Les Origines de la France contemporaine/Volume 8/Livre V/Chapitre 1-2

VI

Ainsi recommence le régime de 1793, la concentration de tous les pouvoirs publics aux mains d’une oligarchie, la dictature exercée par une centaine d’hommes groupés autour de cinq ou six meneurs. — Plus indépendant, plus autocrate et moins provisoire que l’ancien Comité de Salut public, le Directoire s’est fait attribuer le droit légal de mettre une commune en état de siège et d’introduire des troupes dans le cercle constitutionnel[1], en sorte que désormais il peut, à discrétion, violenter Paris et le Corps législatif. Dans ce corps mutilé par lui et surveillé par ses sicaires[2], des muets passifs, immobiles, qui se sentent « proscrits moralement et à demi déportés[3] », abandonnent la parole et le vote à ses stipendiés et à ses valets[4] ; en fait, les deux Conseils, comme autrefois la Convention, sont devenus des chambres « d’enregistrement », des mécaniques législatives auxquelles il donne à contre-signer ses ordres. — Sur les autorités subordonnées, son ascendant est encore plus absolu. Dans quarante-neuf départements énumérés nominativement par décret, tous les administrateurs du département, des cantons et des municipalités, tous les maires, tous les juges au civil et au criminel, tous les juges de paix, tous les élus du suffrage populaire sont destitués en masse[5], et, dans le reste de la France, le balayage est presque aussi ample. Jugez-en par un seul exemple : dans le Doubs, qui n’est pas inscrit parmi les départements à purger, cinq cent trente administrateurs ou magistrats municipaux sont chassés en 1797, et par surcroît, en 1798, quarante-neuf autres ; à leur place, le Directoire nomme ses créatures : subitement, l’organisation départementale, cantonale, municipale et judiciaire, qui était américaine, devient napoléonienne ; au lieu d’être les délégués du peuple, les agents locaux sont les délégués du gouvernement. — Notez surtout la plus menaçante des usurpations, la façon dont le gouvernement met la main sur la justice, le droit de vie et de mort qu’il se confère sur les particuliers : non seulement il casse et recompose à son gré les tribunaux criminels ordinaires ; non seulement il renouvelle et choisit parmi les plus purs Jacobins les juges du tribunal de cassation ; mais encore, dans chaque division militaire, il institue un tribunal d’exception, expéditif, sans appel, composé d’officiers, sous-officiers et soldats dociles, lequel est tenu de condamner et fusiller dans les vingt-quatre heures, sous prétexte d’émigration ou de prêtrise, tout homme qui déplaît à la faction régnante. — Pour les millions de sujets qu’elle vient d’acquérir, nul refuge : la plainte même leur est interdite. Quarante-deux journaux opposants ou suspects ont été prohibés à la fois, leur matériel pillé, et leurs presses brisées ; trois mois après, c’est le tour de seize autres, puis, l’an d’après, de onze autres ; les propriétaires, éditeurs, rédacteurs et collaborateurs, parmi eux Laharpe, Fontanes, Fiévée, Michaud, Lacretelle, nombre d’écrivains honorables ou distingués, les quatre ou cinq cents hommes[6] qui forment l’état-major de la presse, tous condamnés et sans procès à la déportation ou à la prison, sont empoignés, ou se sauvent, ou se cachent et se taisent ; personne ne parle plus en France que les porte-voix du gouvernement.

Naturellement, la faculté de voter est aussi restreinte que la faculté d’écrire, et les vainqueurs de Fructidor, avec le droit de parler, accaparent le droit d’élire. — Dès le premier jour, le gouvernement a renouvelé le décret que la Convention expirante avait rendu contre les alliés ou parents des émigrés ; par surcroît, il a exclu tous ces parents ou alliés des assemblées primaires, et il a défendu aux assemblées primaires de les choisir pour électeurs. Dorénavant les gens probes ou simplement paisibles se tiennent pour avertis, restent chez eux ; voter est un acte de souverain, partant un privilège des nouveaux souverains, c’est bien ainsi que souverains et sujets l’entendent[7] : « une minorité républicaine qui opère légalement doit l’emporter sur une majorité influencée par le royalisme[8] ». Aux jours d’élection, on verra le gouvernement « lancer dans chaque département ses agents commissaires », contraindre les suffrages « par des menaces, des promesses et tous les genres de séduction », faire « arrêter des électeurs et des présidents d’assemblée primaire[9] », frapper même sur des Jacobins récalcitrants, invalider les choix d’une majorité s’ils lui déplaisent, valider les choix d’une minorité s’ils lui conviennent, en d’autres termes se faire le grand électeur de toutes les autorités centrales ou locales. — Bref, institutions, lois, droit public, droit privé, tout est à bas, et la nation, corps et biens, redevient, comme sous Robespierre, la propriété de ses gouvernants, avec cette seule différence que les rois de la Terreur, ajournant leur Constitution, proclamaient franchement leur omnipotence, tandis que ceux-ci s’autorisent hypocritement d’une Constitution qu’ils ont détruite et règnent en vertu d’un titre qui leur interdit la royauté.

Eux aussi, c’est par la terreur qu’ils se soutiennent ; seulement, en leur qualité de tartufes, ils ne veulent pas faire ostensiblement leur office de bourreaux. Héritier de la Convention, le Directoire affecte de répudier son héritage. « Malheur, dit Boulay de la Meurthe, à qui voudrait rétablir les échafauds ! » Plus de guillotine ; elle a trop décrié ses fournisseurs ; on voit le flot rouge de trop près, avec trop d’horreur nerveuse contre ceux qui le versent. Mieux vaut employer la mort à distance, lente, spontanée, sans effusion de sang humain, « sèche », moins choquante que l’autre, mais plus douloureuse et non pas moins sûre ; ce sera l’internement dans les marais de Rochefort, mieux encore, la déportation parmi les fièvres de la Guyane : entre le procédé de la Convention et le procédé du Directoire, il n’y a de distance que « celle qui sépare tuer de faire mourir[10] ». D’ailleurs, toutes les brutalités qui peuvent comprimer l’indignation par l’épouvante, on les épuise, en route, sur les proscrits. — Pour le premier convoi qui emporte, avec treize autres, Barthélemy, le négociateur du traité de Bâle, Pichegru, le conquérant de la Hollande, Laffon de Ladébat, le président du Conseil des Cinq-Cents, Barbé-Marbois, le président du Conseil des Anciens, on avait d’abord préparé des berlines[11] : un ordre du Directoire y substitue le fourgon des galériens, une cage de fer, n’ayant qu’une seule porte verrouillée et cadenassée, en haut des claires-voies par lesquelles la pluie tombe à verse, et des planches nues pour sièges : la lourde machine, non suspendue, roule au grand trot sur les routes défoncées, et chaque cahot lance les condamnés contre le toit ou les parois de chêne ; l’un d’eux, arrivant à Blois, « montre ses coudes bleus et tout meurtris ». Le chef d’escorte qu’on leur a choisi est le plus vil et le plus brutal sacripant de l’armée, Dutertre, maître chaudronnier avant la Révolution, puis officier et condamné aux fers pour vol pendant la guerre de Vendée, si naturellement voleur que, cette fois encore, il vole en chemin la solde de sa troupe ; visiblement l’homme est qualifié pour sa besogne. Descendu à Blois, « il passe la nuit en orgie avec les frères et amis », concussionnaires et massacreurs que l’on a décrits, jure contre Mme Barbé-Marbois qui est accourue pour dire adieu à son mari, destitue sur place le commandant de gendarmerie qui la soutient demi-pâmée, et, voyant les attentions, le respect que tous les habitants, même les fonctionnaires, témoignent aux prisonniers, il s’écrie : « Voilà bien des singeries pour des gens qui peut-être dans quatre jours ne seront pas en vie. » — Sur le navire qui les transporte, et encore en vue de la Rochelle, ils aperçoivent une chaloupe qui, pour les rejoindre, fait force de rames ; ils entendent ce cri : « Je suis le fils de Laffon de Ladébat ; accordez-moi la grâce d’embrasser mon père. » Et, du navire, le porte-voix répond : « Éloignez-vous, ou nous faisons feu sur la chaloupe. » — En route, leurs cabines closes sont méphitiques ; sur le pont, ils ne peuvent jamais être que quatre ensemble, une heure le matin et une heure le soir ; défense aux matelots et aux soldats de leur parler ; pour nourriture, la ration d’un matelot, et les aliments qu’on leur donne sont gâtés ; vers la fin, on les affame. En Guyane, une chandelle par chambrée ; point de linge ; l’eau leur manque ou n’est point potable ; des seize qu’on mène à Sinnamary, il en survit deux.

Pour les déportés de l’année suivante, prêtres, religieux, députés, journalistes, artisans prévenus d’émigration, ce sera pis : sur toutes les routes qui conduisent à Rochefort, on voit leurs lamentables tas sur des charrettes, ou leurs files qui cheminent à pied, comme l’ancienne chaîne des forçats. « Un vieillard de quatre-vingt-deux ans, M. Dulaurent de Quimper, traverse ainsi quatre départements », sous les fers qui le garrottent. Ensuite, dans l’entrepont de la Décade et de la Bayonnaise, les malheureux, encaqués, suffoqués par le manque d’air et la chaleur torride, rudoyés, volés, meurent de faim ou d’asphyxie, et la Guyane achève l’œuvre de la traversée : des 193 apportés par la Décade, il en reste 39 au bout de vingt-deux mois ; des 120 apportés par la Bayonnaise, il en reste 1. — Cependant, en France, dans les casemates des îles de Ré et d’Oléron, plus de 1200 prêtres étouffent ou pourrissent, et de toutes parts, dans les départements, les commissions militaires fusillent à force. À Paris et aux environs, à Marseille, Lyon, Bordeaux, Rennes et dans la plupart des grandes villes, les arrestations subites et les enlèvements clandestins se multiplient[12]. « Personne, en se couchant, n’est sûr de se réveiller libre le lendemain… De Bayonne à Bruxelles, il n’y a plus qu’un sentiment, celui d’une consternation sans bornes. On n’ose ni parler, ni se reconnaître, ni se regarder, ni se secourir. Chacun s’isole, tremble et se cache. » — Définitivement, par ce troisième retour offensif, la conquête jacobine est achevée, et la bande conquérante, la nouvelle féodalité, s’installe à demeure. « Tous ceux qui passent ici, écrit un Tourangeau[13], disent qu’il n’y a dans le pays aucune différence entre ce temps-ci et celui de Robespierre… Il est sûr que le sol n’est pas tenable, et qu’on est menacé continuellement d’exactions comme dans un pays conquis… Les propriétaires sont tellement écrasés d’impositions, qu’ils ne peuvent subvenir à leurs dépenses journalières, ni payer les frais de culture. L’imposition, dans mes anciennes paroisses, prend à peu près 13 sous sur 20 de revenu… L’intérêt de l’argent monte au taux de 4 pour 100 par mois… Tours, en proie aux Terroristes qui dévorent le département et occupent toutes les places, est dans l’état le plus déplorable ; toute famille un peu aisée, tout négociant, tout marchand, l’abandonne. » — Voici revenir et rentrer dans leurs fiefs les hobereaux de la Terreur, les meurtriers et pillards émérites. À Toulouse[14], c’est Barrau, cordonnier jusqu’en 1792, célèbre par ses fureurs sous Robespierre, et Desbarreaux, autre forcené de 1793, jadis comédien, ayant tenu sur la scène les rôles de valet, contraint en 1795 de demander pardon à genoux sur le théâtre, n’ayant pas obtenu ce pardon, chassé de la scène par l’horreur publique, aujourd’hui cumulant l’emploi de caissier au théâtre et le poste d’administrateur du département. À Blois, ce sont toutes les figures ignobles ou atroces que l’on a vues, assassins et voleurs, Hézine, Giot, Venaille, Besard, Berger, Gidouin : aussitôt après Fructidor, ils ont ameuté, autour du premier convoi des déportés, leur clientèle ordinaire, « les fainéants, la populace du port, la lie du peuple », et vociféré des insultes contre les proscrits : sur cette nouvelle preuve de patriotisme, le gouvernement leur restitue leurs satrapies administratives ou judiciaires, et, tout odieux qu’ils sont, on les subit, on leur obéit d’une obéissance muette et morne. « L’âme est froissée[15] en lisant journellement les exécutions des conscrits, des émigrés et en voyant les déportés qui passent continuellement… Sur ces listes de mort, on couche tous ceux qui déplaisent au gouvernement », de prétendus émigrés, tel curé qui, « de notoriété publique, n’a « jamais quitté le département ». Impossible aux honnêtes gens de voter aux assemblées primaires ; partant « les élections sont affreuses… Les frères et amis disent hautement qu’il ne faut plus ni nobles, ni prêtres, ni propriétaires, ni marchands, ni justice : tout au pillage ». — Périsse la France plutôt que leur domination ! « Les scélérats l’ont annoncé : ils ne rendront leurs places qu’en renversant tout, en brisant les palais, en mettant le feu à Paris. » Et naturellement, avec les purs Jacobins, on voit reparaître le pur jacobinisme, le socialisme égalitaire et antichrétien, le programme de l’année funèbre, bref les idées raides, simples, exterminatrices que la secte ramasse, comme des poignards encroûtés de sang, dans la défroque de Robespierre, de Billaud-Varennes et de Collot d’Herbois[16].

VII

Au premier plan, figure l’idée favorite et fixe du philosophisme vieillot, je veux dire le plan arrêté et suivi de fonder une religion laïque, d’imposer à vingt-six millions de Français les observances et les dogmes de la théorie, partant d’extirper le christianisme, son culte et son clergé. Avec une persistance et une minutie extraordinaires, les inquisiteurs en place multiplient les prescriptions et les rigueurs, pour convertir de force la nation et pour substituer aux habitudes de cœur nourries par une pratique de dix-huit siècles, les rites improvisés que la logique abstraite a fabriqués mécaniquement dans son cabinet. — Jamais l’imagination plate du lettré de troisième ordre et du poétereau classique, jamais la solennité grotesque du pédant fier de ses phrases, jamais la dureté tracassière du dévot borné et entêté, ne se sont étalées avec plus d’emphase sentimentale et plus d’ingérence administrative[17] que dans les décrets du Corps législatif, dans les arrêtés du Directoire, dans les instructions des ministres Sotin, Letourneur, Lambrechts, Duval et François de Neufchâteau. Guerre au dimanche, à l’ancien calendrier et au maigre ; chômage obligatoire du décadi, sous peine d’amende et de prison[18] ; fêtes obligatoires pour les anniversaires du 21 janvier et du 18 fructidor ; participation obligatoire de tous les fonctionnaires et de leur famille au culte nouveau ; assistance obligatoire des instituteurs publics ou privés, avec leurs élèves des deux sexes, aux cérémonies civiques ; liturgie obligatoire ; catéchismes et programmes expédiés de Paris ; règlement du décor et des chants, des lectures et des postures, des acclamations et des imprécations : devant ces prescriptions de cuistres et ces parades de marionnettes, on ne ferait que hausser les épaules, si, derrière l’apôtre qui compose des allégories morales, on n’apercevait pas le persécuteur qui incarcère, supplicie et tue. — Par le décret du 19 fructidor, non seulement toutes les lois de la Terreur contre les prêtres insermentés, leurs recéleurs et leurs fidèles ont été remises en vigueur, mais encore le Directoire s’est attribué d’abord le droit de déporter, « par arrêté individuel motivé », tout ecclésiastique « qui trouble la tranquillité publique », c’est-à-dire qui exerce son ministère et prêche sa foi[19], et, de plus, le droit de fusiller, dans les vingt-quatre heures, tout prêtre qui, banni par les lois de 1792 et 1793, est resté ou rentré en France. Presque tous les ecclésiastiques, même assermentés, sont compris dans la première catégorie ; l’administration en compte 366 dans le seul département du Doubs[20] et 556 dans le seul département de l’Hérault. Des milliers d’ecclésiastiques sont compris dans la seconde catégorie ; l’administration en compte plus de dix-huit cents qui, rentrés par la seule frontière d’Espagne, errent encore dans les départements du Midi. Là-dessus, par toute la France, les moralistes en place sonnent la chasse au gibier noir, et, en certains endroits, l’abatis est universel, sans exception ni rémission. Par exemple, dans la Belgique récemment incorporée à la France, c’est le clergé tout entier, régulier et séculier, qui est proscrit en masse et traqué pour la déportation, 560 ecclésiastiques dans l’Ourthe et les Forêts, 539 dans l’Escaut, 883 dans Jemmapes, 884 dans Sambre-et-Meuse, 925 dans la Lys, 957 dans les Deux-Nèthes, 1043 dans Meuse-Inférieure, 1469 dans la Dyle, en tout 7260 énumérés, sans compter les noms qui manquent[21] ; nombre d’entre eux se sauvent à l’étranger ou se cachent ; mais le reste est pris, et il s’en trouve assez pour charger largement et incessamment les charrettes. — « Il n’est pas de jour, écrit un habitant de Blois[22], qu’il n’en vienne coucher aux Carmélites, depuis sept jusqu’à vingt » et davantage. Le lendemain ils repartent pour les casemates de l’île de Ré ou pour les marais de Sinnamary, et l’on sait ce qu’ils y deviennent : au bout de quelques mois, les trois quarts sont dans le cimetière. — À l’intérieur, de temps en temps, on en fusille pour l’exemple, sept à Besançon, un à Lyon, trois dans les Bouches-du-Rhône, et, sur tous ces meurtres déguisés ou affichés, les adversaires du fanatisme, les philanthropes officiels, les déistes éclairés de Fructidor édifient le culte de la Raison.

Reste à consolider, avec le culte de la Raison, le règne de l’Égalité ; c’est le second article du credo jacobin. — Il s’agit de faucher toutes les têtes qui dépassent encore le niveau commun, et cette fois de les faucher, non pas une à une, mais par grandes classes. Saint-Just lui-même n’avait proposé qu’à mots couverts une opération aussi large et aussi tranchante ; plus décidés et plus francs, Siéyès, Merlin de Douai, Reubell, Chazal, M.-J. Chénier, Boulay de la Meurthe insistent pour l’amputation radicale. Selon eux[23], il faut « régulariser l’ostracisme », déporter « tous ceux dont les préjugés, les prétentions, l’existence même, en un mot, est incompatible avec le gouvernement républicain », c’est-à-dire, non seulement les prêtres, mais aussi les nobles, les anoblis, les parlementaires, la bourgeoisie aisée et qualifiée et les anciens notables, environ deux cent mille propriétaires, hommes et femmes, bref ce qui subsiste encore de l’élite opprimée et ruinée par la Révolution. — Repoussé par l’ex-noble Barras et par le cri public « des marchands et des ouvriers eux-mêmes », le bannissement est remplacé par la dégradation civique. Dorénavant[24], tout noble ou anobli, même lorsqu’il n’a jamais quitté le territoire, même lorsqu’il a constamment et ponctuellement obéi à toutes les lois révolutionnaires, même lorsqu’il n’est parent ou allié d’aucun émigré, se trouve déchu de sa qualité de Français ; par cela seul qu’avant 1789 il était anobli ou noble, il est tenu de se faire naturaliser dans les formes et sous les conditions légales. — Quant aux 150 000 gentilshommes, bourgeois, artisans et laboureurs qui ont émigré ou qui sont prévenus d’émigration, s’ils sont rentrés ou restés en France, ils sortiront, dans les vingt-quatre heures, de Paris et des communes au-dessus de vingt mille âmes, et, dans les quinze jours, ils sortiront de France ; sinon, tous arrêtés, traduits devant les commissions militaires, et fusillés séance tenante[25] : de fait, dans beaucoup d’endroits, à Paris, à Besançon, à Lyon, on en fusille. — Là-dessus, quantité de prétendus émigrés qui n’ont jamais quitté la France[26], ni même leur province, ni même leur commune, et dont on n’a mis le nom sur la liste que pour les dépouiller de leurs biens, ne se trouvent plus protégés par la continuité, ni par la notoriété de leur résidence. Sitôt qu’ils ont lu la nouvelle loi, ils voient d’avance le peloton d’exécution ; le sol natal leur brûle les pieds, et ils émigrent[27]. D’autre part, une fois qu’un nom, à raison ou à tort, est sur la liste, il n’en sort plus ; de parti pris, le gouvernement refuse de l’effacer, et, par deux décrets[28], s’applique à rendre toute radiation impossible ; c’est que chaque nom, maintenu sur la liste de spoliation et de mort, débarrasse la Révolution d’un adversaire probable et met à sa disposition un patrimoine de plus.

Contre le demeurant des propriétaires, le Directoire reprend et aggrave les mesures de la Convention : banqueroute, non plus déguisée, mais déclarée ; retranchement à 386 000 rentiers et pensionnaires des deux tiers de leur revenu et de leur capital[29] ; emprunt de 100 millions, forcé, progressif et levé tout entier « sur la classe aisée » ; enfin loi des otages, celle-ci atroce, conçue dans l’esprit de septembre 1792, suggérée par les célèbres motions de Collot d’Herbois contre les détenus et de Billaud-Varennes contre le petit Louis XVII, mais élargie, précisée, formulée avec un sang-froid de légiste et une prévoyance d’administrateur, applicable en grand, et appliquée. — Remarquez que, sans compter les nouveaux départements belges où une large insurrection persiste et se propage, plus de la moitié du territoire tombe sous le coup de cette loi ; car, sur quatre-vingt-six départements de la France proprement dite, il en est quarante-cinq qui en ce moment, aux termes mêmes du décret[30], sont « notoirement en état de troubles civils » ; en effet, dans ces départements, selon les rapports officiels, « des rassemblements de conscrits résistent de toutes parts, à main armée, aux autorités chargés de les lever ; des bandes de 200, 300, 800 hommes parcourent le pays ; des troupes de brigands forcent les prisons, assassinent les gendarmes et mettent les détenus en liberté ; des percepteurs sont pillés, tués ou mutilés, des officiers municipaux égorgés, des propriétaires rançonnés, des terres dévastées, des diligences arrêtées ». Or, en tous ces cas, dans tous ces départements, cantons ou communes, trois classes de personnes, d’abord les parents et alliés des émigrés, ensuite les ci-devant nobles et anoblis, enfin les « pères, mères, aïeux et aïeules des individus qui, sans être ex-nobles ou parents d’émigrés », font néanmoins partie des bandes ou rassemblements, sont déclarés « personnellement et civilement responsables » des violences commises. Même quand ces violences ne sont « qu’imminentes », l’administration départementale dressera, dans son ressort, la liste de tous les hommes et femmes responsables ; elle les prendra pour « otages » ; ils seront détenus à leurs frais dans un local commun, et, s’ils s’évadent, assimilés aux émigrés, c’est-à-dire punis de mort ; si quelque dégât est commis, ils en payeront le montant ; si quelque meurtre ou enlèvement est commis, quatre d’entre eux seront déportés. Notez de plus que les autorités locales sont tenues, sous des peines graves, d’exécuter la loi et à l’instant, qu’à cette date elles sont ultrajacobines, que, pour inscrire sur la liste des otages, je ne dis pas un noble ou un bourgeois, mais un artisan respectable, un paysan honnête, il suffit aux souverains locaux de désigner son fils ou petit-fils, absent, fugitif ou mort, comme « notoirement » insurgé ou réfractaire, et qu’ainsi la fortune, la liberté, la vie de tout particulier aisé est légalement livrée à l’arbitraire, à l’envie, à l’hostilité des niveleurs en place. — Les contemporains estiment que 200 000 personnes sont atteintes par la loi[31] ; le Directoire, pendant les trois mois qu’il lui reste à vivre, l’applique à dix-sept départements ; des milliers de femmes et de vieillards sont arrêtés, détenus, ruinés, plusieurs acheminés vers Cayenne, et cela s’appelle le respect des droits de l’homme.

VIII

D’après le régime que les Fructidoriens établissent en France, on peut juger du régime qu’ils importent à l’étranger : toujours le même contraste entre le nom et la chose, les mêmes phrases pour recouvrir les mêmes méfaits, et, sous des proclamations de liberté, l’institution du brigandage. — Sans doute, dans telle province envahie qui passe ainsi d’un despotisme ancien à un despotisme nouveau, les beaux mots bien débités font d’abord leur effet ; mais, au bout de quelques semaines ou de quelques mois, les habitants, rançonnés, enrôlés, francisés de force, s’aperçoivent que le droit révolutionnaire est encore plus oppressif, plus persécuteur et plus rapace que le droit divin.

C’est le droit du plus fort ; les Jacobins régnants n’en connaissent point d’autre, hors de chez eux comme à domicile, et, dans l’emploi qu’ils en font, ils ne sont pas retenus, comme les hommes d’État ordinaires, par l’intérêt bien entendu de l’État, par l’expérience et la tradition, par les vues à longue portée, par le calcul des forces présentes et futures. Étant d’une secte, ils subordonnent la France à leurs dogmes, et, avec les courtes vues, l’orgueil, l’arrogance du sectaire, ils ont son intolérance, ses besoins de domination, ses instincts de propagande et d’envahissement. — Cet esprit belliqueux et tyrannique, ils l’étalaient déjà sous la Législative, et ils s’en sont enivrés sous la Convention. Après Thermidor[32] et après Vendémiaire, ils sont demeurés les mêmes, ils se sont raidis « contre la faction des anciennes limites » et contre toute politique mesurée, d’abord contre la minorité pacifique, puis contre la majorité pacifique, contre la France entière, contre leur propre directeur militaire, « l’organisateur de la victoire », Carnot, qui, en bon Français, ne veut pas ajouter gratuitement aux embarras de la France, ni prendre au delà de ce que la France peut utilement et sûrement garder. — Si, avant Fructidor, ses trois collègues jacobins, Reubell, Barras et La Révellière, ont rompu avec lui, c’est parce que, non seulement dans les choses du dedans, mais aussi dans les choses du dehors, il s’opposait à leur parti pris de violence illimitée : ils sont entrés en fureur en apprenant le traité préliminaire de Léoben, si avantageux à la France ; ils ont insulté Carnot qui l’a fait conclure[33] ; lorsque Barthélemy, le diplomate le plus habile et le plus méritant de l’époque, est devenu leur collègue, ses avis si sensés, si autorisés, n’ont obtenu pour accueil que leur dérision[34]. Ils voulaient déjà, et opiniâtrement, s’emparer de la Suisse, mettre la main sur Hambourg, « humilier l’Angleterre », « persévérer dans le système néfaste du Comité de Salut public », c’est-à-dire dans la politique de guerre, de conquête et de propagande. — À présent que le 18 Fructidor est fait, Barthélemy déporté et Carnot en fuite, cette politique va s’étaler.

Jamais la paix n’avait été si proche[35] ; on l’avait dans les mains ; aux conférences de Lille, il n’y avait plus qu’à les retirer pleines. Le dernier ennemi et le plus tenace, l’Angleterre, désarmait ; non seulement elle acceptait les agrandissements de la France, l’acquisition de la Belgique et de la rive gauche du Rhin, les annexions déguisées aussi bien que les annexions déclarées, l’autorité de la République patronne sur les Républiques clientes, sur la Hollande, Gênes et la Cisalpine ; mais encore elle restituait ses propres conquêtes, toutes les colonies françaises, toutes les colonies hollandaises, sauf Trinquemale[36], toutes les colonies espagnoles, sauf la Trinité. Ce que pouvait réclamer l’amour-propre, on l’obtenait, et l’on obtenait plus que ne pouvait souhaiter la prudence ; il n’y avait pas en France un homme d’État compétent et patriote qui n’eût signé avec une joie profonde. — Mais les motifs qui, avant Fructidor, touchaient Carnot et Barthélemy, les motifs qui, après Fructidor, touchent Colchen et Maret, ne touchent pas les Fructidoriens. Peu leur importe la France ; ils ne se préoccupent que de leur faction, de leur pouvoir et de leurs personnes. Par gloriole, La Révellière, président du Directoire, « voudrait bien mettre son nom au bas de la paix générale » ; mais il est entraîné par Barras qui a besoin de la guerre pour pêcher en eau trouble[37], et surtout par Reubell, vrai Jacobin de tempérament et de cervelle, « ignorant et vain, avec les plus vulgaires préjugés d’un homme sans éducation et sans lettres », un de ces sectaires grossiers, violents, bornés, ancrés dans une idée fixe, et « dont le principe consiste à révolutionner tout, à coups de canon, sans examiner le pourquoi[38] ». Nul besoin d’examiner le pourquoi ; l’instinct animal de conservation suffit pour pousser les Jacobins sur leur pente, et, depuis longtemps, leurs hommes clairvoyants, entre autres Siéyès, leur penseur et leur oracle, leur répètent que, « s’ils font la paix, ils sont perdus[39] ». — Pour excuser leurs violences au dedans, il leur faut des périls au dehors ; sans le prétexte du salut public, ils ne peuvent prolonger leur usurpation, leur dictature, leur arbitraire, leurs inquisitions, leurs proscriptions, leurs exactions. Supposez la paix faite : est-ce que le gouvernement, haï et méprisé comme il l’est, pourra se maintenir contre la clameur publique et faire nommer ses suppôts aux élections prochaines ? Est-ce que tant de généraux rentrés consentiront à vivre à demi-solde, oisifs et soumis ? Est-ce que Hoche, si ardent et si absolu, est-ce que Bonaparte, qui médite déjà son coup d’État[40], voudront se faire les gardes du corps de quatre petits avocats ou littérateurs sans titres et d’un Barras, général de rue, qui n’a jamais vu une bataille rangée ? D’ailleurs, sur le squelette de la France desséchée par cinq ans de spoliations, comment nourrir, même provisoirement, la fourmilière armée qui, depuis deux ans, ne subsiste qu’en dévorant les nations voisines ? Comment ensuite licencier quatre cent mille officiers et soldats à jeun ? Et comment, dans le Trésor vide, puiser le milliard que, par un décret solennel, à titre de récompense nationale, on vient de leur promettre encore une fois[41] ? Seule la guerre prolongée ou recommencée à dessein, la guerre étendue indéfiniment par système, la guerre défrayée par la conquête et par le pillage peut alimenter les années, occuper les généraux, résigner la nation, soutenir au pouvoir la faction régnante, conserver aux directeurs leurs places, leurs profits, leurs dîners, leurs maîtresses. Et voilà pourquoi ils rompent, d’abord, par un ultimatum brusque, avec l’Angleterre, puis, par des exigences redoublées, avec l’Autriche et l’Empire, ensuite, par des attentats prémédités, avec la Suisse, le Piémont, la Toscane, Naples, Malte, la Russie, la Porte elle-même[42]. — Enfin les derniers voiles tombent et le vrai caractère de la secte se montre à nu. Défense de la patrie, délivrance des peuples, tous ses grands mots rentrent dans la région des mots. Elle se dénonce pour ce qu’elle est, pour une société de pirates en course qui, après avoir opéré sur leur côte, vont opérer plus loin, et capturent tout, corps et biens, hommes et choses. Ayant mangé la France, la bande entreprend de manger l’Europe[43], « feuille à feuille, comme une pomme d’artichaut ».

À quoi bon raconter la tragi-comédie qu’ils jouent et font jouer à l’étranger ? — C’est une représentation à l’étranger de la pièce qu’ils jouent à Paris depuis huit ans[44], une traduction improvisée et saugrenue en flamand, en hollandais, en allemand, en italien, une adaptation locale, telle quelle, avec variantes, coupures, abréviations, mais toujours avec la même finale, qui est une grêle de coups de sabre et de crosse sur tous les propriétaires, communautés et particuliers, pour les obliger à livrer leur bourse et tous leurs effets de valeur quelconque : ce qu’ils font, jusqu’à rester en chemise et sans le sou. Règle générale : dans le petit État qu’il s’agit d’exploiter à fond, le général le plus proche ou le résident en titre ameute, contre les pouvoirs établis, les mécontents qui ne manquent jamais dans aucun régime, notamment les déclassés de toute classe, les aventuriers, les bavards de café, des jeunes gens à tête chaude, bref les Jacobins du pays ; désormais, pour le représentant de la France, ils sont le peuple du pays, ne fussent-ils qu’une poignée et de la pire espèce. Défense aux autorités légales de les réprimer et de les punir : ils sont inviolables. Par la menace ou de vive force, le représentant français intervient lui-même pour appuyer ou consacrer leurs attentats ; il casse ou fait casser par eux les organes vivants du corps social, ici la royauté ou l’aristocratie, là-bas le sénat et les magistratures, partout la hiérarchie ancienne, les statuts cantonaux, provinciaux ou municipaux, les fédérations ou constitutions séculaires. Sur cette table rase, il installe le gouvernement de la Raison, c’est-à-dire quelque contrefaçon postiche de la Constitution française : à cet effet, il nomme lui-même les nouveaux magistrats. S’il permet qu’ils soient élus, c’est par ses clients et sous ses baïonnettes ; cela fait une République sujette, sous le nom d’alliée, et que des commissaires expédiés de Paris mènent tambour battant. On lui applique d’autorité le régime révolutionnaire, les lois antichrétiennes, spoliatrices et niveleuses. On fait et on refait chez elle le 18 Fructidor ; on remanie sa Constitution d’après la dernière mode parisienne ; on purge, à deux ou trois reprises et militairement, son Corps législatif et son Directoire[45] ; on ne souffre à sa tête que des valets ; on ajoute son armée à l’armée française ; on lève en Suisse vingt mille Suisses pour combattre contre la Suisse et les amis de la Suisse ; on soumet à la conscription la Belgique incorporée ; on opprime, on pressure, on blesse le sentiment national et religieux, jusqu’à soulever des insurrections[46] religieuses et nationales, cinq ou six Vendées rurales et persistantes, en Belgique, en Suisse, en Piémont, en Vénétie, en Lombardie, dans l’État Romain, à Naples, et, pour les réprimer, on brûle, on saccage, on fusille. — Là-dessus, toute phrase serait faible ; il faudrait produire des chiffres, et je n’en puis donner que deux.

L’un est le chiffre des vols commis à l’étranger[47] ; encore ne comprend-il que les rapines publiques, exécutées par ordre ; il omet les rapines particulières, exécutées sans ordre par les officiers, les généraux, les soldats, les commissaires ; celles-ci sont énormes, mais échappent au calcul. Le seul total approximatif que l’on puisse produire est le relevé authentique des prises que le corsaire jacobin, autorisé par lettres de marque, a déjà faites en décembre 1798, hors de France, sur les personnes publiques ou privées : contributions en numéraire, imposées par arrêtés, en Belgique, en Hollande, en Allemagne, en Italie, 655 millions ; capture et enlèvement de matières d’or ou d’argent, d’argenterie, bijoux, objets d’art et autres effets précieux, 305 millions ; réquisitions en nature, 361 millions ; confiscation des biens, meubles et immeubles, des souverains dépossédés, du clergé régulier et séculier, des corporations et des communautés, même laïques, des propriétaires absents ou fugitifs, 700 millions ; total, en trois ans, 2 milliards. — Si l’on regarde de près dans ce tas monstrueux, on y trouve, comme dans le coffre d’un pirate algérien, un butin que jusqu’ici les belligérants chrétiens, les commandants d’une armée régulière, répugnaient à prendre, et sur lesquels les chefs jacobins mettent la main, incontinent, de préférence : argenterie et mobilier des églises, dans les Pays-Bas, dans le pays de Liège et dans les électorats du Bas-Rhin, 25 millions ; argenterie et mobilier des églises en Lombardie, dans les trois Légations, dans l’État Vénitien, le Modénois et l’État de l’Église, 65 millions ; diamants, vaisselle, croix d’or et autres dépôts des monts-de-piété à Milan, Bologne, Ravenne, Modène, Venise, Rome, 56 millions ; caisses des hôpitaux à Milan et en d’autres villes, 5 millions ; mobilier et objets d’art des villas vénitiennes et des palais de la Brenta, 6 millions et demi ; dépouilles de Rome mise à sac comme autrefois par les mercenaires de Bourbon, antiques, collections, tableaux, bronzes, statues, trésors du Vatican et des palais, joyaux et jusqu’à l’anneau pastoral que le commissaire directorial a lui-même ôté du doigt du pape, 43 millions ; tout cela, sans compter le reste des articles analogues, et notamment les contributions nominatives, levées sur tels et tels particuliers, en leur qualité de riches et de propriétaires[48], véritables rançons, semblables à celles que les bandits de Calabre et de Grèce extorquent au voyageur qu’ils surprennent sur le grand chemin. — Naturellement, on ne peut opérer ainsi qu’avec des instruments de contrainte ; il faut aux opérateurs parisiens des automates militaires, « des manches de sabre » en quantité suffisante. Or, à force de frapper, on casse beaucoup de manches de sabre, on est tenu de remplacer ceux qu’on a cassés ; en octobre 1798, il en faut deux cent mille nouveaux, et les jeunes gens qu’on requiert pour cet office manquent à l’appel, se sauvent[49], et même résistent à main armée, en Belgique notamment par une révolte de plusieurs mois[50], avec cette devise : « Mieux vaut mourir ici qu’ailleurs ». — Pour les faire rejoindre on leur donne la chasse, on les amène au dépôt, les mains liées ; s’ils se dérobent, on place à demeure des garnisaires chez leurs parents ; si le réquisitionnaire ou conscrit s’est réfugié en pays étranger, même en pays allié, comme l’Espagne, il est inscrit d’office sur la liste des émigrés, partant, en cas de retour, fusillé dans les vingt-quatre heures ; en attendant, ses biens sont séquestrés, et aussi ceux de « ses père, mère et ascendants[51] ». — « Autrefois, dit un contemporain, la raison et la philosophie tonnaient contre la rigueur des châtiments infligés aux déserteurs ; mais, depuis que la raison française a perfectionné la liberté, ce n’est plus la classe limitée des soldats réguliers dont l’évasion est punie de mort, c’est une génération entière. Le dernier supplice ne suffit plus à ces législateurs philanthropes : ils y ajoutent la confiscation, ils dépouillent les pères pour les fautes des enfants, et rendent jusqu’aux femmes solidaires d’un délit militaire et personnel. » Tel est l’admirable calcul du Directoire, que, s’il perd un soldat, il gagne un patrimoine, et que, s’il manque le patrimoine, il regagne le soldat. — De toute façon il remplit ses coffres et ses cadres, et la faction, bien pourvue d’hommes, peut continuer son exploitation de l’Europe, dépenser à cette opération autant de vies françaises qu’il lui en faut. Il lui en faut plus de cent mille par an ; avec celles qu’a dépensées la Convention, cela fera, en huit ans, près de neuf cent mille[52] ; en ce moment, les cinq directeurs et leurs suppôts achèvent de faucher la population adulte et virile, la fleur et la force de la nation[53], et l’on sait par quels motifs, pour quel objet. Je ne crois pas qu’une nation civilisée ait jamais été sacrifiée de la sorte à une telle besogne, et par de tels gouvernants : un restant éclopé de faction et de secte, quelques centaines de prédicants qui ne croient plus à leurs dogmes, des usurpateurs aussi méprisés que détestés, des parvenus de rencontre, portés en haut, non par leur capacité et leur mérite, mais par le roulis aveugle d’une révolution, ayant surnagé faute de poids, soulevés, comme une écume sale, à la cime de la dernière vague, voilà les misérables qui garottent la France sous prétexte de la rendre libre, qui saignent la France sous prétexte de la rendre forte, qui conquièrent les peuples sous prétexte de les affranchir, qui dépouillent les peuples sous prétexte de les régénérer, et qui, de Brest à Lucerne, d’Amsterdam à Naples, tuent et volent en grand, par système, pour affermir la dictature incohérente de leur brutalité, de leur ineptie et de leur corruption.

IX

Encore cette fois, le jacobinisme triomphant a manifesté sa nature antisociale, sa faculté de détruire, son impuissance à construire. — Vaincue et découragée, la nation ne lui résiste plus ; mais, si elle le subit, c’est comme la peste, et ses déportations, ses épurations administratives, ses arrêtés pour mettre les villes en état de siège, ses violences quotidiennes ne font qu’exaspérer l’antipathie muette. « On a tout fait, dit un Jacobin de bonne foi[54], pour aliéner à la Révolution et à la République l’immense majorité des citoyens et ceux mêmes qui avaient concouru à la chute de la monarchie… À mesure que nous avons avancé dans la route révolutionnaire, au lieu de voir les amis de la Révolution augmenter,… nous avons vu nos rangs s’éclaircir et les premiers défenseurs de la liberté se détacher de notre cause. » Impossible aux Jacobins de se rallier la France, de la réconcilier avec leurs pratiques ou avec leurs dogmes, et, là-dessus, leurs propres agents ne leur laissent aucune illusion. — « Ici, écrit celui de Troyes[55], l’esprit public n’a pas seulement besoin d’être ravivé ; il aurait besoin d’être recréé. À peine le cinquième des citoyens est-il dans le sens du gouvernement, et ce cinquième… est l’objet de la haine et du mépris du plus grand nombre… Par qui les fêtes nationales sont-elles célébrées et ornées ? Par ceux des fonctionnaires publics que la loi y appelle, et souvent même plusieurs s’en dispensent. C’est le même esprit public qui ne permet pas aux honnêtes gens de prendre part à ces fêtes et aux discours qui s’y prononcent, et qui en écarte les femmes, qui devraient en faire le principal ornement… Le même esprit public ne voit qu’avec indifférence et mépris les actions héroïques républicaines rendues sur la scène, et accueille avec transport tout ce qui peut faire allusion à la royauté et à l’ancien régime. » De parti pris, les boutiquiers étalent le décadi et ferment le dimanche, « non pour vaquer à l’exercice de leur culte, la majeure partie des citoyens n’est pas attaquée de ce préjugé, mais parce qu’il est de bon ton de ne pas paraître républicain. » — Les parvenus de la Révolution eux-mêmes, des généraux, des députés, répugnent aux institutions jacobines[56] ; ils mettent leurs enfants « dans des écoles à chapelle et à confessionnal, et les députés qui, en 92 et 93, se sont le plus élevés contre les prêtres ne regardent plus leur fille comme bien élevée que quand elle a fait sa première communion ». — Les petits sont encore plus hostiles que les grands. « Un fait malheureusement trop certain, écrit le commissaire d’un canton rural[57], c’est que le peuple en masse ne paraît vouloir d’aucune de nos institutions… Il est de bon ton, même parmi le peuple des campagnes, de paraître dédaigner tout ce qui tient aux usages républicains… Nos riches laboureurs, qui ont le plus gagné à la Révolution, se montrent les ennemis les plus acharnés de ses formes : un citoyen, qui dépendrait d’eux en la moindre chose et qui s’aviserait de leur donner la qualification de citoyen, serait à l’instant chassé de leur maison. » Citoyen est une injure, et patriote, une plus grosse injure ; car ce nom signifie Jacobin, partisan des égorgeurs, des voleurs et de ce qu’on appelle alors « les mangeurs d’hommes[58] ». — Bien pis, à force de fausser le mot, on a discrédité la chose. Personne, disent les rapports[59], ne se soucie plus de l’intérêt général ; personne ne veut être garde national ou maire. « L’esprit public est dans un sommeil léthargique qui pourrait faire craindre son anéantissement. Nos revers ou nos succès ne font naître ni inquiétude ni joie[60]. Il semble qu’en lisant l’histoire des batailles, on lise l’histoire d’un autre peuple. Les changements de l’intérieur n’excitent pas plus d’émotion ; on se questionne par curiosité ; on se répond sans intérêt ; on apprend avec indifférence. » — « Les plaisirs de Paris[61] ne sont plus dérangés un moment par les crises qui se succèdent, ni par celles qu’on redoute. Jamais les spectacles ni les lieux publics n’ont été plus fréquentés. On se dit à Tivoli qu’on va être pis que jamais ; on appelle la patrie la patraque, et l’on danse. » — Cela se comprend : comment s’intéresser à la chose publique, quand il n’y en a plus, quand le patrimoine commun de tous est devenu la propriété privée d’une bande, quand, à l’intérieur, cette bande le dévore ou le gaspille, et, à l’extérieur, le joue à pile ou face ? Par leur victoire définitive, les Jacobins ont tari le patriotisme, c’est-à-dire la source intime et profonde qui fournit à l’État la substance, la vie et la force. — Vainement, ils multiplient les décrets rigoureux et les prescriptions impérieuses ; chaque coup de force s’émousse à demi contre la résistance universelle et sourde de l’inertie volontaire et du dégoût insurmontable. Ils n’obtiennent pas de leurs sujets cette portion d’obéissance machinale, ce degré de collaboration passive sans lequel la loi reste une lettre morte[62]. Leur République, si jeune, « est atteinte de ce mal sans nom qui n’attaque d’ordinaire que les vieux gouvernements, sorte de consomption sénile, qu’on ne saurait définir autrement que la difficulté d’être ; personne ne fait effort pour la renverser ; mais elle semble avoir perdu la force de se tenir debout[63] ».

Non seulement leur domination, au lieu de vivifier l’État, le paralyse, mais, de leurs propres mains, ils démolissent l’ordre qu’ils ont établi. Légal ou extralégal, quel qu’il soit, peu importe : eux régnant, nulle constitution, même faite et refaite à leur guise, nul gouvernement, même celui de leurs chefs, ne peut subsister. Une fois maîtres de la France, ils se la disputent entre eux, et chacun d’eux réclame pour soi toute la proie. Ceux qui ont les places veulent les garder ; ceux qui ne les ont pas veulent les prendre. Il se forme ainsi deux factions dans la faction, et chacune d’elles, à son tour, refait contre l’autre le coup d’État qu’elles ont fait ensemble contre la nation. — Selon la coterie gouvernante, ses adversaires ne sont que des « anarchistes », anciens septembriseurs, affidés de Robespierre, complices de Babeuf, conspirateurs éternels. Or, comme en l’an VI, les cinq régents tiennent encore solidement la poignée du sabre, ils peuvent faire voter le Corps législatif à leur gré ; le 22 floréal, dans 49 départements, le gouvernement casse, en tout ou en partie, les élections nouvelles, non seulement celles des représentants, mais encore celles des juges, accusateurs publics, et hauts jurés ; puis, dans les départements et les villes, il destitue les administrations terroristes[64]. — Selon la coterie gouvernée, le Directoire et ses agents ne sont que de faux patriotes, des usurpateurs, des oppresseurs, des contempteurs de la loi, des dilapidateurs et des politiques ineptes ; comme tout cela est vrai et qu’en l’an VII le Directoire, usé par ses vingt et un mois d’omnipotence, discrédité par ses revers, méprisé par les généraux, haï par l’armée battue et sans solde, n’ose plus et ne peut plus lever le sabre, les ultrajacobins reprennent l’offensive, se font élire par leurs pareils, reconquièrent la majorité au Corps législatif, et, à leur tour, le 30 prairial, ils purgent le Directoire. Treilhard, Merlin de Douai et La Révellière de Lépeaux sont chassés ; à leur place on met des fanatiques bornés, Gohier, Moulins, Roger Ducos. Des revenants de la Terreur s’installent aux ministères, Robert Lindet aux finances, Fouché à la police ; partout, dans les départements, on place ou l’on replace aux postes administratifs les « exclusifs », c’est-à-dire les vauriens déterminés qui ont fait leurs preuves[65]. Dans la salle du Manège, les Jacobins rouvrent leur club, sous leur ancien nom ; deux directeurs et cent cinquante membres du Corps législatif y fraternisent avec « ce que la lie du peuple fournit de plus vil et de plus dégoûtant ». On y fait l’éloge de Robespierre et de Babeuf lui-même ; on y demande la levée en masse et le désarmement des suspects. « À la résurrection des piques ! s’écrie Jourdan dans un toast ; puissent-elles entre les mains du peuple écraser tous ses ennemis ! » Du haut de la tribune aux Cinq-Cents, le même Jourdan propose de déclarer « la patrie en danger », et, autour des représentants qui hésitent, la canaille politique et délibérante, les vieux aboyeurs de la rue et des tribunes, hurlent et menacent, comme en 1793.

Est-ce donc le régime de 1793 qui va s’implanter en France ? — Non pas même celui-là. Tout de suite après la victoire, les vainqueurs du 30 prairial se sont séparés en deux camps ennemis, qui se surveillent les armes à la main, se retranchent et font des sorties l’un contre l’autre : d’un côté, les simples bandits et la dernière populace, la queue de Marat, les monomanes incorrigibles, les orgueilleux têtus que l’amour-propre attache à leurs crimes et qui recommenceraient plutôt que de s’avouer coupables, les sots dogmatiques, qui vont toujours en avant, les yeux clos, ayant tout oublié et n’ayant rien appris ; de l’autre côté, les hommes qui ont encore le sens commun, et qui ont un peu profité de leur expérience, qui savent à quoi conduit le gouvernement des clubs et des piques, qui ont peur pour eux-mêmes et ne veulent pas recommencer, étape par étape, la course folle dans laquelle, à chaque étape, ils ont failli périr : d’un côté, deux membres du Directoire, la minorité des Anciens, la majorité des Cinq-Cents et la plus basse plèbe parisienne ; de l’autre côté, la majorité des Anciens, la minorité des Cinq-Cents, et trois membres du Directoire, ceux-ci servis par leur personnel exécutif[66]. — Laquelle des deux troupes écrasera l’autre ? Nul ne le sait ; car la plupart sont prêts à passer d’un camp dans l’autre camp, selon que les chances de succès y deviennent plus ou moins grandes ; du jour au lendemain, aux Cinq-Cents, aux Anciens, dans le Directoire, telle défection, prévue ou imprévue, peut changer la minorité en majorité. Où sera demain la majorité ? De quel côté viendra le coup d’État prochain ? Qui le fera ? Sont-ce les Jacobins outrés, et, par un 9 thermidor retourné, mettront-ils les Jacobins mitigés « hors la loi » ? Sont-ce les Jacobins mitigés, et, par un 18 fructidor retourné, mettront-ils les Jacobins outrés sous les verrous ? Si l’un ou l’autre coup est tenté, réussira-t-il ? Et, s’il réussit, aura-t-on enfin un gouvernement stable ? — Siéyès sait bien que non ; il est prévoyant dans ses actes, quoique chimérique dans ses théories. Lui-même au pouvoir, directeur en titre, conseil et tuteur de la République intelligente contre la République stupide, il comprend que tous tant qu’ils sont, républicains des deux bandes, ils sont engagés dans une route sans issue[67]. Barras juge de même et prend les devants, tourne à droite, promet à Louis XVIII de coopérer à la restauration de la monarchie légitime ; en échange, il reçoit par lettres patentes, sa grâce entière, l’exemption de toute poursuite future, et la promesse de 12 millions. — Plus pénétrant, Siéyès cherche la force où elle est, dans l’armée ; il prépare Joubert, sonde Moreau, pense à Jourdan, à Bernadotte, à Macdonald, avant de se livrer à Bonaparte : « il lui faut une épée ». — Boulay de la Meurthe, comparant dans une brochure la Révolution d’Angleterre et la Révolution française, annonce et provoque l’établissement d’un protectorat militaire. — « La Constitution de l’an III ne peut plus aller, disait Baudin, l’un des Cinq-Cents, à Cornet, l’un des Anciens ; seulement je ne vois pas ou prendre le bras d’exécution. » La République jacobine vit encore, et déjà ses serviteurs, ses médecins, parlent tout haut de son enterrement, comme des étrangers, des héritiers dans la chambre d’un moribond qui a perdu connaissance, comme les familiers de Tibère agonisant dans son palais de Misène[68]. — Si le mourant tarde trop à mourir, quelqu’un l’y aidera. Le vieux monstre, chargé de crimes et pourri de vices, râle sur des coussins de pourpre ; ses yeux sont clos, le pouls s’éteint, le souffle manque. Ça et là, par groupes, autour du lit, les ministres de ses débauches à Caprée et de ses meurtres à Rome, ses gitons et ses bourreaux, se partagent publiquement le nouveau règne ; l’ancien est fini ; devant un cadavre, on n’a plus besoin de s’observer ni de se taire. Tout à coup le moribond rouvre les yeux et parle, demande à manger. Intrépidement, le tribun militaire, « le bras d’exécution », fait évacuer la salle ; il jette sur la tête du vieillard un amas de couvertures, accélère le dernier soupir. À cela se réduit le coup de main final ; d’elle-même, une heure plus tard, la respiration s’arrêtait.

X

Si la République jacobine meurt, ce n’est pas seulement parce qu’elle est décrépite et qu’on la tue, c’est encore parce qu’elle n’est pas née viable : dès son origine, il y avait en elle un principe de dissolution, un poison intime et mortel, non seulement pour autrui, mais pour elle-même. — Ce qui maintient une société politique, c’est le respect de ses membres les uns pour les autres, en particulier le respect des gouvernés pour les gouvernants et des gouvernants pour les gouvernés, par suite, des habitudes de confiance mutuelle ; chez les gouvernés, la certitude fondée que les gouvernants n’attaqueront pas les droits privés ; chez les gouvernants, la certitude fondée que les gouvernés n’assailliront pas les pouvoirs publics ; chez les uns et chez les autres, la reconnaissance intérieure que ces droits, plus ou moins larges ou restreints, sont inviolables, que ces pouvoirs, plus ou moins amples ou limités, sont légitimes ; enfin, la persuasion qu’en cas de conflit le procès sera conduit selon les formes admises par la loi ou par l’usage, que, pendant les débats, le plus fort n’abusera pas de sa force, et que, les débats clos, le gagnant n’écrasera pas tout à fait le perdant. À cette condition seulement, il peut y avoir concorde entre les gouvernants et les gouvernés, concours de tous à l’œuvre commune, paix intérieure, partant stabilité, sécurité, bien-être et force. Sans cette disposition intime et persistante des esprits et des cœurs, le lien manque entre les hommes. Elle constitue le sentiment social par excellence ; on peut dire qu’elle est l’âme dont l’État est le corps.

Or, dans l’État jacobin, cette âme a péri ; elle a péri, non par un accident imprévu, mais par un effet forcé du système, par une conséquence pratique de la théorie spéculative qui, érigeant chaque homme en souverain absolu, met chaque homme en guerre avec tous les autres, et qui, sous prétexte de régénérer l’espèce humaine, déchaîne, autorise et consacre les pires instincts de la nature humaine, tous les appétits refoulés de licence, d’arbitraire et de domination. — Au nom du peuple idéal qu’ils déclarent souverain et qui n’existe pas, les Jacobins ont usurpé violemment tous les pouvoirs publics, aboli brutalement tous les droits privés, traité le peuple réel et vivant comme une bête de somme, bien pis, comme un automate, appliqué à leur automate humain les plus dures contraintes, pour le maintenir mécaniquement dans la posture antinormale et raide que, d’après les principes, ils lui infligeaient. Dès lors, entre eux et la nation, tout lien a été brisé ; la dépouiller, la saigner et l’affamer, la reconquérir quand elle leur échappait, l’enchaîner et la bâillonner à plusieurs reprises, ils l’ont bien pu ; mais la réconcilier à leur gouvernement, jamais. — Entre eux, et pour la même raison, par une autre conséquence de la même théorie, par un autre effet des mêmes appétits, nul lien n’a pu tenir. Dans l’intérieur du parti, chaque faction, s’étant forgé son peuple idéal selon sa logique et selon ses besoins, a revendiqué pour soi, avec les privilèges de l’orthodoxie, le monopole de la souveraineté[69] ; pour s’assurer les bénéfices de l’omnipotence, elle a combattu ses rivales par des élections contraintes, faussées ou cassées, par des complots et des trahisons, par des guets-apens et des coups de force, avec les piques de la populace, avec les baïonnettes des soldats ; ensuite elle a massacré, guillotiné, fusillé, déporté les vaincus, comme traîtres, tyrans ou rebelles, et les survivants s’en souviennent. Ils ont appris ce que durent leurs constitutions dites éternelles ; ils savent ce que valent leurs proclamations, leurs serments, leur respect du droit, leur justice, leur humanité ; ils se connaissent pour ce qu’ils sont, pour des frères Caïns[70], tous plus ou moins avilis et dangereux, salis et dépravés par leur œuvre : entre de tels hommes, la défiance est incurable. Faire des manifestes, des décrets, des cabales, des révolutions, ils le peuvent encore, mais se mettre d’accord et se subordonner de cœur à l’ascendant justifié, à l’autorité reconnue de quelques-uns ou de quelqu’un d’entre eux, ils ne le peuvent plus. — Après dix ans d’attentats réciproques, parmi les trois mille législateurs qui ont siégé dans les assemblées souveraines, il n’en est pas un qui puisse compter sur la déférence et sur la fidélité de cent Français. Le corps social est dissous ; pour ses millions d’atomes désagrégés, il ne reste plus un seul noyau de cohésion spontanée et de coordination stable. Impossible à la France civile de se reconstruire elle-même ; cela lui est aussi impossible que de bâtir une Notre-Dame de Paris ou un Saint-Pierre de Rome avec la boue des rues et la poussière des chemins.

Il en est autrement dans la France militaire. — Là, les hommes se sont éprouvés les uns les autres, et dévoués les uns aux autres, les subordonnés aux chefs, les chefs aux subordonnés, et tous ensemble à une grande œuvre. Les sentiments forts et sains qui lient les volontés humaines en un faisceau, sympathie mutuelle, confiance, estime, admiration, surabondent, et la franche camaraderie encore subsistante de l’inférieur et du supérieur[71], la familiarité libre et gaie, si chère aux Français, resserrent le faisceau par un dernier nœud. Dans ce monde préservé des souillures politiques et ennobli par l’habitude de l’abnégation[72], il y a tout ce qui constitue une société organisée et viable, une hiérarchie, non pas extérieure et plaquée, mais morale et intime, des titres incontestés, des supériorités reconnues, une subordination acceptée, des droits et des devoirs imprimés dans les consciences, bref ce qui a toujours manqué aux institutions révolutionnaires, la discipline des cœurs. Donnez à ces hommes une consigne, ils ne la discuteront pas ; pourvu qu’elle soit légale ou semble l’être, ils l’exécuteront, non seulement contre des étrangers, mais contre des Français ; c’est ainsi que déjà, le 13 Vendémiaire, ils ont mitraillé les Parisiens, et, le 18 Fructidor, purgé le Corps législatif. Vienne un général illustre : pourvu qu’il garde les formes, ils le suivront et recommenceront l’épuration encore une fois. — Il en vient un qui, depuis trois ans, ne pense pas à autre chose, mais qui cette fois ne veut faire l’opération qu’à son profit ; c’est le plus illustre de tous, et justement le conducteur ou promoteur des deux premières, celui-là même qui a fait, de sa personne, le 13 Vendémiaire, et, par les mains de son lieutenant Augereau, le 18 Fructidor. — Qu’il s’autorise d’un simulacre de décret, et se fasse nommer, par la minorité d’un des Conseils, commandant général de la force armée : la force armée marchera derrière lui. — Qu’il lance les proclamations ordinaires, qu’il appelle à lui « ses camarades » pour sauver la République et faire évacuer la salle des Cinq-Cents : ses grenadiers entreront, baïonnettes en avant, dans la salle, et riront même[73] en voyant les députés, costumés comme à l’Opéra, sauter précipitamment par les fenêtres. — Qu’il ménage les transitions, qu’il évite le nom malsonnant de dictateur, qu’il prenne un titre modeste et pourtant classique, romain, révolutionnaire, qu’il soit simple consul avec deux autres : les militaires, qui n’ont pas le loisir d’être des publicistes et qui ne sont républicains que d’écorce, ne demanderont pas davantage ; ils trouveront très bon pour le peuple français leur propre régime, le régime autoritaire sans lequel il n’y pas d’armée, le commandement absolu aux mains d’un seul. — Qu’il réprime les Jacobins outrés, qu’il révoque leurs récents décrets sur les otages et l’emprunt forcé, qu’il rende aux personnes, aux propriétés, aux consciences la sûreté et la sécurité, qu’il remette l’ordre, l’économie et l’efficacité dans les administrations, qu’il pourvoie aux services publics, aux hôpitaux, aux routes, aux écoles : toute la France civile acclamera son libérateur, son protecteur, son réparateur[74]. — Selon ses propres paroles, le régime qu’il apporte est « l’alliance de la philosophie et du sabre ». Par philosophie, ce qu’on entend alors, c’est l’application des principes abstraits à la politique, la construction logique de l’État d’après quelques notions générales et simples, un plan social uniforme et rectiligne ; or, comme on l’a vu[75], la théorie comporte deux de ces plans, l’un anarchique, l’autre despotique. Naturellement, c’est le second que le maître adopte, et c’est d’après ce plan qu’il bâtit, en homme pratique, à sable et à chaux, un édifice solide, habitable, bien approprié à son objet. Toutes les masses du gros œuvre, code civil, université, concordat, administration préfectorale et centralisée, tous les détails de l’aménagement et de la distribution, concourent à un effet d’ensemble, qui est l’omnipotence de l’État, l’omniprésence du gouvernement, l’abolition de l’initiative locale et privée, la suppression de l’association volontaire et libre, la dispersion graduelle des petits groupes spontanés, l’interdiction préventive des longues œuvres héréditaires, l’extinction des sentiments par lesquels l’individu vit au delà de lui-même, dans le passé et dans l’avenir. On n’a jamais fait une plus belle caserne, plus symétrique et plus décorative d’aspect, plus satisfaisante pour la raison superficielle, plus acceptable pour le bon sens vulgaire, plus commode pour l’égoïsme borné, mieux tenue et plus propre, mieux arrangée pour discipliner les parties moyennes et basses de la nature humaine, pour étioler ou gâter les parties hautes de la nature humaine. — Dans cette caserne philosophique, nous vivons depuis quatre-vingts ans.

  1. Décrets du 18 et du 19 fructidor an V, article 39.
  2. Thibaudeau, II, 277 : « J’allai donc à la séance du 10 fructidor. Les avenues de l’Odéon étaient assiégées de ces agents subalternes de révolution qui se montrent toujours après les mouvements, comme les oiseaux carnassiers après les batailles. Ils insultaient et menaçaient les vaincus, et exaltaient les vainqueurs. »
  3. Thibaudeau, II, 309.
  4. Ib., II, 277 : « Dès que j’entrai dans la salle, plusieurs députés vinrent, les larmes aux yeux, me serrer dans leurs bras ; la physionomie de l’assemblée était lugubre, comme le théâtre mal éclairé où elle siégeait ; la terreur était peinte sur tous les visages ; quelques membres seuls parlaient et délibéraient. La majorité était impassible, ou semblait n’être là que pour assister à un spectacle funèbre, à ses propres funérailles. »
  5. Décret du 19 fructidor, articles 4 et 5, 28, 29 et 30, 16 et 17, 35, et décret du 22 fructidor. — Sauzay, IX, 103. Trois cents communes du Doubs sont ainsi purgées après Fructidor. — Ib., 537. — Même épuration des jurés.
  6. Lacretelle, Dix ans d’épreuves, 310.
  7. Journal d’un bourgeois d’Évreux, 143 (20 mars 1799) : « Le lendemain, on commença les assemblées primaires ; il ne s’y trouva que très peu de monde : personne ne voulait aucunement se déranger de chez soi pour nommer des hommes qu’on n’aimait pas ». — Dufort de Cheverny, Mémoires, mars 1799 : « Les personnes qui ne sont pas dupes pensent que peu importe qu’on aille ou non voter. Les choix sont déjà faits et indiqués par le Directoire. La masse du peuple est de la plus belle indifférence. » — (24 mars) : « Dans cette ville de 12 000 âmes (Blois), les assemblées primaires sont composées de toute la lie du peuple ; les honnêtes gens s’y sont présentés en petit nombre ; les suspects, les parents d’émigrés, les prêtres, tous expulsés, laissent le champ libre à toutes les intrigues. Pas un propriétaire n’est appelé. Sur les quatre sections, il y en a trois où les Terroristes ont dominé… Les Babouvistes emploient toujours la même rubrique ; ils vont recruter dans la rue des votants qui vendent leur souveraineté, cinq ou six fois, pour une bouteille de vin. » — (12 avril, d’après « un homme intelligent » qui arrive de Paris) : « En général, à Paris, personne ne s’est présenté aux assemblées primaires, et les plus nombreuses n’ont pas passé deux cents votants. » — Sauzay, IX, ch. lxxxiii (Sur les élections de 1798 à Besançon, notes d’un témoin), 499 : « Des Jacobins furent élus par un brigandage des plus affreux. Soutenus par la garnison, à qui ils avaient distribué beaucoup de vin, leur élection fut faite sous les baïonnettes, et à coups de sabre et de bâton. Il y eut beaucoup de catholiques blessés. »
  8. Albert Babeau, II, 444 (Déclaration de la minorité patriote et scissionnaire du canton de Rigny, aux élections de l’an VI).
  9. Mercure britannique, n° du 25 août 1799 (Rapport lu le 15 juillet et le 5 août, aux Cinq-Cents, sur la conduite des directeurs Reubell, La Révellière de Lépeaux, Merlin de Douai, Treilhard, et résumé des neuf chefs d’accusation). — Ib., 3e chef : « Ils ont violé notre Constitution, en usurpant la puissance législative par des arrêtés qui ordonnent que telle loi sera exécutée en tout ce qui ne sera pas modifié par le présent arrêté, et en rendant des arrêtés qui modifiaient ou rendaient illusoires ces mêmes lois. »
  10. Mot de Fiévée, Correspondance avec Bonaparte, I, 447.
  11. Barbé-Marbois, I, 64, 91, 96, 133 ; II, 48, 25, 83. — Dufort de Cheverny, Mémoires (14 septembre 1797). — Sauzay, IX, ch. LXXXI et LXXXIV.
  12. Sauzay, tomes IX et X. — Mallet du Pan, II, 375, 379, 382. — Schmidt, Tableaux de Paris pendant la Révolution, III, 290 (Compte rendu par les administrateurs du département de la Seine).
  13. Dufort de Cheverny, Mémoires, août 1798, octobre 1797, et 1799 passim.
  14. Archives nationales, F7, 3219 (Lettre de M. Alquier au Premier Consul, 18 pluviôse an VIII) : « J’ai voulu voir l’administration centrale ; j’y ai trouvé les idées et le langage de 1793. »
  15. Dufort de Cheverny, Mémoires (26 février, 31 mars, 6 septembre 1799). — Ce pauvre imbécile à principes, La Révellière de Lépeaux, qui, en se joignant à Barras et à Reubell contre Barthélemy et Carnot, a fait le 18 Fructidor et s’est enfermé dans sa chambre pour ne pas en être témoin, avoue lui-même la qualité de son personnel (Mémoires, II, 364) : « Le 18 Fructidor nécessita de la part du Directoire de nombreux changements. Au lieu de mettre, à la place des fonctionnaires et des employés révoqués, des républicains, mais, avant tout, des hommes probes, sages, éclairés, le choix, dicté par les nouveaux faiseurs des Conseils, tomba, en très grande partie, sur des anarchistes, des hommes de sang et de pillage. »
  16. Lacretelle, Dix ans d’épreuves, 317. Quelques jours après Fructidor, sur la route de Brie-Comte-Robert, un vieux Jacobin disait tout haut, avec joie : « Tous les royalistes vont être chassés ou guillotinés ». — Aux Archives nationales, la série F7 contient des centaines de cartons remplis de rapports « sur la situation », « sur l’esprit public » de chaque département, ville ou canton, depuis l’an III jusqu’à l’an VIII ; j’y ai travaillé pendant plusieurs mois ; faute de place, je ne puis transcrire ici mes extraits. On trouvera dans ces cartons l’histoire positive des cinq dernières années de la République. — L’impression d’ensemble est donnée exactement par Mallet du Pan, dans sa Correspondance avec la cour de Vienne et dans son Mercure britannique.
  17. Sauzay, X, chapitres LXXXIX et XC. — Ludovic Sciout, IV, ch. xvii. (Voir notamment dans Sauzay, X, 270 et 281, l’Instruction de Duval, 16 décembre 1798, et les circulaires de François de Neufchâteau, depuis le 20 novembre 1798 jusqu’au 18 juin 1799. — Chacune de ces pièces est, en son genre, un chef-d’œuvre.)
  18. Journal d’un bourgeois d’Évreux, 134 (7 juin 1798) : « Le lendemain, jour de la décade, les jardinières, étant venues s’étaler le long de la grande rue, comme de coutume, furent condamnées à 6 livres d’amende, pour avoir transgressé et méprisé la décade. » — (21 janvier 1799) : « Ceux qui étaient surpris en travaillant les jours de décade étaient condamnés à 3 livres d’amende pour la première fois ; s’ils étaient pris plusieurs fois, l’amende redoublait, et même la prison suivait. »
  19. Ludovic Sciout, IV, 601. Exemples des « motifs individuels » allégués pour justifier l’arrêté de déportation : tel a refusé de baptiser un enfant dont les parents n’étaient mariés que civilement ; tel a « déclaré à ses auditeurs que le mariage à l’église était le meilleur » ; un autre « a fanatisé » ; un autre « a prêché des doctrines pernicieuses et contraires à la Constitution » ; un autre « peut, par sa présence, provoquer des troubles », etc. — Parmi les condamnés, on trouve des septuagénaires, des prêtres assermentés et même des prêtres mariés. — Ib., 634, 637.
  20. Sauzay, IX, 715. (Liste nominative.)
  21. Ludovic Sciout, IV, 656.
  22. Dufort de Cheverny, Mémoires, septembre 1798. — Ib., 26 février 1799 : « Vingt et un prêtres de Belgique arrivent aux Carmélites. » — 9 septembre 1799 : « On vient encore de faire partir deux charrettes pleines de prêtres pour les îles de Ré et d’Oléron. »
  23. Thibaudeau, II, 318-321. — Mallet du Pan, II, 367, 368. Les projets allaient plus loin : « Tous les enfants que des émigrés ou des gens faussement accusés d’émigration ont laissés en France vont être enlevés à leurs parents, confiés à des tuteurs républicains, et la République administrera leurs biens. »
  24. Décret du 9 frimaire an VI. (Exception pour les membres actuels du Directoire, pour les ministres, pour les militaires en activité de service, et pour les membres des diverses Assemblées nationales, sauf pour ceux qui, dans la Constituante, ont protesté contre le décret qui abolissait la noblesse.) — Un des orateurs, futur comte du prochain Empire, voulait que tout noble réclamant son inscription sur le registre civique signât la déclaration suivante : « Comme homme et comme républicain, je déteste également, et la superstition insolente qui prétend à des distinctions de naissance, et la superstition lâche et honteuse qui y croit et les supporte. »
  25. Décret du 19 fructidor an V.
  26. Lally-Tollendal, Défense des émigrés (Paris, 1797), 2e partie, 49, 62, 74. — Rapport de Portalis au Conseil des Cinq-Cents, 18 février 1796 : « Jetez les yeux sur cette classe innombrable de malheureux qui ne sont jamais sortis du sol de la République. » Discours de Dubreuil, 26 août 1796 : « Dans le département de l’Aveyron, la liste supplémentaire porte 1004 ou 1005 noms. Et cependant, sur cette énorme liste de proscriptions, je vous atteste qu’on ne peut pas trouver plus de six noms justement inscrits comme de véritables émigrés. »
  27. Ludovic Sciout, IV, 610 (Rapport de l’administration de l’Yonne, frimaire an VI) : « La gendarmerie s’est transportée, tant à Sens qu’à Auxerre et autres communes, chez plusieurs citoyens inscrits sur la liste des émigrés, et qui, notoirement, n’ont jamais quitté leur commune depuis la Révolution. On ne les a pas trouvés, ce qui porte à croire qu’ils se sont retirés en Suisse, ou qu’ils sollicitent leur radiation définitive auprès de vous. »
  28. Décrets du 20 vendémiaire et du 9 frimaire an VI. — Décret du 10 messidor.
  29. Dufort de Cheverny, Mémoires. (Il avait 60 000 livres de rente avant la Révolution, et il est réduit à 5000.) — « Mme Amelot, réduite de même, loue son hôtel pour vivre ; par une délicatesse semblable à la nôtre et aussi mal entendue, elle ne s’est pas servie de la facilité qui lui était offerte de rembourser (ses créanciers) en assignats. » Une autre dame, également ruinée, cherche dans quelque maison de campagne une place pour son pain et celui de son fils. — Statistique de la Moselle, par Colchen, préfet, an XI : « Beaucoup de rentiers ont péri de misère et de désespoir par suite des remboursements en papier-monnaie et de la réduction des rentes sur le Trésor. » — Dufort de Cheverny, ib., mars 1799 : « La ci-devant noblesse et même les citoyens un peu aisés ne doivent compter sur aucun adoucissement… Ils doivent s’attendre à une annulation totale des corps et des biens… Les moyens pécuniaires manquent de plus en plus… Les impositions affament le pays. » — Mallet du Pan, Mercure britannique, 25 janvier 1799 : « Des milliers d’invalides à jambe de bois vont s’établir en garnison chez les contribuables qui ne payent pas à la volonté des percepteurs. La proportion des impositions actuelles à celles de l’Ancien régime est de 32 à 88 pour les villes généralement. »
  30. Tocqueville, Œuvres complètes, V, 65 (Extraits des rapports secrets sur l’état de la République, 26 septembre 1799). — Décret du 24 messidor an VII.
  31. Baron de Garante, Histoire du Directoire, III, 456.
  32. Albert Sorel, Revue historique, nos de mars et mai 1882, les Frontières constitutionnelles en 1795 : « Les traités conclus en 1795 avec la Toscane, la Prusse et l’Espagne montrent que la paix était facile, et que la reconnaissance de la République fut opérée avant même que le gouvernement républicain fût organisé… Que la France fût monarchie ou république, il y avait une certaine limite que la puissance française ne devait point franchir, parce qu’elle n’était en proportion ni avec les forces réelles de la France, ni avec la répartition des forces entre les autres États de l’Europe. Sur ce point capital, la Convention se trompa ; elle se trompa sciemment…, par un calcul longuement médité ; mais ce calcul était faux, et la France en paya chèrement les conséquences. » — Mallet du Pan, II, 288, 23 août 1795 : « Les monarchistes et nombre de députés de la Convention sacrifieraient toutes les conquêtes pour accélérer et obtenir la paix. Mais les Girondins fanatiques et le comité de Siéyès persistent dans le système de tension. Trois motifs les dirigent : 1o le dessein d’étendre leur doctrine avec leur territoire ; 2o le désir de fédéraliser successivement l’Europe à la République française ; 3o celui de prolonger une guerre partielle, qui prolonge aussi le pouvoir extraordinaire et les moyens révolutionnaires. » — Carnot, Mémoires, I, 476 (Rapport au Comité de Salut public, 28 messidor an II) : « Il paraît beaucoup plus sage de restreindre nos projets d’agrandissement à ce qui est purement nécessaire pour porter au maximum la sûreté de notre pays. » — Ib., II, 132, 134, 136 (Lettres à Bonaparte, 28 octobre 1796 et 8 janvier 1797) : « Il serait imprudent d’allumer trop fortement en Italie un incendie révolutionnaire… On voulait que vous opérassiez la Révolution en Piémont, à Milan, à Rome, à Naples ; j’ai pensé qu’il valait mieux traiter avec ces pays en tirer des subsides, et se servir de leur propre organisation pour les contenir. »
  33. Carnot, Mémoires, II, 147 : « Barras s’adressant à moi comme un furieux : Oui, me dit-il, c’est à toi que nous devons l’infâme traité de Léoben. »
  34. André Lebon, l’Angleterre et l’émigration, 235 (Lettre de Wickham, 27 juin 1797, paroles de Barthélemy à M. d’Aubigny).
  35. Lord Malmesbury’s Diaries, III, 541 (9 septembre 1797) : « La révolution violente qui s’est opérée à Paris a renversé toutes nos espérances, et mis à néant tous nos raisonnements ; je la considère comme le plus malheureux événement qui ait pu arriver. » — Ib., 593 (Lettre de Canning, 29 septembre 1797) : — « Nous étions à un cheveu de distance de la paix. Il a fallu cette maudite révolution à Paris, et l’arrogance sanguinaire, insolente, implacable et ignorante du Triumvirat, pour nous empêcher de la conclure ; si le parti modéré eût triomphé, tout eût été bien, non seulement pour nous, mais aussi pour la France, pour l’Europe et pour le monde. »
  36. Carnot, II, 152 : « Croyez-vous, répliqua Reubell, que c’est pour la Hollande que je veux faire restituer le Cap et Trinquemale ? Il est question d’abord de les reprendre ; il faut pour cela que les Hollandais fournissent l’argent et les vaisseaux. Ensuite, je leur ferai voir que ces colonies nous appartiennent. »
  37. Lord Malmesbury’s Diaries, III, 526 (Lettre de Paris, 17 fructidor an V). — Ib., 483 (Conversation de M. Ellis avec M. Pain).
  38. Ib., III, 519, 544 (Paroles de Maret et de Colchen). — « Reubell, dit Carnot, paraît entièrement convaincu que la probité et le civisme sont « deux choses absolument incompatibles. »
  39. Mallet du Pan, II, 49 (Paroles de Siéyès, le 27 mars 1796). — Ib., I, 288, 407 ; II, 4, 49, 350, 361, 386. — Cela est si vrai que cette prévision motive les concessions de l’ambassadeur anglais. (Lord Malmesbury’s Diaries, III, 519, Lettre de Malmesbury à Canning, 29 août 1797) : « Je suis d’autant plus désireux de la paix que, en sus de toutes les raisons notoires, je suis convaincu que la paix paralysera ce pays ; tous les moyens violents qu’ils ont employés pour la guerre se retourneront contre eux, comme une humeur rentrée, et renverseront entièrement leur Constitution, qui est faible et sans base. Cette conséquence de la paix est bien plus importante que les conditions les plus favorables que nous pourrions insérer dans le traité. »
  40. Mathieu Dumas, III, 256. — Miot de Melito, I, 163, 195 (Conversations avec Bonaparte, juin et novembre 1797).
  41. Mallet du Pan, Mercure britannique, n° du 10 novembre 1798. — « Comment soutenir sur son propre sol des armées gigantesques et exigeantes ? Comment se flatter d’arracher à un peuple appauvri, sans industrie, sans navigation, sans confiance, près d’un milliard de subsides, directs et indirects ? Comment renouveler ce fonds immense de confiscations qui fait vivre la République française depuis huit ans ? En subjuguant chaque année une nation nouvelle, et en dévalisant ses trésors, ses églises, ses monts-de-piété, ses propriétaires. Depuis deux ans, la République eût posé les armes, si elle avait été réduite à son propre capital. »
  42. Mallet du Pan, Mercure britannique, nos du 25 novembre, du 25 décembre 1798, et passim.
  43. Ib., n° du 25 janvier 1799 : « La République française mange l’Europe feuille à feuille, comme une pomme d’artichaut. C’est pour dépouiller les nations qu’elle les révolutionne, et c’est pour subsister elle-même qu’elle les dépouille. »
  44. Lettres de Mallet du Pan à un député sur la déclaration de guerre à la République de Venise, et sur la révolution opérée à Gênes (Quotidienne, nos 410, 413, 414, 421). — Ib., Essai historique sur la destruction de la Ligue et de la liberté helvétiques (nos 1, 2 et 3 du Mercure britannique). — Carnot, II, 153 (Paroles de Carnot, à propos des procédés du Directoire avec la Suisse) : « C’est la fable du Loup et de l’Agneau. »
  45. Remaniement de la Constitution ou purgation des autorités en Hollande, par Lacroix, 22 janvier 1798 ; en Cisalpine, par Berthier, février 1798, puis par Trouvé, août 1798, puis par Brune, septembre 1798 ; en Suisse, par Rapinat, juin 1798, etc.
  46. Mallet du Pan (Mercure britannique, nos du 25 novembre, 25 décembre 1798, 10 mars et 10 juillet 1799). Détails et documents sur les insurrections populaires en Belgique, en Suisse, en Souabe, dans le Modénois, l’État romain, le Piémont et toute la haute Italie. — Lettre d’un officier de l’armée française, datée de Turin et imprimée à Paris : « Partout où passent les commissions civiles, les peuples s’insurgent, et, quoique j’aie failli être quatre fois victime de ces insurrections, je ne puis blâmer ces malheureux : on leur enlève jusqu’à la paille de leurs lits. Au moment où j’écris, la plus grande partie du Piémont s’est levée contre les voleurs français : c’est ainsi qu’on nous traite. Pourrais-tu en être surpris quand je te dirai que, depuis la prétendue révolution de ce pays, qui fait un laps de temps de trois ou quatre mois, nous avons dévoré 10 millions numéraire, 15 millions papier-monnaie, les diamants, le mobilier de la couronne, etc. ? Les peuples nous jugent d’après notre conduite ; nous leur sommes en horreur, en exécration. »
  47. Mallet du Pan, Ib., nos du 10 janvier 1799 (Tableau énumératif par articles, avec détails, chiffres et dates). — (Ib., n° du 25 mai 1799 : Détail du pillage de Rome, d’après le Journal de M. Duppa, témoin oculaire. — Ib., nos du 10 février et du 25 février 1799 : Détail des spoliations exercées en Suisse, en Lombardie, à Lucques et dans le Piémont. — Sur les rapines particulières, voici quelques chiffres : En Suisse, « le commissaire directorial Rapinat, le général en chef Schauembourg et le commissaire ordonnateur Rouhière ont emporté chacun un million tournois. » Rouhière, en outre, prélevait pour lui 20 pour 100 sur chaque ordonnance qu’il délivrait aux entrepreneurs de service, ce qui lui a valu 350 000 livres. Son premier secrétaire, Toussaint, a volé, à Berne seulement, 150 000 livres. Le secrétaire de Rapinat, Amberg, s’est retiré avec 300 000 livres. » — Le général de Lorge a rapporté 165 000 livres du pillage de Sion ; Brune a pris pour sa part 300 000 livres tournois en espèces, outre quantité de médailles d’or volées à l’hôtel de ville de Berne ; ses deux généraux de brigade, Rampon et Pijon, se sont approprié chacun 216 000 livres, « Le général Duhesme, cantonné dans le Brisgau, envoyait chaque jour à deux ou trois villages en même temps le menu de ses repas, et ordonnait de le servir par réquisition ; à l’un il demandait les objets en nature, et à l’autre, simultanément, en argent. Sa modération allait jusqu’à 100 florins par jour, qu’il prenait en denrées, puis en argent. » — « À son entrée dans Milan, Masséna, vers onze heures du soir, fit enlever, en quatre heures, sans inventaire ni reçus, toutes les caisses particulières de couvents, de confréries, d’hôpitaux, du mont-de-piété immensément riche et où l’on prit, entre autres, la cassette de diamants du prince Belgiojoso. Cette nuit valut 1 200 000 livres à Masséna. » (Mallet du Pan, Mercure britannique, 10 février 1799, et Journal manuscrit, mars 1797.) — Sur les sentiments des Italiens, voir la lettre du lieutenant Dupin, 27 prairial an VIII (G. Sand, Histoire de ma vie, II, 251), récit de la bataille de Marengo, perdue jusqu’à deux heures de l’après-midi : « Je voyais déjà le Pô, le Tessin à repasser, un pays à traverser, dont chaque habitant est notre ennemi. »
  48. Mallet du Pan, Mercure britannique, no du 10 janvier 1799 : « Le 31 décembre 1796, le marquis Litta avait déjà payé 500 000 livres milanaises de contribution, le marquis T. 420 000, le comte Grepi 900 000, et les autres propriétaires à proportion. » — « Rançon des decurioni de Milan et autres otages envoyés en France, 1 500 000 livres. » — Ceci est conforme à la théorie jacobine. Dans les anciennes instructions de Carnot, on lit la phrase suivante : « Il faut faire peser les contributions exclusivement sur les riches ; les peuples doivent voir en nous des libérateurs… Entrez comme bienfaiteurs des peuples, en même temps que vous serez le fléau des grands, des riches, des ennemis du nom français. » (Carnot, I, 433.)
  49. Ludovic Sciout, IV, 770 (Rapports de l’an VII, Archives nationales, F7, 7701 et 7718) : « Sur 1400 hommes dont était composé le premier bataillon auxiliaire des conscrits, 1087 ont lâchement abandonné leurs drapeaux (Haute-Loire), et, sur 900 récemment réunis au Puy pour former le noyau du deuxième bataillon, 300 ont encore imité leur exemple. » — Dufort de Cheverny, Mémoires, 9 septembre 1799 : « On a appris que, sur 400 conscrits renfermés au château (de Blois), qui devaient partir cette nuit, 100 avaient disparu. » — 12 octobre 1799 : « Les conscrits sont rassemblés au château au nombre de 500 à 600. Ils disent, pour la plupart, qu’ils ne déserteront que hors du département et en chemin, pour ne pas compromettre leurs familles. » — 14 octobre : « 200 ont déserté ; il en reste 300. » — Archives nationales F7, 3267 (Rapports décadaires sur les conscrits réfractaires ou déserteurs, arrêtés par la police militaire, an VIII, département de Seine-et-Oise). Dans ce seul département, 66 arrestations en vendémiaire, 136 en brumaire, 56 en frimaire et 86 en pluviôse.
  50. Mallet du Pan, no du 25 janvier 1799 (Lettre écrite de Belgique) : « Aujourd’hui, c’est la révolte des Provinces-Unies contre le duc d’Albe ; depuis Philippe II, jamais les Belges n’ont eu de semblables motifs d’obstination et de vengeance. »
  51. Décrets du 19 fructidor an VI et du 27 vendémiaire an VII. — Mallet du Pan, no du 25 novembre 1798).
  52. M. Léonce de Lavergne (Économie rurale de la France depuis 1789, 38) évalue à 1 million le nombre des Français morts par la guerre, de 1792 à 1800. — « Des administrateurs, dignes de crédit et entre les mains desquels avaient passé, il y a un an, les relevés des bureaux de la guerre, m’ont certifié que le maximum des levées en 1794 et jusqu’au milieu de 1795 avait atteint 900 000 hommes, dont 650 000 ont péri par les combats, dans les hôpitaux et par la désertion. » (Mallet du Pan, n° du 10 décembre 1798). — (Ib., n° du 10 mars 1799) : « Dumas affirma, dans le Corps législatif, que la garde nationale avait renouvelé trois fois les bataillons des défenseurs de la patrie… Un fait avéré est l’indigne administration des hôpitaux où, de l’aveu des généraux, des commissaires et des députés, les soldats périssaient, faute d’aliments et de remèdes. Si on ajoute la prodigalité avec laquelle les conducteurs de ces armées faisaient tuer les hommes, on concevra fort bien ce triple renouvellement dans un espace de sept années. » — Tel village, qui contenait 450 habitants en 1789, a fourni en quinze mois (1792 et 1793) 50 soldats. (Histoire du village de Croissy, Seine-et-Oise, pendant la Révolution, par Campenon.) — La Vendée a été un trou sans fond, comme plus tard l’Espagne et la Russie. « Un bon républicain, chargé pendant quinze mois des approvisionnements de l’armée de la Vendée, m’a protesté que, sur 200 000 hommes qu’il avait vus se précipiter dans ce gouffre, il n’en était pas sorti plus de 10 000. » (Meissner, Voyage à Paris, 338, derniers mois de 1795.) — Les chiffres suivants (Statistiques des préfets, de l’an IX à l’an XI) sont précis. Huit départements (Doubs, Ain, Eure, Meurthe, Aisne, Aude, Drôme, Moselle) donnent le chiffre total de leurs volontaires, réquisitionnâmes et conscrits, qui est de 191 343. Or ces huit départements (Arthur Young, Voyages en France, II, 317) avaient, en 1790, une population de 2 446 000 âmes ; la proportion indique que, sur 26 millions de Français, un peu plus de 2 millions ont passé sous les drapeaux. — D’autre part, cinq départements (Doubs, Eure, Meurthe, Aisne, Moselle) donnent, non seulement le chiffre de leurs militaires, 131 322, mais aussi celui de leurs morts, 56 976, c’est-à-dire, sur 1000 hommes fournis à l’armée, 435 morts. La proportion indique, pour les 2 millions de militaires, 870 000 morts.
  53. Les statistiques des préfets et les procès-verbaux des conseils généraux de l’an IX sont unanimes pour constater la diminution notable de la population adulte et masculine. — Déjà en 1796 lord Malmesbury faisait la même remarque (Diaries, 21 octobre et 23 octobre 1796, de Calais à Paris) : « Des enfants et des femmes travaillent aux champs. Diminution visible du nombre des hommes. Plusieurs charrues poussées par des femmes, et le plus grand nombre par des vieillards ou de jeunes garçons. Il est évident que la population mâle a diminué ; car le nombre des femmes que nous avons vues sur notre route surpassait celui des hommes dans la proportion de 4 à 1. » — Là où les vides de la population totale sont comblés, c’est par l’accroissement de la population enfantine et féminine. Presque tous les préfets et conseils généraux déclarent que les mariages précoces ont été multipliés à l’excès par la conscription. — De même, Dufort de Cheverny (Mémoires, 1er septembre 1800) : « La conscription ayant épargné les gens mariés, tous les jeunes gens se sont mariés dès seize ans. La quantité des enfants dans les communes est double et triple de ce qu’elle était autrefois. »
  54. Sauzay, X, 471. Discours du représentant Briot, 29 août 1799).
  55. Albert Babeau, II, 466 (Lettre de Milony, juillet 1798, et rapport du commissaire de Pont, messidor an VI).
  56. Schmidt, III, 374 (Rapports sur la situation du département de la Seine, ventôse an VII). — Dufort de Cheverny, Mémoires, 22 octobre 1799 : « C’est aujourd’hui que part la colonne mobile ; elle ne compte pas plus de soixante personnes ; encore ce sont tous des commis payés ou non payés, attachés à la République tous ceux du département, du directeur des domaines, enfin de tous les bureaux. »
  57. Schmidt, III, 343 (Rapport de Guyel, commissaire du Directoire près le canton de Pierrefitte, Seine, germinal an VI).
  58. La Fayette, Mémoires, II, 162 (Lettre du 2 juillet 1799) : « L’autre jour, à la messe de Saint-Roch, un homme, à côté de notre cher Grammont, disait avec ferveur : Mon Dieu, ayez pitié de nous, exterminez la nation ! — Il est vrai que cela signifiait seulement : Mon Dieu, délivrez-nous du système conventionnel ! »
  59. Schmidt, 298, 352, 377, 451, etc. (ventôse, frimaire et fructidor an VII).
  60. Ib., III (Rapports de prairial an VII, département de la Seine).
  61. La Fayette, Mémoires, II, 164 (Lettre du 14 juillet 1799. — Tocqueville, Œuvres complètes, V, 270 (Témoignage d’un contemporain). — Sauzay, X, 470, 471 (Discours de Briot et d’Eschassériaux) : « Je ne sais quelle torpeur effrayante s’est emparée des esprits ; on s’accoutume à ne rien croire, à ne rien sentir, à ne rien faire… La grande nation, qui avait tout vaincu, tout créé autour d’elle, semble ne plus exister que dans les armées et dans quelques âmes généreuses. »
  62. Lord Malmesbury’s Diaries (5 novembre 1796) : « Chez Rondonneau, qui a publié toutes les lois et décrets… Très bavard, mais intelligent… Dix mille lois publiées depuis 1789, mais soixante-dix seulement en vigueur. » — Ludovic Sciout, IV, 770 (Rapports de l’an VII). Dans le Puy-de-Dôme, « sur 286 communes, il en est 200 dont les agents ont commis des faux de tout genre sur les registres de l’état civil, et dans les expéditions de ses actes, pour soustraire des individus au service militaire. Ici, ce sont des jeunes gens de vingt à vingt-cinq ans mariés à des femmes de soixante-douze ou quatre-vingts ans, ou même mortes depuis longtemps. Là, on justifie de l’extrait de décès d’un homme qui est vivant et se porte bien. » — « On présente de faux contrats pour échapper au service ; de jeunes soldats sont mariés à des femmes de quatre-vingts ans ; une femme, grâce à une série de faux, se trouve mariée à dix ou douze conscrits. » (Lettre du chef de bataillon de la gendarmerie à Roanne, 9 ventôse an VII.)
  63. Paroles de M. de Tocqueville. — Le Duc de Broglie, par M. Guizot, 16 (paroles du duc de Broglie) : « Ceux qui n’ont pas vécu à cette époque ne sauraient se faire une idée du profond découragement où la France était tombée dans l’intervalle qui s’écoula entre le 18 fructidor et le 18 brumaire. »
  64. Buchez et Roux, XXXVIII, 480 (Message du Directoire, 13 floréal an VI, et rapport de Bailleul, 18 floréal) : « Quand une élection de députés nous a présenté un mauvais résultat, nous avons cru devoir vous proposer de l’annuler… On dira : « Votre projet est une véritable liste de proscription. » — « Pas plus que la loi du 19 fructidor. » — Cf., pour les destitutions en province, Sauzay, X. ch. LXXXVI. — Albert Babeau, II, 486. Pendant les quatre aimées que dura le Directoire, la municipalité de Troyes fut renouvelée sept fois, en totalité ou en partie.
  65. Buchez et Roux, XXXIX, 61 (séance du 30 prairial an VII). — Sauzay, X, ch. LXXXVII. — Léouzon-Leduc, Correspondance diplomatique avec la cour de Suède, 293 (Lettres du baron Brinckmann, 1er, 7, 11, 19 juillet, 4 août, 23 septembre 1799) : « L’épuration des fonctionnaires, dont on parle tant à présent, n’a absolument pour but que d’éloigner les partisans d’une faction, pour leur substituer ceux d’une autre, sans que le caractère moral y entre pour rien… Ce sont ces choix de personnes sans probité, sans justice et sans principes d’honnêteté quelconque, pour les places les plus importantes, qui font trembler, surtout dans ce moment-ci, tous ceux qui sont véritablement attachés à la patrie. » — « L’ouverture des clubs doit, sous tous les rapports, être regardée comme un événement désastreux… Toutes les classes de la société ont été saisies d’une véritable terreur panique, dès qu’on a pu entrevoir la moindre probabilité de rétablir un gouvernement républicain calqué sur celui de 1793… » — « Le parti de ces incendiaires politiques est toujours le seul en France qui poursuive ses desseins avec énergie et conséquence. »
  66. Léouzon-Leduc, ib., 328, 329 (Dépêches du 19 et du 23 septembre). — Mallet du Pan, Mercure britannique, n° du 25 octobre 1799 (Lettre de Paris, 15 septembre ; exposé de la situation et tableau des partis) : « J’ajouterai que la guerre que le Directoire fait avec succès contre les Jacobins (car, quoique le Directoire soit lui-même un produit jacobin, il ne veut plus de ses maîtres), que cette guerre, dis-je, a un peu rallié les esprits au gouvernement, sans avoir converti personne à la Révolution, ou véritablement effrayé les Jacobins, qui le lui revaudront, s’ils en ont le temps. »
  67. Gohier, Mémoires (conversation avec Siéyès à son entrée au Directoire) : « Nous voici, lui dit Siéyès, membres d’un gouvernement qui, nous ne pouvons le dissimuler, est menacé de sa chute prochaine. Mais, quand la glace se rompt, les pilotes habiles peuvent échapper à la débâcle. Un gouvernement qui tombe n’entraîne pas toujours dans sa perte ceux qui sont à sa tête. »
  68. Tacite, Annales, livre VI, § 50 : « Macro, intrepidus, opprimi senem injectu multæ vestis jubet discedique a limine. »
  69. Mallet du Pan, Mercure britannique, nos du 25 décembre 1798, et du 10 décembre 1799. — « Dès l’origine de la Révolution, dans le fracas des protestations patriotiques, au milieu de tant d’effusions populaires de dévouement à la cause du peuple et de la liberté, il n’y eut jamais dans les différents partis qu’une conception fondamentale, celle de s’emparer du pouvoir après l’avoir institué, de s’y affermir par tous les moyens, et d’en exclure le plus grand nombre pour le renfermer dans un Comité privilégié… Aussitôt qu’il avait broché ses articles de Constitution et saisi les rênes de l’État, le parti dominant conjurait la nation de s’en fier à lui, et ne doutait pas que la force de la raison ne produisît l’obéissance… Pouvoir et argent, argent et pouvoir, pour garantir leurs têtes et disposer de celles de leurs compétiteurs, tous les plans finissent là. Depuis les agitateurs de 1789 jusqu’aux tyrans de 1798, et de Mirabeau à Barras, chacun n’a travaillé qu’à s’ouvrir de force la porte des richesses et de l’autorité, et à la fermer sur soi. »
  70. Mallet du Pan, Ib., n° du 10 avril 1799. — Sur les Jacobins : « Les sources de leurs haines, le mobile de leurs fureurs, la cause de leurs coups d’État fut constamment la défiance dont ils étaient justement pénétrés les uns contre les autres… Des factieux immoraux par système, cruels par besoin et faux par prudence, s’attribueront toujours des intentions perverses. Carnot avoue qu’on n’eût pas compté dix membres de la Convention qui se crussent de la probité. »
  71. Sur cet article, lire, dans l’Histoire de ma vie, par G. Sand, tomes II, III et IV, la correspondance de son père, engagé volontaire en 1798 et lieutenant à Marengo. — Cf, maréchal Marmont, Mémoires, I, 186, 282, 296, 304 : « À cette époque, notre ambition était tout à fait secondaire ; nos devoirs ou nos plaisirs seuls nous occupaient. L’union la plus franche, la plus cordiale régnait entre nous tous. »
  72. Journal de marche du sergent Fricasse. — Les Cahiers du capitaine Coignet. — Correspondance de Maurice Dupin, dans l’Histoire de ma vie, par G. Sand.
  73. Les Cahiers du capitaine Coignet, 76 : « Et puis nous voyons de gros Monsieurs qui passaient par les croisées ; les manteaux, les beaux bonnets et les plumes tombaient à terre ; les grenadiers arrachaient les galons de ces beaux manteaux. » — Ib., 78. Récit du grenadier Thomas. « Tous les pigeons pattus se sont sauvés par les croisées, et nous avons été maîtres de la salle. »
  74. Dufort de Cheverny, Mémoires, 1er septembre 1800 : « Bonaparte, s’étant heureusement mis à la tête du gouvernement, a avancé la Révolution de plus de cinquante ans ; le calice des crimes était plein et débordait. Il a coupé les sept cent cinquante têtes de l’hydre, concentré le pouvoir en lui seul, et empêché les assemblées primaires de nous envoyer un tiers de nouveaux scélérats à la place de ceux qui allaient déguerpir… Depuis que j’ai cessé d’écrire, tout est tellement changé, qu’il semble que les événements révolutionnaires se sont passés il y a plus de vingt ans ; les traces s’en effacent tous les jours… Le peuple n’est plus tourmenté au sujet de la décade, qui n’est plus observée que par les autorités… On peut voyager sans passeport dans l’intérieur… La subordination est rétablie dans les troupes ; tous les conscrits rejoignent… Le gouvernement ne connaît aucun parti ; un royaliste est placé avec un républicain forcené, et ils sont, pour ainsi dire, neutralisés l’un par l’autre. Le Premier Consul, plus roi que Louis XIV, a appelé dans ses conseils tous les gens capables, sans s’embarrasser de ce qu’ils sont ou ont été. » — Anne Plumptre, A narrative of three years residence in France, from 1802 to 1805, I, 326, 329 : « La classe qu’on nomme le peuple est très certainement, prise en masse, favorablement disposée pour Bonaparte… Toutes les fois qu’une personne de cette classe racontait quelque lamentable trait de la Révolution, elle concluait toujours en disant : « Mais à présent nous sommes tranquilles, grâce à Dieu et à Bonaparte. » — Avec sa perspicacité ordinaire, Mallet du Pan (Mercure britannique, nos du 25 novembre et du 10 décembre 1799) a tout de suite compris le caractère et la portée de cette dernière révolution. « La domination possible des Jacobins glaçait tous les âges et la plupart des conditions… N’est-ce donc rien que d’être préservés, ne fût-ce que pour une année, des ravages d’une faction sous l’empire de laquelle personne ne dormit tranquille, et de la trouver chassée de toutes les places d’autorité, au moment où chacun tremblait de la voir déborder une seconde fois avec ses torches, ses assassins, ses taxateurs et ses lois agrairiennes, sur la surface de la France ?… Cette révolution, d’un ordre tout nouveau, nous paraît aussi fondamentale que celle de 1789. »
  75. L’Ancien Régime, tome II, 65.