Les Origines de la France contemporaine/Tome 7/Préface

PRÉFACE


« En Égypte, dit Clément d’Alexandrie, les sanctuaires des temples sont ombragés par des voiles tissus d’or ; mais, si vous allez vers le fond de l’édifice et que vous cherchiez la statue, un prêtre s’avance d’un air grave, en chantant un hymne en langue égyptienne, et soulève un peu le voile, comme pour vous montrer le dieu. Que voyez-vous alors ? Un crocodile, un serpent indigène, ou quelque autre animal dangereux ; le dieu des Égyptiens paraît : c’est une bête vautrée sur un tapis de pourpre. »

Il n’est pas besoin d’aller en Égypte et de remonter si haut en histoire pour rencontrer le culte du crocodile : on l’a vu en France à la fin du siècle dernier. — Par malheur, cent ans d’intervalle sont, pour l’imagination rétrospective, une trop longue distance. Aujourd’hui, du lieu où nous sommes arrivés, nous n’apercevons plus à l’horizon, derrière nous, que des formes embellies par l’air interposé, des contours flottants que chaque spectateur peut interpréter et préciser à sa guise, nulle figure humaine distincte et vivante, mais une fourmilière de points vagues dont les lignes mouvantes se forment ou se rompent autour des architectures pittoresques. J’ai voulu voir de près ces points vagues, et je me suis transporté dans la seconde moitié du dix-huitième siècle ; j’y ai vécu douze ans, et, comme Clément d’Alexandrie, j’ai regardé de mon mieux, d’abord le temple, ensuite le dieu. — Regarder avec les yeux de la tête, cela ne suffisait pas ; il fallait encore comprendre la théologie qui fonde le culte. Il y en a une qui explique celui-ci, très spécieuse, comme la plupart des théologies, composée des dogmes qu’on appelle les principes de 1789 ; en effet, ils ont été proclamés à cette date ; auparavant, ils avaient été déjà formulés par Jean-Jacques Rousseau : souveraineté du peuple, droits de l’homme, contrat social, on les connaît. Une fois adoptés, ils ont d’eux-mêmes déroulé leurs conséquences pratiques ; au bout de trois ans, ils ont amené le crocodile dans le sanctuaire et l’ont installé derrière le voile d’or, sur le tapis de pourpre : en effet, par l’énergie de ses mâchoires et par la capacité de son estomac, il était désigné d’avance pour cette place ; c’est en sa qualité de bête malfaisante et de mangeur d’hommes qu’il est devenu dieu. — Cela compris, on n’est plus troublé par les formules qui le consacrent, ni par la pompe qui l’entoure ; on peut l’observer, comme un animal ordinaire, le suivre dans ses diverses attitudes, quand il s’embusque, quand il agrippe, quand il mâche, quand il avale, quand il digère. J’ai étudié en détail la structure et le jeu de ses organes, noté son régime et ses mœurs, constaté ses instincts, ses facultés, ses appétits. — Les sujets abondaient ; j’en ai manié des milliers et disséqué des centaines, de toutes les espèces et variétés, en réservant les spécimens notables ou les pièces caractéristiques. Mais, faute de place, j’ai dû en abandonner beaucoup ; ma collection était trop ample. On trouvera ici ce que j’ai pu rapporter, entre autres une vingtaine d’individus de plusieurs tailles, que je me suis efforcé de conserver vivants, chose difficile ; du moins, ils sont intacts et complets, surtout les trois plus gros, qui, dans leur genre, me semblent des animaux vraiment remarquables, et tels que la divinité du temps ne pouvait s’incarner mieux. — Des livres de cuisine authentiques et assez bien tenus nous renseignent sur les frais du culte : on peut évaluer à peu près ce que les crocodiles sacrés ont mangé en dix ans, dire leur menu ordinaire, leurs morceaux préférés. Naturellement, le dieu choisissait les victimes grasses ; mais sa voracité était si grande, que, par surcroît, à l’aveugle, il engloutissait aussi les maigres, et en plus grand nombre que les grasses ; d’ailleurs, en vertu de ses instincts et par un effet immanquable de la situation, une ou deux fois chaque année, il mangeait ses pareils, à moins qu’il ne fût mangé par eux. — Voilà certes un culte instructif, au moins pour les historiens, pour les purs savants ; s’il a conservé des fidèles, je ne songe point à les convertir ; en matière de foi, il ne faut jamais discuter avec un dévot. Aussi bien, ce volume, comme les précédents, n’est écrit que pour les amateurs de zoologie morale, pour les naturalistes de l’esprit, pour les chercheurs de vérité, de textes et de preuves, pour eux seulement, et non pour le public, qui sur la Révolution a son parti pris, son opinion faite. Cette opinion a commencé à se former entre 1825 et 1830, après la retraite ou la mort des témoins oculaires : eux disparus, on a pu persuader au bon public que les crocodiles étaient des philanthropes, que plusieurs d’entre eux avaient du génie, qu’ils n’ont guère mangé que des coupables, et que, si parfois ils ont trop mangé, c’est à leur insu, malgré eux, ou par dévouement, sacrifice d’eux-mêmes au bien commun.


Menthon-Saint-Bernard, juillet 1884.