Les Oiseaux bleus/Le Chemin du Paradis

Victor-Havard (p. 115-122).

LE CHEMIN DU PARADIS

Comme elle avait refusé d’épouser le neveu de l’empereur de Germanie, on avait mis la princesse, par ordre de son père, dans la plus haute chambre d’une très haute tour, d’une tour si haute que les nuages planent plus bas, et que les martinets eux-mêmes ne viennent point y faire leurs nids, sentant leurs ailes lasses avant que d’y atteindre ; ceux qui voyaient de loin la robe blanche de la captive frémir sur la plate-forme à mi-chemin du ciel, croyaient plutôt d’un ange tombé du paradis que d’une jeune fille montée de la terre. Et, tout le jour, toute la nuit aussi, Guillelmine ne cessait de se lamenter ; non pas seulement parce qu’on l’avait éloignée de ses compagnes avec qui c’était son plaisir de jouer aux tables ou d’aller, le tiercelet au gant, chasser la perdrix ou le héron, mais parce qu’elle était séparée d’un joli page de guerre, appelé Aymeri, boucles blondes et les joues si roses, à qui elle avait donné son cœur, pour ne jamais le reprendre.

De son côté, Aymeri n’avait pas l’âme moins désolée, et, une fois, accoudé à la fenêtre de la geôle où on l’avait enfermé, baissant la tête vers le précipice pierreux qui entourait la prison, il prononça tristement ces paroles :

— Que me sert-il de vivre, puisqu’on m’a dérobé celle qui était l’unique bonheur de ma vie ? Lorsqu’il m’était permis d’être auprès d’elle, je me plaisais à espérer de longs jours pleins de nobles combats et d’aventures victorieuses ; j’enviais toutes les gloires, que je lui aurais offertes comme un berger qui revient de la plaine donne à son amie un bouquet de fleurs des champs ; je voulais être illustre pour qu’elle m’en récompensât d’un sourire. Mais, à présent qu’on me l’a prise, je n’ai plus souci des triomphes ni de mon nom fameux par toute la terre ; à quoi bon cueillir des fleurs que ne baisera pas une bouche adorée ? et je ne prends plus d’intérêt à aucune chose dans ce monde. Vous pouvez vous clore, tristes yeux qui ne verrez plus Guillelmine !

Ayant achevé de parler, il monta sur l’appui de la fenêtre, et se laissa tomber vers le précipice de pierres.

Mais, depuis un instant, trois hirondelles s’étaient posées non loin de là sur la branche d’un acacia en fleur ; battant des ailes et trissant dans le remûment du feuillage, elles n’avaient pas perdu un mot du discours d’Aymeri, malgré leur air de n’y pas prendre garde.

— N’est-ce point grand dommage…

— Qu’il y ait tant de chagrin…

— Dans un si jeune cœur ?

— Et qu’il y ait tant de larmes…

— Tant de larmes amères…

— Dans de si jolis yeux ?

Que ces oiseaux parlassent, cela n’avait rien de surprenant ; car ce n’étaient pas des hirondelles en effet, mais des anges qui en avaient pris la forme, rapetissant leurs ailes ; il arrive fréquemment que les esprits célestes se muent de la sorte pour écouter d’entre les branches ou par la cheminée ce qu’on dit ici-bas ; mais ils ne font point cela dans une mauvaise intention ; ils seraient bien contents de n’entendre et de n’avoir à répéter que d’honnêtes paroles ; quelquefois même, pour épargner des châtiments à nos âmes, ils osent mentir à Dieu, qui ne leur en veut pas.

— Ne pensez-vous pas comme moi…

— Qu’il serait juste de sauver Aymeri…

— D’une mort si terrible ?

— Et que, sans déplaire au Seigneur…

— Nous pourrions emporter cet enfant…

— Dans notre paradis ?

Là-dessus, elles volèrent toutes trois vers le désespéré au moment même où il tombait de la fenêtre, et, avant qu’il se fût heurté aux pierres du précipice, elles l’enlevèrent vers le ciel, sur leurs ailes étendues qui étaient maintenant des ailes d’anges.

Aymeri fut bien étonné de ne pas être mort, et il se montra ravi quand il sut où on le conduisait ; il se confondit en remercîments, ce qui ne déplut pas à ses sauveurs ; il est toujours agréable, lorsqu’on oblige quelqu’un, de ne pas rencontrer de l’ingratitude. Au-dessus des maisons et des palais, plus haut que les platanes des jardins et que les sapins des collines, les envolés traversaient l’azur, la lumière, les nuées ; ils allaient si vite, que le vent, malgré son envie de les suivre, fut obligé d’y renoncer et s’arrêta derrière eux en soufflant.

Mais, bientôt, quand la ville eut disparu, là-bas, dans le brouillard, Aymeri fut pris d’une inquiétude.

— Beaux anges, demanda-t-il, vous ne vous trompez pas de route au moins ?

À ces mots, ils ne purent s’empêcher de rire.

— Crois-tu donc, enfant…

— Que nous ne connaissons pas…

— Le chemin du paradis ?

Aymeri, un peu honteux, répondit :

— Pardonnez-moi, beaux anges. Je vous ai fait une question qui n’a pas le sens commun. Je vous promets que cela ne m’arrivera plus.

Les ailes blanches battaient l’air, toujours ; des plaines, des forêts, des monts, disparaissaient dans les profondeurs grises ; Aymeri aperçut enfin, au-dessus des nuages, le sommet d’une tour.

— Ah ! dit-il dans un cri de joie, nous sommes arrivés !

Les anges furent un peu surpris de ces paroles.

— Pas encore ! le paradis…

— N’est pas si proche que tu penses…

— Des sombres demeures des hommes.

— Lorsque nous aurons passé…

— À droite du soleil, là-haut…

— À travers des flammes couleur de neige…

— Nous serons encore bien loin…

— Du seuil resplendissant que gardent…

— Les chérubins aux armures d’or !

Aymeri cria en se cramponnant aux plumes des messagers divins :

— Nous sommes arrivés, vous dis-je ! Il est sur cette tour, le paradis, sur cette tour où Guillelmine lève vers moi les manches de sa robe, plus belle que vos ailes !

Les anges s’étonnaient de plus en plus.

— Quoi ! fol enfant, tu ne veux pas…

— Nous suivre jusqu’au séjour…

— Des éternelles délices ?

— Tu ne veux pas, pareil au élus…

— Qui sans fin s’extasient…

— Dans les clartés et les musiques…

— Voir la splendeur incomparable…

— Des miraculeux jardins…

— Où les fleurs, qui sont des étoiles…

— Enivrent de lumineux parfums…

— Et d’odorantes lueurs…

— Ces célestes abeilles, les âmes ?

— Tu ne veux pas, parmi les Vierges…

— Lys plus beaux que les lys…

— Dont l’hymen fait des roses…

— Te choisir une fiancée…

— Qui jonchera d’impérissables rêves…

— Ton angélique lit nuptial ?

Mais Aymeri, en se débattant :

— Non ! non ! je n’irai pas plus loin !

Alors les anges s’écartèrent, justement irrités de voir qu’il faisait si peu de cas des joies paradisiaques, et, à travers l’air, il tomba lourdement sur les dalles, au sommet de la tour.

Les membres brisés, le crâne rompu, Aymeri gisait, le pauvre ; le sang lui sortait de la bouche, des yeux, du front ; il sentait bien qu’il allait mourir, et, dans tout son corps, il éprouvait des souffrances telles qu’il n’aurait jamais cru qu’on pût souffrir à ce point. Mais Guillelmine, échevelée, lui mettait les bras au cou, caressant les blessures, baisant les lèvres sanglantes… « Je le savais bien, dit-il, que je connaissais mieux qu’eux le chemin du Paradis ! »