Les Origines de la France contemporaine/Volume 9/Livre II/Chapitre 1


Librairie Hachette et Cie (Vol. 9. Le régime moderne, tome 1er.p. 145-172).

LIVRE DEUXIÈME

FORMATION ET CARACTÈRES DU NOUVEL ÉTAT


CHAPITRE I

I. La situation en 1799. — À quelles conditions la puissance publique est capable de faire son service. — Deux points oubliés ou méconnus par les auteurs des Constitutions précédentes. — Difficulté de la besogne à faire et mauvaise qualité des matériaux disponibles. — II. Conséquences, de 1789 à 1799. — Insubordination des pouvoirs locaux, conflit des pouvoirs centraux, suppression des institutions libérales, établissement du despotisme instable. — Malfaisance des gouvernements ainsi formés. — III. En 1799, la situation est plus difficile et les matériaux sont pires. — IV. Motifs pour ôter aux citoyens le droit d’élire les pouvoirs locaux. — Les électeurs. — Leur égoïsme et leur partialité. — Les élus. — Leur inertie, leur corruption, leur désobéissance. — V. Raisons pour remettre en une seule main le pouvoir exécutif du centre — Combinaisons chimériques de Siéyès. — Objections de Bonaparte. — VI. Difficulté de constituer un pouvoir législatif. — L’élection faussée et violentée depuis dix ans. — Sentiments des électeurs en 1799. — Vivacité de la haine contre les hommes et les dogmes de la Révolution. — Composition probable d’une assemblée librement élue. — Ses deux moitiés irréconciliables. — Sentiments de l’armée. — Proximité et sens probable d’un nouveau coup d’État. — VII. Combinaisons électorales et législatives de Siéyès. — Usage qu’en fait Bonaparte. — Paralysie et soumission des trois assemblées législatives dans la Constitution nouvelle. — Emploi du Sénat comme instrument de règne. — Sénatus-consultes et plébiscites. — Établissement définitif de la dictature. — Ses dangers et sa nécessité. — Désormais la puissance publique est en état de faire son service.

I

En toute société humaine il faut un gouvernement, je veux dire une puissance publique ; nulle machine n’est si utile. Mais une machine n’est utile que si elle est adaptée à son service : autrement, elle ne fonctionne pas, ou elle fonctionne à l’inverse de son objet. C’est pourquoi, lorsqu’on la fabrique, on est tenu de considérer d’abord la grandeur du travail qu’elle doit faire et la qualité des matériaux dont on dispose : il importe beaucoup de savoir au préalable si la masse à soulever est d’un quintal ou de mille quintaux, si les pièces que l’on agence sont en fer et en acier, ou en bois vert et en bois pourri. — À cela, depuis dix ans, les législateurs n’avaient jamais songé ; ils avaient constitué en théoriciens, et aussi en optimistes, sans regarder les choses, ou en se figurant les choses d’après leurs souhaits. Dans les Assemblées et dans le public, on avait supposé la besogne facile, ordinaire, et la besogne était extraordinaire, énorme ; car il s’agissait d’une révolution sociale à opérer et d’une guerre européenne à soutenir. On avait supposé les matériaux excellents, aussi souples que solides, et ils étaient mauvais, à la fois réfractaires et cassants : car ces matériaux humains étaient les Français de 1789 et des années suivantes, c’est-à-dire des hommes très sensibles et durement froissés les uns par les autres, sans expérience ni préparation politique, utopistes, impatients, indociles et surexcités. On avait calculé sur ces données prodigieusement fausses ; par suite, au bout d’un calcul très correct, on avait trouvé des chiffres absurdes ; sur la foi de ces chiffres, on avait combiné le mécanisme, ajusté, superposé, équilibré toutes les pièces de la machine. C’est pourquoi la machine, irréprochable en théorie, restait impuissante en pratique : plus elle faisait figure sur le papier, plus elle se détraquait sur le terrain.

II

Tout de suite, dans les deux combinaisons principales, je veux dire dans l’engrenage des pouvoirs superposés et dans l’équilibre des pouvoirs moteurs, un vice capital s’était déclaré. — En premier lieu, les prises qu’on avait données au gouvernement central sur ses subordonnés locaux étaient manifestement trop faibles ; n’ayant pas le droit de les nommer, il ne pouvait pas les choisir à son gré, selon les besoins du service. Administrateurs de département, de district, de canton et de commune, juges au civil ou au criminel, répartiteurs, percepteurs et receveurs des contributions, officiers de la garde nationale et même de la gendarmerie, commissaires de police et autres agents chargés d’appliquer la loi sur place, presque tous il les recevait d’ailleurs : des assemblées populaires ou des corps élus les lui fournissaient tout faits[1]. Ils n’étaient pour lui que des outils empruntés ; par leur origine, ils échappaient à sa direction ; il ne pouvait les faire travailler à sa guise. Le plus souvent, ils se dérobaient à sa main ; tantôt, sous son impulsion, ils demeuraient inertes ; tantôt ils opéraient à côté ou au delà de leur office propre, avec excès ou à contre-sens ; jamais ils ne fonctionnaient avec mesure et précision, avec ensemble et suite. C’est pourquoi, quand le gouvernement voulait faire sa besogne, il n’y parvenait pas. Ses subordonnés légaux, incapables, timides, tièdes, récalcitrants ou même hostiles, lui obéissaient mal, ne lui obéissaient point, ou lui désobéissaient. Dans l’instrument exécutif, la lame ne tenait au manche que par une mauvaise soudure ; quand le manche poussait, la lame gauchissait ou se détachait. — En second lieu, jamais les deux ou trois moteurs qui poussaient le manche n’avaient pu jouer d’accord ; par cela seul qu’ils étaient plusieurs, ils se heurtaient : l’un d’eux finissait toujours par casser l’autre. La Constituante avait annulé le roi, la Législative l’avait déposé, la Convention l’avait décapité. Ensuite, dans la Convention, chaque fraction du corps souverain avait proscrit l’autre : les montagnards avaient guillotiné les girondins, et les thermidoriens avaient guillotiné les montagnards. Plus tard, sous la Constitution de l’an III, les fructidoriens avaient déporté les constitutionnels, le Directoire avait purgé les Conseils, et les Conseils avaient purgé le Directoire. — Non seulement l’institution démocratique et parlementaire ne faisait pas son service et se disloquait à l’épreuve, mais encore, par son propre jeu, elle se transformait en son contraire. Au bout d’un an ou deux, il se faisait à Paris un coup d’État ; une faction se saisissait du pouvoir central, et le convertissait en pouvoir absolu aux mains de cinq ou six meneurs. Tout de suite, le nouveau gouvernement reforgeait à son profit l’instrument exécutif et rattachait solidement la lame au manche ; il cassait en province les élus du peuple et ôtait aux administrés le droit de choisir leurs administrateurs ; c’est lui qui désormais, par ses proconsuls en mission ou par ses commissaires résidents, nommait, surveillait et régentait sur place les autorités locales[2]. — Ainsi, à son dernier terme, la constitution libérale enfantait le despotisme centralisateur, et celui-ci était le pire de son espèce, à la fois informe et énorme ; car il était né d’un attentat civil, et le gouvernement qui l’exerçait n’avait pour soutien qu’une bande de fanatiques bornés ou d’aventuriers politiques ; sans autorité légale sur la nation, sans ascendant moral sur l’armée, haï, menacé, discordant, exposé aux révoltes de ses propres fauteurs et aux trahisons de ses propres membres, il vivait au jour le jour ; il ne pouvait se maintenir que par l’arbitraire brutal, par la terreur permanente, et le pouvoir public, qui a pour premier emploi la protection des propriétés, des consciences et des vies, devenait entre ses mains le pire des persécuteurs, des voleurs et des meurtriers.

III

Deux fois de suite, avec la Constitution monarchique de 1791 et avec la Constitution républicaine de 1795, l’expérience avait été faite ; deux fois de suite, les événements avaient suivi le même cours pour aboutir au même terme ; deux fois de suite, l’engin théorique et savant de protection universelle s’était changé en un engin pratique et grossier de destruction universelle. Manifestement, si une troisième fois, dans des conditions analogues, on remettait en jeu le même engin, il fallait s’attendre à le voir jouer de même, c’est-à-dire au rebours de son objet. — Or, en 1799, les conditions étaient analogues et même pires ; car le travail qu’on demandait à la machine n’était pas moindre, et les matériaux humains que l’on avait pour la construire étaient moins bons. — Au dehors, on était toujours en guerre avec l’Europe ; on ne pouvait atteindre à la paix que par un grand effort militaire, et la paix était aussi difficile à maintenir qu’à conquérir. L’équilibre européen avait été trop dérangé ; les États voisins ou rivaux avaient trop pâti ; les rancunes et les défiances provoquées par la république envahissante et révolutionnaire étaient trop vives ; elles auraient subsisté longtemps contre la France rassise, même après des traités raisonnables. Même en renonçant à la politique de propagande et d’ingérence, aux acquisitions de luxe, aux protectorats impérieux, à l’annexion déguisée de l’Italie, de la Hollande et de la Suisse, la nation était tenue de veiller en armes ; rien que pour demeurer intacte et complète, pour conserver la Belgique et la frontière du Rhin, il lui fallait un gouvernement capable de concentrer toutes ses forces, c’est-à-dire élevé au-dessus de la discussion et ponctuellement obéi. — De même au dedans, et rien que pour rétablir l’ordre civil ; car, là aussi, les violences de la Révolution avaient été trop grandes ; il y avait eu trop de spoliations, d’emprisonnements, d’exils et de meurtres, trop d’attentats contre toutes les propriétés et toutes les personnes, publiques et privées. Faire respecter toutes les personnes et toutes les propriétés publiques ou privées, contenir à la fois les royalistes et les jacobins, rendre à 140 000 émigrés leur patrie, et néanmoins rassurer les 1 200 000 propriétaires de biens nationaux, rendre à trente millions de catholiques orthodoxes le droit, la faculté, les moyens de pratiquer leur culte, et cependant ne pas laisser maltraiter le clergé schismatique, mettre en présence dans la même commune le seigneur dépossédé et les paysans acquéreurs de son domaine, obliger les délégués et les détenus du Comité de Salut public, les mitrailleurs et les mitraillés de Vendémiaire, les fructidoriens et les fructidorisés, les bleus et les blancs de la Vendée et de la Bretagne à vivre en paix les uns à côté des autres, cela était d’autant moins aisé que les ouvriers futurs de cette œuvre immense, tous, depuis le maire de village jusqu’au sénateur et au conseiller d’État, avaient eu part à la Révolution, soit pour la faire, soit pour la subir, monarchiens, feuillants, girondins, montagnards, thermidoriens, jacobins mitigés et jacobins outrés, tous opprimés tour à tour et déchus de leurs espérances. À ce régime, leurs passions s’étaient aigries ; chacun d’eux apportait dans son emploi ses ressentiments et ses partialités ; pour qu’il n’y fût pas injuste et malfaisant, il fallait lui serrer la bride[3]. À ce régime, les convictions s’étaient usées ; aucun d’eux n’eût servi gratis, comme en 1789[4] ; pour les faire travailler, il fallait les payer ; on s’était dégoûté du désintéressement ; le zèle affiché semblait une hypocrisie ; le zèle prouvé semblait une duperie ; on s’occupait de soi, non de la communauté ; l’esprit public avait fait place à l’insouciance, à l’égoïsme, aux besoins de sécurité, de jouissance et d’avancement. Détériorée par la Révolution, la matière humaine était moins que jamais propre à fournir des citoyens : on n’en pouvait tirer que des fonctionnaires. Avec de tels rouages combinés selon les formules de 1791 et de 1795, impossible de faire la besogne requise ; définitivement et pour longtemps, l’emploi des deux grands mécanismes libéraux était condamné. Tant que les rouages seraient aussi mauvais et la besogne aussi grosse, il fallait renoncer à l’élection des pouvoirs locaux et à la division du pouvoir central.

IV

Sur le premier point, on était d’accord ; si quelqu’un doutait encore, il n’avait qu’à ouvrir les yeux, à regarder les autorités locales, à les voir à l’instant de leur naissance et dans le cours de leur exercice. — Naturellement, pour remplir chaque place, les électeurs avaient choisi un homme de leur espèce et de leur acabit ; or leur disposition dominante et fixe était bien connue : ils ôtaient indifférents à la chose publique ; partant leur élu l’était aussi. Trop zélé pour l’État, ils ne l’auraient point nommé : l’État n’était pour eux qu’un moraliste importun et un créancier lointain ; entre eux et cet intrus, leur délégué devait opter, opter pour eux contre lui, ne pas se faire pédagogue en son nom et recors à son profit. Quand le pouvoir naît sur place, et que ceux qui le donnent aujourd’hui en qualité de commettants le subiront demain en qualité de subordonnés, ils ne remettent pas les verges à qui les fouettera ; ils lui demandent des sentiments conformes à leurs inclinations ; du moins ils ne lui en souffrent pas de contraires. Dès le premier jour, entre eux et lui, la ressemblance est grande, et, de jour en jour, cette ressemblance grandit, parce que la créature reste sous la main de ses créateurs ; sous leur pression quotidienne, elle achève de se modeler sur eux ; au bout d’un temps, ils l’ont faite à leur image. — Ainsi, du premier coup ou très vite, l’élu se faisait le complice de ses électeurs. Tantôt, et c’était le cas le plus fréquent, surtout dans les villes, il avait été nommé par une minorité violente et sectaire : alors il subordonnait l’intérêt général à un intérêt de coterie. Tantôt, et notamment dans les campagnes, il avait été nommé par une majorité ignorante et grossière : alors il subordonnait l’intérêt général à un intérêt de clocher. — Si par hasard, ayant de la conscience et des lumières, il voulait faire son devoir, il ne le pouvait pas : il se sentait faible, et on le sentait faible[5] ; l’autorité et les moyens lui manquaient. Il n’avait pas la force que le pouvoir d’en haut communique à ses délégués d’en bas : on ne voyait pas derrière lui le gouvernement et l’armée ; tout son recours était dans une garde nationale qui se dérobait au service, qui refusait le service, ou qui souvent n’existait pas. — Au contraire, il pouvait impunément prévariquer, piller, persécuter à son profit et au profit de sa clique, car il n’était pas retenu d’en haut ; les jacobins de Paris n’auraient pas voulu s’aliéner des jacobins de province ; c’étaient là pour eux des partisans, des alliés, et le gouvernement n’en avait guère ; il était tenu, pour les garder, de les laisser tripoter et malverser à discrétion.

Figurez-vous un vaste domaine dont le régisseur est nommé, non par le propriétaire absent, mais par les fermiers, redevanciers, corvéables et débiteurs : je laisse à imaginer si les fermages rentreront, si les redevances seront fournies, si les corvées seront faites, si les dettes seront acquittées, comment le domaine sera soigné et entretenu, ce qu’il rapportera par an au propriétaire, comment les abus s’y multiplieront infiniment par omission et par commission, quelle sera l’immensité du désordre, de l’incurie, du gaspillage, de la fraude et de la licence. — De même en France, et pour la même raison[6] : tous les services publics désorganisés, anéantis ou pervertis ; ni justice, ni police ; des autorités qui s’abstiennent de poursuivre, des magistrats qui n’osent condamner, une gendarmerie qui ne reçoit pas d’ordres ou qui ne marche pas ; le maraudage rural érigé en habitude ; dans quarante-cinq départements, des bandes nomades de brigands armés ; les diligences et les malles-postes arrêtées et pillées jusqu’aux alentours de Paris ; les grands chemins défoncés et impraticables ; la contrebande libre, les douanes improductives, le Trésor vide[7], ses recettes interceptées et dépensées avant de lui parvenir, des taxes que l’on décrète et qu’on ne perçoit pas ; partout une répartition arbitraire de l’impôt foncier et de l’impôt mobilier, des décharges non moins iniques que les surcharges ; en beaucoup d’endroits point de rôles dressés pour asseoir la contribution ; çà et là des communes qui, sous prétexte de défendre la république contre les communes voisines, s’exemptent elles-mêmes de la conscription et de l’impôt ; des conscrits à qui leur maire délivre des certificats faux d’infirmité ou de mariage, qui ne viennent pas à l’appel, qui, acheminés vers le dépôt, désertent en route par centaines, forment des rassemblements et se défendent contre la troupe à coups de fusil ; tels étaient les fruits du système. — Avec des agents fournis par l’égoïsme et par l’ineptie des majorités rurales, le gouvernement ne pouvait contraindre les majorités rurales. Avec des agents fournis par la partialité et la corruption des minorités urbaines, le gouvernement ne pouvait réprimer les minorités urbaines. Il faut des mains, et des mains aussi tenaces que fortes, pour prendre le conscrit au collet, pour fouiller dans la poche du contribuable, et l’État n’avait pas de mains. Il lui en fallait et tout de suite, ne fût-ce que pour parer et pourvoir au plus pressé. Si l’on voulait soumettre et pacifier les départements de l’Ouest, délivrer Masséna assiégé dans Gênes, empêcher Mélas d’envahir la Provence, porter l’armée de Moreau au delà du Rhin, on devait au préalable restituer au pouvoir central la nomination des pouvoirs locaux.

V

Sur le second point, l’évidence n’était guère moindre. — Et d’abord, du moment que les pouvoirs locaux étaient nommés par les pouvoirs du centre, il était clair qu’au centre le pouvoir exécutif dont ils dépendaient devait être unique. À ce grand attelage de fonctionnaires conduits d’en haut, on ne pouvait donner en haut plusieurs conducteurs distincts ; étant plusieurs et distincts, les conducteurs auraient tiré chacun de son côté, et les chevaux, tiraillés en divers sens, auraient piétiné sur place. À cet égard, les combinaisons de Siéyès ne supportaient pas l’examen ; théoricien pur et chargé de faire le plan de la Constitution nouvelle, il avait raisonné comme si les cochers qu’il mettait sur le siège étaient, non des hommes, mais des automates : au sommet, un grand électeur, souverain de parade, ne disposant que de deux places, éternellement inactif, sauf pour nommer ou révoquer les deux souverains actifs, deux consuls gouvernants : l’un de ceux-ci, consul de la paix et nommant à tous les emplois civils ; l’autre, consul de la guerre et nommant à tous les emplois militaires et diplomatiques ; chacun des deux ayant ses ministres, son Conseil d’État, sa chambre de justice administrative ; tous, fonctionnaires, ministres, consuls et le grand électeur lui-même, révocables à la volonté d’un sénat qui, du jour au lendemain, peut les absorber, c’est-à-dire se les adjoindre en qualité de sénateurs, avec 100 000 francs de traitement et un habit brodé[8]. Évidemment, Siéyès n’avait tenu compte ni du service à faire, ni des hommes qui en seraient chargés, et Bonaparte, qui faisait le service en ce moment même, qui connaissait les hommes, qui se connaissait, posait tout de suite le doigt sur les points faibles de ce mécanisme si compliqué, si mal articulé, si fragile. Deux consuls[9], « l’un ayant sous ses ordres les ministres de la justice, de l’intérieur, de la police, des finances, du Trésor ; l’autre, ceux de la marine, de la guerre, des relations extérieures ! » Mais entre eux le conflit est certain : les voyez-vous en face l’un de l’autre, chacun sous des influences et des suggestions contraires : autour du premier, rien que « des juges, des administrateurs, des financiers, des hommes en robe longue » ; autour de l’autre, rien que « des épaulettes et des hommes d’épée » ? Certainement, « l’un voudra de l’argent et des recrues pour ses armées, l’autre n’en voudra pas donner ». — Et ce n’est pas votre grand électeur qui les mettra d’accord. « S’il s’en tient strictement aux fonctions que vous lui assignez, il sera l’ombre, l’ombre décharnée d’un roi fainéant. Connaissez-vous un homme d’un caractère assez vil pour se complaire dans une pareille singerie ? Comment avez-vous pu imaginer qu’un homme de quelque talent et d’un peu d’honneur voulût se résigner au rôle de cochon à l’engrais de quelques millions ? » — D’autant plus que, pour sortir de ce rôle, la porte lui est ouverte, « Si j’étais grand électeur, je dirais, en nommant le consul de la guerre et le consul de la paix : « Si vous faites un ministre, si vous signez un acte sans que je l’approuve, je vous destitue. » De cette façon, le grand électeur devient un monarque actif et absolu. — « Mais, direz-vous, le sénat absorbera le grand électeur. » — « Ce remède est pire que le mal ; personne, dans ce projet, n’a de garanties », partant, chacun tachera de s’en procurer, le grand électeur contre le sénat, les consuls contre le grand électeur, le sénat contre le grand électeur allié aux consuls, chacun inquiet, alarmé, menacé, menaçant, usurpant pour se défendre : voilà des rouages qui jouent à faux, une machine qui se déconcerte, ne fonctionne plus et finit par se rompre. — Là-dessus, et comme d’ailleurs Bonaparte était déjà le maître[10], on réduisait tous les pouvoirs exécutifs à un seul, et ce pouvoir entier, on le remettait dans sa main. À la vérité, « pour ménager l’opinion républicaine[11] », on lui donnait deux adjoints avec le même titre que le sien ; mais ils n’étaient là que pour la montre, simples greffiers consultants, subalternes et serviteurs, dépourvus de tout droit, sauf celui de signer après lui et « d’inscrire leur nom au procès-verbal » de ses arrêtés ; seul il commandait ; « seul il avait voix délibérative ; il nommait seul à toutes les places », en sorte qu’ils étaient déjà des sujets, comme il était déjà le souverain.

VI

Restait à constituer un pouvoir législatif, qui fît contrepoids à ce pouvoir exécutif si concentré et si fort.

Dans les sociétés organisées et à peu près saines, on y parvient au moyen d’un parlement élu qui représente la volonté publique ; il la représente, parce qu’il en est la copie en petit, la réduction fidèle : sa composition fait de lui le résumé loyal et proportionnel des diverses opinions régnantes. En ce cas, le triage électoral a opéré correctement ; un droit supérieur, le droit d’élire, a été respecté : en d’autres termes, les passions en jeu n’ont pas été trop fortes ; c’est que les intérêts majeurs n’étaient pas trop divergents. — Par malheur, dans la France désagrégée et discordante, tous les intérêts majeurs étaient en conflit aigu ; c’est pourquoi les passions en jeu étaient furieuses ; elles ne respectaient aucun droit, et, moins que tout autre, le droit d’élire ; par suite, le triage électoral opérait à faux, et aucun parlement élu n’était ni ne pouvait être le représentant véritable de la volonté publique. Depuis 1791, l’élection violentée et désertée n’avait amené sur les bancs de la législature que des intrus, sous le nom de mandataires. On les subissait, faute de mieux ; mais on n’avait pas confiance en eux, et l’on n’avait pas de déférence pour eux ; on savait comment ils avaient été nommés et le peu que valait leur titre. Par inertie, peur ou dégoût, la très grande majorité des électeurs n’avait pas voté ; au scrutin, les votants s’étaient battus ; les plus forts ou les moins scrupuleux avaient expulsé ou contraint les autres. Dans les trois dernières années du Directoire, souvent l’assemblée électorale se scindait en deux ; chaque fraction élisait son député et protestait contre l’élection de l’autre ; alors entre les deux élus, le gouvernement choisissait, arbitrairement et avec une partialité impudente ; bien mieux, s’il n’y avait qu’un élu et que cet élu fût son adversaire, il le cassait. En somme, depuis neuf ans, le corps législatif, imposé à la nation par une faction, n’était guère plus légitime que le pouvoir exécutif, autre usurpateur, qui, dans les derniers temps, le remplissait ou le purgeait. Impossible de remédier à ce défaut de la machine électorale ; il tenait à sa structure intime, à la qualité même de ses matériaux. À cette date, même sous un gouvernement impartial et fort, la machine n’aurait pu fonctionner utilement, extraire de la nation une assemblée d’hommes raisonnables et respectés, fournir à la France un parlement capable de prendre une part quelconque, grande ou petite, dans la conduite des affaires publiques.

Car supposez chez les nouveaux gouvernants une loyauté, une énergie, une vigilance extraordinaires, un prodige d’abnégation politique et d’omniprésence administrative, les factions contenues sans que la discussion soit interdite, le pouvoir central neutre entre tous les candidats et pourtant actif dans toutes les élections, point de candidature officielle, nulle pression d’en haut, nulle contrainte par en bas, des commissaires de police respectueux et des gendarmes protecteurs à la porte de chaque assemblée électorale, toutes les opérations régulières, aucun trouble dans la salle, les suffrages parfaitement libres, les électeurs très nombreux, cinq ou six millions de Français autour du scrutin, et voyez quels choix ils vont faire. — Depuis Fructidor, le renouvellement de la persécution religieuse, l’excès de l’oppression civile, la brutalité et l’indignité des gouvernants ont redoublé et propagé la haine contre les hommes et les idées de la Révolution. — Dans la Belgique récemment incorporée, où le clergé séculier et régulier vient d’être proscrit en masse[12], une grande insurrection rurale a éclaté. Du pays de Waes et de l’ancienne seigneurie de Malines, le soulèvement s’est étendu autour de Louvain jusqu’à Tirlemont, ensuite jusqu’à Bruxelles, dans la Campine, dans le Brabant méridional, dans la Flandre, le Luxembourg, les Ardennes et jusque sur les frontières du pays de Liège : il a fallu brûler beaucoup de villages, tuer plusieurs milliers de paysans, et les survivants s’en souviennent. — Dans les douze départements de l’Ouest[13], au commencement de 1800, les royalistes étaient maîtres de presque toutes les campagnes et disposaient de 40 000 hommes armés, ayant des cadres ; sans doute on allait les vaincre et les désarmer, mais on ne pouvait pas leur ôter leurs opinions comme leurs fusils. — Au mois d’août 1799[14], 16 000 insurgés de la Haute-Garonne et des six départements voisins, conduits par le comte de Paulo, avaient arboré le drapeau blanc ; tel canton, celui de Cadour, « s’était levé presque entier » ; telle ville, Muret, avait donné tous ses hommes valides. Ils avaient pénétré jusqu’aux faubourgs de Toulouse, et il avait fallu plusieurs combats, une bataille rangée, pour les réduire ; en une seule fois, à Montréjeau, on en avait tué ou noyé 2000 ; les paysans s’étaient battus avec fureur, « avec une fureur qui tenait du délire ; on en avait vu faire entendre jusqu’au dernier soupir le cri de Vive le roi ! et se faire hacher plutôt que de crier Vive la République ! » — De Marseille à Lyon, sur les deux rives du Rhône, la révolte durait depuis cinq ans, sous la forme du brigandage ; les bandes royalistes, grossies de conscrits réfractaires et favorisées par la population quelles ménageaient, tuaient ou pillaient les agents de la république et les acquéreurs de biens nationaux[15]. Dans plus de trente autres départements, il y avait ainsi des Vendées intermittentes et disséminées. Dans tous les départements catholiques, il y avait une Vendée latente. En cet état d’exaspération, il est probable que, si les élections avaient été libres, la moitié de la France eût voté pour des hommes de l’ancien régime, catholiques, royalistes, ou tout au moins monarchiens de 1790. — En face de ces élus, imaginez, dans la même salle et en nombre à peu près égal, les élus de l’autre parti, les seuls qu’il pût choisir, ses notables, je veux dire les survivants des assemblées précédentes, probablement des constitutionnels de l’an IV et de l’an V, des conventionnels de la Plaine et des feuillants de 1792, depuis La Fayette et Dumolard jusqu’à Daunou, Thibaudeau et Grégoire, parmi eux des girondins et quelques montagnards, entre autres Barère[16], tous entichés de la théorie, comme leurs adversaires de la tradition. Pour qui connaît les deux groupes, voilà, face à face, deux dogmes ennemis, deux systèmes d’opinions et de passions irréconciliables, deux façons contradictoires de concevoir la souveraineté, le droit, la société, l’État, la propriété, la religion, l’Église, l’ancien régime, la Révolution, le présent et le passé : la guerre civile s’est transportée de la nation dans le parlement. Certainement, la droite voudra que le Premier Consul soit un Monck, ce qui le conduira à devenir un Cromwell ; car tout son pouvoir dépend de son crédit sur l’armée, qui est alors la force souveraine. Or, à cette date, l’armée est encore républicaine, sinon de cœur, du moins de cervelle, imbue des préjugés jacobins, attachée aux intérêts révolutionnaires, par suite aveuglément hostile aux aristocrates, aux rois, aux prêtres[17]. À la première menace d’une restauration monarchique et catholique, elle lui demandera de faire un 18 Fructidor ; sinon, quelque général jacobin, Jourdan, Bernadotte, Augereau, en fera un sans lui, contre lui, et l’on rentre dans l’ornière d’où l’on voulait sortir, dans le cercle fatal des révolutions et des coups d’État.

VII

Siéyès a compris cela : il aperçoit à l’horizon les deux spectres qui, depuis dix ans, ont hanté tous les gouvernements de la France, l’anarchie légale et le despotisme instable ; pour conjurer ces deux revenants, il a trouvé une formule magique : désormais « le pouvoir viendra d’en haut et la confiance d’en bas[18] ». — En conséquence, le nouvel acte constitutionnel retire à la nation le droit de nommer ses députés ; elle ne nommera plus que des candidats à la députation, et par trois degrés d’élection superposés ; ainsi, elle n’interviendra dans le choix de ses représentants que par « une participation illusoire et métaphysique[19] ». Tout le droit des électeurs, au premier degré, se réduit à désigner un dixième d’entre eux ; tout le droit de ceux-ci, au deuxième degré, se réduit encore à désigner un dixième d’entre eux ; tout le droit de ceux-ci, au troisième degré, se réduit enfin à désigner un dixième d’entre eux, environ six mille candidats. Sur cette liste, le gouvernement inscrit lui-même, de droit et par surcroît, tous ses hauts fonctionnaires ; manifestement, sur une liste si longue, il trouvera sans difficulté des hommes à sa dévotion, des créatures. Par un autre surcroît de précaution, c’est lui qui de sa seule autorité et en l’absence de toute liste, nomme seul la première législature. Enfin, à tous les emplois législatifs qu’il confère, il a pris soin d’attacher de beaux appointements, 10 000 francs, 15 000 francs, 30 000 francs par an ; dès le premier jour, on les brigue auprès de lui, et les futurs dépositaires du pouvoir législatif sont, pour commencer, des solliciteurs d’antichambre. — Pour achever leur docilité, on a démembré d’avance ce pouvoir législatif : on l’a réparti entre trois corps, invalides de naissance et passifs par institution. Aucun d’eux n’a d’initiative ; ils ne délibèrent que sur les lois proposées par le gouvernement. Chacun deux n’a qu’un fragment de fonction : le Tribunal discute et ne statue pas ; le Corps Législatif statue et ne discute pas ; le Sénat conservateur a pour emploi le maintien de cette paralysie générale. « Que voulez-vous ! disait Bonaparte à La Fayette[20], Siéyès n’avait mis partout que des ombres, ombre de pouvoir judiciaire, ombre de gouvernement. Il fallait bien de la « substance quelque part, et, ma foi, je l’ai mise là », dans le pouvoir exécutif.

Elle y est tout entière et dans sa main ; les autres autorités ne sont pour lui que des décors ou des outils[21]. Chaque année, les muets du Corps Législatif viennent à Paris se taire pendant quatre mois ; un jour, il oubliera de les convoquer, et personne ne s’apercevra de leur absence. — Quant au Tribunat qui parle trop, d’abord il le réduit à un minimum de paroles, « en les mettant à la diète de lois » ; ensuite, par l’entremise du Sénat qui désigne les membres sortants, il se débarrasse des bavards incommodes ; enfin, et toujours par l’entremise du Sénat, interprète, gardien et réformateur en titre de la Constitution, il mutile, puis il supprime le Tribunat lui-même. — C’est le Sénat qui est son grand instrument de règne ; il lui commande les sénatus-consultes dont il a besoin. Par cette comédie qu’il fait jouer en haut, et par une autre comédie complémentaire, le plébiscite, qu’il fait jouer en bas, il transforme son Consulat de dix ans en Consulat à vie, puis en Empire, c’est-à-dire en dictature définitive et légale, pleine et parfaite. De cette façon, la nation est livrée à l’arbitraire d’un homme qui, étant homme, ne peut manquer de songer avant tout à son intérêt propre. — Reste à savoir jusqu’à quel point et pendant combien de temps cet intérêt, tel qu’il le comprend ou l’imagine, sera d’accord avec l’intérêt public. Tant mieux pour la France si cet accord est complet et permanent. Tant pis pour la France si cet accord est partiel et temporaire. Le risque est terrible, mais inévitable : on ne sort de l’anarchie que par le despotisme, avec la chance de rencontrer, dans le même homme, d’abord un sauveur, puis un destructeur, avec la certitude d’appartenir désormais à la volonté inconnue que le génie et le bon sens, ou l’imagination et l’égoïsme, formeront dans une âme enflammée et troublée par les tentations du pouvoir absolu, par l’impunité et par l’adulation universelle, chez un despote irresponsable sauf envers lui-même, chez un conquérant condamné par les entraînements de la conquête à ne voir lui-même et le monde que sous un jour de plus en plus faux. — Tels sont les fruits amers de la dissolution sociale : la puissance publique y périt ou s’y pervertit ; chacun la tire à soi, personne ne veut la remettre à un tiers arbitre, et les usurpateurs qui s’en emparent n’en restent les dépositaires qu’à condition d’en abuser ; quand elle opère sous leurs mains, c’est pour faire le contraire de son office. Il faut se résigner, faute de mieux et crainte de pis, lorsque, par une usurpation finale, elle tombe tout entière dans les seules mains capables de la restaurer, de l’organiser et de l’appliquer enfin au service public.

  1. La Révolution, tome IV, 12 et suiv., 60 et suiv. Les dispositions de la Constitution de l’an III, un peu moins anarchiques, sont analogues ; celles de la Constitution montagnarde (an II) sont tellement anarchiques, qu’on n’a pas même songé à les appliquer.
  2. La Révolution, tome VII, 75, tome VIII, 378, 418.
  3. Sauzay, Histoire de la persécution révolutionnaire dans le département du Doubs, X, 472 (Discours de Briot aux Cinq-Cents, 29 août 1799) : « La patrie cherche en vain ses enfants ; elle trouve des chouans, des jacobins, des modérés, des constitutionnels de 91, de 93, des clubistes, des amnistiés, des fanatiques, des scissionnaires, des antiscissionnaires ; elle appelle en vain des républicains. »
  4. La Révolution, tome VIII, 340, 415. — Rocquain, l’État de la France au 18 Brumaire, 360, 362. « … Inertie ou non-présence des agents nationaux… Il serait bien affligeant de penser que leur défaut de traitement soit une des causes de la difficulté qu’éprouve l’établissement des administrations municipales. En 1790, 1791 et 1792, nous avons vu nos concitoyens briguer à l’envi ces fonctions gratuites et même s’enorgueillir du désintéressement que la loi leur prescrivait. » (Rapport au Directoire, fin de 1795). À partir de cette date, l’esprit public est éteint, et il a été éteint par la Terreur. — Ib., 368, 369 : « … Déplorable incurie pour les emplois publics… Sur sept officiers municipaux nommés par la commune de Laval, un seul a accepté, et encore est-ce le moins capable. Il en est de même dans les autres communes. » Ib., 380 (Rapport de l’an VII) : « … Dépérissement général de l’esprit public. » — Ib., 287 (Rapport de Lacuée, sur la 1re division militaire, Aisne, Eure-et-Loir, Loiret, Oise, Seine, Seine-et-Marne, Seine-et-Oise, an IX) : « L’esprit public se trouve amorti et comme nul. »
  5. Rocquain, l’État de la France au 18 Brumaire, 27 (Rapport de Français de Nantes sur la 8e division militaire, Vaucluse, Bouches-du-Rhône, Var, Basses-Alpes, Alpes-Maritimes, an IX) : « Les témoins, dans quelques communes, n’osent pas déposer, et, dans toutes, les juges de paix craignent de se faire des ennemis ou de ne pas être réélus. Il en était de même des officiers municipaux chargés de la dénonciation des délits, et que leur qualité d’électifs et de temporaires rendait toujours timides dans les poursuites ». Ib., 48 : « Tous les directeurs des douanes se plaignent de la partialité des tribunaux ; j’ai examiné moi-même plusieurs affaires dans lesquelles les tribunaux de Marseille et de Toulon ont jugé contre le texte précis de la loi et avec une partialité criminelle ». — Cf., aux Archives nationales, série F7, les rapports « sur la situation, sur l’esprit public » de plusieurs centaines de villes, cantons, départements de l’an III à l’an VIII et au delà.
  6. Cf. la Révolution, tome VIII, liv. V, ch. i. — Rocquain, passim. — Schmidt, Tableaux de la Révolution française, III, 9e et 10e parties. — Archives nationales, F7, 3250 (Lettre du commissaire du Directoire exécutif, 25 fructidor an VII) : « Des rassemblements armés, interceptant la route de Saint-Omer à Arras, ont osé tirer sur la diligence et enlever à la gendarmerie les réquisitionnaires arrêtés ». Ib F7, 6565. Rien que sur la Seine-Inférieure, voici quelques rapports de la gendarmerie pendant une seule année. — Messidor an VII, attroupements séditieux de réquisitionnaires et de conscrits dans les cantons de Motteville et de Doudeville. — « Ce qui fait voir combien l’esprit des communes de Gremonville et d’Hérouville est perverti, c’est qu’aucun des habitants ne veut rien déclarer, et qu’il est impossible qu’ils ne fussent pas dans le secret des rebelles. » Mêmes rassemblements dans les communes de Guerville, Millebose et dans la forêt d’Eu. « On assure qu’ils ont des chefs et font l’exercice sous le commandement de ces chefs. » — (27 vendémiaire an VIII). « Vingt-cinq brigands ou réquisitionnaires armés dans les cantons de Bréauté et de Bolbec » rançonnent les cultivateurs. — (12 nivôse an VIII). Dans le canton de Cuny, autre bande de brigands qui opère de même, — (14 germinal an VIII). Douze brigands arrêtent la diligence de Neufchâtel à Rouen ; quelques jours après, la diligence de Rouen à Paris est arrêtée, et trois hommes de l’escorte sont tués. — Dans les autres départements, rassemblements et scènes analogues.
  7. Souvenirs inédits du chancelier Pasquier, I, 260. Sous le Directoire, « un jour, pour faire partir un courrier extraordinaire, le Trésor a été obligé de prendre la recette de l’Opéra, parce qu’elle se faisait déjà en numéraire. Un autre jour, il a été au moment d’envoyer à la fonte toutes les pièces d’or contenues dans le Cabinet des Médailles (valant au creuset 5000 à 6000 francs) ».
  8. Théorie constitutionnelle de Siéyès. (Extrait des mémoires inédits de Boulay de la Meurthe). Paris, 1866, chez Renouard.
  9. Correspondance de Napoléon Ier, XXX, 345. (Mémoires.) — Mémorial de Sainte-Hélène.
  10. Extrait des Mémoires de Boulay de la Meurthe, 50 (Paroles de Bonaparte à Rœderer, à propos de Siéyès qui faisait des difficultés et voulait se retirer) : « Si Siéyès s’en va à la campagne, rédigez-moi vite un plan de Constitution ; je convoquerai les assemblées primaires dans huit jours, et je le leur ferai approuver, après avoir renvoyé les commissions (constituantes). »
  11. Correspondance de Napoléon Ier, XXX, 345, 346 (Mémoires) : « Les circonstances étaient telles, qu’il fallait encore déguiser la magistrature unique du président. » — Cf. la Constitution du 22 frimaire an VIII, titre iv, articles 4 et 42.
  12. La Révolution, tome VIII. 390, 409. — Mercure britannique, numéros de novembre 1798 et de janvier 1799 (Lettres de Belgique) : « Plus de 300 millions ont été ravis à main armée à ces provinces désolées ; pas un propriétaire dont la fortune n’ait été enlevée, ou séquestrée, ou ruineusement endommagée par les contributions, par la grêle des taxes qui leur ont succédé, par les vols mobiliers, par la banqueroute dont la France a frappé les créances sur l’Empereur et sur les États, enfin par la confiscation. » — L’insurrection éclate, comme en Vendée, à propos de la conscription, et la devise des insurgés est : « Mieux vaut mourir ici qu’ailleurs ».
  13. Comte de Martel, les Historiens fantaisistes, 2e partie (sur la Pacification de l’Ouest, d’après les rapports des chefs royalistes et des généraux républicains).
  14. Archives nationales, F7, 3218 (Résumé des dépêches classées par dates. — Lettres de l’adjudant-général Vicose, 3 fructidor an VII. — Lettres de Lamagdelaine, commissaire du Directoire exécutif, 26 thermidor et 3 fructidor an VII.) — « Les scélérats qui ont égaré le peuple lui avaient promis, au nom du roi, qu’il ne payerait plus de contributions, que les conscrits et les réquisitionnaires ne partiraient pas, enfin qu’il aurait à sa disposition les prêtres qu’il voudrait. » — Près de Montréjeau, « le carnage a été affreux, 2000 hommes tués ou noyés, 1000 prisonniers ». — (Lettre de M. Alquier au Premier Consul, 18 pluviôse an VIII) : « L’insurrection de thermidor a fait périr 3000 cultivateurs. » — (Lettres des administrateurs du département et des commissaires du gouvernement, 25 et 27 nivôse, 13, 15, 25, 27 et 30 pluviôse an VIII.) — L’insurrection se prolonge par un très grand nombre d’attentats isolés, coups de sabre et de fusil, contre les fonctionnaires et les partisans de la république, juges de paix, maires, adjoints, employés au greffe, etc. Dans la commune de Ralbèze, 50 conscrits, qui ont déserté avec armes et bagages, imposent des réquisitions, donnent des bals le dimanche, et se font remettre les armes des patriotes. Ailleurs, tel patriote connu est assailli dans son domicile par une bande de dix ou douze jeunes gens qui le rançonnent et le forcent à crier : « Vive le roi ! » — Cf. Histoire de l’insurrection royaliste de l’an VII, par B. Lavigne, 1887.
  15. Archives nationales, F7, 3273 (Lettre du commissaire du Directoire exécutif près le département de Vaucluse, 6 fructidor an VII) : « 80 royalistes armés ont enlevé, près du bois de Suze, la caisse du percepteur du Bouchet, au nom de Louis XVIII. Il est à remarquer que ces scélérats n’ont pas touché à l’argent qui appartenait en propre au percepteur. » — (Ib., 3 thermidor an VII) : « Si je promène mes regards sur nos communes, je les vois presque toutes administrées par des municipaux royalistes ou fanatiques ; c’est l’esprit général des paysans… L’esprit public est tellement perverti, tellement opposé au régime constitutionnel, que ce n’est que par une espèce de miracle qu’on pourra le ramener au giron de la liberté. » — Ib., F7, 3199. (Documents analogues sur le département des Bouches-du-Rhône.) Les attentats s’y prolongent jusque très avant sous le Consulat, malgré la rigueur et la multitude des exécutions militaires. — (Lettre du sous-préfet de Tarascon, 15 germinal an IX) : « Dans la commune d’Eyragues, hier, à huit heures, une troupe de brigands masqués ayant cerné la maison du maire, quelques-uns sont entrés chez ce fonctionnaire public et l’ont fusillé, sans qu’on ait osé lui donner aucun secours,… Les trois quarts des habitants sont royalistes à Eyragues. » — Dans la série F7, nos 7152 et suivants, on trouvera l’énumération des délits politiques classés par département et par mois, notamment pour messidor an VII.
  16. Barère, représentant des Hautes-Pyrénées, avait conservé beaucoup de crédit dans ce département reculé, surtout dans le district d’Argelès, parmi les populations ignorantes de la montagne. En 1805, les électeurs le présentèrent comme candidat pour une place au Corps législatif et au Sénat ; en 1815, ils le nommèrent député.
  17. Souvenirs inédits du chancelier Pasquier, I, 366. Au moment du Concordat, l’aversion « contre le régime des calotins » était encore très vive dans l’armée : il y eut des conciliabules hostiles. « Beaucoup d’officiers supérieurs y entrèrent, et même quelques généraux importants. Moreau n’y fut pas étranger, bien qu’il n’y ait pas assisté. Dans l’un de ces conciliabules, les choses furent portées si loin, que l’assassinat du Premier Consul fut résolu. Un certain Donnadieu, qui n’avait alors qu’un grade inférieur, s’offrit pour porter le coup. Le général Oudinot, qui était présent, avertit Davout, et Donnadieu, mis au Temple, fit des révélations. Des mesures furent prises à l’instant pour disperser les conjurés, qu’on envoya tous plus ou moins loin ; il y en eut quelques-uns d’arrêtés, d’autres exilés, parmi eux le général Monnier, qui avait commandé à Marengo l’une des brigades de Desaix. Le général Lecourbe était aussi de la conspiration. » — Mes souvenirs sur Napoléon, 250, par le comte Chaptal. (Paroles de Napoléon, 23 février 1808) : « À peine assis, j’ai vu les prétentions se reformer ; Moreau, Bernadotte, Masséna ne me pardonnaient pas mes succès… Ils ont essayé plusieurs fois de me culbuter ou de partager avec moi… Douze généraux ourdirent un plan pour diviser la France en provinces, en me laissant généreusement Paris et la banlieue ; le traité fut signé à Ruelle ; Masséna fut nommé pour me l’apporter. Il refusa, en disant qu’il ne sortirait des Tuileries que pour être fusillé par ma garde : celui-là me connaissait bien. »
  18. Extrait des Mémoires de Boulay de la Meurthe, 10.
  19. Paroles de Napoléon. (Correspondance, XXX, 343, Mémoires dictés à Sainte-Hélène.)
  20. La Fayette, Mémoires t. II, 192.
  21. Pelet de la Lozère, Opinions de Napoléon au Conseil d’État, 63 : « Le Sénat se trompe, s’il croit avoir un caractère national et représentatif. Ce n’est qu’une autorité constituée, qui émane du gouvernement comme les autres. » (1804.) — Ib., 147 : « Il ne doit pas être au pouvoir d’un Corps Législatif d’arrêter le gouvernement par le refus de l’impôt : les impôts, une fois établis, doivent pouvoir être levés par de simples décrets. La Cour de Cassation regarde mes décrets comme des lois ; sans cela il n’y aurait pas de gouvernement » (9 janvier 1808). — Ib., 149 : « Si j’avais jamais à craindre le Sénat, il me suffirait d’y jeter une cinquantaine de jeunes conseillers d’État. » (1er décembre 1803.) — Ib., 150 : « Si une opposition se formait dans le sein du Corps Législatif, j’aurais recours au Sénat pour le proroger, le changer ou le casser. » (29 mars 1806.) — Ib., 151 : « Il y a maintenant chaque année 60 législateurs sortants, dont on ne sait que faire : ceux qui ne sont point placés vont porter leur bouderie dans leurs départements. Je voudrais des propriétaires âgés, mariés en quelque sorte à l’État par leur famille ou leur profession, attachés par quelque lien à la chose publique. Ces hommes viendraient tous les ans à Paris, parleraient à l’Empereur dans son cercle, seraient contents de cette petite portion de gloriole jetée dans la monotonie de leur vie. » (Même date.) — Cf. Thibaudeau, Mémoires sur le Consulat, ch. XIII, et M. de Metternich, Mémoires, I, 120 (Paroles de Napoléon à Dresde, printemps de 1812) : « Je donnerai une organisation nouvelle au Sénat et au Conseil d’État. Le premier remplacera la Chambre haute, le second celle des Députés. Je continuerai à nommer à toutes les places de sénateurs ; je ferai élire un tiers du Conseil d’État sur des listes triples ; le reste je le nommerai. C’est là que se fera le budget et que seront élaborées les lois. » — On voit que le Corps Législatif, si docile, l’inquiétait encore, et très justement ; il prévoyait la session de 1813.