Les Nouvelles théories sur le déluge

LES
NOUVELLES THEORIES
SUR LE DELUGE

I. Révolutions de la mer, déluges périodiques, par M. J. Adhémar ; 2e édition, Paris 1860. — II. Courans et Révolutions de l’atmosphère et de la mer, par M. Félix Julien ; Paris 1860. — III. Périodicité des grands déluges, par M. H. Le Hon ; Paris 1858. — IV. Affaissement du sol et Envasement des fleuves survenus dans les temps historiques, par M. à de Laveleye, 1859. — V. Le Déluge, par M. F. Klee ; Paris 1847. — VI. Géologie pratique de la Louisiane, par R. Thomassy ; Paris 1800. — VII. De la Cosmogonie de Moïse, par M. Marcel de Serres ; 3e édition, Paris 1860.

Le globe a subi de nombreuses et vastes révolutions dont les géologistes s’efforcent de faire l’histoire en interrogeant les traces qu’elles ont laissées et les vestiges des animaux qui en furent les témoins. Depuis soixante ans, l’étude des couches de l’écorce terrestre a jeté plus de lumière sur ce grand sujet que vingt siècles de spéculations philosophiques ; mais si la science a singulièrement étendu le champ de nos connaissances et satisfait sur bien des points notre curiosité, elle n’a encore rien découvert des causes qui ont donné naissance à de si profonds changemens. Elle ignore les combinaisons de forces et les concours d’effets qui ont imposé aux climats ces vicissitudes qu’accusent les différences de faunes et de flores dont les restes nous sont rendus à l’état fossile ; elle ne s’explique qu’imparfaitement les exhaussemens et les submersions successifs de continens qui, à différentes époques, ont modifié le relief de notre planète.

On n’est pas éclairé davantage sur la date et la durée de ces immenses révolutions : on s’aperçoit bien qu’il a fallu pour les accomplir un temps fort long, on reconnaît que de nombreuses générations d’êtres se sont succédé ; mais il manque un étalon chronologique. On entasse des milliers, des myriades d’années pour n’arriver qu’à des évaluations vagues et flottantes. On s’efforce de tirer des inductions du temps que mettent, depuis un petit nombre de siècles, les dépôts d’alluvions à s’élever de quelques centimètres, les côtes de divers pays à grandir d’une certaine hauteur ; mais on n’est point assuré que les causes qui agissent aujourd’hui agissaient seules dans le principe, ou que d’autres, aujourd’hui inconnues, ne se produisaient point alors. Ces causes fussent-elles demeurées les mêmes (ce que la science est conduite à supposer, tant par l’étude des faits que par la considération de la permanence des lois de la nature), ne doit-on point admettre que l’intensité en a singulièrement décru, et les mesures actuelles sont-elles applicables aux périodes passées ? N’ignore-t-on pas ce que furent à chaque époque la masse des matières terreuses en suspension dans les eaux, la rapidité et les directions des courans, le chiffre des animaux marins ou fluviatiles dont les dépouilles, en se décomposant, ont donné naissance à des accumulations de calcaire que nous mesurons à peine, l’énergie des volcans qui versaient leur lave sur le sol, et l’action qu’exerçaient sur la vie animale des climats dont rien n’indique exactement la durée ?

Tout encore est mystère et ténèbres. Cependant on aspire plus que jamais à sortir de ces incertitudes. La curiosité s’impatiente de voir que la géologie reste muette, et elle fait appel à d’autres sciences, à l’astronomie, à la physique générale, à la météorologie, à l’hydrographie, pour avoir des réponses plus catégoriques et des données moins confuses. Cette impatience, nous en trouvons les symptômes dans les nombreuses publications faites depuis quelques années sur le déluge considéré comme phénomène cosmique, comme le résultat des causes générales qui régissent l’univers. Plusieurs de ces ouvrages dénotent du savoir et une assez grande originalité de vues : les opinions qui y sont développées ont quelque chose de spécieux et de séduisant. Je vais essayer d’exposer les idées que ces livres ont mises en circulation, non pour les juger (une sentence en dernier ressort n’est pas encore possible), mais afin de montrer dans quelle voie la question des cataclysmes, une des plus importantes de la géologie, tend aujourd’hui à entrer. Je veux aussi rechercher la part que l’histoire réclame dans le contrôle de ces théories, qui intéressent toute l’humanité, car il ne s’agit pas seulement du passé de notre globe, mais de l’avenir qui lui est réservé.


I.

La tradition du déluge est si ancienne, si universelle, elle a été consacrée par des autorités si respectables, qu’il paraît difficile de n’y voir qu’une invention de la crédulité naïve des premiers âges. Sans doute des circonstances fabuleuses entourent la plupart des récits où elle est consignée, mais sous cette enveloppe mythique il est impossible qu’il ne se cache pas un fait réel et positif, qui a laissé sa trace dans le souvenir des hommes et s’y est gravé en caractères ineffaçables. Non-seulement la Genèse, les mythologies de l’Inde, de la Chaldée, de la Perse, de la Grèce, les annales de la Chine, les poèmes de l’Edda, les traditions des populations d’origine celtique, font mention d’un déluge, mais on a rencontré chez la plupart des tribus du Nouveau-Monde et chez presque tous les insulaires de la Polynésie le souvenir d’un cataclysme qui aurait anéanti le genre humain, à l’exception d’un petit nombre d’individus. On a voulu, il est vrai, expliquer par autant d’inondations partielles, par des débordemens de fleuves et de lacs, des ras de marée de dates diverses, ces antiques traditions. La multiplicité de ces récits, et surtout la ressemblance qu’offrent entre eux les mythes qui s’y rattachent, prouvent cependant qu’il s’agit ici d’une seule et même catastrophe. Le caractère local qu’a revêtu chaque légende ne saurait être opposé à l’unité du déluge, puisque toute tradition mythique, une fois importée dans un pays auquel elle était étrangère, y prend nécessairement ce caractère. C’est ce qu’a mis hors de doute l’étude comparée des religions anciennes. Chaque peuple rapporte à sa patrie des faits dont il ignore le théâtre, et circonscrit dans les lieux qu’il habite l’expression poétique de phénomènes communs à toute la terre. Il est vrai que, sauf le passage de Platon sur l’Atlantide, tenu par quelques érudits pour d’origine égyptienne, on ne trouve pas en Égypte d’allusion directe à la tradition d’un cataclysme : les textes hiéroglyphiques sont muets à cet égard ; mais si la notion du déluge était simplement née du souvenir d’inondations périodiques dues à des débordemens de fleuve, quelle contrée devrait en garder plus le souvenir que le pays où le Nil déborde annuellement, et règle par la crue de ses eaux le cours de la vie agricole et civile ?

Il ne semble donc ni raisonnable ni légitime de repousser l’authenticité du déluge, et le récit de la Bible est un témoignage sérieux qui fait partie des plus vieilles archives de l’humanité. Ceci posé, la difficulté historique commence. Quel a été ce cataclysme ? Faut-il y reconnaître une inondation universelle qui fit périr tous les êtres animés, sauf ceux que la prévoyance de Noé sut dérober à la destruction ? Doit-on prendre les expressions de la Genèse à la lettre, ou s’agit-il simplement d’une irruption des eaux dans la partie de la terre alors habitée ? Si l’on s’en tient à l’esprit du récit biblique, on adoptera cette dernière supposition. Aucune allusion n’est faite par l’écrivain sacré à un déplacement des mers, à une transformation du relief terrestre. Les premiers chapitres montrent l’Assyrie existant déjà, et l’Euphrate l’arrosant de ses eaux. C’est là que paraît avoir habité Noé, car c’est sur le mont Ararat, en Arménie, que l’arche s’arrête. Les sources du grand abîme jaillissent, et la pluie tombe par torrens sur le sol quarante jours et quarante nuits ; puis, au bout d’une année, les eaux étant revenues à leur niveau primitif et la terre s’étant séchée, Noé sort de l’arche avec les siens. Ces mots : « toute la terre, » dont se sert la Genèse, n’ont qu’un sens indéterminé, et peuvent ne pas s’appliquer à tout le globe. Il n’est certainement question que de la terre connue par Noé. De même, après la catastrophe qui ruina Sodome et Gomorrhe, la terre est représentée comme devenue vide d’habitans, et c’est alors que les filles de Loth ont recours à l’inceste afin de perpétuer leur postérité.

Ce que je dis ici de la Bible peut s’appliquer aux autres traditions conservées ailleurs. On n’en saurait induire l’universalité du cataclysme. On y voit le plus souvent reparaître des circonstances analogues à celles que présente la Genèse, l’histoire de l’arche et de la colombe. La légende de Xisuthrus, conservée par l’annaliste Bérose, montre qu’en Chaldée la tradition du déluge avait été transmise sous une forme à peu près identique : Babylone, qui existait déjà avant la catastrophe, avait été reconstruite, et c’était de l’Arménie que Noé avait tiré le bitume dont il enduisit l’arche. Ainsi les sources de bitume qui se rencontrent dans la région du Caucase datent d’avant le déluge, et cette circonstance prouve que l’état du sol a été peu modifié.

On sait aujourd’hui que les races qui ont peuplé l’Europe sont venues de l’Asie, et lors même que la légende de Deucalion ne s’offrirait pas déjà sous des traits visiblement empruntés à celle du patriarche dont parle la Genèse, on serait en droit de supposer que nous n’avons là qu’un souvenir apporté de la Chaldée. Les Aryas, venus du voisinage de l’Iran, sont allés s’établir sur les bords du Gange ; la langue et la mythologie des Scandinaves accusent une origine orientale ; enfin les derniers travaux de l’ethnologie ont fait retrouver en Asie le berceau des tribus indiennes de l’Amérique, émigrées par le nord-est.

La diffusion de la tradition du déluge ne prouve donc qu’une chose, c’est l’établissement en plusieurs régions du globe des descendans de ceux qui avaient été témoins de la terrible catastrophe. Cette tradition n’est pas d’ailleurs la seule des anciens âges qui ait rayonné de l’Asie occidentale en diverses directions. Plus on scrute, plus on analyse les mythes des Védas et de la Grèce, plus on reconnaît, dispersés en une foule de lieux, les élémens de cette histoire primitive transformés en légendes locales, défigurés par l’imagination et la poésie. Lors même cependant que la Bible ne ferait mention que d’un cataclysme local et circonscrit, il resterait à s’expliquer à quelle cause il était dû, car les termes des récits hébreu et chaldéen montrent qu’il fut encore assez étendu. On s’est donc adressé à la science pour savoir ce qu’il faut penser du déluge de Noé, afin d’en déterminer l’origine et les limites. Or l’examen des couches terrestres prouve que la terre a subi en une foule de points de sa surface divers cataclysmes. À différentes époques ont eu lieu de vastes submersions de continens, et plusieurs ont amené la destruction d’un grand nombre d’animaux. La difficulté est seulement de distinguer les vestiges qui se rapportent aux plus récentes. Longtemps on a désigné par l’appellation générique de diluvium toutes les alluvions qui appartiennent à l’âge géologique auquel succéda la période contemporaine, terrains formés de sable, de gravier, de cailloux roulés, disposés souvent par couches d’une manière irrégulière, et offrant des profondeurs fort inégales. Ce diluvium se rencontre dans toutes les parties du monde, et on le regardait d’abord comme déposé par le dernier cataclysme ; mais depuis qu’on a mieux étudié ces antiques alluvions, on y a reconnu des terrains d’âges différens, formés dans des conditions diverses, et l’on s’est pris à douter qu’ils eussent une origine commune. Aussi les appelle-t-on simplement aujourd’hui terrains quaternaires ou pleistocènes. On n’est pas plus édifié sur l’âge relatif des cavernes où de vastes courans paraissent avoir accumulé des débris d’animaux qui s’y trouvent associés et confondus, sans qu’il soit encore possible de décider si ces animaux ont été contemporains. Les brèches ou filons formés d’une sorte de ciment dans lequel sont engagés des fragmens de roche et des fossiles donnent lieu aux mêmes incertitudes. Bien des théories ont été proposées sur l’âge respectif de ces brèches osseuses et de ces grottes. Tout ce qu’il est possible d’affirmer, c’est qu’elles appartiennent les unes et les autres à l’époque quaternaire.

Ainsi, hors les traits généraux qui permettent de rapporter à une même période l’ensemble des dépôts produits après les terrains tertiaires les plus modernes, les géologistes ne s’entendent pas sur la succession des causes qui en ont amené la formation, encore moins sur la chronologie des divers dépôts. La science, en définitive, ne dit rien de positif touchant la date du dernier déluge, de celui qu’on peut appeler historique. On en a cherché la cause dans le soulèvement d’un système de montagnes assez récent et assez étendu pour avoir produit un nouveau mode de distribution des mers, par exemple celui des Andes ; mais ce soulèvement a-t-il été assez brusque pour donner naissance à un cataclysme subit tel que celui qui est décrit dans la Bible ? C’est là une autre question en litige. Les choses en sont venues à ce point que bien des géologistes doutent de la réalité des grands cataclysmes. Ils ne voient que des inondations plus ou moins locales ; ils font observer qu’au lieu d’avoir été marquée par des catastrophes violentes, par des soulèvemens de montagnes et des agitations de la mer, la séparation des grandes périodes géologiques coïncide avec des époques de calme, avec l’absence la plus complète de tous ces phénomènes terribles qu’ont représentait comme le passage de l’une à l’autre création.

Convaincus de la réalité du déluge, plusieurs auteurs, suivant l’exemple que leur avaient donné quelques penseurs hardis du siècle dernier, ont cherché, en dehors des révolutions du sol, une cause d’un ordre général, un fait cosmique qui pût expliquer le phénomène, pour y subordonner ensuite les données tirées de la géologie. Le célèbre astronome J.-W. Herschel avait déjà soutenu que les révolutions géologiques doivent plutôt être attribuées aux effets nécessaires et réguliers de causes à la fois puissantes et étendues qu’à une suite de convulsions et de catastrophes qui ne seraient réglées par aucune loi et ne découleraient d’aucun principe fixe.

Entre les diverses hypothèses qui se sont offertes à l’esprit, deux surtout ont trouvé faveur ; l’une recourt à un déplacement de l’axe terrestre produit par l’intervention d’une comète, l’autre a une alternance dans la distribution de chaleur des deux hémisphères. Un ingénieur des mines, M. de Boucheporn, a émis l’opinion[1]que notre globe, par suite de chocs multipliés de comètes qui étaient venues le rencontrer, avait vu son axe de rotation subir des déplacemens qui changèrent à son tour la position de l’équateur et produisirent des altérations dans la forme du relief terrestre. De là les grandes révolutions géologiques. Un premier déplacement porta, suivant M. de Boucheporn, le pôle nord sur les côtes des États-Unis, un second en quelque endroit de la Baltique ou du littoral de la Pologne ; un troisième enfin occasionna la fonte et la dispersion des glaces qui s’étaient accumulées par suite de l’établissement du pôle boréal au voisinage du 55e degré de latitude, et telle aurait été la cause du dernier déluge. Si les comètes, malgré leur constitution vaporeuse et leur forme changeante, pouvaient avoir une telle puissance, il n’en résulterait pas que l’hypothèse en question, contredite d’ailleurs par une foule de données géologiques, pût être admise, car, ainsi qu’on l’a judicieusement objecté à M. de Boucheporn, la terre n’a pas qu’un mouvement de translation, elle a aussi un mouvement de rotation, et ce dernier, le choc des comètes ne pouvait nullement en changer l’axe. Supposons que l’on frappe avec force une toupie pendant qu’elle tourne, on réussira à faire osciller son axe, on la renversera même, elle labourera le sol avec violence, mais elle ne tournera pas pour cela autour d’une autre ligne ; on aura altéré la verticalité de son axe primitif, mais ce sera toujours le même axe et les mêmes cercles de rotation. Pour changer d’axe de rotation, la terre eût dû auparavant changer de forme, tandis que, selon M. de Boucheporn, ses dépressions sont nées de nouveaux cercles de rotation. Il est vrai que, pour se tirer de la difficulté, l’ingénieux théoricien prétend que la comète demeura collée à notre globe jusqu’à ce que l’axe nouveau fût établi, sans se soucier de savoir ce qu’elle devint après.

M. Frédéric Klee, savant danois, ne s’est pas contenté d’une inclinaison de l’axe, il admet un déplacement de tout un quart de circonférence. Selon lui, l’ancien équateur faisait un angle droit avec le plan de notre équateur actuel, et le pôle boréal occupait un point marqué par l’intersection de ce dernier plan avec le méridien de l’île de Fer. Puis, ce renversement admis entre les pôles et l’équateur, il en déduit par les effets de la force centrifuge les débordemens de la mer, la submersion des anciens continens, le soulèvement du sol et la formation des chaînes de montagnes dans les zones équatoriales les plus exposées à l’action de la force expansive qui rayonne du centre de la terre. De là le mode de groupement des hauts plateaux de l’Amérique et de l’Asie sur le grand cercle qui représente la position primitive de l’équateur terrestre ; mais, continue M. Klee, à partir du moment ou s’est opéré ce changement de position de l’axe, les mêmes effets de la force expansive ont dû se produire dans une direction normale à la première, autrement dit sur la ligne de notre équateur actuel, et voilà pourquoi les principales chaînes de volcans courent du nord au sud et de l’est à l’ouest. À la rencontre des deux équateurs, au centre même de l’Amérique, l’écorce terrestre ayant subi une double tension, on s’explique l’immense brèche transversale, longue de plus de deux cents milles, hérissée de volcans, qui, M. de Humboldt l’a montré, partage les Andes, relie les deux Océans et semble encore se prolonger à l’ouest en rejoignant par une longue chaîne d’îles d’origine volcanique l’archipel des îles Hawaï ou Sandwich.

On peut opposer à la théorie de M. Klee les mêmes objections qu’aux hypothèses de M. de Boucheporn. Elle est tout aussi hasardé e, tout aussi invraisemblable. Le savant danois n’a pas fait preuve de plus de critique dans les témoignages qu’il a prétendu emprunter à la tradition, et il s’efforce vainement de retrouver en Égypte des mythes rappelant les différentes phases de son roman géologique, de ressusciter la vieille fable de l’Atlantide, sur la réalité de laquelle on n’est pas plus édifié que sur celle d’Her l’Arménien. Le livre de M. Klee a été traduit en français, après l’avoir été en allemand ; il annonce des connaissances fort étendues, mais plus d’imagination que de jugement. Telle est l’opinion de la majorité des hommes compétens à son endroit. L’observation a d’ailleurs constaté que le choc des comètes ne saurait avoir aucun des effets considérables que lui supposent MM. de Boucheporn et Klee. La comète qui en 1767 et 1768 traversa le système des satellites de Jupiter ne produisit pas la moindre perturbation dans les mouvemens bien connus de ces petits corps.

Le choc d’une comète doit donc être abandonné comme une hypothèse gratuite, et si d’ailleurs il pouvait rendre compte des révolutions primitives, comment expliquerait-il ce que la tradition dépeint comme ayant eu le caractère d’une longue et violente inondation ? C’est M. de Boucheporn lui-même qui s’est chargé de soulever l’objection. « Le déluge universel, écrit-il, peut-il être en réalité considéré comme un effet du choc ? La difficulté de cette question n’est pas dans le déplacement des eaux ; ce déplacement est la plus claire des conséquences, et il doit y en avoir eu réellement deux, l’un éphémère, dû à la vitesse acquise de ce mobile dans le changement brusque de rapidité ; l’autre permanent, résultat de la variation de courbure s’il y a déplacement de l’équateur. Mais la difficulté principale porte ici sur le point de savoir comment aucun être humain, aucun animal terrestre (et ajoutons en passant l’arche du bon Noé), auraient pu résister à la secousse qu’une semblable rencontre devait produire, car la brusque augmentation ou diminution de la vitesse dans la partie solide du globe aurait dû lancer comme des projectiles tous les corps mobiles qu’il supportait. »

Dans les deux systèmes de Boucheporn et de Klee, on voit que c’est à un déplacement des axes que l’on rapporte les révolutions terrestres. Si l’axe terrestre ne change pas sensiblement, il n’en est pas de même de l’inclinaison de cet axe par rapport à l’écliptique[2] ; mais ce dernier mouvement est tellement lent qu’il ne paraît pas pouvoir rendre compte des révolutions nombreuses accusées par l’étude de l’écorce terrestre, et d’ailleurs les effets ne pourraient s’en faire sentir qu’à la suite d’immenses périodes, ce qui exclurait l’idée d’une grande catastrophe telle que le déluge. Nous verrons cependant tout à l’heure le rôle qu’on lui a fait jouer.

Une autre difficulté se présente pour une inondation aussi rapide et aussi étendue. Comment la masse d’eau qu’elle suppose a-t-elle disparu ? On veut bien admettre qu’une partie se soit précipitée dans l’intérieur du globe par quelques larges fissures ; mais pourquoi la totalité de la nappe liquide n’a-t-elle pas suivi la même voie ? On dira encore que l’abaissement du niveau des mers résulte de l’affaissement d’immenses cavernes en raison de la rupture des piliers qui en soutenaient les voûtes ; comment alors plusieurs cataclysmes s’étaient-ils répétés à des époques antérieures ? Un professeur de mathématiques, M. Adhémar, a cru pouvoir résoudre toutes ces difficultés en admettant un déplacement de la masse liquide par suite de la fusion des glaces qui s’accumulent tour à tour à l’un ou à l’autre pôle, et cette accumulation, il la déduit du mouvement même de notre planète. Ses idées passèrent d’abord en France assez inaperçues, mais elles rencontrèrent au dehors d’habiles défenseurs et occupèrent quelques sociétés savantes. M. Adhémar ne trouva rien dans ce qu’on lui objecta qui pût ébranler sa conviction, et dix-huit ans plus tard, c’est-à-dire cette année même, il vient de reproduire sa théorie, fortifiée de considérations nouvelles qui appellent un examen sérieux.

Pendant que la terre se meut autour du soleil, son axe de rotation, en se déplaçant, ne demeure pas rigoureusement parallèle à lui-même. Sa direction est sans doute sensiblement la même tout le cours d’une année ; mais si l’on compare les positions que cet axe a occupées à deux époques éloignées l’une de l’autre d’un laps de temps assez notable, on s’aperçoit que sa direction a réellement changé. L’observation a démontré que le plan de l’équateur céleste mené par le centre de la terre perpendiculairement à la ligne des pôles change peu à peu de direction, et déplace par conséquent la ligne des équinoxes, qui est l’intersection de ce plan avec le plan de l’écliptique. Du changement lent et progressif de la direction de la ligne des équinoxes dépendent les époques auxquelles commencent les diverses saisons de l’année. Par exemple, l’équinoxe de printemps est chaque année en avant d’une certaine quantité sur l’époque à laquelle il serait arrivé, si l’axe de la terre n’éprouvait pas son changement continuel de direction. C’est pour cela que le mouvement de révolution de cet axe autour de la perpendiculaire au plan de l’écliptique a été appelé précession des équinoxes. L’altération du parallélisme des plans de rotation de la terre est due à la force qui tend sans cesse à ramener vers l’écliptique le plan de l’équateur. M. Adhémar explique comment cette force est produite par l’inégale attraction que le soleil exerce sur la partie renflée de la sphère terrestre. La double influence à laquelle se trouve alors soumis l’axe de notre planète l’oblige à s’incliner et à décrire une surface conique autour de la perpendiculaire au plan de l’écliptique ; de ce mouvement naît le déplacement des équinoxes.

L’astronomie a établi que l’angle qui représente cette rétrogradation annuelle n’est que d’un peu plus de 50 secondes, et qu’ainsi le nombre nécessaire pour une révolution totale, abstraction faite de toute autre influence, est de près de vingt-cinq mille neuf cents ans ; mais il faut tenir compte du changement de position du grand axe de l’orbite terrestre. Ce grand axe, appelé aussi ligne des apsides, se meut lentement à son tour, ce qui donne au périgée, point où le soleil est le plus voisin de la terre, un déplacement évalué à un peu plus de 11 secondes par année. De ce déplacement, combiné avec la précession des équinoxes, résultent des variations dans la durée respective des saisons. Par conséquent, dans la succession des siècles qui nous ont précédés, la disposition de l’orbite terrestre a été sensiblement différente de ce qu’elle est actuellement. Ainsi, en l’an 1250 de notre ère, le grand axe coïncidait avec la ligne qui joint les solstices, et le périgée avait la même longitude que le solstice d’hiver. En se reportant plus loin encore, et admettant toujours la même vitesse du périgée solaire par rapport à l’équinoxe de printemps, on trouve que le périgée coïncidait avec l’équinoxe d’automne vers l’an 4000 avant Jésus-Christ. À cette époque, les durées réunies du printemps et de l’été formaient une somme égale à celle des durées de l’automne et de l’hiver.

M. Adhémar, par un calcul fort simple, arrive à assigner vingt et un mille ans au laps nécessaire pour que les saisons se retrouvent dans le même rapport avec l’orbite terrestre. Il faut donc la moitié de cet intervalle pour que les saisons soient dans un rapport inverse avec le même orbite, c’est-à-dire que si le périgée a lieu par exemple au solstice d’hiver, il s’écoulera dix mille cinq cents ans avant qu’il ait lieu au solstice d’été ; de même, s’il a lieu à l’équinoxe d’automne, dix mille cinq cents ans devront se passer avant qu’il ait lieu à l’équinoxe de printemps. Or tout le monde sait que les saisons sont marquées par les temps qui s’écoulent d’un équinoxe à un solstice ou d’un solstice à un équinoxe. De plus, durant deux saisons, celles qui précèdent et suivent immédiatement le périgée, il s’écoule moins de jours que pendant les deux autres, à raison de l’excentricité de l’orbite solaire et de la loi de proportionnalité des aires parcourues au temps mis à les parcourir. Donc, suivant que le périgée aura lieu au solstice d’hiver ou à celui d’été, ce sera la somme des jours de l’été et du printemps, ou celle des jours de l’automne et de l’hiver qui l’emportera sur l’autre. Par conséquent, les variations de durée totale des saisons sont liées à la précession des équinoxes et au déplacement du grand axe de notre orbite. Or, dans la position et la forme qu’offre aujourd’hui l’orbite terrestre, la durée totale du printemps et de l’été surpasse de près de huit jours la durée totale de l’automne et de l’hiver. On voit qu’il n’en fut pas toujours ainsi, et c’est seulement en se reportant en arrière, à des époques séparées les unes des autres de vingt et un mille ans, qu’on retrouvera exactement le même fait.

Cette inégalité entre les sommes de deux saisons consécutives a lieu pour l’hémisphère boréal ; mais, dans l’hémisphère austral, le rapport n’est plus le même, puisque l’hiver et l’automne y correspondent en réalité à l’été et au printemps. Si le globe ne doit sa chaleur qu’à celle qu’il reçoit directement du soleil, il faut que l’hémisphère austral soit moins chaud que le boréal, puisque les saisons qui représentent le printemps et l’été comprennent une période de temps plus courte que les époques de l’année équivalentes dans notre hémisphère, et que la somme des temps durant lesquels les jours dépassent en longueur les nuits est inférieure pour l’hémisphère méridional à ce qu’elle est pour l’hémisphère opposé. Les relations entre les quantités totales de chaleur reçues au bout de l’année par les deux hémisphères doivent donc varier en raison de la précession des équinoxes et du déplacement du grand axe de l’orbite terrestre : c’est dans ces variations que M. Adhémar voit la cause des révolutions qu’a traversées notre globe.

Sans doute on faisait déjà jouer à la température un rôle considérable dans ces révolutions. Un des plus savans géologistes de nos jours, M. Élie de Beaumont, avait dès 1829 émis l’opinion qu’elles sont dues au refroidissement de la terre ; mais cette intervention du calorique était rapportée à l’action du feu central et non aux rayons solaires. L’auteur de la nouvelle théorie ne se préoccupe pas de ce foyer intérieur, dont il limite singulièrement les effets. Pour lui, presque tout tient à la différence qui existe entre les quantités de chaleur respectives reçues par les deux hémisphères. Cette différence n’était point restée inaperçue avant lui ; mais on admettait une compensation : quelle que fût l’ellipticité de l’orbite terrestre, assurait-on, la proximité du soleil compensait exactement l’effet de la plus grande rapidité du mouvement de notre planète. C’est là un théorème auquel M. Adhémar refuse de souscrire. De ce que les deux hémisphères reçoivent annuellement la même somme de chaleur, on ne saurait conclure, selon lui, que leur température demeure la même, car il faut tenir compte du refroidissement déterminé par le rayonnement. L’hémisphère austral, dans lequel la durée totale de l’hiver dépasse de cent soixante-huit heures celle de l’été, doit subir par le seul fait de l’irradiation une perte et conséquemment un refroidissement bien plus considérable que celui qui résulte de l’abaissement de température dans notre hémisphère, et déjà Humboldt avait remarqué que la température d’un lieu ne dépend pas seulement de la quantité de chaleur qui lui est envoyée par le soleil, mais encore de celle qu’il laisse échapper par le rayonnement. M. Adhémar, prenant pour unité la chaleur émise par le soleil dans l’espace d’une heure, trouve à la fin de l’année que l’excès du calorique accumulé au pôle boréal est égal à la perte éprouvée par le pôle opposé, et que la différence totale d’un hémisphère à l’autre peut être exprimée par trois cent trente-six fois la quantité moyenne de chaleur que la terre reçoit du soleil en une heure. Ce nombre est ainsi égal à deux fois les cent soixante-huit heures qui composent l’excès de la durée de l’hiver dans l’hémisphère austral.

C’est aux physiciens de vérifier par de nouvelles observations le principe sur lequel repose cette théorie. Voyons provisoirement quelles conséquences on en peut tirer. Il est clair que tous les dix mille cinq cents ans, le grand axe de notre orbite ayant effectué une demi-révolution, la constitution climatologique des deux hémisphères sera notablement modifiée, car en moyenne pendant les hivers de la région polaire antarctique, étant considéré l’état où se trouve le globe aujourd’hui, il se forme plus de glace que dans l’autre région polaire : cette différence répétée durant plusieurs milliers d’années finira par produire une inégalité considérable. L’accumulation des glaces s’accélérera encore à raison du refroidissement causé dans l’atmosphère par le rayonnement, et il en résultera un déplacement du centre de gravité de la terre. C’est par un tel déplacement que M. Adhémar explique l’inégale distribution des eaux dans les deux hémisphères. Et qu’on ne dise pas d’abord que l’équilibre doit résulter de ce que la mer australe, plus étendue que la boréale, est par compensation moins profonde. Les sondages prouvent le contraire, et d’après les nombreux calculs du mathématicien français, un excès de profondeur doit nécessairement exister pour l’Océan dans l’hémisphère sud. Le monde austral est donc plus couvert d’eau que le nôtre, et cela s’explique naturellement, si l’on admet qu’il a été submergé, tandis que les terres boréales inondées à une époque antérieure sont actuellement sorties des eaux. En effet, il est à noter qu’on ne rencontre au-delà de l’équateur aucun lac profond, ni d’autres amas d’eau que des schotts ou marais produits par des pluies. Tous les grands lacs, la Mer-Caspienne, la mer d’Aral, le lac Baïkal, les lacs de la Suède, de la Russie, de la Finlande, de la Suisse et du nord de l’Italie, la chaîne des lacs des États-Unis et de la Nouvelle-Grande-Bretagne, appartiennent à notre hémisphère. Ce sont autant de relais de la mer, de témoins d’une ancienne submersion, restés là comme les flaques d’eau et les étangs après une grande inondation. Concevons un continent envahi par une masse d’eau considérable : toutes les parties seront successivement submergées ; les sommets des montagnes formeront des îles où leurs chaînes s’avanceront en pointe au-dessus de la surface liquide avec l’apparence de caps ; les vallées intermédiaires seront transformées en golfes. Que les eaux viennent maintenant à baisser, on verra d’abord augmenter le nombre et l’étendue des îles, puis des langues de terre les joindre entre elles et les changer en péninsules, en continens ; bientôt il n’y aura plus de submergés que les lieux bas, les vallées profondes, qui constitueront autant de lacs. Ces lacs s’évaporeront graduellement à leur tour, si la condensation des vapeurs ou le déversement de quelques rivières n’y entretient pas le niveau des eaux. Or c’est précisément ce qui semble s’être passé pour notre hémisphère.

Plus le niveau de la masse liquide aura baissé, ou, ce qui revient au même, moins les mers subsistantes seront profondes, plus il y aura de lacs, et réciproquement l’abondance de ces lacs est dans notre hémisphère l’indice de la moindre profondeur des mers. Jetons les yeux au contraire sur l’hémisphère austral, tout y offre l’aspect d’une terre submergée. On ne voit paraître au-dessus de l’eau que des plateaux, des crêtes ou des sommets de montagnes. L’absence des lacs, la rareté des îles à mesure que l’on s’approche du pôle, prouvent la grande profondeur des mers. Les îles de la Mer du Sud sont les sommets de montagnes sous-marines. La terminaison en pointe de l’Amérique méridionale, de l’Afrique, des Indes-Orientales, la Mer-Rouge, les golfes d’Arabie, de Bengale, de Siam, qui ont tous leurs ouvertures dirigées vers le sud, donnent parfaitement l’idée d’une terre submergée, dont les parties élevées sont restées seules au-dessus de l’eau.

Sans doute on peut s’expliquer la formation de quelques lacs par les eaux des fleuves qui s’y versent ; mais pourquoi en existe-t-il, comme le lac Soun, le lac Tchan, le lac Oubinsk, qui n’ont pas d’affluens ? Pourquoi certains lacs, comme le grand lac salé d’Utah, sont-ils situés à une altitude de plus de 1,200 mètres ? Si ces lacs ne sont pas les restes d’un ancien déluge, s’ils sont nés simplement à la suite d’un soulèvement violent, comment leurs eaux ne se sont-elles pas déversées ? En outre, leur salure si fréquente n’est-elle pas un nouvel indice d’une origine marine ? La salure des sables du Sahara et du Gobi, des sables et du limon de la Mer-Caspienne, de la Mer-Morte, les efflorescences salines des plaines de l’Euphrate et des immenses llanos et pampas de l’Amérique du Sud, viennent encore à l’appui du séjour récent des mers dans notre hémisphère ou dans les parties émergées de l’hémisphère opposé. Peut-être a-t-on poussé un peu loin la considération des lacs en faveur de l’hypothèse de M. Adhémar ; plusieurs de ces grands réservoirs liquides sont évidemment des cratères d’effondrement ; ils sont dus à des affaissemens et à des actions volcaniques dont il est possible qu’on ait exagéré les effets, mais dont on ne saurait méconnaître l’intervention. Quoi qu’il en soit, il est certain que l’hémisphère austral a bien l’aspect d’une terre inondée ; mais comment l’immense nappe d’eau qui le recouvre ne vient-elle pas se répandre sur les continens de l’hémisphère opposé ? La cause, suivant M. Adhémar, en est due à l’attraction. « En effet, écrit-il, les eaux, par leur fluidité, obéissent toujours aux lois de la pesanteur ; elles coulent sans interruption jusqu’à ce qu’elles soient arrivées au point le plus bas de la surface sur laquelle elles se meuvent. Or le point le plus bas sur une sphère est celui qui est le plus près du centre de gravité, ou, ce qui revient au même, dont le centre de gravité s’est le plus approché. Il doit donc exister une force qui attire le centre de gravité de la sphère fluide vers le pôle austral, et si cette force venait à se déplacer dans son mode d’action, il en résulterait un déplacement des eaux, un déluge. »

Une fois le principe établi, le mathématicien français a dû chercher la cause de cette attraction exercée par le pôle austral, et il la trouve dans l’énorme accumulation de glaces qui a lieu tout alentour. Jusqu’à présent, on avait cru pouvoir expliquer l’abondance de la glacière australe par la plus grande étendue des eaux dans l’hémisphère où elle se produit. M. Adhémar soutient qu’on a pris l’effet pour la cause, car autrement on ne saurait s’expliquer comment le centre de gravité d’une pareille masse liquide se tient à une si grande distance du centre de gravité de la terre ; on ne s’expliquerait pas davantage pourquoi cette masse s’est plusieurs fois déplacée aux anciennes époques géologiques. Si l’on répond que ce sont là les effets des soulèvemens accusés par la direction des différens systèmes de montagnes, l’auteur de la nouvelle théorie demande quelle est la puissance qui maintient un poids aussi considérable au-dessus de l’immense cavité qui a dû se former en dessous ; mais M. Adhémar ne tient pas compte des changemens chimiques qui ont dû s’opérer dans la constitution des roches et des retraits, et des tassemens qui en ont pu résulter. Suivant une opinion proposée par M. Boussingault, certains tremblemens de terre peuvent tenir à de pareils phénomènes, et l’état de solidité rigide ou de ramollissement des matières volcaniques contenues dans le sol a nécessairement influé sur les formes prises successivement par le relief[3].

M. Adhémar n’en repousse pas moins le rôle qu’on prête à l’action plutonienne, et, par d’autres motifs qu’il serait trop long d’exposer, il rejette les hypothèses accréditées, se livre à des évaluations approximatives sur l’étendue des glaces de l’hémisphère austral, afin de savoir si elles comportent une puissance d’attraction suffisante pour retenir les eaux dans leur emplacement actuel. Il interroge tous les voyages au pôle austral, et met en regard les dimensions de cette glacière et celles de la glacière boréale. En comparant le diamètre des coupoles de glaces des deux pôles, il trouve pour la calotte australe une longueur de mille lieues, tandis que l’autre atteint à peine cinq cents lieues en moyenne. Des calculs analogues lui font en outre assigner une épaisseur de près de vingt lieues à la première, chiffre prodigieux qu’il n’affirme pas, et dont M. Le Hon montre que nous devons beaucoup rabattre ; mais, sans nous tenir strictement à cette évaluation, disons qu’un fait paraît probable : c’est qu’il y a dans le voisinage du pôle antarctique une glacière qui exerce sur les eaux liquides une attraction sensible. Cette glacière est le résultat d’une longue et persistante action du froid, moins longue cependant qu’on ne serait tout d’abord tenté de le supposer, car M. Adhémar prouve que dans les Alpes, à une latitude de 45 degrés, il existe tel lieu où il pourrait se former en dix mille cinq cents ans, si les fontes périodiques ne se produisaient, une couche de glace ayant plus de onze lieues d’épaisseur.

Ceci posé, on comprend maintenant quelle influence la chaleur respective des deux hémisphères peut exercer sur la position des mers et combien l’accroissement calorifique de l’hémisphère austral, joint à la diminution correspondante du nôtre, tend à en changer la distribution. Qu’il se forme à notre pôle une glacière analogue à celle qui se trouve actuellement au pôle contraire, le centre de gravité du globe sera déplacé, et un déluge aura infailliblement lieu. Or, si les choses se passent ainsi, le cataclysme dont la tradition nous a gardé le souvenir et qui a précédé la distribution actuelle des eaux aurait été la conséquence du transport de la calotte de glace du pôle boréal au pôle austral. — Il faut remarquer cependant, dit M. Adhémar, que le mouvement subit des eaux doit coïncider avec l’époque du passage du centre de gravité d’un hémisphère à l’autre, et non avec celle où ce centre de gravité serait le plus éloigné du centre de la terre. Or le passage est naturellement déterminé par la fonte des glaces de l’un des deux hémisphères avant le moment où la masse de celles qui sont dans l’hémisphère opposé a pu acquérir son maximum de volume. Nous avons souvent l’occasion d’observer que le moment des débâcles ne coïncide point avec le moment des plus grandes chaleurs de l’année ; il n’y a donc pas de raison pour que la débâcle d’un pôle coïncide avec le moment de la plus grande chaleur de l’hémisphère correspondant. Ces variations d’état calorifique sont liées, d’après ce qu’on vient de voir, aux changemens de position du périhélie[4] et de la durée respective des saisons. Il y a onze mille quatre-vingt-quatorze ans, la somme des heures de nuit de notre hémisphère avait atteint son maximum et commençait à diminuer. Ce serait donc plus tard seulement qu’aurait eu lieu le déluge. M. Adhémar admet que cet événement ne date que de quatre mille ans, mais il s’arrête ici à une époque visiblement trop rapprochée. Les civilisations égyptienne et chinoise remontent au moins à trois ou quatre mille ans avant notre ère, et c’est de près de six mille ans qu’il faut reculer pour arriver à une date probable. Ce serait donc environ cinq mille quatre-vingt-quatorze ans après que notre hémisphère avait commencé à se réchauffer que la catastrophe aurait eu lieu, date à laquelle s’arrêtait déjà Cuvier. Cette période a été nécessaire pour déterminer le ramollissement, puis la débâcle des glaces boréales. Le phénomène inverse s’était produit dans la période précédente de dix mille cinq cents ans, et des déluges alternatifs du nord au sud et du sud au nord ont dû marquer de même les âges antérieurs.


II

C’est maintenant à la géologie de nous dire si une semblable théorie s’accorde avec l’étude des couches du globe. Après s’être laissé conduire par des considérations purement mathématiques, l’auteur s’est ensuite appuyé sur des argumens que lui a fournis l’état de l’écorce terrestre ; des savans sont venus à son aide. Faisons connaître le résultat de leurs recherches.

L’avantage de la théorie de M. Adhémar serait de nous fournir un moyen d’établir d’une manière plus rigoureuse la chronologie des événemens, car cette chronologie est la pierre d’achoppement des géologistes. La direction suivant laquelle les terrains de transport ont été charriés permettrait de reconnaître à quelle période il faut en rapporter le dépôt. Au moment où se produisit l’avant-dernier cataclysme, notre hémisphère était chargé d’une calotte de glace qui du pôle s’étendait jusqu’au-delà du 70e degré ; la presque totalité de nos continens devait être submergée ; dans l’hémisphère austral au contraire, les continens étaient à sec. Durant plusieurs milliers d’années avant et après l’époque où la glacière arctique atteignait son maximum, le mouvement des eaux a dû être insensible, et cet état tranquille a laissé se former les couches de sédimens produites pendant le dernier séjour de la mer au-dessus de nos continens. Dès que la somme des heures de nuit de notre hémisphère est venue à décroître, il en est résulté une diminution de froid ; les limites de la glacière boréale se sont resserrées, tandis que celles de la calotte australe ont pris de l’extension. Par ce double effet, le centre de gravité placé d’abord sur le rayon qui aboutit au pôle arctique s’est rapproché du centre de la terre, et la masse fluide a dû commencer à prendre un mouvement de translation plus rapide. Ce mouvement s’est sans doute manifesté d’abord par des courans sous-marins dirigés du nord au sud. De là les dépôts de sables et de cailloux roulés qui couvrent un grand nombre de points de notre hémisphère. Lorsque l’augmentation de chaleur eut suffisamment ramolli les glaces du pôle nord, la débâcle se produisit ; le centre de gravité se déplaçant brusquement, l’équilibre des mers fut rompu, et la masse des eaux passant avec violence au-dessus des continens engendra le déluge dont la tradition nous a transmis le souvenir.

Ainsi dans cette théorie, l’irruption des eaux jouant le rôle principal, il n’est pas nécessaire de supposer de grands changemens dans le relief terrestre ; l’Océan a dû périodiquement recouvrir dans notre hémisphère les mêmes contrées basses, sauf quelques modifications relatives à la configuration des rivages, quelques affaissemens ou exhaussemens locaux. Mais pourquoi, se demandera-t-on, les terrains n’offrent-ils pas dans les couches successives plus d’uniformité ? Pourquoi, s’il s’est simplement opéré des dépôts à la suite de l’irruption des mers, tous les dix mille cinq cents ans, l’étendue et la puissance de ces couches qu’on devrait trouver plus régulièrement superposées s’offrent-elles avec tant de diversité ? Pour se rendre compte de la variété des roches, il faut nécessairement avoir recours à des actions ignées très énergiques, et l’on ne saurait faire dater le phénomène en quelque sorte régulier des déluges que du moment où notre globe présentait déjà un relief analogue à celui qu’il possède aujourd’hui. Antérieurement l’écorce terrestre s’était, pour ainsi dire, bosselée et ridée sur une grande échelle.

Tenons-nous-en donc aux dernières révolutions. Parmi les terrains connus jadis sous le nom de diluvium, il en est un qui offre une assez frappante unité d’origine et qui est désigné sous le nom de diluvium du nord. Il est caractérise par les blocs erratiques répandus dans les plaines de l’Allemagne, de la Pologne et de la Russie, blocs étrangers au sol de ces pays et qui paraissent arrachés aux montagnes de la Suède et de la Finlande. L’Amérique septentrionale présente également des fragmens de rochers qui selon toute apparence ont été apportés des régions polaires. Enfin les plaines de la Lombardie sont couvertes d’un nombre prodigieux de ces débris de toute grandeur, qui doivent évidemment leur origine aux montagnes de la Suisse. Les masses erratiques recouvrent de vastes contrées, et présentent même jusqu’à 60 mètres d’épaisseur ; elles affectent parfois la forme de collines allongées dans la direction du nord au sud ; d’autres constituent de vastes plaines presque horizontales. Des fragmens de rochers erratiques se trouvent disséminés à la surface et dans l’épaisseur de ces dépôts, où ils se sont enfoncés à des profondeurs diverses. Tantôt ils sont plus ou moins inclinés, tantôt ils sont verticaux, comme s’ils fussent tombés soudainement pour s’enfoncer dans l’argile. La nature des rochers erratiques indique d’une manière incontestable les points d’où ils ont été arrachés ; la multiplicité et les dimensions de ces débris prouvent que la force qui les a transportés devait avoir une incroyable énergie.

La route qu’ont parcourue les blocs erratiques est visiblement tracée par la ligne qui joint leur place actuelle à celle que marque le lieu de leur origine. Les débris qui recouvrent la Lombardie appartenant aux Alpes et ceux qu’on rencontre dans le nord de l’Allemagne étant de même nature que les rochers de la Suède, il est donc évident qu’ils se sont avancés du nord au sud. Les géologistes expliquent le transport de ces masses ou par l’ancienne extension des glaciers ou par de vastes courans d’eau charriant d’immenses glaçons qui les ont enveloppées, ainsi que cela s’observe encore lors des débâcles de glace dans le nord de l’Europe et de l’Amérique pour des masses pierreuses d’une grandeur beaucoup moindre. En effet, ces rochers présentent des traces d’usure, des stries et des sillons qui ont parfois une profondeur de 50 ou 60 centimètres, et qui ne peuvent avoir d’autre origine que l’action des glaces ou celle de courans charriant des glaçons et de la terre. Or il est à noter que ces stries et ces sillons ont presque tous une direction commune allant du nord-est au sud-est. Tout donne donc à penser que nous avons là les témoins de la grande débâcle qui s’est opérée du nord au sud : en Finlande par exemple, les monticules granitiques dont la surface est sillonnée et cannelée sont précisément ceux au-dessus desquels a dû passer le torrent. Sur les montagnes plus élevées, le côté opposé au nord-est n’offre pas de trace de cannelure, nouvelle preuve de la direction prise par l’immense torrent. C’est lui qui doit avoir arrondi ces collines granitiques constituant aujourd’hui de véritables dômes dont le grand axe est parallèle à la direction moyenne des sillons.

Dans l’hémisphère austral, on rencontre aussi des blocs erratiques ; comme pour notre hémisphère, ils deviennent de plus en plus rares à mesure qu’on approche des tropiques, et finissent par disparaître après le 35e parallèle. Chose remarquable, la direction suivant laquelle ces blocs ont été transportés est inverse de celle qui se présente dans le continent européen ; ils arrivaient des contrées situées au sud-ouest. On aurait donc là les vestiges de l’avant-dernier déluge ; de celui qui serait dû au réchauffement de l’hémisphère austral, à la rupture de la calotte de glace arctique, pareille à celle qui enveloppe actuellement le pôle antarctique.

Voilà un premier ensemble de faits qui semble démontrer un double réchauffement des deux contrées polaires opéré à une époque peu ancienne ; mais il n’y a point encore là une preuve péremptoire de deux déluges successifs. Un géologiste belge, M. Le Hon, s’est chargé de compléter la démonstration que M. Adhémar demande à l’étude comparative des couches terrestres. Les terrains tertiaires, fait-il remarquer, si étendus en Europe, se trouvent presque constamment dans les contrées basses ; c’est sur les parties les plus élevées qu’ils font défaut. Or, comme ils sont un irrécusable témoignage de la présence des eaux marines, il faut, ou qu’ils aient été soulevés, ou que la mer se soit jadis répandue au-dessus de leur niveau actuel. La première supposition est invraisemblable : comment admettre que de si vastes espaces placés dans toutes les directions, souvent situés dans des contrées dépourvues de montagnes et de toutes traces volcaniques, aient été brusquement ou même lentement exhaussés ? Il faut donc y voir un grand terrain émergé. D’ailleurs, ajoute le professeur de Bruxelles, puisqu’on reconnaît plusieurs âges dans les terrains tertiaires, on devrait supposer, si l’on s’en tenait au système des soulèvemens, une succession d’élévations et d’abaissemens, d’oscillations qui n’auraient pu se produire dans les mêmes conditions et les mêmes limites.

Ainsi, d’après M. Le Hon, il faut simplement rechercher dans les dépôts tertiaires l’indication du passage des eaux qui s’est accompli à diverses époques. Toutefois on ne doit point oublier de tenir compte des immenses dénudations qu’ont déterminées en certains lieux les flots qui les ont désolés. De vastes étendues de sol ont été enlevées ; des couches d’abord épaisses n’ont pu laisser que de faibles lambeaux : de là résulte la disparition d’une partie des dépôts dont la présence serait indispensable pour mesurer l’ancienne extension des eaux. Ces dénudations ont été signalées par un grand nombre de géologistes ; aussi est-il impossible de ne pas faire entrer en considération la puissance d’érosion quand on cherche à reconstruire la carte de la terre aux différentes phases de la période tertiaire. M. Le Hon s’appuie de l’opinion de Beudant, d’Alcide d’Orbigny, du paléontologiste Pictet, de M. Hébert, afin d’établir que le sol porte l’empreinte d’une action diluvienne trop étendue et trop violenté pour pouvoir être expliquée par des causes semblables à celles qui agissent de nos jours. Cela posé, en tenant compte de la variation de hauteurs de la mer au-dessus des terres, qui s’opère suivant la latitude, puisque la masse fluide va en décroissant du pôle à l’équateur, il cherche à estimer les limites des rivages aux différens cataclysmes datant de la période tertiaire, suivant tour à tour l’action du départ des eaux de notre hémisphère et celle du retour des eaux venues de l’hémisphère opposé. Les mers recouvrent des contrées mises à sec depuis dix mille ans, où se sont développées une faune fet une flore nouvelles ; elles noient animaux et plantes, dont elles roulent et poussent les débris, en les mêlant à des fragmens de roches, balayant la vase des lacs et la transportant au loin.

Durant la période d’émergement de l’Europe, qui a précédé ce qu’on pourrait appeler la dernière mer boréale, période de dix mille cinq cents ans comme les autres, une faune colossale se répandit sur les terres de tout l’hémisphère nord et de l’Amérique du Sud. Je laisse parler M. Le Hon : « L’homme n’existe pas encore, et les mammifères, arrivés à leur plus haut degré de développement, remplacent les gigantesques reptiles des époques secondaires, et règnent sur le globe en dominateurs. Nos contrées sont occupées par les éléphans, les mastodontes, les rhinocéros, les hippopotames, les dinothériums, les singes, les carnassiers du genre felis, l’hyène, l’ours des cavernes, le grand cerf à bois gigantesques, le bœuf, le cheval, etc. Le continent américain est habité par l’étrange famille des mégathérides aux formes plus massives que l’éléphant, les tatous monstrueux et leur redoutable ennemi, le tigre à canines en poignard de neuf pouces de longueur. Les plaines de l’Inde nourrissent le grand sivathérium aux quatre cornes, et la tortue colossale si bien nommée colossochelys atlas. Enfin au nord de la chaîne du Thian-chan, sur les versans des monts Altaï, sur les plateaux et les plaines de l’Asie centrale, errent d’innombrables troupeaux d’éléphans couverts de laine, ainsi que le rhinocéros du nord, également pourvu d’une épaisse fourrure. » La mer, qui détruisit cette faune, a laissé de vastes dépôts dans la Campine, d’où le nom de mer campinienne que lui donne M. Le Hon ; le même savant en retrouve le lit dans des sables de la Flandre, les landes de la Gascogne, les alluvions de la Bresse ; le terrain pampéen de l’Amérique du Sud nous indiquerait aussi le passage des eaux qui vinrent inonder notre continent.

Dans cet exposé, le géologiste belge dérange un peu les divisions qu’on a récemment établies pour la faune quaternaire[5] ; mais il faut convenir que l’hypothèse qu’il soutient cadre assez bien avec la distinction de deux périodes, l’une chaude et l’autre glaciale, pendant ce dernier âge géologique. Toutefois on doit se demander pourquoi, après le dernier déluge, lorsque notre hémisphère commença à se réchauffer, les animaux des contrées tropicales, qui avaient émigré vers le sud au retour de la période froide, ne sont pas revenus, pourquoi on n’a point vu reparaître dans la zone tempérée la flore tropicale qui s’y était développée bien avant le cataclysme. Il semble alors difficile de se rendre compte de ces phénomènes sans admettre une diminution de l’action du foyer central. Les lignes isothermes ne se retrouvant plus dans le passé géologique ce qu’elles ont été depuis les temps historiques, comment n’attribuer les alternances de température qu’à la fonte et à l’accumulation successives des glaces des deux pôles ?

À en juger d’ailleurs par les fossiles qu’elle présente, la période quaternaire annonce plus la prédominance des eaux douces que celle des eaux marines. Aussi bien des géologistes ne veulent reconnaître dans le diluvium que les effets d’inondations partielles dues au gonflement des grands fleuves, à l’abondance des pluies ou à la rupture fréquente des digues des étangs et des lacs. M. Marcel de Serres lui-même, qui a dans la Bible une foi si aveugle qu’il y retrouve en germe toutes les découvertes modernes, et qui ne se montre pas difficile sur l’art de plier le texte hébreu aux exigences des idées nouvelles, ne voit rien de commun entre les dépôts diluviens et le déluge de Noé. M. Le Hon s’explique l’absence des animaux marins en admettant que les mollusques apportés de l’Océan n’ont pas vécu dans ces mers improvisées, tant à raison de la nature limoneuse des ondes que de l’abondance des glaçons, ou parce qu’ils ont été balayés par les courans. Le célèbre dépôt dit limon hesbayen, le loess du Rhin, n’offrent aucune trace d’animaux marins. D’après M. Le Hon, ces limons ont été progressivement déposés par les glaces au moment de la fonte ; ils sont le dernier effet du déluge qui précéda celui de Noé et datent de quatorze mille cinq cents ans. Ces réponses pourront bien ne pas sembler satisfaisantes, et là se trouve certainement une des plus graves objections qui puissent être faites à la théorie de M. Adhémar.

Sans entrer dans des distinctions sur les diverses successions des faunes de l’âge quaternaire, M. Le Hon fait remarquer que le transport de restes d’animaux loin des lieux où ils ont vécu peut conduire à de fausses inductions sur le climat et la physionomie du règne animal ou végétal des contrées qui renferment aujourd’hui ces restes. Les eaux ont porté souvent à de grandes distances les coquilles et les ossemens qu’elles avaient submergés, et il explique par cette cause la distribution des fossiles observée en Europe. Si ï’on jette les yeux sur une carte orographique de cette partie du monde, on verra que la chaîne de l’Apennin s’infléchit vers l’ouest au nord de Florence et enveloppe le val d’Arno supérieur. Un courant océanique qui viendrait du sud et passerait sur le Sahara s’engouffrerait entre l’Atlas et la Sardaigne d’un côté, la Sicile de l’autre, et, balayant les terres basses de l’Italie occidentale, il roulerait vers le nord tous les animaux qu’il aurait submergés. C’est donc dans le val d’Arno, barrière infranchissable des Apennins, que viendrait s’accumuler le vaste ossuaire. Une autre branche du courant porterait dans la vallée du Pô les débris roulés entre l’Italie et la Dalmatie, et ces débris joncheraient les plaines de la Lombardie. Or c’est précisément ce qui s’observe, Par un phénomène analogue, les eaux venues du sud coururent sur les vastes plaines de l’Inde et accumulèrent les animaux contre les monts Siwalik, qui forment les contre-forts méridionaux de la chaîne de l’Himalaya. Au nord de cette chaîne, on ne signale point d’ossemens ; les innombrables éléphans laineux et les rhinocéros qui peuplaient l’Asie centrale ont été transportés jusque dans la Mer-Glaciale, et leurs ossemens couvrent le nord de la Sibérie.

Voilà ce qu’a produit, d’après M. Le Hon, l’avant-dernier cataclysme. Que de vastes étendues du sol, actuellement émergées, aient été à une époque plus ancienne recouvertes par l’Océan, c’est ce qu’il est difficile de nier. Récemment M. Thomassy vient de montrer à l’embouchure du Mississipi et près de la Rivière-Rouge de semblables alternances. Le même observateur signale aussi des amas de lignites dans les couches supérieures du bassin du fleuve, circonstance qui rappelle ce qu’on remarque en Europe pour d’anciennes tourbières, dans une partie des anciennes forêts souterraines, dans certains braunkohles des Allemands. Ce sont des végétaux noyés par le retour de la mer et demeurés sous le sable qu’elle a déposé. De ce phénomène local à une subversion totale de nos continens, la distance est grande toutefois, et de nouvelles observations sont nécessaires pour établir la généralité du phénomène.

Enfin voici une dernière difficulté. Pourquoi, si le maximum d’altitude des océans existe aujourd’hui sur l’hémisphère austral, y rencontre-t-on cependant des terrains tertiaires appartenant à l’époque qui a précédé les deux derniers déluges ? M. Le Hon ne peut résoudre la question qu’en recourant à l’hypothèse des soulèvemens qu’il avait combattue. Sans doute il cherche à restreindre l’intervention de ce phénomène, il repousse surtout l’idée qu’il ait pu en résulter de vastes cataclysmes ; mais on doit d’abord se demander si ces inondations universelles se sont réellement produites, et ensuite si nous connaissons assez les circonstances de ces déluges, au cas où ils auraient eu lieu, pour discuter la direction que des soulèvemens auraient imprimée aux eaux.

Je ne veux pas m’arrêter à ces difficultés, et je laisse aux géologistes le soin de les faire valoir. Si les terrains tertiaires des Alpes, des Carpathes et de certaines parties élevées de l’Amérique méridionale sont un embarras pour la nouvelle théorie, elle trouve d’un autre côté, dans l’étude des cavernes à ossemens, des faits favorables à sa cause. Les couches successives et alternantes d’ossemens et de stalagmites qu’on y a signalées s’expliquent tout naturellement par le creusement des roches, le transport périodique de matières limoneuses et de débris d’animaux. Tous les dix mille cinq cents ans, il doit se produire un phénomène de ce genre ; la vase et les débris d’animaux apportés sont recouverts pendant la période de tranquillité d’une couche de stalagmites. M. Claussen compta dans une caverne du Brésil jusqu’à sept couches d’ossemens séparées par autant de couches de stalagmites, ce qui ferait remonter l’origine de ces dépôts à plus de cinquante mille ans. Un des grands explorateurs des cavernes du midi de la France, M. Marcel de Serres, à qui l’on doit d’intéressans travaux sur la période quaternaire, avait déjà noté que le remplissage des cavernes ossifères a dû s’opérer graduellement à des intervalles plus ou moins éloignés.

Outre les vues que présente la géologie, M. Adhémar produit encore à l’appui de sa théorie des considérations empruntées aux derniers travaux du savant Américain F. Maury sur les mouvemens de l’atmosphère et des mers Un officier de la marine française, M. Félix Julien, dans un ouvrage curieux intitulé : Courans et révolutions de l’atmosphère et de la mer, s’est chargé de mettre en évidence ces résultats scientifiques. — Si l’on conçoit un bassin allongé, comme serait par exemple une baignoire remplie d’eau, et si l’on agite la main de manière à établir un mouvement parallèle à l’une des parois de la baignoire, on déterminera immédiatement dans un sens inverse un contre-courant parallèle à la paroi opposée ; de même, si dans un pareil bassin on produit le courant sur les couches supérieures du liquide, le contre-courant s’établira en sens contraire entre les couches inférieures. Appliquons cette donnée à la mer et supposons pour un instant le soleil immobile au-dessus de l’équateur. Les couches d’eau situées au-dessous du soleil s’échaufferont progressivement en raison inverse de leur profondeur. Les molécules de la surface, plus directement exposées aux rayons solaires, seront réduites en vapeurs ; puis, aspirées sous forme de nuages, elles s’élèveront dans l’atmosphère jusqu’à ce qu’elles rencontrent des couches d’égale pesanteur ; alors l’eau vaporisée sera immédiatement remplacée par des molécules liquides moins échauffées qui formeront une couche d’eau chaude à la surface de la mer. Il se superposera donc au-dessous du soleil quatre couches disposées de bas en haut dans l’ordre suivant : une couche d’eau froide, une couche d’eau chaude, une couche d’air humide contenant les nuages, enfin une couche plus légère d’air sec. Les eaux chaudes, attirées vers le pôle par le vide que détermine la condensation des vapeurs, se refroidiront au contact des glaces, dont elles feront fondre le pourtour ; rendues plus pesantes par ce refroidissement, elles formeront au-dessous du courant d’eau chaude un contre-courant d’eau froide qui, partant du pôle, viendra remplir le vide que produit dans les mers équatoriales l’ascension des molécules échauffées par le soleil. Le courant d’air humide qui contient les nuages et constitue la couche inférieure de l’atmosphère sera également attiré vers le pôle, où il se débarrassera des vapeurs aspirées dans la zone torride, puis, devenu plus léger à raison de la précipitation sur le pôle des molécules aqueuses dont il était chargé il s’élèvera dans les couches supérieures de l’atmosphère et se transformera ainsi en un contre-courant de vents secs, qui viendront vers l’équateur aspirer de nouvelles vapeurs pour les transporter encore vers les pôles.

Le mouvement dont ces courans sont animés ne se fait pas sentir dans toute la profondeur des mers. Entre la partie solide du globe qui constitue le fond de l’Océan et le courant des eaux froides, il existe une couche immobile que le lieutenant Maury nomme les eaux bleues. C’est là que viennent tranquillement se déposer tous les coquillages, toutes les matières calcaires entraînées par les courans supérieurs, ainsi que les détritus arrachés par les fleuves et les rivières à la surface des continens ; or ce sont ces dépôts, remarque M. Adhémar, qui formeront plus tard les couches géologiques, lorsque les eaux qui les couvrent actuellement seront transportées sur l’hémisphère opposé. Il y a de même au-dessus des vents secs qui reviennent du pôle une couche d’air immobile très élevée qui ne participe point à l’agitation des courans.

Le globe se trouve donc environné de six couches d’eau et d’air, à savoir : la couche de mer immobile, autrement dit les eaux bleues ; les courans d’eau froide résultant de la fonte des glaces polaires, et qui se rendent sous l’équateur pour combler le vide fait par l’évaporation ; les courans d’eau chaude marchant en sens inverse, attirés par les vides que la condensation produit aux pôles ; les courans d’air humide qui vont décharger vers les pôles les vapeurs aspirées en traversant les zones équatoriales ; les courans secs de retour formés par ces vents dépouillés de leurs vapeurs ; la couche d’air supérieur qui échappe à l’agitation des courans. Le mouvement de rotation de la terre et les variations qui en résultent dans la chaleur solaire font dévier les quatre courans dans le sens du méridien. La chaleur extrême qu’envoie le soleil sur la zone torride dilate les couches d’air au-dessous desquelles le méridien vient successivement se placer et détermine ainsi un flot atmosphérique qui se meut dans le sens du mouvement apparent, c’est-à-dire d’orient en occident. Les masses d’air qui se précipitent pour remplir le vide produit par cette dilatation forment un courant perpétuel connu sous le nom de vents alizés[6]. Or, lorsque le courant froid et sec venant du pôle austral est rencontré par le vent alizé, les deux vents se composent en un seul, qui coupe l’équateur suivant un angle de 45 degrés. Ce courant se relève ensuite dans les couches supérieures de l’atmosphère, transformé en vent humide par son passage à travers la masse de vapeurs rassemblées au-dessus de la zone équatoriale ; mais là, soustrait à l’influence du vent alizé, il n’obéit plus qu’à l’attraction du pôle combinée avec la rotation. Sortant de la zone torride, le courant d’air se refroidit, devient plus lourd, et, se rapprochant des couches inférieures de l’atmosphère, il se dirige vers le pôle en passant au-dessus de nos continens, sur lesquels il verse une partie des eaux dont il est saturé.

Ce qui vient d’être dit s’applique à tous les points de la surface du globe. La terre est donc enveloppée par l’atmosphère comme par un immense filet, formé de deux systèmes de lignes à double courbure, dont les unes sont les courans qui vont du pôle austral au pôle boréal, tandis que les autres partent de ce dernier pôle pour aller au pôle opposé. Or un premier effet du changement de l’état calorifique des deux hémisphères, supposé par M. Adhémar, c’est d’opérer la translation de la sphère atmosphérique et de la sphère fluide qui les enveloppent, et si, par exemple, les courans d’eaux chaudes et de nuages attirés par l’un des pôles sont plus considérables que les contrecourans d’eaux froides qui en reviennent, il est clair que toute la sphère humide doit participer à ce mouvement de translation et s’avancer vers le pôle en question, tandis que, dans le cas contraire, elle s’en éloignera. D’après les données recueillies par M. Julien, les masses tièdes du gulf-stream et du flot équatorial dépassent de beaucoup la quantité d’eau froide qui revient du nord par un courant à la surface. Au contraire, dans l’hémisphère sud, c’est le flot antarctique qui pénètre et refoule devant lui les eaux sur-échauffées des zones tropicales. C’est surtout à l’orient, où le vaste flot polaire se déroule entre l’Afrique et l’Australie, que les effets de la pression qu’il exerce sur les eaux chaudes et dilatées de l’Océan-Indien deviennent manifestes. Dans cette mer intertropicale, fermée au nord par des contrées brûlantes, la température s’élève au-dessus des limites connues dans la mer des Antilles et dans le golfe du Mexique. Le thermomètre centigrade y marque quelquefois plus de 30 degrés, et l’évaporation annuelle n’est pas évaluée à moins d’une vingtaine de pieds environ. Tout concourt donc à favoriser sur ce point la puissance des courans équatoriaux qui semblent destinés à se répandre dans diverses directions à la surface de l’Océan ; mais telle est la puissance du flot venu du pôle antarctique, que ces courans refoulés et comprimés ne peuvent se frayer un passage qu’en suivant les rivages des continens asiatique et africain.

On peut se demander comment ce retour graduel des eaux vers l’hémisphère boréal ne détermine pas une élévation sensible du niveau de nos mers. M. Adhémar explique ce fait par la transformation en glace du surplus des eaux chaudes affluentes sur les contre-courans d’eaux froides qui retournent vers l’équateur. À ses yeux toutefois, le mouvement de translation de l’Océan ne s’en produit pas moins, et celui de l’atmosphère le rend manifeste, car c’est par une plus grande quantité de vapeurs et de pluie qu’il doit commencer, et en effet il tombe une plus grande quantité de pluie dans la partie du globe qui est au nord de l’équateur que dans les régions situées au sud. L’étendue atmosphérique attirée par les glaces polaires entraîne nécessairement des masses considérables de vapeurs qu’ont aspirées des couches de vent sec au moment de leur passage au-dessus des mers équatoriales. La prédominance de l’humidité inondant les zones septentrionales du globe sous la forme de brouillards, de pluie et de neige, a dû rendre peu à peu ces contrées inhabitables antérieurement à l’avant-dernier déluge, et forcer les êtres qui y vivaient à se rapprocher des climats inter tropicaux.

Tel est l’ensemble des faits sur lesquels le mathématicien français établit son ingénieuse théorie. On a vu, par quelques-unes des réflexions consignées plus haut, qu’elle ne résout pas toutes les questions géologiques, et que plusieurs objections tirées de l’étude de la paléontologie peuvent y être faites ; mais tant d’obscurités s’attachent encore à la chronologie des faunes des dernières époques, que cela ne saurait constituer pour M. Adhémar une fin de non-recevoir absolue. D’ailleurs il produit en outre, à l’appui de ses idées, deux faits curieux qui lui sont fournis par l’astronomie.

L’inégale épaisseur des deux calottes de glace qui, d’après son système, recouvrent les pôles doit déterminer un léger renflement au pôle antarctique, et il serait possible de constater cette inégalité pendant une éclipse de lune, en mesurant la longueur de l’ombre projetée par la terre. Lorsque le soleil est dans le plan de l’équateur, la ligne suivant laquelle ses rayons touchent la terre passe alors par le pôle, et l’ombre accusée sur la lune par la glacière australe doit atteindre son maximum. Or Kepler, observant une éclipse de lune toute semblable à celle qu’avait relatée Tycho-Brahé en l’année 1588, éclipse totale et quasi centrale, trouva que la durée de l’obscurité totale avait été plus courte que ne l’indiquait le calcul, et que le reste de la durée de l’éclipse, avant comme après cette obscurité, fut encore plus court, comme si le diamètre de la terre eût été moindre à l’équateur qu’aux pôles. Un pareil fait s’expliquerait aisément par la présence de la calotte de glace ; mais il faudrait admettre que l’aplatissement de la terre vers ses pôles n’est vrai que de sa partie solide, et abstraction faite des deux coupoles glacées qui la surmontent. M. Adhémar estime approximativement la saillie totale qui en résulte à cinquante ou soixante lieues.

Voici maintenant le second fait. L’astronome Maraldi avait jadis constaté aux pôles de la planète Mars des tâches lumineuses qu’il supposait dues à des amas de neige. Le célèbre Herschel les étudia avec un soin particulier. Le centre de ces deux taches ne lui parut pas exactement placé aux pôles de rotation. La déviation lui sembla plus grande pour la tache boréale que pour celle du pôle sud. Les changemens observés dans les grandeurs absolues confirmèrent l’idée qu’on avait là sous les yeux des amas de neige et de glace. Si en 1781, par exemple, la tache sud parut extrêmement étendue, ce fut après un long hiver de l’hémisphère austral, après une période de douze mois durant laquelle le pôle correspondant avait été entièrement privé de la vue du soleil. Si au contraire, en 1783, la même tache se montra très petite, c’est que depuis huit mois le soleil dardait ses rayons d’une manière continue sur le pôle sud de Mars. La tache boréale présenta aussi des variations de grandeur absolue, étroitement liées à la position du soleil relativement à l’équateur de la planète. Cette différence manifeste entre les deux glacières de Mars, ajoute M. Adhémar, a pu se produire en douze mois, qui forment à peu près la demi-année de cette planète. Quelle ne doit pas être, après dix mille cinq cents ans, la différence des glaces accumulées sur les pôles de la terre ! Mais il est à noter que, Mars ayant une rotation plus rapide que notre globe, son aplatissement doit être plus grand, que cet aplatissement doit déterminer une précession des équinoxes s’opérant dans un temps plus court, et dès lors, d’après le principe admis ci-dessus, une plus grande inégalité entre les deux glacières polaires : d’où il résulterait que le phénomène des déluges périodiques s’accomplirait également pour la planète Mars, mais dans des laps de temps beaucoup moins distans les uns des autres. — Ces deux données astronomiques, et la seconde en particulier, militent beaucoup en faveur de la théorie proposée ; c’est à l’observation de les compléter.


III

Les conséquences de tout ce système se tirent d’elles-mêmes. Si les vues de M. Adhémar sont exactes, il est évident que nous marchons à un nouveau cataclysme, malgré la promesse faite par Dieu à Noé qu’il n’y aura plus de déluge sur la terre. La calotte de glace qui environne le pôle boréal va en augmentant, et déjà, depuis l’année 1250, la somme des heures de nuit a dépassé celle des heures de jour. Tandis que notre atmosphère se refroidit, la coupole australe tend à se resserrer, et les eaux qui couvrent l’autre hémisphère s’élanceront dans quatre ou cinq mille ans sur les continens que nous occupons, baignés par des mers de plus en plus hautes.

Examinons maintenant si la marche constatée des faits vient confirmer une si triste prévision, si l’on peut déjà induire des observations recueillies que tout se passe comme le mathématicien français le conçoit. D’abord les glaces de l’hémisphère austral vont-elles en diminuant d’étendue ? Dans son premier voyage, le capitaine Cook, après avoir contourné l’infranchissable barrière de glace qui s’étendait alors jusqu’à la hauteur du 60e degré de latitude sud, affirmait qu’il était impossible de pénétrer plus avant dans les régions polaires. Soixante années plus tard cependant, Ross et Dumont-d’Urville réussissaient à atteindre les environs du 65e parallèle et découvraient les terres Victoria, Adélie et Louis-Philippe. Il y a tant de causes locales et accidentelles qui peuvent déranger la disposition des banquises, qu’on ne saurait invoquer cette circonstance comme un argument décisif ; mais, dit M. F. Julien, en remontant les régions polaires, on acquiert la preuve du développement des glaces boréales. Dans le récit des dernières expéditions envoyées à la recherche de Franklin, on a signalé des traces de culture et d’habitation dans des lieux désolés d’où la vie semble à jamais proscrite, et où le sol a déjà disparu sous un épais manteau de neiges éternelles. Quand Houghby découvrit le Spitzberg au XVIe siècle, les traditions scandinaves faisaient mention de vastes terres désertes qui s’étendaient du Groenland à la Russie septentrionale. Lors du voyage du prince Napoléon dans les mers du Nord, il fut constaté que depuis plus de deux siècles le climat des régions arctiques a subi un abaissement considérable de température. Un tronc d’arbre trouvé dans une fouille faite au Groenland déposa de l’existence d’une végétation assez vigoureuse là où maintenant on ne voit plus ni arbre, ni arbuste. L’Islande devient de plus en plus inhabitable, tandis qu’au commencement du Xe siècle cette île était encore très peuplée ; les glaces ont actuellement chassé les habitans, surtout de la partie nord-est, et une banquise, que l’on sait ne pas avoir toujours existé, la sépare du Groenland. D’autre part, M. Adhémar produit des témoignages nombreux qui prouvent un envahissement opéré depuis deux siècles et plus par les glaciers en des localités et des passages des montagnes de la Suisse rendus aujourd’hui inaccessibles par les frimas. Un médecin français, M. Fuster, a écrit, il y a quinze ans, un ouvrage sur le climat de la France, dans lequel il prétend établir que la température de notre pays était beaucoup plus rigoureuse autrefois qu’elle ne l’est de nos jours, que cette température s’est graduellement réchauffée jusqu’au XIIe siècle, et que depuis cette époque elle se refroidit de nouveau. M. Adhémar s’arme de ces assertions, qui ont été, il est vrai, fortement contestées, pour appuyer sa thèse, et il fait surtout remarquer la curieuse coïncidence des dates.

À coup sûr, ce sont là des argumens spécieux ; mais ils ont besoin d’être contrôlés. Il faut dégager ce qui peut tenir à des causes locales du fait général que l’on veut établir. Tous les témoignages sont loin d’être concordans. Les recherches entreprises depuis peu sur les plus anciens dépôts de l’âge historique qui existent en Scandinavie prouvent au contraire que la température ne s’est pas modifiée. Les mollusques terrestres et fluviatiles mêlés aux amas de débris se rapportant à la plus ancienne présence de l’homme sur ce continent, et qui sont connus sous le nom de kjoekkenmoedding, ne présentent que les mêmes espèces actuellement existantes, et la succession des essences dont les troncs et les branches se retrouvent dans les marais tourbeux tient uniquement au dépouillement graduel du sol, aux modifications subies par le terreau. Les mammifères dont on découvre les ossemens dans les kjoekkenmoedding appartiennent tous à des contrées froides, et n’indiquent pas de révolutions climatologiques[7].

La question de l’abaissement de la température demande donc, comme celle de l’invasion des glaces, une nouvelle et plus sévère vérification ; mais cet abaissement, s’il se produit, ne doit-on pas le regarder comme graduel et ne pouvant dès lors engendrer des catastrophes subites telles que les déluges ? L’invasion des glaces et celle des eaux ne s’opéreraient-elles pas lentement ? M. Adhémar, tout en admettant une action progressive et une marche continue, croit cependant qu’il se produira finalement une vaste débâcle qui apportera un brusque bouleversement ; il se fonde sur les faits observés lors de la dissolution des grandes masses de glace dans les régions montagneuses. Il suppose que les vapeurs apportées par les courans d’eaux chaudes et de vents humides verseront un jour sur les glaces australes une quantité considérable de pluie qui se gèlera en pénétrant dans les couches inférieures, crevassées par l’élévation de la température produite depuis plusieurs siècles. Ces eaux congelées agiront comme des coins et feront éclater la masse entière, dont les fragmens, surnageant aussitôt, seront entraînés avec les mers environnantes sur les continens que nous habitons.

L’ensemble des considérations réunies par l’auteur de la nouvelle théorie à l’appui de cette idée ne convaincra point tous les esprits. On peut encore supposer que des ruptures partielles s’opéreront à diverses époques ; cependant il faut bien admettre une débâcle principale, et dès lors de véritables destructions à des intervalles de dix mille cinq cents ans. M. Adhémar, comme on le voit, est ainsi ramené par l’étude des changemens de position de l’orbite terrestre à la théorie des âges. Cette théorie remonte à la plus haute antiquité ; elle a trouvé dans l’Inde sa forme la plus logique et la mieux définie. Selon les Hindous, les mondes se succèdent dans une perpétuelle alternative de destructions et de renouvellemens. Quatre périodes ou yougas embrassent l’ordre chronologique des choses, et dans chacun de ces yougas le mal augmente à mesure que le bien diminue. La durée de la vie humaine décroît proportionnellement. Les quatre yougas forment un total de quatre millions trois cent vingt mille années humaines ou douze mille années divines, ensemble qui constitue un âge divin ou mahayouga, dont il faut soixante et onze plus un satya-ouga, ou âge de justice et de félicité, pour faire un manwantara ; mille de ces périodes font un calpa, ou jour de Brahma ; chaque calpa est terminé par un déluge universel, à la suite duquel s’opère une nouvelle création. Les manwantaras sont séparés par des cataclysmes ou des embrasemens. Chez les Perses, les Étrusques, les Scandinaves, on retrouve aussi la théorie des âges, et elle apparaît dès les premiers temps de la Grèce, ainsi qu’en fait foi un des poèmes d’Hésiode. L’école stoïcienne l’avait adoptée comme base de sa cosmologie. Selon les philosophes du Portique, qui ne faisaient peut-être que reproduire les idées présentées dans le Timée de Platon, le genre humain a subi et subira encore plusieurs destructions successives par l’eau et par le feu. Les cataclysmes anéantissent l’espèce humaine, ainsi que toutes les productions animales et végétales ; les conflagrations amènent la dissolution du globe même.

Sans donner à sa théorie cette forme à la fois religieuse et systématique, M. Adhémar présente de même les créatures comme destinées à disparaître périodiquement par l’irruption des océans. Quoiqu’il ramène les choses à un phénomène normal et nécessaire, il n’a pu cependant empêcher certains esprits d’y reconnaître les vieilles spéculations de la philosophie antique et de chercher dans son livre la confirmation de leurs espérances et de leurs craintes. Le prochain déluge qu’il annonce a été regardé comme la fin du monde prédite depuis plus de dix-huit siècles. On a rapproché quelques-unes de ses paroles de passages de l’Évangile, sans faire attention que les épîtres de saint Pierre disent positivement que la terre est destinée à périr par le feu. Le tableau que tracent les évangélistes de la fin des temps se rapporte évidemment en partie à la ruine de Jérusalem par les Romains, ruine que les premiers chrétiens regardaient comme un présage de la prochaine fin du monde. Les néophytes peignaient, ainsi que le fit saint Jean dans l’Apocalypse, sous les couleurs d’une catastrophe terrible la destruction de l’ancien état politique, tandis que plusieurs se représentaient réellement cette destruction comme inséparable de la rénovation du monde physique. Il n’y a rien à tirer de l’Écriture pour justifier une théorie dont la nature est purement scientifique. M. Adhémar ne vient pas nous effrayer, mais nous instruire ; il interroge seulement des souvenirs entourés de merveilleux en vue d’éclairer ce qui s’est passé réellement. Sa doctrine appelle l’attention, et il est heureux qu’elle se soit produite.

Si elle n’a rien de fondé, les faits l’auront promptement renversée ; si au contraire la marche des événemens la confirme, elle deviendra un grand et salutaire enseignement, en même temps qu’elle sera une sinistre prophétie. Sera-t-il en effet possible d’échapper à la fatale catastrophe ? Les hommes en seront-ils réduits à construire des arches, et devront-ils y loger tous les animaux qu’ils voudront garder pour la terre nouvelle ? Les Leviathan, les Great-Eastern seraient-ils les symptômes du besoin qu’éprouveront nos descendans, et l’homme se verra-t-il contraint, comme une partie de la population de la Chine, de vivre sur des bateaux ? Malheureusement la Bible, qui a raconté toutes les circonstances de l’ivresse de Noé, ne dit rien des faits bien autrement intéressans qui précédèrent et suivirent la terrible inondation. Faut-il croire que ce patriarche et les siens ne furent pas les seuls qui échappèrent au déluge, et que sur des plateaux élevés, sur des cimes inaccessibles, d’autres humains purent trouver leur salut, ainsi que le veut la tradition grecque ? Cuvier n’était pas éloigné de le penser, et M. Le Hon, comme M. Klee, est aussi porté à l’admettre. Certains auteurs prétendent que les nègres et les Papous datent d’avant le déluge, et qu’ils n’ont point été compris dans les victimes du cataclysme. La faune et la flore particulière de l’Australie, de Madagascar et d’une partie du Brésil tiendraient-elles à ce que, demeurés émergés lors du dernier déluge, ces continens ont gardé l’empreinte des créations de l’âge précédent ?

Il est fort difficile de répondre à ces questions. L’existence des races antédiluviennes est loin d’être démontrée. On a découvert, il est vrai, dans les terrains quaternaires de la Picardie, de l’Angleterre, dans les tourbières (skovmose) du Danemark et tout récemment dans les sablières de Grenelle, des silex taillés d’une époque extrêmement reculée. M. Lartet a constaté que des ossemens d’espèces éteintes, engagées dans des dépôts anciens, portaient la trace du travail de l’homme ; on a déterré à l’extrémité du Léman, au cône de La Tinière, des fragmens de poteries grossières, des ossemens concassés d’animaux, qui, à en croire la profondeur et la nature des couches, doivent dater de plus de quatre mille ans. Ces faits toutefois ne reportent point avec certitude notre espèce au-delà du déluge, et, comme nous le disions dans une précédente étude[8], des animaux aujourd’hui éteints ont pu vivre dans les temps historiques. Si les hommes avaient été nombreux sur la terre au moment du dernier cataclysme, leurs ossemens se retrouveraient, comme ceux des mammifères et des reptiles noyés par l’irruption des eaux. Or il est incontestable que ces fossiles humains, les tînt-on pour des témoins authentiques du cataclysme, ne se rencontrent qu’en très petit nombre.

L’Europe était certainement peuplée à l’époque de la migration des races indo-européennes, et, à en juger par la forme des crânes découverts dans les kjokkenmoedding, elle était habitée par une race finnoise qui ne connaissait ni l’usage du fer ni celui du bronze. On a même trouvé dans les cavernes de la Belgique des crânes qui paraissent appartenir à la race nègre. Si vraiment ces crânes n’ont pas été apportés de loin par les eaux, il faudrait admettre qu’ils datent de l’époque où l’Europe jouissait du climat des tropiques. Tout cela nous fait remonter bien haut, mais ne permet pas cependant d’affirmer que ces races primitives existassent au moment où les flots du déluge vinrent recouvrir leur patrie. La migration indo-européenne ne saurait être beaucoup plus ancienne que l’an 3000 avant notre ère, et de là au déluge il reste encore un intervalle suffisant pour la durée de ce que l’on a nommé l’âge de pierre, cette période de la vie sauvage où l’homme ignorait l’usage des métaux. Quant aux Nephilim, aux Bene-Elohim, aux Gibirim, dont parle la Genèse, et qui furent anéantis par le cataclysme, nous ignorons si leur existence appartient au mythe ou à la réalité, et s’il faut y voir les frères des Titans de la tradition de l’Atlantide. Peut-être, circonscrits dans l’Asie occidentale, ces peuples brûlaient-ils leurs morts, et le petit nombre de ceux qui subsistaient au moment du déluge n’a pu conséquenment laisser que peu de traces.

Ainsi, à cette heure, l’opinion qui admet la submersion d’une vaste terre habitée demeure encore la moins vraisemblable. Si le globe a été inondé complètement, et l’on a vu plus haut qu’on n’est pas en droit de le supposer d’après les témoignages historiques, la grande majorité des terres recouvertes par les eaux n’avait pas d’habitans ; il est à noter en effet que les ossemens humains accumulés dans les cavernes appartiennent tous à l’époque la moins ancienne. C’est ce qu’a récemment observé M. Anca dans les curieuses grottes explorées par lui en Sicile. Ces grottes renferment des débris de diverses espèces d’animaux éteintes ; mais les vestiges du travail humain n’apparaissent qu’avec les espèces contemporaines, L’accumulation de ces restes s’explique d’autant plus naturellement que la Bible nous montre dans les cavernes les plus anciens lieux de sépulture. Certaines alluvions ont offert aussi des ossemens humains, mais on sait aujourd’hui, par le travail de M. Thomassy, que les atterrissemens de quelques fleuves marchent avec beaucoup plus de rapidité qu’on ne l’avait d’abord supposé, en sorte que notre chronomètre n’a pas la rigueur qui lui était attribuée. D’ailleurs, ce qui s’est passé jadis pour le déluge ne saurait complètement éclairer la manière dont le prochain cataclysme se prépare ; ce ne sont plus les eaux du nord, mais celles du sud dont nous aurons à redouter l’irruption, et rien ne peut faire estimer à quel niveau elles doivent atteindre.

De quelque façon que la catastrophe s’accomplisse, il est certain, si elle a lieu, qu’on verra périr la plus grande partie des monumens de notre civilisation, ou plutôt d’une civilisation qui aura bien dépassé celle dont nous jouissons actuellement. D’ici à deux ou trois mille ans, la race blanche aura conquis par sa supériorité morale et intellectuelle toutes les contrées où règne encore la barbarie ; l’art, triomphant de la nature, aura rendu habitables des régions maintenant désertes ou délaissées ; l’agriculture aura subi d’immenses perfectionnemens et multiplié les substances alimentaires, grâce au concours de la chimie ; la médecine, fondée sur une physiologie plus avancée, sera sortie des ténèbres où elle trébuche depuis des siècles ; des échanges incessans d’idées et de produits auront décuplé les forces économiques et découvert les moyens de suffire à presque tous nos besoins. Faut-il donc qu’arrivé à une telle hauteur, l’édifice élevé par notre génie s’écroule tout à coup, et que le moment de la chute de notre demeure soit précisément celui où elle apparaîtra plus splendide, plus comfortable que jamais ? Hélas ! n’est-ce pas la commune destinée de toutes choses, même des plus belles ? Les progrès accomplis par l’homme trouveront nécessairement des limites dans celles de la planète qu’il habite. L’idée d’un terme à tant de conquêtes se présente de soi-même à l’imagination. Les géologistes qui admettent l’action du feu central sont également conduits à supposer que la terre perdra, par la suite des âges, la chaleur qui y entretient la vie, et qu’elle se glacera comme de vieillesse après avoir duré des myriades d’années. Le soleil à son tour est-il éternel, et notre système planétaire n’a-t-il à redouter aucune perturbation qui en dérange l’admirable harmonie ? Il est difficile de ne pas le croire. Le monde finira, et, avec lui, les œuvres que l’humanité y a déposées ; la logique nous contraint à le supposer, puisque la science comme la tradition nous disent qu’il a eu un commencement. Sa forme actuelle ne saurait être perpétuelle, et qu’on s’adresse à l’eau, au feu, ou à quelque autre agent de destruction, il faut toujours revenir à la pensée de l’incessante transformation des choses accomplie par l’éternelle loi de Dieu. C’est ce que saint Pierre, dans son naïf langage, écrivait de Babylone : « Toute chair est comme l’herbe et toute la gloire de l’homme est comme la fleur de l’herbe ; l’herbe se sèche et la fleur tombe, mais la parole du Seigneur demeure éternellement. »


ALFRED MAURY.

  1. Études sur l’histoire de la Terre, 1844.
  2. On sait que l’écliptique est la courbe elliptique que le soleil parait décrire en une année, et que la terre décrit réellement dans cette même période. L’écliptique est inclinée obliquement Bur l’équateur qu’elle coupe en deux points diamétralement opposés appelés équinoxes. On nomme solstices les deux points de l’écliptique les plus éloignés de l’équateur.
  3. Les corps diminuent en général de volume en raison de la chaleur qu’ils perdent ; il en résulte que le noyau liquide de la terre a dû diminuer plus que son écorce, ou, en d’autres termes, que celle-ci, devenant trop grande pour celui-là, a dû se bosseler. J.-J. d’Omalius d’Halloy, Abrégé de Géologie, p. 420.
  4. Le périhélie est la même chose que le périgée, c’est-à-dire le point de la plus petite distance de la terre ou d’une autre planète au soleil ; le mot périhélie s’emploie quand on veut rappeler que ce n’est pas le soleil, mais la terre qui se meut.
  5. Voyez sur les idées de M. Lartet mon étude sur la Géographie des Animaux, Revue du {{1er novembre 1859.
  6. Voyez, sur la théorie des vents et les dernières découvertes de la météorologie, l’étude de M. A. Laugel, Revue du {{1er juillet 1860.
  7. Voyez à ce sujet le curieux travail de M. A. Morlot, intitulé Études Géologico-Archéologiques en Danemark et en Suisse, dans le tome VI du Bulletin de la Société Vaudoise des Sciences naturelles Lausanne 1860.
  8. Voyez la Revue du 1er novembre 1859, p. 118.