’an 130 au plus tôt il ne peut pas être question dans l’église chrétienne de quoi que ce soit qui ressemble à un canon chrétien.

La période qui s’étend de 130 à 180, bien qu’assez mal connue en détail, se présente toutefois clairement, par tous ses traits simultanés et généraux, avec le caractère d’une époque de consolidation et d’organisation ecclésiastiques. L’épiscopat se constitue partout, bien moins par suite d’une convention artificielle qu’en vertu d’un consentement tacite et général fondé sur cette soif d’unité extérieure qui s’est emparée de la grande majorité chrétienne, et qui correspond à son désir de donner une expression visible, éclatante, au sentiment chrétien de l’universalité. Or l’universalité ne paraît certaine que si elle s’incarne dans un corps épiscopal revêtu de pouvoirs uniformes, dépositaire d’une même doctrine, représentant au sein de chaque église locale l’unité de l’église répandue sur toute la terre. C’est le catholicisme dans le sens primitif du mot. Les anciennes oppositions entre pauliniens et partisans de la loi sont émoussées par leur frottement prolongé ; un point de vue mixte, peu logique, mais très pratique ; en est sorti, et la majorité qui l’adopte, entourant désormais d’une même vénération les noms de Pierre et de Paul, abandonne peu à peu à leur exclusivisme les ultras des deux partis, soit qu’avec Marcion ils exagèrent le paulinisme jusqu’à rejeter le Dieu et les livres de l’Ancien Testament, soit qu’avec les chrétiens de Palestine ils persistent à regarder Paul comme un apostat et un imposteur. Deux faits graves, l’invasion de la gnose et le montanisme, bien qu’aspirant à détruire ce catholicisme primitif, contribuent finalement par leur défaite à le fortifier. La gnose, sous prétexte d’élever la vérité chrétienne à la hauteur de l’absolu, étoufferait, si on la laissait faire, tout le contenu moral de l’Évangile sous le fardeau de ses spéculations fantastiques, et, par son horreur dualiste de la matière, réduirait la personne vivante du Christ à l’état d’un fantôme sans réalité. À ce mouvement fort dangereux, tout à fait d’accord avec l’esprit du siècle (car on en peut signaler de semblables chez les Juifs et chez les païens), le sens pratique de la majorité oppose une regula fidei, un canon de croyance, c’est-à-dire un court résumé des faits constitutifs de l’histoire évangélique, résumé qui nous est parvenu sous plusieurs formes, mais qui tend partout à défendre contre la spéculation gnostique la réalité concrète de cette histoire. Cette unité du but, cette variété de la forme, prouvent qu’aucune autorité centrale n’a rédigé cet ensemble canonique au nom de l’église entière, et qu’il est provenu d’hommes éloignés les uns des autres, mais réunis par des besoins et des tendances semblables. C’est de cette règle de foi qu’après d’autres variations proviendra plus tard le Credo ou Symbole dit des Apôtres. — De son côté, le montanisme, d’accord avec la catholicité sur la règle de foi, s’en sépare à cause de ses vues sur l’inspiration individuelle. C’est une sorte de revival, de réveil, qui s’étend du fond de l’Asie-Mineure jusqu’en Gaule et en Afrique, et qui ne tarde pas à déplaire à la majorité des évêques par sa prétention de régenter les églises au moyen des oracles souvent délirans de ses prophètes et de ses illuminées. En droit, le montanisme a parfaitement raison d’affirmer que le Saint-Esprit est promis à tous et qu’à l’origine il soufflait où il voulait, comme il voulait ; mais en fait il est une réaction fiévreuse, une tentative désespérée de revenir à un état de choses à jamais dépassé, à cette ferveur quelque peu indisciplinée des premiers jours, incompatible désormais avec l’esprit circonspect et utilitaire qui sera dorénavant celui de l’église, et trouvera son organe permanent dans l’épiscopat. Celui-ci en prend acte pour prétendre qu’il a le monopole de l’esprit divin, et la majorité ne demandera pas mieux que de le croire. En deux mots, la résultante de tous ces mouvemens disparates, l’idée qui les relie et les domine, c’est le sentiment toujours plus général qu’il faut régulariser tout ce qui s’appelle inspiration.

C’est une histoire bien curieuse que celle du second siècle de l’église ; on y trouve les germes latens de toutes les oppositions et de toutes les institutions qui en déterminèrent par la suite le développement historique. C’est le siège de Rome qui commence à se sentir des droits à la prééminence, c’est l’unitarisme qui s’affirme avec puissance, c’est la théologie savante qui s’essaie dans Alexandrie, c’est enfin une multitude incroyable d’œuvres apocryphes qui circulent partout dans l’intérêt des doctrines les plus diverses, et ce mouvement est démocratique dans toute la force du terme. Ce ne sont pas des personnalités imposantes qui le créent ou le dirigent. L’église, qui a gagné beaucoup d’adhérens dans la petite bourgeoisie des villes et qui commence seulement à s’attirer les sympathies de quelques platoniciens, n’a pas un seul grand penseur, un seul grand écrivain à proposer avant la fin du siècle à l’admiration de la postérité. Tout se fait sous le voile de l’anonyme. Ce sont des conspirations inaperçues, qu’on dirait inconscientes, qui font que telle prétention réussit, que telle autre échoue. L’absence totale de vie publique, les mœurs sournoises, si j’ose ainsi dire, dues à la prolongation du régime impérial, ont certainement contribué à donner aux esprits le goût de ces procédés obliques, de ces méthodes souterraines, qui consistent à vulgariser certaines idées sans avoir l’air d’en prendre souci, et qui font qu’à chaque instant il faut savoir lire entre les lignes pour deviner le but de l’auteur, ou la portée de telle expression ou de telle coutume. Pendant trois quarts de siècle, Rome et l’Asie-Mineure sont partagées entre des observans (τηροΰντες) et des non-observans. Observans, de quoi ? Il faut toute une étude pour savoir qu’il s’agit du jour auquel on doit fixer la fête de Pâques, et surtout pour comprendre que toute la question des rapports entre le christianisme et le judaïsme est en jeu dans la dispute. Les uns veulent qu’on la célèbre avec les Juifs le 14 nisan de chaque année, ce sont les observans ; les autres soutiennent qu’il faut la reporter au dimanche suivant, ce sont les non-observans. S’imagine-t-on par exemple que, pour satisfaire ce vœu général qui demande qu’on régularise l’inspiration, des délégués des notables des diverses églises se réuniront, qu’il y aura délibération et entente, et qu’on proclamera officiellement devant la catholicité une liste de livres tenus pour seuls inspirés ? Non ; l’épiscopat lui-même, bien que solidement constitué dès la fin- de ce second siècle, n’a pas une pareille idée. Il faut chercher ailleurs la première trace d’un canon chrétien.

Vers l’an 140, un jeune gnostique d’Asie-Mineure, Marcion, arrive à Rome, s’attribuant la mission de relever, par le retour au paulinisme, l’église, retombée, selon lui, dans la vieille ornière judaïque. Pour légitimer sa doctrine, il apporte un recueil de livres devant faire autorité, savoir un Évangile fort semblable à notre Évangile de Luc, et dix des épîtres de Paul que nous possédons. Les avantages que l’école marcionite tira, pour sa propagation et pour son maintien, de la possession d’un tel livre sacré purent donner aux chrétiens orthodoxes l’idée d’en constituer un qui leur appartînt en propre. Toutefois cette idée ne fit son chemin que lentement. On en a la preuve, une vingtaine d’années après Marcion, dans la totale ignorance d’un Justin Martyr en fait de canon chrétien. Ce Justin est pourtant un célèbre apologiste de la foi chrétienne contre les païens et contre les Juifs, un grand admirateur de l’Ancien Testament, cherchant et trouvant partout des prédictions miraculeuses des événemens relatifs à l’apparition de l’Évangile. C’est lui, entre autres, qui pousse l’idée de l’inspiration jusqu’à dire que le prophète est complètement passif quand il écrit ou quand il parle, qu’il est alors à l’esprit de Dieu ce que la flûte est au musicien. À coup sûr, s’il y avait eu alors dans l’église un canon arrêté, un tel homme eût été le premier à l’exalter. Eh bien ! Justin ne cite parmi les livres de notre Nouveau Testament, comme faisant autorité, que l’Apocalypse, sans doute à cause des prédictions dont elle est remplie, et qu’on ne comprenait déjà plus dans leur vrai sens.

Ce qui fait toutefois que cet écrivain marque dans l’histoire du canon, c’est qu’il indique le moment où la tradition orale est tombée en déchéance comme source de l’histoire évangélique. Ses données sur la vie de Jésus sont empruntées à des écrits anonymes qu’il réunit sous le titre commun de Mémoires des Apôtres. Il est probable que nos Évangiles actuels de Matthieu, de Marc et de Luc faisaient partie des documens consultés par lui ; il est certain aussi qu’il en connaissait d’autres que nous ne possédons plus, En somme néanmoins, ces documens ne différaient pas essentiellement par le type général de nos trois premiers Évangiles. Quoi qu’il en soit, à l’époque de Justin Martyr, un grand pas est fait sur la période précédente : l’écrit règne désormais dans l’église, et bientôt viendra le désir de savoir au juste quels sont, parmi les écrits en circulation, les plus dignes de créance.

En effet, la fin du IIe siècle se signale par une propagation beaucoup plus active qu’auparavant des livres apostoliques, ou regardés comme tels. De ces livres, les uns acquièrent dès lors une autorité universellement reconnue, les autres sont suspects ou-rejetés ; plusieurs jouissent d’une vénération que par suite l’église croira devoir leur refuser. Rien d’uniforme ni d’officiellement arrêté[6]. Le canon n’est pas encore sorti de son devenir, comme dirait un hégélien ; mais le sol primitif est solide, et les fondemens, le premier étage de l’édifice, sont désormais inébranlables. Les quatre Évangiles, les Actes des apôtres, les treize épîtres de Paul (les trois pastorales à Timothée et à Tite ayant été ajoutées aux dix connues de Marcion), la première de Jean, feront à tout jamais partie intégrante du recueil sacré de la nouvelle alliance. À côté de ces premiers élémens, il en est qui ne sont pas encore admis partout, l’épître aux Hébreux par exemple. C’est en Orient qu’elle est accueillie le plus tôt. L’Apocalypse, fort goûtée encore en Occident, a vu son crédit baisser beaucoup en Orient, où la réaction contre les idées millénaires a déjà commencé. L’épître de Jacques manque généralement ; la seconde de Pierre n’est admise que par le Claromontanus. Ce sont les épîtres dites catholiques, c’est-à-dire ayant une destination générale, se distinguant par là des lettres de Paul, qui toutes ont une adresse bien déterminée, ce sont ces épîtres qui tiennent, dans la formation du canon chrétien, la place des hagiographes dans celle du canon juif : ce n’est que lentement, et non sans résistance, qu’elles s’élèvent à l’autorité canonique.

À quoi faut-il attribuer qu’un livre vénéré dans une région comme inspiré et faisant autorité se voie ailleurs soupçonné ou repoussé ? A toute sorte de causes, excepté à des déclarations émanant d’autorités officielles. C’est le suffrage populaire qui est souverain. C’est lui qui fait et défait les livres sacrés. Cet écrit plaît au sentiment chrétien populaire dans une partie de l’empire pour la même cause qui fait qu’il déplaît ailleurs. Ainsi, selon que, dans une contrée, les chrétiens seront enclins ou non aux rêveries millénaires, ils accueilleront ou repousseront l’Apocalypse. L’épître aux Hébreux contient un enseignement qui semble donner raison aux novatiens et autres sectes rigides n’admettant pas que le péché commis après le baptême soit rémissible : elle sera donc longtemps mal vue à Rome, où la majorité incline à des idées plus indulgentes. La même épître est pleine d’allégories, donc elle sera de prime abord la -très bienvenue en Égypte.

Vue de loin, pendant cette période, l’église ressemble à un immense appareil d’assimilation et d’élimination qui fonctionne de manière à réunir peu à peu, mais non sans hésitations prolongées, les divers alimens dont le corps peut se nourrir ou qu’il peut supporter, et à rejeter finalement ce qui se montre décidément rebelle à l’appropriation des consciences. Avant tout, l’église se cherche elle-même dans le Nouveau Testament, qu’elle veut superposer à l’Ancien.

Cependant l’idée du canon se dégage de tout ce mouvement confus. On se dit qu’il doit y en avoir un, qu’il y en a un, quand même on n’est nullement d’accord sur les livres dont il doit au juste se composer. En particulier, on cesse de discuter sur le chiffre de quatre évangiles, malgré la bonne opinion que Clément d’Alexandrie professe encore pour quelques autres. Ce chiffre quatre s’explique naturellement par le mérite supérieur des Évangiles de Matthieu, de Marc, de Luc et de Jean ; mais les pères ne se contentent pas d’une explication si simple, et l’un d’eux, Irénée, assure gravement qu’il doit y avoir quatre évangélistes, ni plus, ni moins, parce qu’il y a quatre points cardinaux dans le monde, quatre vents dans l’air, quatre chérubins dans Ézéchiel ! — Tertullien, de son côté, crée ici, comme sur d’autres points, une partie du vocabulaire théologique. Esprit étrange, indéfinissable, plein de contrastes, ce rude Africain, qui sait unir dans ses controverses passionnées je ne sais quelle verve exubérante, quasi rabelaisienne, à une âpreté qu’on dirait calviniste, parfois éloquent jusqu’au sublime, ailleurs trivial à vous dégoûter, mauvais philologue et grand forgeur de mots, jurisconsulte et illuminé, Tertullien aime à transporter dans la théologie les termes du barreau. C’est ainsi qu’il appellera les Écritures juives et chrétiennes, des instrumens, instrumenta, du mot latin qui signifie en jurisprudence dossier de pièces justificatives, document faisant preuve officielle. Puis, comprenant mal le sens symbolique du mot grec qui veut dire alliance (διαήχη), il le traduit avec son sens juridique de Testament, de telle sorte que pour lui les deux recueils de livres sacrés forment le totum instrumentum utriusque Testamenti, l’instrument complet de l’un et l’autre Testament. Ce dernier mot est resté.


III

Nous marchons désormais vers une fixation qui est dans les vœux et dans l’esprit de l’époque ; mais cette marche a encore ses hésitations et ses lenteurs. Les incertitudes du second siècle se retrouvent chez le grand théologien Origène, mort en 254, l’un des très rares docteurs chrétiens d’alors qui crurent nécessaire d’apprendre l’hébreu pour lire l’Ancien Testament en connaissance de cause. Elles doivent se prolonger jusque dans le IVe siècle, même après le concile de Nicée (325), à qui l’on attribue souvent à tort la fixation du canon. Eusèbe de Césarée, le premier grand historien de l’église, s’est surtout occupé, dans le cours de son récit, de suivre à la trace les destinées des écrits apostoliques ou du moins remontant à l’époque primitive. L’empereur Constantin l’a même chargé, vers l’an 532, de faire copier cinquante exemplaires de la Bible par d’habiles calligraphes pour les consacrer au culte public de sa nouvelle capitale. Il ne fallut pas moins de deux chariots pour transporter à Byzance le monceau de manuscrits que cette opération supposait. Eh bien ! malgré toutes les peines qu’il se donne, Eusèbe est encore très peu éclairé sur la liste des livres qui doivent définitivement et officiellement constituer le canon. Il appelle homologoumènes les livres reconnus partout, anti-légomènes ceux dont l’autorité est contestée par places. Parmi ces derniers, il range l’épître de Jacques, celle de Jude, la seconde de Pierre, les deux dernières de Jean. Il n’ose trop se décider sur l’Apocalypse ; il se montre également hésitant dans son jugement sur l’épître aux Hébreux, qu’avec l’Orient grec il croit de saint Paul, mais qu’il sait rejetée par Rome et l’Occident. D’autre part, il exclut formellement ces livres qui faisaient encore autorité pour les pères du IIIe siècle, les épîtres de Clément et de Barnabas, l’Apocalypse de Pierre, etc. Évidemment la popularité de ces écrits baissait.

Cependant Eusèbe, malgré son grand savoir ou peut-être à cause de ce savoir, avait un penchant trop peu dissimulé vers l’hérésie arienne pour que son autorité personnelle prévalût dans l’église orthodoxe. Ce fut l’illustre adversaire d’Arius, l’évêque Athanase d’Alexandrie, qui proclama le premier ce qu’on peut décidément appeler le canon actuel, et c’est à partir de ce moment que le mot canon passe dans la langue ecclésiastique avec le sens précis que nous lui avons donné, mais qui lui manquait jusqu’alors. En 365, dans le calendrier ecclésiastique réglé d’après un vieil usage par les patriarches d’Alexandrie, il ose, selon son expression, énumérer les livres qui doivent exclusivement composer les saintes Écritures des chrétiens, et chez lui, pour la première fois, nous trouvons indiqués les vingt-sept livres de notre Nouveau Testament avec l’épître aux Hébreux, attribuée à saint Paul, et l’Apocalypse réintégrée dans tous ses droits et honneurs. Toutefois un contemporain d’Athanase, d’un nom presque aussi célèbre, Grégoire de Nazianze, refuse de comprendre l’Apocalypse dans son catalogue. Il en est ainsi de Cyrille de Jérusalem (mort en 386), et même Théodore de Mopsueste (mort en 428), esprit indépendant et mal noté dans les fastes de l’orthodoxie, rejette l’épître de Jacques et d’autres épîtres catholiques. Jean Chrysostome, l’illustre orateur, s’en tient au vieux et court canon de la Peshito. Enfin le concile de Laodicée de 363, si la liste qui fait partie de son soixantième décret est authentique, exclut encore l’Apocalypse. Athanase n’a donc pas réussi à établir l’uniformité en Orient.

Il sera plus heureux dans l’Occident, toujours plus disposé à bien accueillir les mesures qui tendent à faire régner l’unité ecclésiastique. C’est à Jérôme et à Augustin que ce succès sera dû. Le premier néanmoins était trop savant pour ne pas avouer que les apocryphes de l’Ancien Testament étaient inconnus des anciens Juifs, que l’origine paulinienne de l’épître aux Hébreux est douteuse, et plus douteuse encore l’authenticité de la seconde de Pierre ; mais il se décidait toujours en dernier lieu pour l’opinion de la pluralité des évêques, en d’autres termes pour les faits accomplis. C’est à lui aussi que le mot apocryphe, qui chez les Grecs désignait simplement les livres qu’on ne jugeait pas à propos de lire publiquement, qu’on mettait à part, sans qu’on entendît par là en condamner le contenu, doit d’être devenu synonyme de non canonique. Quant à son illustre ami Augustin, ce fut lui qui fit décider officiellement la question en 397 par un concile de Carthage, dont le canon, en ce qui touche le Nouveau Testament, ne diffère de ceux de nos jours que parce qu’il attribue l’épître aux Hébreux à saint Paul, sans le ranger dans la masse globale des épîtres pauliniennes. Depuis lors, aucun changement notable n’a lieu en Occident. Les décrets des papes Innocent II (405) et Gélase Ier (492-496) ne font que sanctionner l’état de choses fixé à Carthage. Une critique minutieuse pourrait sans doute relever encore chez eux et chez les écrivains grecs et latins du moyen âge une foule de curieux détails qui prouvent tout au moins qu’on n’attachait pas une importance de premier ordre à se conformer en tous points au canon officiel. Ainsi les manuscrits du moyen âge dénotent qu’une grande incertitude régnait encore dans les cloîtres au sujet de l’épître aux Hébreux. Du reste, pendant toute cette période, la Bible fut si peu lue, les hommes religieux éprouvaient si peu le besoin de joindre à la parole vivante du clergé le témoignage écrit des temps primitifs, que les écarts individuels en fait de canon étaient sans aucune importance pratique, et par conséquent purent être ignorés ou tolérés.

Ce fut le temps des grandes œuvres dogmatiques, de la foi robuste cherchant à se comprendre, mais ne s’étonnant jamais d’elle-même ; ce ne fut pas celui de la critique. Il ne faut jamais tirer des conséquences trop absolues des écarts que se permit souvent alors le sens individuel à l’ombre de l’unité extérieure de la croyance et du culte. Il y a souvent bien plus d’innocence que de malice dans les grosses hérésies qu’on est tout surpris de rencontrer parfois sous la plume des écrivains religieux les plus autorisés de cette étrange époque ; ce n’est qu’avec la renaissance que la question changea d’aspect, et, bien qu’en 1439 le pape Eugène IV eût publié une bulle énumérant les livres canoniques, le savant cardinal Cajetan et le non moins savant Érasme énoncèrent alors, sous les formes d’une soumission respectueuse, des doutes formels sur la validité du canon. La Sorbonne, toujours très conservatrice, pensa qu’elle couperait court à tout en proscrivant purement et simplement toute espèce de doute sur la matière. Enfin le concile de Trente fixa pour jamais le canon de l’église catholique pour l’Ancien et le Nouveau Testament. En réalité, la seule différence essentielle qui distingue ce canon de celui qui fut adopté par les protestans, c’est que l’assemblée catholique ajouta officiellement au canon hébreu les apocryphes de l’Ancien Testament.

Au point de vue traditionnel pur, auquel se plaçait le concile de Trente, cette adjonction des apocryphes de l’Ancien Testament était logique ; au point de vue des protestans, qui voulaient revenir autant que possible au primitif en fait d’Écriture sainte, le rejet des apocryphes ne l’était pas moins. Il est vrai qu’ils ne prévoyaient pas que leurs descendans pourraient appliquer même au canon conservé une bonne partie des argumens qu’ils dirigeaient contre ces livres inconnus des anciens Juifs ; mais ce n’est pas le seul point où la réforme posa des précédens et des principes dont la postérité pouvait seule apprécier les conséquences. Dans la lutte, poursuivie au nom de la Bible, contre l’église catholique, la réforme fut entraînée à faire du canon un dogme immuable. Elle y fut encore poussée par le prestige, le charme tout-puissant que la Bible, répandue à profusion par l’imprimerie, exerça sur les populations. Nous ne pouvons nous faire une idée aujourd’hui des transports d’enthousiasme qui accueillirent cette merveilleuse littérature de l’antiquité juive et chrétienne. Cependant, à l’origine même du mouvement réformateur, il s’en fallait de beaucoup encore que la théologie protestante eût renoncé à son droit de critique sur cet élément de la tradition chrétienne qui s’appelle « le canon des livres saints. » Luther lui-même fut à cet égard d’une hardiesse qui scandalise aujourd’hui les protestans timorés. Selon lui, ce n’était pas la tradition qui devait indiquer la valeur canonique des livres saints, c’était le plus ou moins de clarté ou de force de leur témoignage en faveur du Christ et de son œuvre rédemptrice. « Ce qui n’enseigne pas le Christ, dit-il, n’est pas apostolique, lors même que Pierre ou Paul l’aurait dit ; au contraire, ce qui prêche le Christ, voilà ce qui est apostolique, cela vînt-il de Judas, d’Hérode ou de Pilate. » Voilà ce qui lui faisait mettre l’Évangile et la première épître de Jean, les épîtres de Paul et la première de Pierre au-dessus de tous les autres livres. En revanche, il traite l’épître de Jacques « d’épître de paille[7], » l’épître de Jude « d’inutile, » et reproche à l’épître aux Hébreux d’enseigner sur la repentance une doctrine anti-évangélique. Ses jugemens sur certains livres de l’Ancien Testament, tels que l’Ecclésiaste, les Macchabées et surtout celui d’Esther, qu’il déteste, sont plus que sévères. L’Apocalypse en particulier le met de mauvaise humeur. Il s’irrite contre cet auteur « qui promet et menace, tout en disant des choses si obscures que personne ne sait ce qu’il veut dire. » Les successeurs de Luther furent moins hardis et s’en tinrent plus respectueusement au canon ordinaire. Cependant le sentiment vague, parfois nettement exprimé, que sept des livres composant le Nouveau Testament n’ont pas tout à fait la même autorité que les autres, se maintint dans l’église luthérienne, et prépara la voie aux études modernes.

Dans l’église réformée proprement dite, celle de Zwingli et de Calvin, les choses marchèrent plus vite et furent décidées dans le sens d’une fixation officielle et définitive des livres saints ; mais ce qui prouve bien le prestige dont la Bible dans son ensemble était alors en possession, c’est qu’on accepta la valeur canonique, l’autorité divine des livres dont elle se compose comme assez évidentes ’ pour s’imposer à tout homme capable de les sentir. C’est ce qu’on appela le témoignage et persuasion intérieure du Saint-Esprit, et la vieille confession française de La Rochelle, après avoir énuméré les livres canoniques, faisait cette déclaration en termes exprès : « Non tant le commun accord et consentement de l’église que le témoignage et persuasion intérieure du Saint-Esprit nous les fait discerner d’avec les autres livres ecclésiastiques. » Notons toutefois que cette même confession a soin de ne pas ranger l’épître aux Hébreux parmi celles de saint Paul, ce qui est un commencement de critique sacrée qui promet beaucoup. À l’abri de cette reconnaissance de la valeur en quelque sorte axiomatique des livres de la Bible, fondée sur l’impression religieuse qu’ils font sur l’âme, indépendamment de leur origine, Calvin put, avec une grande liberté d’allure, appliquer son tact critique fort remarquable aux questions soulevées par l’authenticité de plusieurs livres du Nouveau Testament ; mais son exemple fut encore moins suivi que celui de Luther par ses disciples et ses successeurs immédiats. L’impulsion une fois donnée vers la divinisation de la Bible, il en fut de cette divinisation comme de toutes les autres : on ne fut satisfait que lorsqu’elle fut absolue… Au XVIIe siècle, ce fut à qui parmi les théologiens réformés se montrerait le plus radical sous ce rapport. La lettre biblique fut déclarée miraculeusement inspirée. Le Cantique et le livre d’Esther furent présentés comme d’autant plus édifians que le nom de Dieu n’y est pas énoncé. La Bible fut plus que jamais, non pas une collection de livres originairement indépendans les uns des autres et réunis par des hommes en vue de circonstances et de besoins déterminés, mais un livre en quelque sorte tombé du ciel, en tout cas une série de messages adressés au genre humain, écrits par divers secrétaires sous la dictée immédiate de Dieu. Ce qui est fort curieux, c’est qu’on ne craignait pas, dans les controverses avec les théologiens catholiques, d’appliquer la critique la plus sévère aux apocryphes de l’Ancien Testament. On y trouvait des doctrines immorales, des miracles absurdes, comme si ce genre d’argumens ne pouvait pas être retourné contre les livres canoniques. Sans doute l’histoire de Judith n’a rien de fort édifiant ; mais celle des derniers jours de David ? Le poisson de Tobie dépasse notablement les bornes du vraisemblable ; mais celui de Jonas ? On peut voir ici une preuve nouvelle d’un fait bien fréquent : la controverse avec les catholiques pousse les protestans d’autrefois dans les voies de la critique moderne, et quand celle-ci, se dégageant enfin de cette passion voltairienne qui ne songe qu’à détruire le passé et de cette étroitesse qui veut à tout prix le conserver, traduit à sa barre le canon des livres saints comme tous les autres élémens de la tradition religieuse, elle ne fait que marcher dans la voie ouverte par les vieux professeurs de dogme à ce chapitre de leurs loci communes qu’ils intitulaient de Libris V. T. apocryphis.

Toutefois, si en montrant que, comme tout au monde, le canon biblique n’a rien d’absolu, la critique a porté un coup mortel à l’ancienne adoration de la Bible, non-seulement elle n’a pu, mais encore elle ne saurait vouloir modifier le canon du Nouveau Testament en vigueur dans les églises chrétiennes.


IV

C’est que le point de vue sous lequel la critique, par cela seul qu’elle est la critique, envisage la Bible n’est pas le même que celui de la foi a priori, ni que celui de l’incrédulité de parti-pris. Celle-ci et celle-là en font une forteresse que, selon l’une, il faut défendre à tout prix, qu’il faut emporter coûte que coûte, selon l’autre. En France, où depuis quelques années toutes les nuances de la pensée religieuse se prononcent avec un redoublement d’énergie, on a vu renaître la vieille manière d’attaquer la Bible en relevant le caractère immoral ou contradictoire de plusieurs enseignemens, ou l’invraisemblance historique, l’inadmissibilité même de certains récits. Il est de mode, en revanche, de signaler à l’indignation des âmes pieuses ces téméraires « qui sapent avec leur critique sacrilège jusqu’aux fondemens de l’autorité même des livres saints. » Espérons que le progrès des connaissances religieuses élèvera les esprits dans une sphère supérieure où l’on verra mieux que jamais les titres réels de la Bible à la vénération du genre humain et le devoir imposé à tout homme, croyant ou non croyant, qui cherche consciencieusement la vérité.

Il est en somme aussi facile de faire le procès à la Bible que d’entreprendre sa défense, et tant qu’on ne saura pas s’élever à une synthèse qui puisse concilier les objections et les apologies dans une harmonie supérieure, la question ne pourra faire un pas en avant. Pour notre esprit moderne, il est certain que le recueil sacré, l’Ancien Testament surtout, compte par centaines des pages qui ne contribuent absolument en rien à notre édification religieuse. Lors même qu’on ne se sentirait pas encore en état de nier d’avance tout événement surnaturel, on ne s’arrête pas moins tout déconcerté devant certains miracles à propos desquels la raillerie voltairienne s’est permis tant de libertinages. Le Nouveau Testament, dans son ensemble, est supérieur à l’Ancien, dont il est la fleur épanouie ; mais là encore que d’invraisemblances historiques et de miracles étranges ! A côté de paroles que l’humanité n’oubliera pas, que de raisonnemens obscurs, pénibles ou décidément faux !

Aussi peut-on observer un phénomène religieux très instructif en lui-même, c’est que la plupart de ceux qui font de la Bible l’aliment principal de leur piété opèrent spontanément et sans autre pierre de touche que leur propre conscience une critique systématique du volume sacré, ne lisant guère que les livres qui parlent à leur âme un langage clair et fortifiant, s’occupant fort peu des autres. C’est ce que l’on peut observer aussi bien au sein des populations protestantes, chez qui la lecture de la Bible est universelle, que chez les catholiques pieux que n’a pas détournés de cette lecture la prudence un peu timorée du clergé romain en matière de livres saints. Notons aussi que, dans ce rapide relevé des principales objections qu’un esprit moderne peut opposer à l’autorité divine de la Bible en général, nous restons à la surface du livre. L’histoire du canon que nous venons de résumer nous a montré combien il s’en faut que la Bible ait été de tout temps ce qu’elle est de nos jours. Si nous devions entamer la critique interne et comparée de chaque livre en particulier, il nous serait bien facile d’accumuler les objections et surtout de faire ressortir les diversités essentielles, touchant au fond même du dogme chrétien, qui empêchent absolument d’attribuer une seule et même doctrine aux différens auteurs qui figurent dans le canon. Nous forcera-t-on de croire, pour ne citer qu’un exemple, que le Verbe devenu chair du quatrième Évangile suppose la même théologie que l’être non préexistant selon le premier et le troisième, mais miraculeusement formé dans le sein de sa mère, et ce Verbe devenu chair s’accorde-t-il d’un autre côté avec le descendant de David, fils de Joseph, des généalogies, avec l’homme prophète accrédité de Dieu du livre des Actes, ou avec le premier-né des créatures dont il est parlé dans les épîtres de Paul ? Pour le chrétien étranger à la critique, la Bible est facilement ce que le blanc est pour celui qui ignore la physique, quelque chose d’un, de simple, d’irréductible. L’unité artificielle du canon lui fait illusion ; mais la critique est un prisme qui décompose en élémens distincts et divergens l’objet dont la nature complexe échappe au regard superficiel.

Et pourtant la Bible n’en reste pas moins le livre des livres, les incomparables archives de la religion de l’humanité. Ce n’est pas sans cause légitime que les meilleurs, les plus purs des hommes y ont cherché des leçons, des espérances, des consolations, qu’aucune autre littérature n’aurait pu leur fournir. Faudrait-il y renoncer parce qu’on s’est aperçu que le précieux métal s’y trouve mêlé à des matières inférieures ou inutiles ? La compensation du trouble que les découvertes critiques apportent dans la foi des simples ne consisterait-elle pas en ceci, que nous savons mieux désormais ce qui est vraiment sain, nutritif, fortifiant dans la masse des choses religieuses que le passé nous a léguées ? Assurément l’histoire de l’Éden est enfantine, peu cohérente, et inadmissible comme histoire ; mais quel délicieux souvenir d’un premier âge tout plein d’ignorance et d’innocence ! Quelle révélation de nous-mêmes à nous-mêmes ! Quel tableau fidèle de nos vanités et de nos déceptions ! Moïse et les prophètes, les hommes de l’Ancien Testament en général ont des côtés bien peu conformes à l’idéal religieux que l’Évangile nous a fait concevoir ; mais qu’il faut être aveugle pour ne pas voir leur grandeur et ne pas discerner l’esprit de la religion éternelle, qui va s’affirmant, se purifiant, se déployant toujours plus à travers leur dramatique histoire ! Et parce qu’Elie le prophète est arrivé au ciel sur un char de feu que traînaient des chevaux de flamme, faudra-t-il que nous nous privions de la belle vision où il comprit que Dieu n’était ni dans le vent impétueux qui fendait les montagnes, ni dans le tourbillon qui les obscurcissait, ni dans le feu qui les embrasait, mais dans le doux murmure qui venait ensuite et remplissait le désert d’Horeb de son harmonie ? Ne tombons jamais dans la faute que l’on reproche si souvent aux partisans étroits du passé, ne confondons pas la lettre et l’esprit des choses. Voyez les trois premiers Évangiles : ce sont trois livres mal écrits, gauchement rédigés, pleins de fautes historiques ; nous ne savons rien ou presque rien de leurs auteurs, et pourtant c’est à eux que nous devons de connaître sous ses traits authentiques la plus admirable figure qui ait jamais souri à notre pauvre monde.

Au surplus, le point de vue historique pur auquel doit se placer et se place toujours de plus en plus la critique religieuse l’amène à revendiquer pour la Bible la place d’honneur que la tradition lui attribuait avant elle. Tout original qu’il soit, le christianisme est soumis aux lois dérivant de la nature humaine, et qui régissent l’histoire des religions. Or il n’est pas la seule, religion qui ait un livre sacré pour base et soutien permanent. Il faut plutôt dire que toutes les religions d’une valeur sérieuse ont eu, ont encore leur livre. Les musulmans comprennent bien cela quand ils fondent la supériorité des chrétiens et des Juifs sur les païens en disant qu’ils sont aussi des « peuples du livre. » Le bouddhisme, le parsisme et même le brahmanisme peuvent prétendre au même honneur. Il s’agit ici des grandes religions de l’histoire, de celles qui proviennent d’efforts individuels et collectifs pour s’élever au-dessus de l’adoration naïve et absurde des choses de la nature. On peut donc formuler la loi qui résulte de cette comparaison des religions en disant que toute religion supérieure à la tradition irréfléchie, aspirant à éclairer et à réformer les hommes, fixe dans des documens écrits le souvenir de ses origines et son esprit essentiel[8].

Il y aurait à faire une synthèse fort légitime des trois principes émis respectivement par l’église catholique, l’église luthérienne et l’église réformée au sujet du recueil des livres saints. L’église catholique a parfaitement raison de dire que c’est la tradition qui en a déterminé les contours et qui l’a fixé : l’histoire du canon le démontre surabondamment. Ce n’est pas à des décrets officiels émanés d’une autorité apostolique, ecclésiastique ou scientifique, que la formation en est due. Chez les Juifs et chez les chrétiens, il s’est en quelque sorte déposé lentement au fur et à mesure des besoins religieux et des sympathies pour les livres dont il se compose. Lorsque les docteurs et les conciles s’occupèrent d’en fixer les limites, ils ne firent que ratifier le suffrage universel de l’église. Celle-ci suivit-elle un principe bien arrêté dans ses choix et dans ses exclusions ? Nullement. Elle hésita longtemps dans ses préférences. Çà et là elle s’est positivement trompée dans l’idée qu’elle se faisait des livres qu’elle adoptait ; mais ce qui l’a toujours décidée, c’est qu’elle s’est retrouvée et reconnue dans ses livres préférés, que rien ne l’y choquait, et qu’elle y respirait l’esprit qui l’animait elle-même au moment où cette adoption devenait générale. Il en résulte donc que le christianisme authentique doit être cherché dans les élémens communs au recueil entier, car ce sont ces élémens communs qui ont voilé les différences ou empêché d’en sentir la portée. Toute tentative de changer le canon actuel au nom de la science moderne serait donc arbitraire et en réalité dénoterait une certaine inintelligence de sa vraie signification.

Il n’est pas moins évident que toute théorie en vertu de laquelle on devrait attribuer une égale valeur à toutes les parties de la Bible fait violence à l’expérience la plus élémentaire. Luther est en droit d’affirmer qu’un livre biblique est d’autant plus utile et divin qu’il enseigne le Christ plus clairement, car c’est sur le Christ que se concentre le grand intérêt religieux de la Bible entière ; il est le soleil dont toutes les autres personnalités bibliques, précurseurs ou successeurs, sont les satellites. Quant au principe de l’église réformée, la persuasion intérieure du Saint-Esprit, ce n’est pas autre chose au fond que l’affirmation de la valeur religieuse intrinsèque des livres de la Bible, et pourvu qu’on ne l’applique pas arbitrairement au volume entier, il se concilie parfaitement avec les inégalités profondes du recueil constitué par la tradition et avec toutes les exigences de la critique moderne sur l’origine, l’authenticité, la tendance particulière de chacun de ces livres. En définitive, la Bible par le au sens religieux de l’homme, comme un grand poème, une grande œuvre d’art parle à son sens esthétique, comme un raisonnement exact à son sens du vrai. Ainsi comprise, la valeur de la Bible est indépendante du nom de ses auteurs, de la date de ses livres, et la science a toute liberté de les fixer comme elle l’entend. Qu’importe à la vraie piété que ce soit l’apôtre Matthieu ou un inconnu qui ait rédigé le premier de nos Évangiles ? Le sermon de la montagne en sera-t-il moins divin, les paraboles du royaume de Dieu moins admirablement riches ? S’imaginer pareille chose, ce serait imiter ces amateurs de l’Iliade qui crurent que le beau vieux poème allait perdre tout son charme parce que Wolf avait découvert qu’il provenait d’une pluralité d’auteurs. Ne faisons pas dépendre les intérêts les plus sérieux de faits douteux et continuellement exposés au feu de la critique. Asseoir une autorité infaillible sur des bases discutables, c’est toujours une opération manquée d’avance, car c’est vouloir faire sortir l’absolu du relatif. Il n’y a que l’évidence physique et morale qui ait raison des résistances de ceux à qui elle déplaît ; toute autorité infaillible discutée est virtuellement renversée, et, dans la Bible comme partout, plus que partout ailleurs, le divin se justifie lui-même devant les consciences désireuses d’en ressentir l’influence.

Que la Bible reste donc ce qu’elle est, le monument impérissable de nos origines religieuses et le meilleur aliment de la piété réfléchie. Si son infaillibilité doctrinale ne peut plus être soutenue, le bien qu’elle a fait, qu’elle fait encore tous les jours, n’a jamais été plus évident qu’à cette heure. Sans doute, dans l’histoire des meilleures choses, les abus sont ordinairement mieux connus, plus saillans que les bienfaits qui en découlent. Parce que le fanatisme puritain, les excentricités méthodistes, l’ennuyeux ergotage de la controverse, les peurs intéressées de certains clergés ont fait mainte fois baisser la Bible dans l’estime de quelques populations, il ne faut pas être oublieux de tout ce qu’on lui doit. C’est d’elle en grande partie que procède le monde moderne, et l’imprimerie n’aurait pas accompli la moitié de son œuvre, si, très peu de temps après la découverte de cet art, des millions d’hommes n’avaient pas cru le salut de leur âme intéressé à ce qu’ils sussent lire. On dira tout ce qu’on voudra des sociétés bibliques, il n’en est pas moins vrai qu’il est magnifique de trouver, dans les pays où leur action est régulière, le premier des livres partout, jusque dans les plus humbles chaumières. Soyez sûr que dans tous ces pays-là il y a depuis longtemps des bibliothèques populaires et que le goût de la lecture y est général. Jamais la Bible n’a été l’objet d’une critique plus pénétrante et plus hardie que de nos jours, jamais son influence n’a été plus grande et sa propagation plus active ; c’est par milliers que l’on compte les comités qui la répandent, c’est par millions qu’il faut compter les sommes volontairement consacrées à cette œuvre de diffusion. Telle est l’immensité de la demande qu’il faut désormais l’imprimer à la vapeur à New-York et à Londres. Elle est traduite en plus de cent trente-cinq langues, et, comme jadis chez les Goths d’Ulfilas, elle a créé chez plus d’un peuple l’alphabet, la lecture et l’écriture ; le marin qui s’enfonce dans les régions polaires, l’aveugle, le sourd-muet restent ou entrent en communion avec nous tous grâce au livre ; le pionnier qui s’élance dans le far-west emporte avec le volume béni la foi de la mère-patrie et peut se passer de prêtres. Plus d’une fois, en feuilletant les pages inspirées, son œil se mouillera au souvenir d’une mère, d’un grand-père, maintenant endormis, qui dans son enfance lui expliquaient le soir les paroles de la vie éternelle. Sur la première page, on lit encore le nom du donateur ou de la donatrice avec un mot d’amour à côté : tous les liens avec la vieille Europe sont rompus, excepté celui-là ; mais quel lien ! Et l’on s’étonne ensuite de découvrir des noyaux de population européenne qui ont su rester à notre hauteur sociale et morale malgré leur éloignement de tous les centres ! Croit-on d’ailleurs, pour envisager les choses d’un autre côté, que notre érudition critique, notre sens historique si merveilleusement développé que, sous ce rapport, nous sommes absolument sans rivaux dans le passé, notre linguistique et notre ethnologie comparées aient une autre origine que l’intérêt de premier ordre qui s’attacha à la Bible dès que l’esprit humain eut secoué le sommeil du moyen âge ? N’est-ce pas pour bien comprendre la Bible que l’on se mit à étudier avec tant d’ardeur le grec et l’hébreu ? N’est-ce pas aussi pour la défendre que l’esprit moderne se fît à un pli que l’esprit antique ne sut jamais prendre, c’est-à-dire qu’il s’habitua à l’idée que toutes les races et toutes les époques n’avaient pas eu la même manière de saisir et de sentir les choses ? Que les pieux amis de la Bible se tranquillisent : la critique peut modifier profondément les idées courantes sur la valeur théologique du livre saint, elle ne peut rien lui enlever de sa vraie valeur religieuse et morale. Un jour, dans une réunion d’hommes graves, on se demanda quel livre devrait choisir un homme condamné à la prison perpétuelle et ne pouvant en emporter qu’un dans sa cellule ; il y avait là des catholiques, des protestans, des philosophes, et même des matérialistes : tous tombèrent d’accord que c’était la Bible. Voilà un hommage qui vaut mieux que toutes les démonstrations dogmatiques, et si l’on y réfléchit bien, il dit tout.


ALBERT REVILLE.

  1. M. Bruch, doyen de la faculté, avait publié dans cette langue des Lettres sur le christianisme dont une traduction française a paru il y a quelques années, et un traité fort remarquable sur la Doctrine de la sagesse chez les Hébreux. M. Reuss avait aussi rédigé en allemand une Histoire des Livres du Nouveau Testament, dont plusieurs éditions augmentées et révisées attestent le succès prolongé auprès des théologiens étrangers, et en français une Histoire de la Théologie au siècle apostolique, qui est arrivée à sa troisième édition.
  2. Parmi les ouvrages que l’on peut consulter également avec fruit, pitons l’œuvre posthume du docteur C.-A. Crodner, Geschichte des Neutestamentlichen Kanon, éditée en 1860 par les soins de M. le professeur G. Volkmar, de Zurich, et le savant livre de M. le professeur Nicolas, Études critiques sur la Bible, Nouveau Testament, Paris 1864, surtout depuis la page 291.
  3. En revanche, l’auteur de la petite épître de Jude (verset 14) croit à l’authenticité antédiluvienne de l’apocalypse composée sous le nom d’Enoch le patriarche, arrière-grand-père de Noé.
  4. Eusèbe, Hist. eccles., III, 30.
  5. Nous pouvons ajouter que ces chrétiens ne pouvaient nous rendre un plus grand service. Papias, comme toute l’église de son temps, était millénaire, ce qui par conséquent n’est nullement une preuve, comme le voudrait Eusèbe, adversaire ardent du millénium, qu’il fût faible d’esprit ; mais, dans un enseignement qu’il attribue au Christ lui-même, nous pouvons voir combien il était urgent que le livre vînt protéger la parole du divin maître contre les rêvasseries d’une tradition abandonnée au flot capricieux des imaginations : « Les jours viendront (pendant le règne de mille ans) que des ceps naîtront qui auront chacun dix mille rameaux, et chaque rameau dix mille sarmens, et chaque sarment dix mille bourgeons, et chaque bourgeon dix mille grappes, et chaque grappe dix mille grains, et chaque grain exprimé donnera vingt-cinq métrètes (plus de 9 hectolitres) de vin. Et quand un des saints prendra une grappe, une autre grappe lui criera : Moi, je suis meilleure grappe (bolrus ego melior sum) ! Prends-moi et bénis le Seigneur ! De même un grain de froment engendrera dix mille épis, chaque épi aura dix mille grains, et chaque grain donnera deux livres de fleur de farine mondée, et les autres fruits, et les semences, et l’herbe jouiront d’une multiplication proportionnelle, et tous les animaux, se nourrissant d’alimens fournis par la terre, vivront pacifiques, en bonne harmonie et soumis aux hommes en toute sujétion. » Cet incroyable passage est rapporté par Irénée (Adv. Hœr., v, 33), qui le prend fort au sérieux, l’ayant lu dans l’ouvrage de Papias, lequel prétendait l’avoir reçu de Jean, disciple du Seigneur, comme provenant de la bouche même de Jésus.
  6. On en pourra juger par un tableau qui nous dispense de multiplier ici les détails sur cette période un peu obscure et rapproche les divers nouveaux testamens ayant eu cours à cette époque dans les différentes parties de l’église. Irénée sera le principal témoin pour les Gaules, Clément d’Alexandrie pour l’Égypte, Tertullien pour l’Afrique proconsulaire, la vieille version syriaque de livres saints, dite la Peshito, pour la Syrie, où, de bonne heure, Antioche vit fleurir une école d’exégèse. On y joint le vieux canon dit de Muratori, qui remonte à la même époque, et qu’au siècle dernier l’érudit italien de ce nom découvrit dans un monastère de Bobbio. C’est un document écrit dans un latin détestable, plein de provincialismes probablement africains, et qui a donné bien de la peine aux critiques assez hardis pour entreprendre de le déchiffrer. Cependant on est certain d’y trouver la liste que l’auteur inconnu, catholique orthodoxe de Rome, considéra comme devant faire autorité dans l’église chrétienne de son temps. Enfin un index du manuscrit Claromontanus nous montre que la même situation indécise se perpétue en Occident jusque dans le IIIe siècle, bien que parmi les listes reproduites ici ce soit la sienne qui ressemble le plus à notre canon actuel.
    Nouveau Testament

    de Clément d’Alexandrie d’Irénée de la Peshito (version syriaque)
    Les quatre Évangiles Les quatre Évangiles Les quatre Évangiles
    L’évangile des Hébreux
    L’évangile des Égyptiens
    Les Actes des apôtres Les Actes des apôtres Les Actes des apôtres
    Treize épîtres de Paul Treize épîtres de Paul Quatorze épîtres de Paul (y compris l’épître aux Hébreux
    L’épître aux Hébreux (écrite en hébreu par Paul, traduite en grec par Luc). L’épître de Jacques.
    Une épitre de Pierre Une épitre de Pierre Une épitre de Pierre
    Deux épîtres de Jean Deux épîtres de Jean (en une seule) Une épître de Jean
    L’épître de Jude
    L’apocalypse de Jean L’apocalypse de Jean
    L’apocalypse de Pierre
    L’épître de Clément Rom L’épître de Clément Rom
    L’épître de Barnabas
    Le Pasteur d’Hermas Le Pasteur d’Hermas

    Nouveau testament

    du canon de Murotori de Tertullien du codex Claramontanus
    Les quatre Évangiles Les quatre Évangiles Les quatre Évangiles
    Les Actes des apôtres Les Actes des apôtres
    Treize épîtres de Paul Treize épîtres de Paul Treize (ou peut-être seulement dix) épîtres de Paul
    Deux épîtres de Pierre
    L’épître de Jacques
    Deux épîtres de Jean ( ?) Une épître de Jean Trois épîtres de Jean
    L’épître de Jude ( ?) L’épître de Jude
    L’épître de Barnabas
    L’apocalypse de Jean L’apocalypse de Jean L’apocalypse de Jean
    Les Actes des apôtres
    Livres de moindre autorité
    Le Pasteur d’Hermas, qu’il finit par rejeter Le Pasteur d’Hermas
    L’épître de Jude Les actes de Paul
    L’épître aux Hébreux (attribuée à Barnabas).
    L’apocalypse d’Enoch
  7. On sait que, selon Paul, l’homme est justifié par la foi, et, selon Jacques, par les œuvres. Luther plaisante quelque part sur la peine que Mélanchthon se donne pour faire concorder les deux formules : la foi justifie, la foi ne justifie pas. « Je mettrai mon bonnet de docteur à celui qui fera rimer cela, et je veux passer pour un fou. » C’est à titre de curiosité historique que nous relevons ce trait du grand réformateur, car nous sommes de l’avis de ceux qui trouvent son dédain de Jacques souverainement injuste.
  8. Le mormonisme, dira-t-on, a aussi un livre. — Sans doute, et en lui aussi se vérifie la loi : tant vaut la religion, tant vaut son livre. Du reste, dans le jugement à porter sur le mormonisme, il ne faut jamais oublier qu’il manque entièrement de cette spontanéité qui caractérise les grandes origines religieuses. Tout chez lui, son livre comme le reste, est imitatif, artificiel. De là son manque absolu de poésie. Sa force momentanée provient, non de besoins religieux auxquels il peut seul donner satisfaction, mais d’un état social maladif auquel il propose un semblant de remède. Rien ne serait plus illusoire que d’assimiler le mormonisme aux religions vraiment organiques, vraiment naturelles, pour en déduire des principes ou des règles applicables à la grande histoire religieuse.