Les Origines de la France contemporaine/Tome 2/Livre IV/Chapitre 2

Librairie Hachette et Cie (Vol. 2, L’Ancien régime, Tome 2nd.p. 117-161).

CHAPITRE II

Le public en France. — I. L’aristocratie. — Ordinairement elle répugne aux nouveautés. — Conditions de cette répugnance. — Exemple en Angleterre. — II. Les conditions contraires se rencontrent en France. — Désœuvrement de la haute classe. — La philosophie semble un exercice d’esprit. — De plus, elle est l’aliment de la conversation. — La conversation philosophique au xviiie siècle. — Sa supériorité et son charme. — Attrait qu’elle exerce. — III. Autre effet du désœuvrement. — L’esprit sceptique, libertin et frondeur. — Anciens ressentiments et mécontentements nouveaux contre l’ordre établi. — Sympathies pour les théories qui l’attaquent. — Jusqu’à quel point elles sont adoptées. — IV. Leur propagation dans la haute classe. — Progrès de l’incrédulité en religion. — Ses origines. — Elle éclate sous la Régence. — Irritation croissante contre le clergé. — Le matérialisme dans les salons. — Vogue des sciences. Opinion finale sur la religion. — Scepticisme du haut clergé. — V. Progrès de l’opposition en politique. — Ses origines. Les économistes et les parlementaires. — Ils frayent la voie aux philosophes. — Fronde des salons. — Libéralisme des femmes. — VI. Espérances infinies et vagues. — Générosité des sentiments et de la conduite. — Douceur et bonnes intentions du gouvernement — Aveuglement et optimisme.

I

Encore faut-il que ce public veuille bien se laisser convaincre et séduire ; il ne croit que lorsqu’il est disposé à croire, et, dans le succès des livres, sa part est souvent plus grande que celle de l’auteur. Quand vous parlez à des hommes de religion ou de politique, presque toujours leur opinion est faite ; leurs préjugés, leurs intérêts, leur situation les ont engagés d’avance ; ils ne vous écoutent que si vous leur dites tout haut ce qu’ils pensent tout bas. Proposez de démolir le grand édifice social pour le rebâtir à neuf sur un plan tout opposé : ordinairement vous n’aurez pour auditeurs que les gens mal logés ou sans gîte, ceux qui vivent dans les soupentes et les caves, ou qui couchent à la belle étoile, dans les terrains vagues, aux alentours de la maison. Quant au commun des habitants dont le logis est étroit, mais passable, ils craignent les déménagements, ils tiennent à leurs habitudes. La difficulté sera plus grande encore auprès de la haute classe qui occupe tous les beaux appartements ; pour qu’elle accepte votre projet, il faudra que son aveuglement ou son désintéressement soient extrêmes. — En Angleterre, elle s’aperçoit très vite du danger. La philosophie a beau y être précoce et indigène ; elle ne s’y acclimate pas. En 1729, Montesquieu écrivait sur son carnet de voyage : « Point de religion en Angleterre ; quatre ou cinq de la Chambre des Communes vont à la messe ou au sermon de la Chambre… Si quelqu’un parle de religion, tout le monde se met à rire. Un homme ayant dit de mon temps : Je crois cela comme article de foi, tout le monde se mit à rire… Il y a un comité pour considérer l’état de la religion, mais cela est regardé comme ridicule. » Cinquante ans plus tard, l’esprit public s’est retourné ; « tous ceux qui ont sur leur tête un bon toit et sur leur dos un bon habit[1] » ont vu la portée des nouvelles doctrines. En tout cas, ils sentent que des spéculations de cabinet ne doivent pas devenir des prédications de carrefour. L’impiété leur semble une indiscrétion ; ils considèrent la religion comme le ciment de l’ordre public. C’est qu’ils sont eux-mêmes des hommes publics, engagés dans l’action, ayant part au gouvernement, instruits par l’expérience quotidienne et personnelle. La pratique les a prémunis contre les chimères des théoriciens ; ils ont éprouvé par eux-mêmes combien il est difficile de mener et de contenir les hommes. Ayant manié la machine, ils savent comment elle joue, ce qu’elle vaut, ce qu’elle coûte, et ne sont point tentés de la jeter au rebut, pour en essayer une autre qu’on dit supérieure, mais qui n’existe encore que sur le papier. Le baronnet ou squire, qui est justice sur son domaine, n’a pas de peine à démêler dans le ministre de la paroisse son collaborateur indispensable et son allié naturel. Le duc ou marquis qui siège à la Chambre Haute à côté des évêques a besoin de leurs votes pour faire passer un bill, et de leur assistance pour rallier à son parti les quinze mille curés qui disposent des voix rurales. Ainsi tous ont la main sur quelque rouage social, grand ou petit, principal ou accessoire, ce qui leur donne le sérieux, la prévoyance et le bon sens. Quand on opère sur les choses réelles, on n’est pas tenté de planer dans le monde imaginaire ; par cela seul qu’on est à l’ouvrage sur la terre solide, on répugne aux promenades aériennes dans l’espace vide. Plus on est occupé, moins on rêve, et, pour des hommes d’affaires, la géométrie du Contrat social n’est qu’un pur jeu de l’esprit pur.

II

Tout au rebours en France. « J’y arrivai en 1774[2], dit un gentilhomme anglais, sortant de la maison de mon père qui ne rentrait jamais du Parlement qu’à trois heures du matin, que je voyais occupé toute la matinée à corriger des épreuves de ses discours pour les journaux, et qui, après nous avoir embrassés à la hâte et d’un air distrait, courait à un dîner politique… En France, je trouvai les hommes de la plus haute naissance jouissant du plus beau loisir. Ils voyaient les ministres, mais c’était pour leur adresser des choses aimables et en recevoir des respects ; du reste aussi étrangers aux affaires de la France qu’à celles du Japon », et encore plus aux affaires locales qu’aux affaires générales, ne connaissant leurs paysans que par les comptes de leur régisseur. Si l’un d’eux, avec le titre de gouverneur, allait dans une province, on a vu que c’était pour la montre ; pendant que l’intendant administrait, il représentait avec grâce et magnificence, recevait, donnait à dîner. Recevoir, donner à dîner, entretenir agréablement des hôtes, voilà tout l’emploi d’un grand seigneur ; c’est pourquoi la religion et le gouvernement ne sont pour lui que des sujets d’entretien. D’ailleurs, la conversation est entre lui et ses pareils, et on a le droit de tout dire en bonne compagnie. Ajoutez que la mécanique sociale tourne d’elle-même, comme le soleil, de temps immémorial, par sa propre force ; sera-t-elle dérangée par des paroles de salon ? En tout cas, ce n’est pas lui qui la mène, il n’est pas responsable de son jeu. Ainsi point d’arrière-pensée inquiète, point de préoccupations moroses. Légèrement, hardiment, il marche sur les pas de ses philosophes ; détaché des choses, il peut se livrer aux idées, à peu près comme un jeune homme de famille qui, sortant du collège, saisit un principe, tire les conséquences, et se fait un système, sans s’embarrasser des applications[3].

Rien de plus agréable que cet élan spéculatif. L’esprit plane sur les sommets comme s’il avait des ailes ; d’un regard, il embrasse les plus vastes horizons, toute la vie humaine, toute l’économie du monde, le principe de l’univers, des religions, des sociétés. Aussi bien, comment causer si on s’abstient de philosophie ? Qu’est-ce qu’un cercle où la haute politique et la critique supérieure ne sont point admises ? Et quel motif peut réunir des gens d’esprit, sinon le désir d’agiter ensemble les questions majeures ? — Depuis deux siècles en France la conversation touche à tout cela ; c’est pourquoi elle a tant d’attraits. Les étrangers n’y résistent pas ; ils n’ont rien de pareil chez eux ; Lord Chesterfield la propose en exemple. « Elle roule toujours, dit-il, sur quelques points d’histoire, de critique ou même de philosophie, qui conviennent mieux à des êtres raisonnables que nos dissertations anglaises sur le temps et sur le whist. » Rousseau, si grognon, avoue « qu’un article de morale ne serait pas mieux discuté dans une société de philosophes que dans celle d’une jolie femme de Paris ». Sans doute, on y babille ; mais, au plus fort des caquets, qu’un homme de poids avance un propos grave ou agite une question sérieuse, l’attention commence à se fixer à ce nouvel objet ; hommes, femmes, vieillards, jeunes gens, tous se prêtent à le considérer sous toutes les faces, et l’on est étonné du bon sens et de la raison qui sortent comme à l’envi de ces têtes folâtres ». — À dire vrai, dans cette fête permanente que cette brillante société se donne à elle-même, la philosophie est la pièce principale. Sans la philosophie, le badinage ordinaire serait fade. Elle est une sorte d’opéra supérieur où défilent et s’entrechoquent, tantôt en costume grave, tantôt sous un déguisement comique, toutes les grandes idées qui peuvent intéresser une tête pensante. La tragédie du temps n’en diffère presque pas, sauf en ceci qu’elle a toujours l’air solennel et ne se joue qu’au théâtre ; l’autre prend toutes les physionomies et se trouve partout, puisque la conversation est partout. Point de dîner ni de souper où elle n’ait sa place. On est à table au milieu d’un luxe délicat, parmi des femmes souriantes et parées, avec des hommes instruits et aimables, dans une société choisie où l’intelligence est prompte et le commerce est sûr. Dès le second service, la verve fait explosion, les saillies éclatent, les esprits flambent ou pétillent. Peut-on s’empêcher au dessert de mettre en bons mots les choses les plus graves ? Vers le café arrive la question de l’immortalité de l’âme et de l’existence de Dieu.

Pour nous figurer cette conversation hardie et charmante, il nous faut prendre les correspondances, les petits traités, les dialogues de Diderot et de Voltaire, ce qu’il y a de plus vif, de plus fin, de plus piquant et de plus profond dans la littérature du siècle ; encore n’est-ce là qu’un résidu, un débris mort. Toute cette philosophie écrite a été dite, et elle a été dite avec l’accent, l’entrain, le naturel inimitable de l’improvisation, avec les gestes et l’expression mobile de la malice et de l’enthousiasme. Aujourd’hui, refroidie et sur le papier, elle enlève et séduit encore ; qu’était-ce alors qu’elle sortait vivante et vibrante de la bouche de Voltaire et de Diderot ? Il y avait chaque jour à Paris des soupers comme celui que décrit Voltaire[4] où « deux philosophes, trois dames d’esprit, M. Pinto célèbre juif, le chapelain de la chapelle réformée de l’ambassadeur batave, le secrétaire de M. Le prince Galitzin du rite grec, un capitaine suisse calviniste », réunis autour de la même table, échangeaient, pendant quatre heures, leurs anecdotes, leurs traits d’esprit, leurs remarques et leurs jugements « sur tous les objets de curiosité, de science et de goût ». Chez le baron d’Holbach arrivaient tour à tour les étrangers les plus lettrés et les plus marquants, Hume, Wilkes, Sterne, Beccaria, Verri, l’abbé Galiani, Garrick, Franklin, Priestley, Lord Shelburne, le comte de Creutz, le prince de Brunswick, le futur électeur de Mayence. Pour fonds de société le baron avait Diderot, Rousseau, Helvétius, Duclos, Raynal, Suard, Marmontel, Boulanger, le chevalier de Chastellux, La Condamine le voyageur, Barthez le médecin, Rouelle le chimiste. Deux fois par semaine, le dimanche et le jeudi, « sans préjudice des autres jours », on dîne chez lui à deux heures, selon l’usage, usage significatif qui réserve pour l’entretien et la gaieté toute la force de l’homme et les meilleurs moments du jour. En ce temps-là on ne relègue pas la conversation dans les heures tardives et nocturnes ; on n’est pas forcé comme aujourd’hui de la subordonner aux exigences du travail et de l’argent, de la Chambre et de la Bourse : causer est la grande affaire. — « Arrivés à deux heures, dit Morellet, nous y étions encore presque tous de sept à huit heures du soir[5]… C’est là qu’il fallait entendre la conversation la plus libre, la plus animée et la plus instructive qui fut jamais… Point de hardiesse politique ou religieuse qui ne fût mise en avant et discutée pro et contrà… Souvent un seul y prenait la parole et proposait sa théorie paisiblement et sans être interrompu. D’autres fois c’était un combat singulier en forme, dont tout le reste de la société était tranquille spectateur. C’est là que j’ai entendu Roux et Darcet exposer leur théorie de la terre, Marmontel les excellents principes qu’il a rassemblés dans les Éléments de la Littérature, Raynal nous dire à livres, sous et deniers, le commerce des Espagnols à la Vera-Cruz et de l’Angleterre dans ses colonies », Diderot improviser sur les arts, la morale, la métaphysique, avec cette fougue incomparable, cette surabondance d’expression, ce débordement d’images et de logique, ces trouvailles de style, cette mimique qui n’appartenaient qu’à lui, et dont trois ou quatre seulement de ses écrits nous ont conservé l’image affaiblie. Au milieu d’eux le secrétaire d’ambassade de Naples, Galiani, un joli nain de génie, sorte de « Platon ou de Machiavel avec la verve et les gestes d’arlequin », inépuisable en contes, admirable bouffon, parfait sceptique, « ne croyant à rien, en rien, sur rien[6] », pas même à la philosophie nouvelle, défie les athées du salon, rabat leurs dithyrambes par des calembours, et, sa perruque à la main, les deux jambes croisées sur le fauteuil où il perche, leur prouve par un apologue comique qu’ils « raisonnent ou résonnent, sinon comme des cruches, du moins comme des cloches », en tout cas presque aussi mal que des théologiens. « C’était, dit un assistant, la plus piquante chose du monde ; cela valait le meilleur des spectacles et le meilleur des amusements. »

Le moyen, pour des nobles qui passent leur vie à causer, de ne pas rechercher des gens qui causent si bien ! Autant vaudrait prescrire à leurs femmes, qui tous les soirs vont au théâtre et jouent la Comédie à domicile, de ne pas attirer chez elles les acteurs et chanteurs en renom, Jelyotte, Sainval, Préville, le jeune Molé qui, malade et ayant besoin de réconfortants, « reçoit en un jour plus de deux mille bouteilles de vins de toute espèce des différentes dames de la cour », Mlle Clairon qui, enfermée par ordre à For l’Évêque, y attire « une affluence prodigieuse de carrosses », et trône, au milieu du plus beau cercle, dans le plus bel appartement de la prison[7]. Quand on prend la vie de la sorte, un philosophe avec toutes ses idées est aussi nécessaire dans un salon qu’un lustre avec toutes ses lumières. Il fait partie du luxe nouveau ; on l’exporte. Les souverains, au milieu de leur magnificence et au plus fort de leurs succès, l’appellent chez eux pour goûter une fois dans leur vie le plaisir de la conversation libre et parfaite. Lorsque Voltaire arrive en Prusse, Frédéric II veut lui baiser la main, l’adule comme une maîtresse, et plus tard, après tant d’égratignures mutuelles, ne peut se passer de causer par lettres avec lui. Catherine II fait venir Diderot, et, tous les jours, pendant deux ou trois heures, joue avec lui le grand jeu de l’esprit. Gustave III, en France, est intime avec Marmontel, et reçoit comme un honneur insigne une visite de Rousseau[8]. On dit avec vérité de Voltaire qu’il a dans la main « son brelan de rois quatrième », Prusse, Suède, Danemark, Russie, sans compter les cartes secondaires, princes et princesses, grands-ducs et margraves qu’il tient dans son jeu. — Visiblement, dans ce monde, le premier rôle est aux écrivains ; on ne s’entretient que de leurs faits et gestes ; on ne se lasse pas de leur rendre hommage. « Ici, écrit Hume à Robertson[9], je ne me nourris que d’ambroisie, ne bois que du nectar, ne respire que de l’encens et ne marche que sur des fleurs. Tout homme que je rencontre, et encore plus toute femme, croirait manquer au plus indispensable des devoirs, si elle ne m’adressait un long et ingénieux discours à ma gloire. » Présenté à Versailles, le futur Louis XVI âgé de dix ans, le futur Louis XVIII âgé de huit ans et le futur Charles X âgé de quatre ans, lui récitent chacun un compliment sur son livre. — Je n’ai pas besoin de conter le retour de Voltaire, son triomphe, l’Académie en corps venant le recevoir, sa voiture arrêtée par la foule, les rues comblées, les fenêtres, les escaliers et les balcons chargés d’admirateurs, au théâtre une salle enivrée qui ne cesse de l’applaudir, au dehors un peuple entier qui le reconduit avec des vivats, dans ses salons une affluence aussi continue que chez le roi, de grands seigneurs pressés contre la porte et tendant l’oreille pour saisir un de ses mots, de grandes dames debout sur la pointe du pied épiant son moindre geste[10]. « Pour concevoir ce que j’éprouvais, dit un des assistants, il faudrait être dans l’atmosphère où je vivais : c’était celle de l’enthousiasme. » — « Je lui ai parlé », ce seul mot faisait alors du premier venu un personnage. En effet, il avait vu le merveilleux chef d’orchestre qui, depuis cinquante ans, menait le bal tourbillonnant des idées graves ou court-vêtues, et qui, toujours en scène, toujours en tête, conducteur reconnu de la conversation universelle, fournissait les motifs, donnait le ton, marquait la mesure, imprimait l’élan et lançait le premier coup d’archet.

III

Notez les cris qui l’accueillent : « Vive l’auteur de la Henriade, le défenseur des Calas, l’auteur de la Pucelle ! » Personne aujourd’hui ne pousserait le premier ni surtout le dernier bravo. Ceci nous indique la pente du siècle ; on demandait alors aux écrivains non seulement des pensées, mais encore des pensées d’opposition. Désœuvrer une aristocratie, c’est la rendre frondeuse ; l’homme n’accepte volontairement la règle que lorsqu’il contribue à l’appliquer. Voulez-vous le rallier au gouvernement, faites qu’il y ait part. Sinon, devenu spectateur, il n’en verra que les fautes, il n’en sentira que les froissements, il ne sera disposé qu’à critiquer et à siffler. En effet, dans ce cas, il est comme au théâtre ; or au théâtre on veut s’amuser, et d’abord ne pas être gêné. Que de gênes dans l’ordre établi, et même dans tout ordre établi ! — En premier lieu, la religion. Pour les aimables « oisifs » que décrit Voltaire[11], pour « les cent mille personnes qui n’ont rien à faire qu’à jouer et à se divertir », elle est le pédagogue le plus déplaisant, toujours grondeur, hostile au plaisir sensible, hostile au raisonnement libre, brûlant les livres qu’on voudrait lire, imposant des dogmes qu’on n’entend plus. À proprement parler, c’est la bête noire ; quiconque lui lance un trait est le bien venu. — Autre chaîne, la morale des sexes. Elle semble bien lourde à des hommes de plaisir, aux compagnons de Richelieu, Lauzun et Tilly, aux héros de Crébillon fils, à tout ce monde galant et libertin pour qui l’irrégularité est devenue la règle. Nos gens de bel air adopteront sans difficulté une théorie qui justifie leur pratique. Ils seront bien aises d’apprendre que le mariage est une convention et un préjugé. Ils applaudiront Saint-Lambert lorsqu’à souper, levant un verre de champagne, il proposera le retour à la nature et aux mœurs d’Otaïti[12]. — Dernière entrave, le gouvernement, la plus gênante de toutes ; car elle applique les autres et comprime l’homme de tout son poids joint à tout leur poids. Celui-ci est absolu, il est centralisé, il procède par faveurs, il est arriéré, il commet des fautes, il a des revers : que de causes de mécontentement en peu de mots ! Il a contre lui les ressentiments vagues et sourds des anciens pouvoirs qu’il a dépossédés, états provinciaux, parlements, grands personnages de province, nobles de la vieille roche qui, comme des Mirabeau, conservent l’esprit féodal, et, comme le père de Chateaubriand, appellent l’abbé Raynal un « maître homme ». Il a contre lui le dépit de tous ceux qui se croient frustrés dans la distribution des emplois et des grâces, non seulement la noblesse de province qui reste à la porte[13] pendant que la noblesse de cour mange le festin royal, mais encore le plus grand nombre des courtisans, réduits à des bribes, tandis que les favoris du petit cercle intime engloutissent tous les gros morceaux. Il a contre lui la mauvaise humeur de ses administrés, qui, lui voyant prendre le rôle de la Providence et se charger de tout, mettent tout à sa charge, la cherté du pain comme le délabrement d’une route. Il a contre lui l’humanité nouvelle, qui, dans les salons les plus élégants, l’accuse de maintenir les restes surannés d’une époque barbare, impôts mal assis, mal répartis et mal perçus, lois sanguinaires, procédures aveugles, supplices atroces, persécution des protestants, lettres de cachet, prisons d’État. — Et j’ai laissé de côté ses excès, ses scandales, ses désastres et ses hontes, Rosbach, le traité de Paris, Mme du Barry, la banqueroute. — Le dégoût vient ; décidément, tout est mal. Les spectateurs de la pièce se disent entre eux, non seulement que la pièce est mauvaise, mais que le théâtre est mal construit, incommode, étouffant, étriqué, à tel point que, pour être à l’aise, il faudra le démolir et le rebâtir depuis les caves jusqu’aux greniers.

À ce moment interviennent les architectes nouveaux, avec leurs raisonnements spécieux et leurs plans tout faits, démontrant que tous les grands édifices publics, religions, morales, sociétés, ne peuvent manquer d’être grossiers et malsains, puisque jusqu’ici ils ont été bâtis de pièces et de morceaux, au fur et à mesure, le plus souvent par des fous et par des barbares, en tout cas par des maçons, et toujours au hasard, à tâtons, sans principes. Pour eux, ils sont architectes et ils ont des principes, à savoir la raison, la nature, les droits de l’homme, principes simples et féconds que chacun peut entendre et dont il suffit de tirer les conséquences pour substituer aux informes bâtisses du passé l’édifice admirable de l’avenir. — La tentation est grande pour des mécontents, peu dévots, épicuriens et philanthropes. Ils adoptent aisément des maximes qui semblent conformes à leurs secrets désirs ; du moins ils les adoptent en théorie et en paroles. Les grands mots, liberté, justice, bonheur public, dignité de l’homme, sont si beaux et en outre si vagues ! Quel cœur peut s’empêcher de les aimer, et quelle intelligence peut en prévoir toutes les applications ? D’autant plus que, jusqu’au dernier moment, la théorie ne descend pas des hauteurs, qu’elle reste confinée dans ses abstractions, qu’elle ressemble une dissertation académique, qu’il s’agit toujours de l’homme en soi, du contrat social, de la cité imaginaire et parfaite. Y a-t-il à Versailles un courtisan qui refuse de décréter l’égalité dans Salente ? — Entre les deux étages de l’esprit humain, le supérieur où se tissent les raisonnements purs et l’inférieur où siègent les croyances actives, la communication n’est ni complète ni prompte. Nombre de principes ne sortent pas de l’étage supérieur ; ils y demeurent à l’état de curiosités ; ce sont des mécaniques délicates, ingénieuses, dont volontiers on fait parade, mais dont presque jamais on ne fait emploi. Si parfois le propriétaire les transporte à l’étage inférieur, il ne s’en sert qu’à demi ; des habitudes établies, des intérêts ou des instincts antérieurs et plus forts en restreignent l’usage. En cela il n’est pas de mauvaise foi, il est homme ; chacun de nous professe des vérités qu’il ne pratique pas. Un soir, le lourd avocat Target ayant pris du tabac dans la tabatière de la maréchale de Beauvau, celle-ci, dont le salon est un petit club démocratique, reste suffoquée d’une familiarité si monstrueuse. Plus tard, Mirabeau, qui rentre chez lui avant voté l’abolition des titres de noblesse, saisit son valet de chambre par l’oreille et lui crie en riant de sa voix tonnante : « Ah çà ! drôle, j’espère bien que pour toi je suis toujours monsieur le comte. » — Ceci montre jusqu’à quel point, dans une tête aristocratique, les nouvelles théories sont admises. Elles occupent tout l’étage supérieur, et là elles tissent, avec un bruit joyeux, la trame de la conversation interminable ; leur bourdonnement est continu pendant tout le siècle ; jamais on n’a vu dans les salons un tel déroulement de phrases générales et de beaux mots. Il en tombe quelque chose dans l’étage inférieur, ne serait-ce que la poussière, je veux dire l’espérance, la confiance en l’avenir, la croyance à la raison, le goût de la vérité, la bonne volonté juvénile et généreuse, l’enthousiasme qui passe vite, mais qui peut s’exalter parfois jusqu’à l’abnégation et au dévouement.

IV

Suivons les progrès de la philosophie dans la haute classe. C’est la religion qui reçoit les premiers et les plus grands coups. Le petit groupe de sceptiques qu’on apercevait à peine sous Louis XIV a fait ses recrues dans l’ombre ; en 1698, la Palatine, mère du Régent, écrit déjà « qu’on ne voit presque plus maintenant un seul jeune homme qui ne veuille être athée[14] ». Avec la Régence, « l’incrédulité se produit au grand jour ». « Je ne crois pas, dit encore la Palatine en 1722, qu’il y ait à Paris, tant « parmi les ecclésiastiques que parmi les laïques, cent personnes qui aient la véritable foi ou qui croient même en Notre Seigneur. Cela fait frémir… » Déjà, dans le monde, le rôle d’un ecclésiastique est difficile : il semble qu’il y soit un pantin ou un plastron[15]. « Dès que nous y paraissons, dit l’un d’eux, on nous fait disputer ; on nous fait entreprendre, par exemple, de prouver l’utilité de la prière à un homme qui ne croit pas en Dieu, la nécessité du jeûne à un homme qui a nié toute sa vie l’immortalité de l’âme ; l’entreprise est laborieuse, et les rieurs ne sont pas pour nous » — Bientôt le scandale prolongé des billets de confession et l’obstination des évêques à ne point souffrir qu’on taxe les biens ecclésiastiques soulèvent l’opinion, contre le clergé et, par suite, contre la religion. « Il est à craindre, dit Barbier en 1751, que cela ne finisse sérieusement ; on pourrait voir un jour dans ce pays-ci une révolution pour embrasser la religion protestante[16]. » — « La haine contre les prêtres, écrit d’Argenson en 1753, va au dernier excès. À peine osent-ils se montrer dans les rues sans être hués… Comme notre nation et notre siècle sont bien autrement éclairés » qu’au temps de Luther, « on ira jusqu’où on doit aller ; on bannira tous prêtres, tout sacerdoce, toute révélation, tout mystère… » — « On n’ose plus parler pour le clergé dans les bonnes compagnies ; on est honni et regardé comme des familiers de l’inquisition… Les prêtres ont remarqué cette année une diminution de plus d’un tiers dans le nombre de leurs communiants. Le collège des jésuites devient désert ; cent vingt pensionnaires ont été retirés à ces moines si tarés… On a observé aussi pendant le carnaval de Paris que jamais on n’avait vu tant de masques au bal contrefaisant les habits ecclésiastiques, en évêques, abbés, moines, religieuses. » — L’antipathie est si grande, que les plus médiocres livres font fureur dès qu’ils sont antichrétiens et condamnés comme tels. En 1748, un ouvrage de Toussaint en faveur de la religion naturelle, les Mœurs, devient tout d’un coup si célèbre, « qu’il n’y a personne dans un certain monde, dit Barbier, homme ou femme se piquant d’esprit, qui ne veuille le voir. On s’aborde aux promenades en se disant : Avez-vous lu les Mœurs ? » Dix ans plus tard on a dépassé le déisme. « Le matérialisme, dit encore Barbier, c’est le grand grief… » — Presque tous les gens d’étude et de bel esprit, écrit d’Argenson, se déchaînent contre notre sainte religion… Elle est secouée de toutes parts, et, ce qui anime davantage les incrédules, ce sont les efforts que font les dévots pour obliger à croire. Ils font des livres qu’on ne lit guères ; on ne dispute plus, on se rit de tout, et l’on persiste dans le matérialisme. » Horace Walpole[17], qui en 1765 revient en France et dont le bon sens prévoit le danger, s’étonne de tant d’imprudence : « J’ai dîné aujourd’hui, dit-il, avec une douzaine de savants ; quoique tous les domestiques fussent là pour nous servir, la conversation a été beaucoup plus libre, même sur l’Ancien Testament, que je ne le souffrirais à ma propre table en Angleterre, n’y eût-il pour l’écouter qu’un valet de pied. » On dogmatise partout. « Le rire est aussi démodé que les pantins ou le bilboquet. Nos bonnes gens n’ont plus le temps d’être gais, ils ont trop à faire ; il faut d’abord qu’ils mettent par terre Dieu et le roi ; tous et chacun, hommes et femmes, s’emploient en conscience à la démolition. À leurs yeux je suis un infidèle, parce que j’ai encore quelques croyances debout. » — « Savez-vous ce que sont les philosophes et ce que ce mot signifie ici ? D’abord il comprend presque tout le monde ; ensuite il désigne les gens qui se déclarent ennemis du papisme, mais qui, pour la plupart, ont pour objet le renversement de toute religion. » — « Ces savants, je leur demande pardon, ces philosophes sont insupportables, superficiels, arrogants et fanatiques. Ils prêchent incessamment, vous ne sauriez croire avec quelle liberté, et leur doctrine avouée est l’athéisme… Voltaire lui-même ne les satisfait plus ; une de leurs dames prosélytes me disait de lui : il est bigot, c’est un déiste. »

Ceci est bien fort, et pourtant nous ne sommes pas au bout : car, jusqu’ici, l’impiété est moins une conviction qu’une mode. Walpole, bon observateur, ne s’y est pas trompé. « D’après ce que je vous ai dit de leurs opinions religieuses ou plutôt irréligieuses, ne concluez pas, écrit-il, que les personnes de qualité, les hommes du moins, soient athées. Heureusement pour eux, pauvres âmes ! Ils ne sont pas capables de pousser le raisonnement si loin, mais ils disent oui à beaucoup d’énormités, parce que c’est la mode et qu’ils ne savent comment contredire. » À présent que « les petits maîtres sont surannés » et que tout le monde « est philosophe », ils sont philosophes ; il faut bien être comme tout le monde. Mais ce qu’ils goûtent dans le matérialisme nouveau, c’est le piquant du paradoxe et la liberté du plaisir. Ce sont des écoliers de bonne maison qui font des niches à leur précepteur ecclésiastique. Ils empruntent aux théories savantes de quoi lui mettre un bonnet d’âne, et leurs fredaines leur plaisent davantage quand elles sont assaisonnées d’impiété. Un seigneur de la cour ayant vu le tableau de Doyen, Sainte Geneviève et les pestiférés, fait le lendemain venir le peintre dans sa petite maison chez sa maîtresse[18] : « Je voudrais, lui dit-il, que vous peignissiez madame sur une escarpolette qu’un évêque mettrait en branle ; vous me placeriez, moi, de façon que je sois à portée de voir les jambes de cette belle enfant, et même mieux, si vous voulez égayer davantage votre tableau. » La chanson si leste sur Marotte « court avec fureur » ; — « au bout de quinze jours que je l’ai donnée, dit Collé, je n’ai rencontré personne qui n’en eût une copie ; et c’est le vaudeville, je veux dire l’assemblée du clergé, qui fait toute sa vogue ». — Plus un livre licencieux est irréligieux, plus il est goûté ; quand on ne peut l’avoir imprimé, on le copie. Collé compte « peut-être deux mille copies manuscrites de la Pucelle de Voltaire, qui en un mois se sont répandues à Paris ». Les magistrats eux-mêmes ne brûlent que pour la forme. « Ne croyez pas que monsieur l’exécuteur des hautes œuvres ait la permission de jeter au feu les livres dont les titres figurent dans l’arrêt de la Cour. Messieurs seraient très fâchés de priver leurs bibliothèques d’un exemplaire de chacun de ces ouvrages qui leur revient de droit, et le greffier y supplée par quelques malheureux rôles de chicane dont la provision ne lui manque pas[19]. »

Mais, à mesure que le siècle avance, l’incrédulité, moins bruyante, devient plus ferme. Elle se retrempe aux sources ; les femmes elles-mêmes se prennent d’engouement pour les sciences. En 1782[20] un personnage de Mme de Genlis écrit : « Il y a cinq ans je les avais laissées ne songeant qu’à leur parure, à l’arrangement de leurs soupers ; je les retrouve toutes savantes et beaux-esprits. » Dans le cabinet d’une dame à la mode, on trouve, à côté d’un petit autel dédié à la Bienfaisance ou à l’Amitié, un dictionnaire d’histoire naturelle, des traités de physique et de chimie. Une femme ne se fait plus peindre en déesse sur un nuage, mais dans un laboratoire, assise parmi des équerres et des télescopes[21]. La marquise de Nesle, la comtesse de Brancas, la comtesse de Pons, la marquise de Polignac sont chez Rouelle lorsqu’il entreprend de fondre et de volatiliser le diamant. Des sociétés de vingt et vingt-cinq personnes se forment dans les salons, pour suivre un cours de physique ou de chimie appliquée, de minéralogie ou de botanique. À la séance publique de l’Académie des Inscriptions, les femmes du monde applaudissent des dissertations sur le bœuf Apis, sur le rapport des langues égyptienne, phénicienne et grecque. Enfin, en 1786, elles se font ouvrir les portes du Collège de France. Rien ne les rebute. Plusieurs manient la lancette et même le scalpel ; la marquise de Voyer voit disséquer, et la jeune comtesse de Coigny dissèque de ses propres mains. — Sur ce fondement qui est celui de la philosophie régnante, l’incrédulité mondaine prend un nouveau point d’appui. Vers la fin du siècle[22] « on voit de jeunes personnes, qui sont dans le monde depuis six ou sept ans, se piquer ouvertement d’irréligion, croyant que l’impiété tient lieu d’esprit, et qu’être athée, c’est être philosophe ». Sans doute il y a beaucoup de déistes, surtout depuis Rousseau ; mais je ne crois pas que, sur cent personnes du monde, on trouve encore à Paris dix chrétiens ou chrétiennes. « Depuis dix ans[23], dit Mercier en 1783, le beau monde ne va plus à la messe ; on n’y va que le dimanche pour ne pas scandaliser les laquais, et les laquais savent qu’on n’y va que pour eux. » Le duc de Coigny[24], dans ses terres auprès d’Amiens, refuse de laisser prier pour lui, et menace son curé, s’il prend cette licence, de le faire jeter en bas de sa chaire ; son fils tombe malade, il empêche qu’on apporte les sacrements ; ce fils meurt, il interdit les obsèques et fait enterrer le corps dans son jardin ; malade lui-même, il ferme sa porte à l’évêque d’Amiens qui se présente douze fois pour le voir, et meurt comme il a vécu. — Sans doute un tel scandale est noté, c’est-à-dire rare ; presque tous et presque toutes « allient à l’indépendance des idées la convenance des formes[25] ». Quand la femme de chambre annonce : « Mme la duchesse, le bon Dieu est là, permettez-vous qu’on le fasse entrer ? Il souhaiterait avoir l’honneur de vous administrer » ; on conserve les apparences. On introduit l’importun, on est poli avec lui. Si on l’esquive, c’est sous un prétexte décent ; mais, si on lui complaît, ce n’est que par bienséance ; « à Surate, quand on meurt, on doit tenir la queue d’une vache dans sa main ». Jamais société n’a été plus détachée du christianisme. À ses yeux une religion positive n’est qu’une superstition populaire, bonne pour les enfants et les simples, non pour « les honnêtes gens » et les grandes personnes. Vous devez un coup de chapeau à la procession qui passe, mais vous ne lui devez qu’un coup de chapeau.

Dernier signe et le plus grave de tous. — Si les curés qui travaillent et sont du peuple ont la foi du peuple, les prélats qui causent et sont du monde ont les opinions du monde. Et je ne parle pas seulement ici des abbés de salon, courtisans domestiques, colporteurs de nouvelles, faiseurs de petits vers, complaisants de boudoir, qui dans une compagnie servent d’écho, et de salon à salon servent de porte-voix ; un écho, un porte-voix ne fait que répéter la phrase, sceptique ou non, qu’on lui jette[26]. Il s’agit des dignitaires, et, sur ce point, tous les témoignages sont d’accord. Au mois d’août 1767, l’abbé Bassinet, grand vicaire de Cahors, prononçant dans la chapelle du Louvre le panégyrique de saint Louis[27], « a supprimé jusqu’au signe de la croix. Point de texte, aucune citation de l’Écriture, pas un mot du bon Dieu ni des saints. Il n’a envisagé Louis IX que du côté des vertus politiques, guerrières et morales. Il a frondé les croisades, il en a fait voir l’absurdité, la cruauté, l’injustice même. Il a heurté de front et sans aucun ménagement la cour de Rome ». D’autres « évitent en chaire le nom de Jésus-Christ et ne parlent plus que du législateur des chrétiens ». Dans le code que l’opinion du monde et la décence sociale imposent au clergé, un observateur délicat[28] précise ainsi les distinctions de rang et les nuances de conduite : « Un simple prêtre, un curé doit croire un peu, sinon on le trouverait hypocrite ; mais il ne doit pas non plus être sûr de son fait, sinon on le trouverait intolérant. Au contraire, le grand vicaire peut sourire à un propos contre la religion, l’évêque en rira tout à fait, le cardinal y joindra son mot. » — « Il y a quelque temps, raconte la chronique, on disait à l’un des plus respectables curés de Paris : Croyez-vous que les évêques, qui mettent toujours la religion en avant, en aient beaucoup ? — Le bon pasteur, après avoir hésité un moment, répondit : Il peut y en avoir quatre ou cinq qui croient encore. » — Pour qui connaît leur naissance, leurs sociétés, leurs habitudes et leurs goûts, cela n’a rien d’invraisemblable. « Dom Collignon, représentant de l’abbaye de Mettlach, seigneur haut-justicier et curé de Valmunster », bel homme, beau diseur, aimable maître de maison, évite le scandale, et ne fait dîner ses deux maîtresses à sa table qu’en petit comité ; du reste aussi peu dévot que possible et bien moins encore que le vicaire savoyard, « ne voyant du mal que dans l’injustice et dans le défaut de charité ». ne considérant la religion que comme un établissement politique et un frein moral. J’en citerais nombre d’autres, M. de Grimaldi, le jeune et galant évêque du Mans, qui prend pour grands vicaires ses jeunes et galants camarades de classe, et fait de sa maison de campagne à Coulans un rendez-vous de jolies dames[29]. Concluez des mœurs aux croyances. — En d’autres cas on n’a pas la peine de conclure. Chez le cardinal de Rohan, chez M. de Brienne, archevêque de Sens, chez M. de Talleyrand, évêque d’Autun, chez l’abbé Maury, défenseur du clergé, le scepticisme est notoire. Rivarol[30], sceptique lui-même, déclare qu’aux approches de la Révolution « les lumières du clergé égalaient celles des philosophes ». — « Le corps qui a le moins de préjugés, dit Mercier[31], qui le croirait ? c’est le clergé. » Et l’archevêque de Narbonne expliquant la résistance du haut clergé en 1791[32], l’attribue, non à la foi, mais au point d’honneur. « Nous nous sommes conduits alors en vrais gentilshommes ; car, de la plupart d’entre nous, on ne peut pas dire que ce fût par religion. »

V

De l’autel au trône la distance est courte, et pourtant l’opinion met trente ans à la franchir. Pendant la première moitié du siècle, il n’y a point encore de fronde politique ou sociale. L’ironie des Lettres persanes est aussi mesurée que délicate ; l’Esprit des Lois est conservateur. Quant à l’abbé de Saint-Pierre, on sourit de ses rêveries, et l’Académie le raye de sa liste lorsqu’il s’avise de blâmer Louis XIV. À la fin les économistes d’un côté et les parlementaires de l’autre donnent le signal. — « Vers 1750, dit Voltaire[33], la nation rassasiée de vers, de tragédies, de comédies, de romans, d’opéras, d’histoires romanesques, de réflexions morales plus romanesques encore, et de disputes sur la grâce et les convulsions, se mit à raisonner sur les blés. » D’où vient la cherté du pain ? Pourquoi le laboureur est-il si misérable ? Quelle est la matière et la limite de l’impôt ? Toute terre ne doit-elle pas payer, et une terre peut-elle payer au delà de son produit net ? Voilà les questions qui entrent dans les salons sous les auspices du roi, par l’organe de Quesnay, son médecin, « son penseur », fondateur d’un système qui agrandit le prince pour soulager le peuple, et qui multiplie les imposés pour alléger l’impôt. — En même temps, par la porte opposée, arrivent d’autres questions non moins neuves. « La France[34] est-elle une monarchie tempérée et représentative, ou un gouvernement à la Turque ? Vivons-nous sous la loi d’un maître absolu, ou sommes-nous régis par un pouvoir limité et contrôlé ? » — « Les parlementaires exilés… se sont mis à étudier le droit public dans ses sources, et ils en confèrent comme dans des académies. Dans l’esprit public et par leurs études, s’établit l’opinion que la nation est au-dessus du roi, comme l’Église universelle est au-dessus du pape. » — Le changement est frappant, presque subit. « Il y a cinquante ans, dit encore d’Argenson, le public n’était nullement curieux des nouvelles d’État. Aujourd’hui chacun lit sa Gazette de Paris, même dans les provinces. On raisonne à tort et à travers de la politique, mais enfin on s’en occupe. » — Une fois que la conversation a saisi cet aliment, elle ne le lâche plus, et les salons s’ouvrent à la philosophie politique, par suite au Contrat social, à l’Encyclopédie, aux prédications de Rousseau, Mably, d’Holbach, Raynal et Diderot. En 1759, d’Argenson, qui s’échauffe, se croit déjà proche du moment final. « Il nous souffle un vent philosophique de gouvernement libre et antimonarchique ; cela passe dans les esprits, et il peut se faire que ce gouvernement soit déjà dans les têtes pour l’exécuter à la première occasion. Peut-être la Révolution se ferait avec moins de contestations qu’on ne pense ; cela se ferait par acclamation[35]. »

Non pas encore ; mais la semence lève. Bachaumont, en 1762, note un déluge de pamphlets, brochures et dissertations politiques, « une fureur de raisonner en matière de finance et de gouvernement ». En 1765, Walpole constate que les athées, qui tiennent alors le dé de la conversation, se déchaînent autant contre les rois que contre les prêtres. Un mot redoutable, celui de citoyen, importé par Rousseau, est entré dans le langage ordinaire, et, ce qui est décisif, les femmes s’en parent comme d’une cocarde. « Vous savez combien je suis citoyenne, écrit une jeune fille à son amie. Comme citoyenne et comme amie, pouvais-je recevoir de plus agréables nouvelles que celles de la santé de ma chère petite et de la paix[36] ? » — Autre mot non moins significatif, celui d’énergie qui, jadis ridicule, devient à la mode et se place à tout propos[37]. — Avec le langage, les sentiments sont changés, et les plus grandes dames passent à l’opposition. En 1771, dit le moqueur Besenval après l’exil du Parlement, « les assemblées de société ou de plaisir étaient devenues de petits États Généraux où les femmes, transformées en législateurs, établissaient des prémisses et débitaient avec assurance des maximes de droit public. » La Comtesse d’Egmont, correspondante du roi de Suède, lui envoie un mémoire sur les lois fondamentales de la France, en faveur du Parlement, dernier défenseur des libertés nationales, contre les attentats du chancelier Maupeou. « M. Le chancelier, dit-elle[38], a, depuis six mois, fait apprendre l’histoire de France à des gens qui seraient morts sans l’avoir sue. » — « Je n’en doute pas, sire, ajoute-t-elle ; vous n’abuserez pas de ce pouvoir qu’un peuple enivré vous a confié sans limites… Puisse votre règne devenir l’époque du rétablissement du gouvernement libre et indépendant, mais n’être jamais la source d’une autorité absolue. » Nombre d’autres femmes du premier rang, Mmes de la Marck, de Boufflers, de Brienne, de Mesmes, de Luxembourg, de Croy, pensent et écrivent de même. « Le pouvoir absolu, dit l’une d’elles, est une maladie mortelle qui, en corrompant insensiblement les qualités morales, finit par détruire les États… Les actions des souverains sont soumises à la censure de leurs propres sujets comme à celle de l’univers… La France est détruite, si l’administration présente subsiste[39]. » — Lorsque, sous Louis XVI, une nouvelle administration avance et retire des velléités de réformes, leur critique demeure aussi ferme. « Enfance, faiblesse, inconséquence continuelle, écrit une autre[40], nous changeons sans cesse et pour être plus mal que nous n’étions d’abord. Monsieur et M. Le comte d’Artois viennent de voyager dans nos provinces, mais comme ces gens-là voyagent, avec une dépense affreuse et la dévastation sur tout leur passage, n’en rapportant d’ailleurs qu’une graisse surprenante : Monsieur est devenu gros comme un tonneau ; pour M. Le comte d’Artois, il y met bon ordre par la vie qu’il mène. » — Un souffle d’humanité en même temps que de liberté a pénétré dans les cœurs féminins. Elles s’intéressent aux pauvres, aux petits, au peuple ; Mme d’Egmont recommande à Gustave III de planter la Dalécarlie en pommes de terre. Lorsque paraît l’estampe publiée au profit des Calas, « toute la France, et même toute l’Europe, s’empresse de souscrire, l’impératrice de Russie pour 5000 livres[41]. » — « L’agriculture, l’économie, les réformes, la philosophie, écrit Walpole, sont de bon ton, même à la cour. » — Le président Dupaty ayant fait un mémoire pour trois innocents condamnés à la « roue, on ne parle plus que de cela dans le monde » ; « ces conversations de société, dit une correspondante de Gustave III[42], ne sont plus oiseuses, puisque c’est par elles que l’opinion publique se forme. Les paroles sont devenues des actions, et tous les cœurs sensibles vantent avec transport un mémoire que l’humanité anime et qui paraît plein de talent, parce qu’il est plein d’âme ». Lorsque Latude sort de Bicêtre, Mme de Luxembourg, Mme de Boufflers et Mme de Staël veulent dîner avec Mme Legros, l’épicière qui « depuis trois années a remué ciel et terre » pour délivrer le prisonnier. C’est grâce aux femmes, à leur attendrissement, à leur zèle, à la conspiration de leurs sympathies, que M. de Lally parvient à faire réhabiliter son père. Quand elles s’éprennent, elles s’engouent : Mme de Lauzun, si timide, va jusqu’à dire des injures en public à un homme qui parle mal de Necker. — Rappelez-vous qu’en ce siècle les femmes étaient reines, faisaient la mode, donnaient le ton, menaient la conversation, par suite les idées, par suite l’opinion[43]. Quand on les trouve en avant sur le terrain politique, on peut être sûr que les hommes suivent : chacune d’elles entraîne avec soi tout son salon.

VI

Une aristocratie imbue de maximes humanitaires et radicales, des courtisans hostiles à la cour, des privilégiés qui contribuent à saper les privilèges, il faut voir dans les témoignages du temps cet étrange spectacle. « Il est de principe, dit un contemporain, que tout doit être changé et bouleversé[44]. » Au plus haut, au plus bas, dans les assemblées, dans les lieux publics, on ne rencontre parmi les privilégiés que des Opposants et des réformateurs. « En 1787, presque tout ce qu’il y avait de marquant dans la pairie se déclara dans le Parlement pour la résistance… J’ai vu mettre en avant dans les dîners qui nous réunissaient alors presque toutes les idées qui devaient bientôt se produire avec tant d’éclat[45]. » Déjà en 1774, M. de Vaublanc, allant à Metz, trouvait dans la diligence un ecclésiastique et un comte colonel de hussards qui ne cessaient de parler économie politique[46]. « C’était alors la mode ; tout le monde était économiste, ou ne s’entretenait que de philosophie, d’économie politique, surtout d’humanité, et des moyens de soulager le bon peuple ; ces deux derniers mots étaient dans toutes les bouches. » Ajoutez-y celui d’égalité ; Thomas, dans un éloge du maréchal de Saxe, disait : « Je ne puis le dissimuler, il était du sang des rois » ; et l’on admirait cette phrase. — Seuls quelques chefs de vieilles familles parlementaires ou seigneuriales conservent le vieil esprit nobiliaire et monarchique ; toute la génération nouvelle est gagnée aux nouveautés. « Pour nous, dit l’un d’eux, jeune noblesse française[47], sans regret pour le passé, sans inquiétude pour l’avenir, nous marchions gaiement sur un tapis de fleurs qui nous cachait un abîme. Riants frondeurs des modes anciennes, de l’orgueil féodal de nos pères et de leurs graves étiquettes, tout ce qui était antique nous paraissait gênant et ridicule. La gravité des anciennes doctrines nous pesait. La riante philosophie de Voltaire nous entraînait en nous amusant. Sans approfondir celle des écrivains plus graves, nous l’admirions comme empreinte de courage et de résistance au pouvoir arbitraire… La liberté, quel que fût son langage, nous plaisait par son courage ; l’égalité, par sa commodité. On trouve du plaisir à descendre tant qu’on croit pouvoir remonter dès qu’on veut ; et, sans prévoyance, nous goûtions à la fois les avantages du patriciat et les douceurs d’une philosophie plébéienne. Ainsi, quoique ce fussent nos privilèges, les débris de notre ancienne puissance que l’on minait sous nos pas, cette petite guerre nous plaisait. Nous n’en éprouvions pas les atteintes, nous n’en avions que le spectacle. Ce n’étaient que combats de plume et de paroles qui ne nous paraissaient pouvoir faire aucun dommage à la supériorité d’existence dont nous jouissions et qu’une possession de plusieurs siècles nous faisait croire inébranlable. Les formes de l’édifice restant intactes, nous ne voyions pas qu’on le minait en dedans. Nous riions des graves alarmes de la vieille cour et du clergé qui tonnaient contre cet esprit d’innovation. Nous applaudissions les scènes républicaines de nos théâtres[48], les discours philosophiques de nos Académies, les ouvrages hardis de nos littérateurs. » — Si l’inégalité durait encore dans la distribution des charges et des places, « l’égalité commençait à régner dans les sociétés. En beaucoup d’occasions, les titres littéraires avaient la préférence sur les titres de noblesse. Les courtisans, serviteurs de la mode, venaient faire la cour à Marmontel, à d’Alembert, à Raynal. On voyait fréquemment dans le monde des hommes de lettres du deuxième et troisième rang être accueillis et traités avec des égards que n’obtenaient pas les nobles de province… Les institutions restaient monarchiques, mais les mœurs devenaient républicaines. Nous préférions un mot d’éloge de d’Alembert, de Diderot, à la faveur la plus signalée d’un prince… Il était impossible de passer la soirée chez d’Alembert, d’aller à l’hôtel de La Rochefoucauld chez les amis de Turgot, d’assister au déjeuner de l’abbé Raynal, d’être admis dans la société et la famille de M. de Malesherbes, enfin d’approcher de la reine la plus aimable et du roi le plus vertueux, sans croire que nous entrions dans une sorte d’âge d’or dont les siècles précédents ne nous donnaient aucune idée… Nous étions éblouis par le prisme des idées et des doctrines nouvelles, rayonnants d’espérance, brûlants d’ardeur pour toutes les gloires, d’enthousiasme pour tous les talents et bercés des rêves séduisants d’une philosophie qui voulait assurer le bonheur du genre humain. Loin de prévoir des malheurs, des excès, des crimes, des renversements de trônes et de principes, nous ne voyions dans l’avenir que tous les biens qui pouvaient être assurés à l’humanité par le règne de la raison. On laissait un libre cours à tous les écrits réformateurs, à tous les projets d’innovation, aux pensées les plus libérales, aux systèmes les plus hardis. Chacun croyait marcher à la perfection, sans s’embarrasser des obstacles et sans les craindre. Nous étions fiers d’être Français et encore plus d’être Français du dix-huitième siècle… Jamais réveil plus terrible ne fut précédé par un sommeil plus doux et par des songes plus séduisants ».

Ils ne s’en tiennent pas à des songes, à de purs souhaits, à des espérances passives. Ils agissent, ils sont vraiment généreux ; il suffit qu’une cause soit belle pour que leur dévouement lui soit acquis. À la nouvelle de l’insurrection américaine, le marquis de la Fayette, laissant sa jeune femme enceinte, s’échappe, brave les défenses de la cour, achète une frégate, traverse l’Océan et vient se battre aux côtés de Washington. « Dès que je connus la querelle, dit-il, mon cœur fut enrôlé et je ne songeai plus qu’à rejoindre mes drapeaux. » Quantité de gentilshommes le suivent. Sans doute ils aiment le danger ; « une probabilité d’avoir des coups de fusil est trop précieuse pour qu’on la néglige[49]. » Mais il s’agit en outre d’affranchir des opprimés ; « c’est comme paladins, dit l’un d’eux, que nous nous montrions philosophes[50], » et l’esprit chevaleresque se met au service de la liberté. — D’autres services, plus sédentaires et moins brillants, ne les trouvent pas moins zélés. Aux assemblées provinciales[51], les plus grands personnages de la province, évêques, archevêques, abbés, ducs, Comtes, marquis, joints aux notables les plus opulents et les plus instruits du Tiers-état, en tout un millier d’hommes, bref l’élite sociale, toute la haute classe convoquée par le roi, établit le budget, défend le contribuable contre le fisc, dresse le cadastre, égalise la taille, remplace la corvée, pourvoit à la voirie, multiplie les ateliers de charité, instruit les agriculteurs, propose, encourage et dirige toutes les réformes. J’ai lu les vingt volumes de leurs procès-verbaux : on ne peut voir de meilleurs citoyens, des administrateurs plus intègres, plus appliqués, et qui se donnent gratuitement plus de peine, sans autre objet que le bien public. La bonne volonté est complète. Jamais l’aristocratie n’a été si digne du pouvoir qu’au moment où elle allait le perdre ; les privilégiés, tirés de leur désœuvrement, redevenaient des hommes publics, et, rendus à leur fonction, revenaient à leur devoir. En 1778, dans la première assemblée du Berry, l’abbé de Séguiran[52], rapporteur, ose dire que « la répartition de l’impôt doit être un partage fraternel des charges publiques ». En 1780, les abbés, prieurs et chapitres de la même province offrent 60000 livres de leur argent, et quelques gentilshommes, en moins de vingt-quatre heures, 17000 livres. En 1787, dans l’assemblée d’Alençon, la noblesse et le clergé se cotisent de 30000 livres pour soulager d’autant les taillables indigents de chaque paroisse[53]. Au mois d’avril 1787, le roi, dans l’Assemblée des Notables, parle de « l’empressement avec lequel les archevêques et évêques ont déclaré ne prétendre à aucune exemption pour leur contribution aux charges publiques ». Au mois de mars 1789, dès l’ouverture des assemblées de bailliage, le clergé tout entier, la noblesse presque tout entière, bref le corps des privilégiés, renonce spontanément à ses privilèges en fait d’impôt. Le sacrifice est voté par acclamation ; ils viennent d’eux-mêmes l’offrir au Tiers-état et il faut voir dans les procès-verbaux manuscrits leur accent généreux et sympathique. « L’ordre de la noblesse du bailliage de Tours, dit le marquis de Lusignan[54], considérant que ses membres sont hommes et citoyens avant que d’être nobles, ne peut se dédommager, d’une manière plus conforme à l’esprit de justice et de patriotisme qui l’anime, du long silence auquel l’abus du pouvoir ministériel l’avait condamné, qu’en déclarant à ses concitoyens qu’elle n’entend plus jouir à l’avenir d’aucun des privilèges pécuniaires que l’usage lui avait conservés, et qu’elle fait par acclamation le vœu solennel de supporter dans une parfaite égalité, et chacun en proportion de sa fortune, les impôts et contributions générales qui seront consenties par la nation. » — « Je vous le répète, dit le comte de Buzançois au Tiers-état, du Berry, nous sommes tous frères, nous voulons partager vos charges… Nous désirons ne porter qu’un seul vœu aux états et, par là, montrer l’union et l’harmonie qui doivent y régner. Je suis chargé de vous offrir de vous réunir à nous pour ne faire qu’un seul cahier. » — « Il faut trois qualités à un député, dit le marquis de Barbançon au nom de la noblesse de Châteauroux : probité, fermeté, connaissances ; les deux premières se trouvent également dans les députés des trois ordres ; mais les connaissances se rencontreront plus généralement dans le Tiers-état, dont l’esprit est exercé aux affaires. » — « Un nouvel ordre de choses se déploie à nos yeux, dit l’abbé Legrand au nom du clergé de Châteauroux ; le voile du préjugé est déchiré, la raison en a pris la place. Elle s’empare de tous les cœurs français, sape par le pied tout ce qui n’était fondé que sur les anciennes opinions et tire sa force d’elle-même. » Non seulement les privilégiés font les avances, mais ils les font sans effort ; ils parlent la même langue que les gens du Tiers, ils sont disciples des mêmes philosophes, ils semblent partir des mêmes principes. La noblesse de Clermont en Beauvoisis[55] ordonne à ses députés de demander avant tout qu’il soit fait une déclaration explicite des droits qui appartiennent à tous les hommes ». La noblesse de Mantes et Meulan affirme que les principes de la politique sont aussi absolus que ceux de la morale, puisque les uns et les autres ont pour base commune la raison ». La noblesse de Reims demande « que le roi soit supplié de vouloir bien ordonner la démolition de la Bastille ». — Maintes fois, après des vœux et des prévenances semblables, les délégués de la noblesse et du clergé sont accueillis dans les assemblées du Tiers par des battements de mains, « des larmes », des transports. Quand on voit ces effusions, comment ne pas croire à la concorde ? Et comment prévoir qu’on va se battre au premier tournant de la route où, fraternellement, l’on entre la main dans la main ?

Ils n’ont pas cette triste sagesse. Ils posent en principe que l’homme, surtout l’homme du peuple, est bon ; pourquoi supposer qu’il puisse vouloir du mal à ceux qui lui veulent du bien ? Ils ont conscience à son endroit de leur bienveillance et de leur sympathie. Non seulement ils parlent de leurs sentiments, mais ils les éprouvent. À ce moment, dit un contemporain[56], « la pitié la plus active remplissait les âmes ; ce que craignaient le plus les hommes opulents, c’était de passer pour insensibles ». L’archevêque de Paris, qu’on poursuivra à coups de pierres, a donné cent mille écus pour améliorer l’Hôtel-Dieu. L’intendant Bertier, qu’on massacrera, a cadastré l’Île-de-France pour égaliser la taille, ce qui lui a permis d’en abaisser le taux d’abord d’un huitième, puis d’un quart[57]. Le financier Beaujon bâtit un hôpital. Necker refuse les appointements de sa place et prête au trésor deux millions pour rétablir le crédit. Le duc de Charost, dès 1770[58], abolit sur ses terres les corvées seigneuriales et fonde un hôpital dans sa seigneurie de Meillant. Le prince de Bauffremont, les présidents de Vezet, de Chamolles, de Chaillot, nombre d’autres seigneurs en Franche-Comté, suivent l’exemple du roi en affranchissant leurs serfs[59]. L’évêque de Saint-Claude réclame, malgré son chapitre, l’affranchissement de ses mainmortables. Le marquis de Mirabeau établit dans son domaine du Limousin un bureau gratuit de conciliation pour arranger les procès, et chaque jour, à Fleury, fabrique neuf cents livres de pain économique à l’usage « du pauvre peuple qui se bat à qui en aura[60] ». M. de Barral, évêque de Castres, prescrit à tous ses curés de prêcher et propager la culture des pommes de terre. Le marquis de Guerchy monte avec Arthur Young sur les tas de foin pour apprendre à bien faire une meule. Le comte de Lasteyrie importe en France la lithographie. Nombre de grands seigneurs et de prélats figurent dans les sociétés d’agriculture, écrivent ou traduisent des livres utiles, suivent les applications des sciences, étudient l’économie politique, s’informent de l’industrie, s’intéressent en amateurs ou en promoteurs à toutes les améliorations publiques. « Jamais, dit encore Lacretelle, les Français n’avaient été plus ligués pour combattre tous les maux dont la nature nous impose le tribut, et ceux qui pénètrent par mille voies dans les institutions sociales. » Peut-on admettre que tant de bonnes intentions réunies aboutissent à tout détruire ? Tous se rassurent, le gouvernement comme la haute classe, en songeant au bien qu’ils ont fait ou voulu faire. Le roi se rappelle qu’il a rendu l’état civil aux protestants, aboli la question préparatoire, supprimé la corvée en nature, établi la libre circulation des grains, institué les assemblées provinciales, relevé la marine, secouru les Américains, affranchi ses propres serfs, diminué les dépenses de sa maison, employé Malesherbes, Turgot et Necker, lâché la bride à la presse, écouté l’opinion publique[61]. Aucun gouvernement ne s’est montré plus doux : le 14 juillet 1789, il n’y avait à la Bastille que sept prisonniers, dont un idiot, un détenu sur la demande de sa famille, et quatre accusés de faux[62]. Aucun prince n’a été plus humain plus charitable, plus préoccupé des malheureux. En 1784, année d’inondations et d’épidémies, il fait distribuer pour trois millions de secours. On s’adresse à lui, même pour les accidents privés ; le 8 juin 1785, il envoie deux cents livres à la femme d’un laboureur breton, qui, ayant déjà deux enfants, vient d’en mettre au monde trois en une seule couche[63]. Pendant un hiver rigoureux, il laisse chaque jour les pauvres envahir ses cuisines. Très probablement, il est, après Turgot, l’homme de son temps qui a le plus aimé le peuple. — Au-dessous de lui, ses délégués se conforment à ses vues ; j’ai lu quantité de lettres d’intendants qui tâchent d’être de petits Turgots. « Tel construit un hôpital, un autre fonde des prix pour les laboureurs ; celui-ci admet des artisans à sa table[64] » ; celui-la entreprend le défrichement d’un marais. M. de la Tour, en Provence, a fait tant de bien pendant quarante ans, que, malgré lui, le Tiers-état lui vote une médaille d’or[65]. Un gouverneur fait un cours de boulangerie économique. — Quel danger de pareils pasteurs peuvent-ils courir au milieu de leur troupeau ? Quand le roi convoque les États Généraux, nul n’est « en défiance », ni ne s’effraye de l’avenir. « On parlait[66] de l’établissement d’une nouvelle constitution de l’État comme d’une œuvre facile, comme d’un événement naturel. » — « Les hommes les meilleurs et les plus vertueux y voyaient le commencement d’une nouvelle ère de bonheur pour la France et pour tout le monde civilisé. Les ambitieux se réjouissaient de la large carrière qui allait s’ouvrir à leurs espérances. Mais on n’aurait pas trouvé un individu, le plus morose, le plus timide, le plus enthousiaste, qui prévît un seul des événements extraordinaires vers lesquels les États assemblés allaient être conduits. »

  1. Mot de Macaulay.
  2. Stendhal, Rome, Naples et Florence, 371.
  3. Morellet, Mémoire, I, 139 (sur les écrits et les entretiens de Diderot, d’Holbach et des athées). « Tout semblait alors innocent dans cette philosophie qui demeurait contenue dans l’enceinte des spéculations, et ne cherchait, dans ses plus grandes hardiesses, qu’un exercice paisible de l’esprit. »
  4. L’Homme aux quarante écus. — Cf. Voltaire, Mémoires, soupers chez Frédéric II. « Jamais on ne parla en aucun lieu du monde avec tant de liberté de toutes les superstitions des hommes. »
  5. Morellet, Mémoires, I, 133.
  6. Galiani, Correspondance, passim.
  7. Bachaumont, III, 93 (1766), II, 202 (1765).
  8. Geffroy, Gustave III, I, 114.
  9. Villemain, Tableau de la littérature au dix-huitième siècle, IV, 409.
  10. Grimm, Correspondance littéraire, IV, 176. — Comte de Ségur, Mémoires, I, 113.
  11. Princesse de Babylone. — Cf. le Mondain.
  12. Mme d’Épinay, Éd. Boiteau, I, 216, souper chez Mlle Quinault la comédienne, avec Saint-Lambert, le prince de…, Duclos et Mme d’Épinay.
  13. Par exemple, le père de Marmont, gentilhomme, militaire, qui ayant gagné à 28 ans la croix de Saint-Louis, quitte le service, parce que tout l’avancement est pour les gens de cour. — Retiré dans sa terre, il est libéral et enseigne à lire à son fils dans le Compte rendu de Necker. (Maréchal Marmont. Mémoires, I, 9.)
  14. Aubertin, l’Esprit public au dix-huitième siècle, 7.
  15. Montesquieu. Lettres persanes. (Lettre 61.) — Cf. Voltaire (Dîner du comte de Boulainvilliers).
  16. Aubertin. 281. 282. 285. 289.
  17. Horace Walpole, Letters and correspondance. 27 septembre 1765, 18 et 28 octobre, 19 novembre 1766.
  18. Journal et mémoires de Collé publiés par H. Bonhomme, II. 24 (octobre 1755) et III, 165 (octobre 1767).
  19. Correspondance littéraire par Grimm (septembre, octobre 1770).
  20. Mme de Genlis, Adèle et Théodore, I, 312.
  21. E. et J. de Goncourt, la Femme au dix-huitième siècle, 371-373 — Bachaumont, I. 224 (13 avril 1763).
  22. Mme de Genlis, Adèle et Théodore. II. 326.
  23. Mercier, Tableau de Paris, III, 44.
  24. Métra. Correspondance secrète, xvii, 387 (7 mars 1785).
  25. E. et J. de Goncourt, ib. 456. — Vicomtesse de Noailles, Vie de la princesse de Poix, née de Beauvau.
  26. L’abbé de Lattaignant, chanoine de Reims, auteur de poésies légères et de chansons de soupers, « vient de faire pour le théâtre de Nicolet une parade où l’intrigue est soutenue de beaucoup de saillies polissonnes très à la mode aujourd’hui. Les courtisans qui donnent le ton à ce théâtre trouvent le chanoine de Reims délicieux. » (Bachaumont, IV, 171. novembre 1768.)
  27. Bachaumont. III, 253. — Chateaubriand, Mémoires, I, 246.
  28. Chamfort. 279.
  29. Merlin de Thionville, Vie et correspondance, par Jean Reynaud, (La chartreuse du Val-Saint-Pierre. Tout le passage est à lire.) — Souvenirs manuscrits par le chancelier Pasquier.
  30. Rivarol, Mémoires, I, 344.
  31. Mercier, IV, 142. — En Auvergne, dit M. de Montlosier. « je me composai une société de prêtres beaux-esprits dont quelques-uns étaient déistes, et d’autres franchement athées, avec lesquels je m’exerçai à lutter contre mon frère ». (Mémoires, I, 37.)
  32. M. de la Fayette, Mémoires, III, 58.
  33. Dictionnaire philosophique, article Blé. — L’ouvrage principal de Quesnay (Tableau économique) est de 1758.
  34. Marquis d’Argenson, Mémoires, IV, 141 ; VI, 320, 465 ; VII, 23 ; VIII, 153 (1752, 1753, 1754). — Le discours de Rousseau sur l’inégalité est aussi de 1753. — Sur ce pas décisif de l’opinion, consultez l’excellent livre d’Aubertin, l’Esprit public au dix-huitième siècle.
  35. La nuit du 4 août 1789 semble prédite ici.
  36. Correspondance de Laurette de Malboissière, publiée par la marquise de la Grange (4 septembre 1762, 8 novembre 1762).
  37. Lettre de Mme du Deffand à Mme de Choiseul (citée par Geffroy. Gustave III et la cour de France, I, 279).
  38. Geffroy, ib., I, 232, 241, 245.
  39. Geffroy, ib., I, 267, 281. Lettres de Mme de Boufflers (octobre 1772, juillet 1774).
  40. Ibid., I, 285. Lettres de Mme de la Marck (1776, 1777, 1779).
  41. Bachaumont. III, 14 (28 mars 1766. — Walpole, 6 octobre 1775).
  42. Geffroy ib. Lettre de Mme de Staël (1786).
  43. Collé, Journal. III, 437 (1770) : « Les femmes ont tellement pris le dessus chez les Français, elles les ont tellement subjugués, qu’ils ne pensent et ne sentent plus que d’après elles. »
  44. Correspondance, par Metra, III, 200 ; IV, 131.
  45. Souvenirs manuscrits du chancelier Pasquier.
  46. Comte de Vaublanc. Souvenirs, I, 117, 377.
  47. Comte de Ségur, Mémoires, I, 17.
  48. Ségur, ib., I, 151. « J’entendis toute la cour, dans la salle de spectacle du château de Versailles, applaudir avec enthousiasme Brutus, tragédie de Voltaire, et particulièrement ces deux vers :

    Je suis fils de Brutus et je porte en mon cœur
    La liberté gravée et les rois en horreur. »

  49. Duc de Lauzun, 80 (à propos de son expédition en Corse).
  50. Ségur, I, 87.
  51. Les assemblées du Berry et de la Haute-Guyenne commencent en 1778 et 1779, celles des autres généralités en 1787. Toutes fonctionnent jusqu’en 1789. (Cf. Léonce de Lavergne, Les assemblées provinciales.)
  52. Léonce de Lavergne, ib., 26, 55, 183. Le bureau des impôts de l’assemblée provinciale de Tours réclame aussi contre les privilèges en fait d’impôts.
  53. Procès-verbaux de l’assemblée provinciale de Normandie, généralité d’Alençon, 252. — Cf. Archives nationales, H, 1149 : en 1778, dans la généralité de Moulins, trente-neuf personnes, la plupart nobles, ajoutent de leur argent 18950 livres aux 60000 allouées par le roi pour les routes et ateliers de charité.
  54. Archives nationales, procès-verbaux et cahiers des États généraux, t. XLIX, 712, 714 (noblesse et clergé de Dijon). T. XVI, 183 (noblesse d’Auxerre). T. XXIX, 352, 455, 458 (clergé et noblesse du Berry. T. CL, 266 (clergé et noblesse de Tours). T. XXIX, clergé et noblesse de Châteauroux (29 janvier 1789), 572 à 582. T. XIII, 765 (noblesse d’Autun). — Pour l’ensemble, voyez Résumé des cahiers, par Prudhomme, 3 vol.
  55. Prudhomme, ib., II, 39. 51. 59. — Léonce de Lavergne, 384. En 1788, deux cents gentilshommes des premières familles du Dauphiné signent, conjointement avec le clergé et le Tiers-état de la province, une adresse au roi où se trouve la phrase suivante : « Ni le temps, ni les liens ne peuvent légitimer le despotisme ; Les droits des hommes dérivent de la nature seule et sont indépendants de leurs conventions. »
  56. Lacretelle, Histoire de France au dix-huitième siècle, V. 2.
  57. Procès-verbaux de l’assemblée provinciale de l’Île-de-France (1787), 127.
  58. Léonce de Lavergne. Ib., 52 369.
  59. Le cri de la raison, par Clerget, curé d’Ornans (1789), 258.
  60. Lucas de Montigny, Mémoires de Mirabeau, I, 290, 368. Théron de Montaugé, L’agriculture et les classes rurales dans le pays Toulousain, 14.
  61. « La plupart des étrangers ont peine à se faire une idée de l’autorité qu’exerce en France aujourd’hui l’opinion publique, ils comprennent difficilement ce que c’est que cette puissance invisible qui commande jusque dans le palais du roi. Il en est pourtant ainsi. » (Necker (1784), cité par Tocqueville.)
  62. Granier de Cassagnac, II, 236. — Au commencement du règne de Louis XVI, M. de Malesherbes visita, selon l’usage, les maisons qui contenaient des prisonniers d’État. « Il m’a dit à moi-même qu’il n’en avait fait sortir que deux. » (Sénac de Meilhan, Du gouvernement, des mœurs et des conditions en France.)
  63. Archives nationales, H, 1418, 1149, F. 14, 2073 (Secours à diverses provinces et localités malheureuses).
  64. Aubertin, 484 (d’après Bachaumont).
  65. Léonce de Lavergne, 472.
  66. Mathieu Dumas, Mémoires, I, 426. — Sir Samuel Romilly, Mémoires, I, 99. — « La sécurité alla jusqu’à l’extravagance. » (Mme de Genlis, Mémoires.) — Le 29 juin 1789, Necker disait dans le conseil du roi, à Marly : « Quoi de plus frivole que les craintes conçues à raison de l’organisation des États Généraux ? Rien ne peut y être statué sans l’assentiment du roi. » (M. de Barentin, Mémoires, 187.) — Adresse de l’Assemblée nationale à ses commettants, 2 octobre 1789 : « Une grande révolution, dont le projet eût paru chimérique il y a quelques mois, s’est opérée au milieu de nous. »