A. Lemerle (1p. 140-161).


Le masque tombe.


À peine lord Glenmour fut-il dans son cabinet, magnifique pièce de travail peuplée de bronzes antiques, car il avait de la science et du goût, et tapissée des plus vieux Aubussons qui soient en France, qu’il lança avec violence une chaise contre le lustre, dont il secoua la gerbe de cristaux et de bougies. Sa colère s’en prit à tout ce qui tomba sous sa main : il froissait les papiers, brisait les marbres et foulait aux pieds les oreillers de son riche divan en brocard de Perse. C’est que l’homme du salon, le jeune homme modeste, timide et parfaitement convenable, qui osait à peine élever le regard et la voix devant sa femme, avait fait place tout-à-coup à une véritable tempête en chair et en os.

Ce changement brusque, cette révolution de caractère, d’humeur, d’organisation, d’individualité, offrait quelque chose d’incompréhensible, d’effrayant. Un autre homme semblait être sorti du premier par l’effet d’un coup de tonnerre. Les jurons même qui ne s’échappent des lèvres courroucées de l’officier anglais qu’en pleine mer, et pendant l’orage, se pressaient dans la bouche en feu de lord Glenmour. Est-il possible d’en faire davantage pour une femme, disait-il en se frottant les mains avec rage, et d’en recevoir moins de preuves d’amitié, de reconnaissance ? Quelle écrasante impassibilité ! Oh ! femmes de cour, véritables laques de Chine, vernies et dorées à la surface et de bois sec au dedans. On a dit beaucoup de mal de vous, mais qu’on est au-dessous encore de la vérité ! Ce que vous avez dans la tête, c’est l’ennui de toutes choses, même des meilleures ; ce que vous avez dans le cœur, c’est le vide où rien n’habite, ni l’amour, ni la haine, ni la douceur, ni la pitié. J’ai cru un instant m’en faire aimer en changeant mon caractère de bronze, en le démontant pièce à pièce comme un meuble qu’on transporte ! Que j’ai bien réussi ! Depuis six mois elle a toujours été pour moi ce que je viens de la voir à présent ; belle, oh ! oui, très belle, mais froide comme un acier dont elle a le brillant et la dureté. A-t-elle souri à un de mes présents ? Pourtant que ne m’ont-ils pas coûté ! murmura-t-il avec une larme de rage dans les paupières. Oh ! qu’une autre femme eût été orgueilleuse ! que de sourires ! que de chauds remercîments ! Elle, rien ! Elle a joué avec son chien, avec son éventail, avec les plis de sa robe, et ne m’a pas fait l’aumône d’un merci. A-t-elle du moins exprimé le moindre regret à la nouvelle de mon départ pour Londres, à la nouvelle de notre première séparation ? Aucun. Elle a attendu ce moment pour m’effrayer de la révélation de ce numéro de journal qu’elle gardait avec soin, de cet article écrit par le comte de Madoc, je n’en ai pas douté, je n’en doute plus. Elle m’a étendu alors sur un gril et puis elle m’a tourné et retourné sur les charbons avec le bout de son éventail. Oui cet article, répondit lord Glenmour, ne peut être que du comte de Madoc. Je m’attendais à quelque impertinence de sa façon, mais non à celle-là ! Elle est bien de lui. Enfin, aimé ou non de lady Glenmour, il faudra qu’une fois à Londres, puisqu’un ordre de l’amirauté m’y appelle, je remonte de recherche en recherche à l’auteur de ce trait. Tout cela ne serait rien et je finirais bien par oublier le comte de Madoc et le dernier coup de poignard qu’il vient de me porter, si j’étais aimé de Flavy. Aimé ! est-ce qu’elle aime quelque chose ? Je pourrais bien la punir de son dédain en l’embarquant sur ma frégate et en l’emmenant avec moi aux Indes. Il faudrait bien alors qu’elle changeât. Si du moins elle me haïssait ! je pourrais m’emporter contre elle, l’accabler, la briser… oui la briser comme j’ai pulvérisé cette chaîne d’or, s’écria lord Glenmour en en jetant les morceaux dans la cheminée ; mais elle ne me hait même pas. Je ne puis croire pourtant que c’est pour me faire peur qu’elle m’a parlé du comte de Madoc, et qu’elle m’a obligé à répondre à toutes ses questions sur lui. Non ! oh ! non. Lady Glenmour n’a jamais vu le comte ; elle en parle parce qu’elle en a entendu parler à la cour où l’on parle de tout, mais elle n’avait aucune intention… Quelle intention ?… Celle de me rendre jaloux du comte ?… Non, non, non ! répéta trois fois Glenmour avec une terreur rentrée… Ce n’est qu’extraordinaire, voilà tout. Le nom du comte est venu sur ses lèvres comme les noms de Wallace et de Dixon, membres comme lui, comme moi, du club des Dangereux. Du reste, je vais écrire aussi ou plutôt faire écrire au journal de la Cour pour qu’il annonce que je me suis retiré avec ma femme aux environs de Lisbonne et si c’est lui, si c’est le comte de Madoc qui a inséré cette note, il sera joué à son tour. Du reste il doit être en ce moment à Venise avec Mousseline, car je l’épie aussi ; on l’observera mieux encore, s’il le faut… Tenez-vous tranquille, comte !

Ému jusqu’à trembler comme un homme ivre, lord Glenmour sonna. Il dit au domestique qui se présenta :

— M. Tancrède, faites venir M. Tancrède.

— Pardon, si je vous interromps, dit le marquis de Saint-Luc au chevalier De Profundis, vous venez de citer une jeune femme que je connais beaucoup, du moins de réputation.

— Vous voulez parler de Mousseline ?

— Précisément. Elle a beaucoup aimé, — si ces femmes-là peuvent aimer, — mon ami le major de Morghen.

— C’est très exact, monsieur le marquis, et ce major de Morghen s’est fait tuer en duel pour elle.

— Un loyal caractère.

— Vous ne l’avez pas beaucoup connu ?

— Beaucoup ! Me dites-vous cela parce que je le loue ?

— Oui, monsieur le marquis, je le dis dans cette unique intention.

— Cependant… il est vrai que je ne l’ai guère connu qu’au jeu. La dernière année de sa vie, je lui ai gagné, par parenthèse, cent mille francs.

— Gagné ! Gagné ! il faut s’entendre sur ce point.

— Que voulez-vous dire, chevalier ?… Mais je les crois loyalement gagnés…

— M. de Morghen a voulu vous les laisser gagner… Dites cela plutôt.

— Vous plaisantez ?

— Non, monsieur le marquis.

— Ceci, monsieur le chevalier, exige, vous en conviendrez, un éclaircissement que je vous prie de me donner.

— Plus tard.

— Soit, mais je le désire instamment.

— Vous l’aurez, c’est trop juste.

Le marquis de Saint-Luc, qui croyait n’être que simple auditeur en écoutant les souvenirs du chevalier De Profundis, devint tout-à-coup profondément soucieux ; il se trouvait, par le hasard d’une connaissance au jeu, partie intéressée dans l’histoire qui se déroulait devant lui. Il commença à sentir la justesse des paroles du chevalier De Profundis, quand celui-ci lui avait dit en commençant : « Si l’on savait comme moi à quel point les vivants et les morts se tiennent, combien de fils galvaniques lient la ville silencieuse où nous sommes à la ville incommensurable qui, dans quelques heures, va s’éveiller à nos pieds, on se dirait peut-être : Les vivants sont ici. »

Il se remit à écouter avec plus d’attention, si c’est possible, son étrange compagnon, qui reprit en ces termes :

Lord Glenmour profita de l’intervalle de temps qui le séparait du moment où Tancrède allait venir, pour se remettre de la secousse violente qu’il avait imprimée à ses idées, et pour donner aux traits de son visage leur calme habituel. Sa volonté agit fortement, et les flots de la colère se retirèrent peu à peu ; ils s’amassèrent au fond de son cœur. Bientôt il redevint ce qu’il était auparavant : un jeune homme de vingt-quatre ans, d’une sérénité de prince, d’une taille flexible et riche, d’un visage fier et gracieux à la fois, aux cheveux blonds-noirs, d’un reflet métallique comme l’air de la mer les fait quand il exerce son action incisive sur les cheveux blonds. Le jeune capitaine de frégate avait des yeux d’un bleu hardi, allumés derrière une grille mouvante de longs cils qui en triplaient le jeu et la puissance. On y lisait l’autorité entraînante, fatale, qui lui avait valu le droit de figurer au nombre des membres fameux du club des Dangereux, à côté des Hudson, des Paget, des Wallace, des Dixon et des Madoc.

Il offrait à un degré merveilleux ce qui constitue les belles races d’hommes : une anatomie dégagée, les ailes du nez frémissantes, les mains sèches et fines, les pieds à dos voûté ; ses dents brillaient comme celles d’un Éthiopien derrière des lèvres d’une sinuosité spirituelle, qu’ombrageait un serpent bleuâtre, une moustache de femme brunie. Il s’habillait divinement bien, c’est-à-dire sans prétention et d’après la théorie du célèbre Brummel, de manière à traverser à pied en grande tenue la ville de Londres sans se faire remarquer. Une fleur ne porte pas plus aisément sa corolle, un diamant son éclat, le soleil sa clarté. Tout était art en lui, mais d’un art devenu une seconde nature par la perfection idéale de l’ensemble. Ses habits peu bruyants, son linge exquis, sa chaussure fine comme de la chair, avaient le moelleux de la belle peinture flamande. Enfin, tout ce que l’homme peut obtenir de la fusion de la nature la plus généreuse et de la civilisation la plus raffinée, se réunissait en lui pour plaire par l’impression soudaine et par l’attention réfléchie : il méritait, on le voit, d’appartenir à l’association des Dangereux, dont personnellement il n’avait que trop justifié le but. Lui et le comte de Madoc, que nous savons à Venise avec Mousseline, étaient les représentants les plus glorieux de cet étrange club. Il reste à dire comment lord Glenmour, si lancé dans le monde du faste, du bruit et de l’intrigue, était devenu l’époux silencieux de la comtesse de Wisby, qui paraissait si peu touchée de sa rare beauté, et si peu avoir été accessible, en s’unissant à lui, à l’effroi qu’il causait sur les cœurs à titre de Dangereux.

Tancrède entra dans le cabinet de lord Glenmour.

Celui-ci lui dit aussitôt : — Tancrède, je pars cette nuit…

— Votre seigneurie m’emmène-t-elle ?

— Non. Je me rends à Londres pour demander une prolongation de congé que l’amirauté exige que j’aille solliciter en personne.

— Je resterai donc ici jusqu’à votre retour ?

— Jusqu’à mon retour.

Une joie mêlée à un frémissement de crainte gonfla le cœur du jeune Tancrède.

— Je vais seulement à Londres ; mais il est probable que dans trois ou quatre mois vous reprendrez la mer.

— Avec vous, mylord ?

— Non, répondit tristement Glenmour.

— Avec qui ?

— Avec le capitaine Hog.

— Le capitaine Hog !

— Oui.

— Avec cet homme si dur, si méchant, si terrible ?

— Notre état, mon ami, est ainsi fait : c’est la souffrance dans la souffrance. Mauvais temps et mauvais capitaine.

— Pas vous, mylord.

— Vous n’en savez rien.

— Mais le capitaine Hog est un tigre.

— Un brave marin cependant.

— Il traite ses matelots comme des esclaves.

— Vous n’êtes plus matelot, vous êtes officier.

— Il se bat avec eux.

— Vous vous battrez avec lui.

— Mais il les tue parfois.

— Vous le tuerez, si vous pouvez.

— Allons ! mylord, j’irai avec le capitaine Hog, répondit Tancrède avec une résignation héroïque.

— C’est bien, dit Glenmour en jouant avec les longs cheveux blonds de Tancrède.

— Et où ira, mylord, le capitaine Hog ?

— En découverte au cercle polaire.

— En découverte ! mais c’est au moins un voyage de deux ans ?

— De six ans.

— Six ans !

Tancrède sentit se graver à l’instant même dans son cœur, lettre par lettre rougie au feu, ces mots : Je resterai six ans sans la voir !

— Mylord, reprit-il, il périt ordinairement, vous le savez, un officier sur trois dans ces lointaines et périlleuses expéditions.

— Je le sais, répondit mélancoliquement le capitaine Glenmour : avant la vie, le devoir. Mais qu’avez-vous, Tancrède, vous pâlissez, comme vous pâlissez !

— Mylord…

— Est-ce que la peur ?…

— Moi peur ! Mylord ! Moi avoir peur ! s’écria Tancrède en se précipitant sur un des deux pistolets toujours posés sur la table de lord Glenmour et se l’appliquant au front après l’avoir rapidement armé.

Il se serait tué.

— Enfant ! s’écria Glenmour en lui étant l’arme des mains… Allons donc ! Tancrède, est-ce que vous ne voyez pas que je plaisante en supposant que vous puissiez avoir peur ? Est-ce que je ne sais pas comment vous vous êtes conduit dans vos rencontres avec les pirates Malais au fond des Indes ? comment vous vous gouvernez pendant la tempête. Cessons cela. Vous ne partirez pour ce voyage en découverte que dans quatre mois. D’ici là étudiez vos mathématiques avec ardeur et fortifiez votre santé. D’ailleurs je serai ici pour vous diriger.

Lord Glenmour ouvrit ensuite le tiroir du secrétaire, il offrit à Tancrède l’épée qu’il y prit ; une magnifique épée montée sur nacre du plus bel Orient et diamants fins.

— Vous la porterez un jour, Tancrède.

— Une épée de contre-amiral ?

— Qui sait ?

— Ma foi ! oui, qui sait, s’écria Tancrède, le bouillant jeune homme, en tirant l’épée du fourreau et en l’abaissant tout-à-coup avec respect devant un grand portrait en pied placé en face de la croisée.

— Vous êtes fou, Tancrède, ce portrait que vous saluez ainsi n’est pas celui de la souveraine, c’est tout simplement celui de ma femme, lady Glenmour.

— Je le vois bien, mylord.

Et Tancrède ploya le genou devant le portrait.

— Enfant charmant, murmura Glenmour en attirant Tancrède près de lui.

— Tancrède ?

— Mylord.

— J’ai dit que je vous laissais ici, mais pour que vous restiez il vous faut la permission de lady Glenmour. Autant que moi, plus que moi-même, elle est la maîtresse ici.

Un nuage de la pâleur qui avait déjà blanchi le front de Tancrède, quand lord Glenmour lui avait annoncé le voyage en découverte, revint sur son visage en apprenant qu’il ne pourrait demeurer auprès de lady Glenmour sans sa permission. Si elle allait la lui refuser !…

— Vous la lui demanderez vous-même, Tancrède.

— Oui, mylord, j’y cours… je…

— Un moment encore !…

— Je croyais…

— Si milady veut bien que vous restiez au château, vous aurez des devoirs graves, sérieux à remplir, Tancrède.

Tancrède écoutait de toute son âme.

— Vous accompagnerez lady Glenmour quand elle ira en promenade…

— Oui, mylord.

— Vous conduirez vous-même les chevaux de la voiture.

— Certainement, mylord.

— Quand elle ira à cheval, vous serez près d’elle.

— Oui, mylord.

— Si la fantaisie lui venait de se promener dans son yacht sur la grande pièce d’eau, vous ne quitteriez pas le gouvernail ?

— Non, mylord.

— Quoique la France, reprit Glenmour, soit un pays noblement hospitalier ; si le hasard faisait qu’un insolent osât risquer une parole inconvenante devant milady ?…

— Milord ! Et cette épée ?…

— Très bien ! vous m’avez compris.

— Le château est bien gardé, mais on ne peut pas tout prévoir… il peut s’y introduire…

— Personne n’y viendra pendant votre absence.

— Doucement, Tancrède ; l’interdiction ne s’étend qu’aux voleurs, aux gens malintentionnés…

— Oui, oh ! oui, mylord…

— Prenez la clé de ce coffre de fer que vous voyez là ; vous y puiserez tant que vous voudrez pour vos besoins et pour vos plaisirs.

— Oui, mylord, répondit Tancrède, habitué du reste à cette générosité de lord Glenmour pour lui.

Lord Glenmour s’arrêta ensuite pour contempler en silence la jolie, la vive et martiale figure de Tancrède.

Celui-ci se sentit d’abord mal à l’aise, puis troublé, enfin effrayé de cet examen, si attentif, si prolongé ; il lui vint des idées, il eut des craintes ; il lui sembla que lord Glenmour lisait dans son âme les mots que son amour pour lady Glenmour venait d’y graver en caractères de feu. Il se crut découvert ; encore quelques minutes de cette inquisition, et il aurait tout-à-fait perdu la tête.

Lord Glenmour lui tendit amicalement la main en lui disant : — Allez maintenant demander à lady Glenmour la permission d’être son chevalier pendant mon absence, vous, Tancrède, qui portez le nom d’un illustre chevalier.

Tancrède revint à la vie ; il se hâta de se rendre auprès de lady Glenmour et, dans sa précipitation, ne sachant plus ce qu’il faisait, il courut vers elle, l’épée nue à la main, ce qui fit sourire Glenmour, et acheva d’apaiser la colère allumée par la dédaigneuse indifférence de sa femme. — Je pensais, se dit-il, quand Tancrède fut sorti du cabinet, que cet enfant qui n’a pas encore dix-sept ans sera mort à vingt ans, si toutefois il vit jusque-là.

— Mais pourquoi cela ? s’écria le marquis de Saint-Luc. Une pareille certitude…

— Vous allez savoir pourquoi, lui répondit le chevalier De Profundis.