Les Nouveaux Historiens de la Révolution française

LES
NOUVEAUX HISTORIENS
DE LA
RÉVOLUTION FRANÇAISE.


I. — Histoire des Girondins, par M. de Lamartine. — 8 volumes.
II. — Histoire de la Révolution française, par M. Michelet. — Tome Ier.
III. — Histoire de la Révolution française, par M. Louis Blanc. — Tome Ier.

La mémoire des peuples n’est pas toujours active, elle a ses langueurs. Les événemens les plus extraordinaires, les plus grandes catastrophes tombent souvent dans une sorte d’oubli pour ne retrouver que plus tard une notoriété impérissable. La France ne songeait guère à la révolution et à Louis XVI quand Napoléon la gouvernait. Quel abîme entre 93 et 1803 ! À peine le temps avait tourné la dernière page du XVIIIe siècle, que s’élevait une société oublieuse, ignorante du passé qui était le plus près d’elle. D’ailleurs, les émotions, les merveilles du présent, occupaient trop cette société nouvelle pour qu’elle donnât audience à des souvenirs inutiles, importuns, qui eussent pu rendre bien des fronts, et des plus hauts, soucieux et sombres. Avec nos revers, avec les destinées sédentaires que faisait à la France une paix qui la ramenait dans ses anciennes limites, le passé revint inévitablement sur la scène, évoqué surtout par des vaincus qui triomphaient à leur tour. Ces derniers parlèrent beaucoup de la révolution pour la maudire. Ils en représentèrent les sentimens, les principes et les actes comme autant de forfaits que la France devait expier, mêlant dans leurs accusations déclamatoires le bien et le mal, enveloppant dans les mêmes anathèmes des crimes détestables et les immortels efforts du patriotisme et du génie.

Cette confusion inique blessa les esprits même les plus calmes ; elle rendit nécessaire l’étude de la révolution française. Une collection de mémoires relatifs à cette grande époque fut publiée par des écrivains appartenant à l’opposition constitutionnelle et lue avidement. Ce fut comme une résurrection. On voyait reparaître tour à tour les partisans et les adversaires de la révolution, Mme Roland et le marquis de Ferrières, Rabaud Saint-Étienne et Mme Campan, Cléry et Camille Desmoulins. Cette publicité impartiale donnée aux récits des actions et des témoins de ce drame révolutionnaire ne pouvait suffire aux générations nouvelles. Les fils voulaient juger leurs pères. Deux jeunes écrivains d’un esprit ferme et lucide obéirent, pour ainsi dire au nom de tous, à ce besoin impérieux. Nous ne voulons parler ici de MM. Thiers et Mignet, au sujet de la révolution française, que pour indiquer combien ils en furent les historiens opportuns et nécessaires. C’est, pour une œuvre historique, un mérite qui rehausse tous les autres, que d’être attendue, réclamée par l’opinion. Alors l’histoire s’élève à l’importance d’une action politique ; alors ni la fantaisie, ni l’imagination, ni des intérêts particuliers ne poussent et ne déterminent l’écrivain qui a la conscience de remplir un devoir que lui imposent le vœu et le génie de son temps. Les choses se passèrent ainsi sous la restauration. Quand Manuel excitait MM. Thiers et Mignet à entreprendre l’histoire de notre révolution, il servait puissamment la cause libérale. On eût dit que ce tribun pensait, comme César, qu’il fallait avant tout relever les images de Marius.

Ces enseignemens de l’histoire portèrent vite leurs fruits et ne contribuèrent pas médiocrement à la révolution de 1830, qui à son tour donna un nouvel essor à tous les souvenirs, à toutes les théories de 89 et de 93. Pendant les six premières années qui suivirent 1830, que de livres entassés pour nous raconter, pour nous expliquer les actes et les doctrines de nos pères ! explosion naturelle, chaos inévitable après une grande secousse politique. Les uns écrivirent l’histoire de la révolution avec les passions du comité de salut public ; ils se plaçaient au sommet de la montagne, cet autre Sinaï, comme on disait à la convention. D’autres considéraient les théories et le triomphe de la démagogie de 93 comme le véritable avènement du christianisme, et l’histoire n’était sous leur plume qu’un long commentaire de ces paroles de Marat : « La révolution est tout entière dans l’Évangile. Nulle part la cause du peuple n’a été plus énergiquement plaidée, nulle part plus de malédictions n’ont été infligées aux riches et aux puissans de ce monde. Jésus-Christ est notre maître à tous. » C’est ainsi que toutes les opinions, toutes les erreurs, toutes les manies sanglantes de 93 reparaissaient, seulement, il est vrai, sur le papier. Par une sorte d’élan rétrograde, beaucoup d’imaginations se replongeaient dans ce terrible passé, et se complaisaient à nous en raconter toutes les tragédies avec une exaltation menaçante.

Après un pareil débordement, ne semblait-il pas que le champ de l’histoire révolutionnaire était pour long-temps épuisé ? Nous assistons cependant à une espèce de recrudescence qui forme comme une troisième époque dans la littérature historique dont la révolution est l’objet. Sous la restauration, une grande nécessité politique dicta à deux historiens le récit des travaux et des destinées de nos pères. Après 1830, la passion inséparable d’une commotion populaire multiplia les peintres et les commentateurs de la révolution ; aujourd’hui, en 1847, c’est la fantaisie qui inspire surtout les trois écrivains à la suite desquels il nous faut parcourir encore le cercle d’une épopée racontée tant de fois.

Les talens divers, inégaux, qui viennent de se jeter dans l’arène du passé révolutionnaire n’ont pas été tant attirés par l’austère beauté de la muse de l’histoire que séduits par l’espérance de la rendre complice de leurs passions et de leurs idées. L’un, le plus jeune, s’est proposé d’expliquer les événemens et les faits par les principes de cette philosophie politique qui scinde la nation en deux fractions hostiles, la bourgeoisie et le peuple. Nous retrouvons là des erreurs que, dans ce recueil, nous avons souvent combattues, et dont la gravité est mise en relief par les efforts mêmes que fait l’écrivain pour donner à ses théories, à travers les siècles, l’appui et la consécration de l’histoire. Le second, qui doit une juste renommée au courage avec lequel il a conçu et en partie exécuté un long ouvrage destiné à dérouter toutes les annales de notre pays, passe subitement de la fin du XVe siècle à la fin du XVIIIe de Louis XI à Louis XVI. La patience du savant, le calme de l’historien, l’abandonnent ; il porte une main convulsive sur ce que nos fastes ont de plus moderne et de plus dramatique ; il s’agite, il éclate en mouvemens désordonnés, parfois éloquens, emporté par une sensibilité qui l’égare, dévoré par une soif fiévreuse de popularité. Mais, comme cette poésie maladive est éclipsée par les éblouissantes, splendeurs que jette autour d’elle une magnifique et inépuisable imagination ! Voici un glorieux émule de Simonide, de Milton et de Racine, qui met aujourd’hui son orgueil et son ambition à ravir la palme de l’histoire. On dirait Alexandre faisant violence à la pythie et la traînant, malgré elle sur le trépied. Si la victoire ne couronne pas cette audace, c’est là du moins une entreprise, un fait d’armes littéraire qui aura réussi à émouvoir notre époque au milieu même de sa torpeur, à réveiller un moment son goût émoussé.

Le commencement d’une histoire de la révolution française sera.toujours une œuvre fort difficile. Ce grand fait découle du passé avec la rigueur d’une conséquence irrésistible, et cependant il y a entre d’ère révolutionnaire et tout ce qui la précède comme une solution de continuité. À quels points, à quels événemens de nos annales, à quels caractères principaux de nos meurs anciennes l’historien doit-il remonter pour reconnaître et déterminer les véritables causes du changement social le plus complet que les hommes aient encore vu ? Si le discernement de l’historien est sûr, si son style a une sobre fermeté, il donnera à l’édifice qu’il veut élever des fondemens solides et un péristyle d’une simplicité majestueuse. Il ne faut pas qu’une pareille introduction récapitule tout le passé dans des proportions sans mesure, et en même temps elle doit concentrer avec une force lumineuse tout ce que ce passé contenait de substantiel, tout ce qu’il avait de fécond tant pour le bien que pour le mal. Une telle introduction serait déjà à elle seule une belle pièce : malheureusement nous l’attendons encore. Ceux qui auraient eu le talent de la concevoir et de l’exécuter ont manqué du loisir nécessaire, et ceux qui l’ont entreprise n’ont réussi que très médiocrement. M. Louis Blanc a consacré tout un volume, le seul qu’il ait encore publié, à dérouler les origines et les causes de la révolution, et il débute par la proposition suivante : L’histoire ne commence et ne finit nulle part. S’il y a de la vérité dans cette affirmation, la critique historique s’est donné bien des peines inutiles depuis deux siècles. On avait cru jusqu’ici que le premier devoir de l’écrivain, quelque sujet qu’il embrassât, était de délimiter exactement le champ de l’histoire et de reconnaître où commençaient les faits véritables et les causes.sérieuses. M. Louis Blanc n’impose pas à l’historien des obligations aussi rigoureuses : il pense que les faits dont se compose le train du monde présentent tant de confusion, qu’il n’est pas d’événement dont on puisse marquer avec certitude soit la cause première, soit l’aboutissement suprême. Et quelle est la raison de cette ignorance fondamentale à laquelle M. Louis Blanc nous condamne si lestement ? La voici. Le commencement et la fin de l’histoire sont en Dieu, c’est-à-dire dans l’inconnu comment alors fixer le vrai point de départ de la révolution française ? Il est donc permis de prendre un point de départ arbitraire, de choisir parmi les faits ceux qui paraissent favorables à la thèse que l’on veut développer, de laisser dans l’ombre tous les autres. Telles sont les conséquences qui découlent des étranges opinions de M. Louis Blanc sur la science historique, et que nous trouvons appliquées dans son livre avec une rare intrépidité. Il lui paraît piquant de commencer l’histoire de la révolution française par Jean Hus et le concile de Constance : pourquoi ne se passerait-il pas cette fantaisie, puisqu’il n’est pas possible de trouver le vrai point de départ ? Il nous parle donc en quelques pages de l’hérésie et de la guerre des hussites, de Ziska, de Procope, et, pour tout ce qu’il n’a pas le temps de nous dire, il nous renvoie à l’auteur de Consuelo. Quelle autorité Après cette entrée en matière, nous rencontrons Luther et Calvin, Rabelais et Montaigne, le cardinal de Richelieu, Louis XIV, le cardinal Dubois, Law, Voltaire, Mme de Pompadour, Montesquieu, Mably et Turgot : telle est la galerie par laquelle l’écrivain nous mène du commencement du XVe siècle à la fin du XVIIIe. Nous y avons trouvé des faits politiques peu nombreux et vulgarisés depuis long-temps, quelques aperçus littéraires semés çà et là d’une manière ingénieuse, beaucoup de déclamations, des généralités ambitieuses et fausses, au milieu de tout cela du mouvement, parfois de l’éclat, partout les allures d’une rhétorique chaleureuse.

La principale cause des déviations de l’écrivain est le dogmatisme superficiel et erroné avec lequel il s’imagine expliquer tous les faits. Trois grands principes se partagent le monde : l’autorité, l’individualisme, la fraternité. M. Louis Blanc n’a pas d’autre philosophie de l’histoire. Il nous montre l’autorité maniée par le catholicisme et prévalant jusqu’à Luther, qui inaugure l’individualisme. Depuis la réforme protestante, l’individualisme s’est développé avec une force irrésistible ; il a triomphé par les publicistes de la constituante, et il règne aujourd’hui. La fraternité, ici nous citerons textuellement, annoncée par les penseurs de la montagne, disparut alors dans une tempête, et ne nous apparaît aujourd’hui encore que dans le lointain de l’idéal ; mais tous les grands cœurs l’appellent, et déjà elle occupe et illumine la plus haute sphère des intelligences. Il est fâcheux que M. Louis Blanc n’ait pas songé à nous indiquer le rôle qu’ont joué ces trois principes dans les temps antérieurs au catholicisme : nous eussions été curieux de voir l’application de ces formules à toute l’histoire antique, aux théocraties et aux monarchies de l’Orient, aux aristocraties et aux démocraties de la Grèce, à l’ancienne Rome. M. Louis Blanc se renferme dans l’histoire moderne, qu’il divise avec une simplicité merveilleuse, le passé, le présent et l’avenir. Le passé a été soumis au principe de l’autorité, dans le présent l’individualisme domine, et l’avenir appartient à la fraternité. Cela est court et ne charge pas la mémoire ; mais cette classification est-elle aussi satisfaisante que facile à retenir ?

À chaque moment de l’histoire, tous les principes constitutifs de l’humanité concourent à la vie sociale : leur développement peut être inégal, mais il est simultané. Est-ce que par hasard, lorsque le christianisme et le catholicisme s’établirent, ils ne durent pas leur avènement et leur puissance aux progrès de l’individualité et de cet esprit de charité fraternelle que Cicéron avait depuis long-temps appelé caritas generis humani ? Cependant M. Louis Blanc ne voit dans cette époque que le triomphe exclusif du principe de l’autorité. C’est déjà une première erreur ; mais en voici de plus graves. S’il faut en croire cet écrivain, le principe d’autorité est celui qui fait reposer la vie des nations sur des croyances aveuglément acceptées, sur le respect superstitieux de la tradition. Qu’est-ce à dire ? L’homme n’obéirait-il au principe d’autorité qu’en abdiquant sa raison ? Cependant, même dans la société la plus démocratique, il y a un principe d’autorité qui se fait reconnaître. Le citoyen s’y soumet, parce qu’il voit dans cette autorité l’expression même de la raison. Cette expression est plus ou moins pure, suivant les temps, suivant les progrès de la sociabilité ; mais c’est l’honneur de l’homme d’identifier toujours en principe l’autorité avec la vérité. M. Louis Blanc aurait pu se rappeler que M. de Lamennais, dans sa célèbre théorie de l’autorité, l’avait définie la raison générale manifestée par le témoignage ou par la parole. Ce qui préoccupe surtout M. Louis Blanc, c’est la crainte d’effaroucher le lecteur par l’aridité de quelques définitions nécessaires. Les lecteurs raisonnables ne condamneront pas une définition parce qu’elle est aride ; seulement ils exigeront qu’elle soit juste. Or, que penseront-ils de la phrase suivante : « Le principe d’individualisme est celui qui, prenant l’homme en dehors de la société, le rend seul juge de ce qui l’entoure et de lui-même, lui donne un sentiment exalté de ses droits, sans lui indiquer ses devoirs, l’abandonne à ses propres forces, et pour tout gouvernement proclame le laisser-faire. » Ces paroles témoignent d’une étrange méprise de la part de l’écrivain, qui confond l’individualisme et l’individualité. Quel est l’incontestable fondement de la liberté moderne, si ce n’est la reconnaissance expresse de l’individualité et de ses droits tant par la religion que par la philosophie ? Dans les temps antiques, le citoyen seul était vraiment homme, parce que seul il était souverain. Aux yeux du christianisme, le dernier misérable n’est pas moins l’ouvrage de Dieu que les puissans de la terre, et c’est pourquoi, dans le langage mystique de la religion, il est appelé membre de Jésus-Christ. Plus tard, la philosophie identifia l’être avec la pensée, et elle fit de l’intelligence la source du droit. De ce double mouvement dont saint Paul et Descartes furent surtout les glorieux promoteurs est sortie la révolution française, qui n’a jamais été plus méconnue que par les contempteurs de l’individualité humaine. Telle fut l’erreur des penseurs de la montagne. Ceux-ci, oubliant que la liberté sociale embrasse à la fois l’homme et le citoyen, l’individualité et l’association, mutilèrent le problème de la science politique au lieu de le résoudre. En effet, ils sacrifièrent l’homme aux masses, les droits imprescriptibles de l’individu à un absolutisme démocratique sans limites comme sans entrailles, et ils s’imaginèrent ainsi avoir inventé la fraternité. Ces théories n’ont pas entièrement disparu avec ceux qui les exprimaient à la tribune de la convention et des jacobins ; elles ont aujourd’hui quelques représentans de la main desquels M. Louis Blanc les a reçues avec une docilité singulière. Aussi établit-il dès le début que dans ce qu’on a coutume d’appeler la révolution française, il y a eu en réalité deux révolutions parfaitement distinctes, dont l’une s’est opérée au profit de l’individualisme et porte la date de 89, et dont l’autre, essayée tumultueusement au nom de la fraternité, est tombée le 9 thermidor. Or, l’individualisme qui a vaincu en 89 avait depuis long-lemps remporté des victoires successives qui devaient aboutir à un triomphe définitif. On sera peut-être étonné d’apprendre que Henri IV a fait monter sur le trône avec lui l’individualisme, au profit duquel travaillent aussi Richelieu et Louis XIV. Quelle triste influence n’exercent pas sur l’histoire ces idées mal conçues, mal digérées, qui, avec la prétention de l’éclaircir, la travestissent et la dénaturent !

Dans le domaine littéraire, nous retrouvons encore ce terrible individualisme. M. Louis Blanc a découvert que Voltaire n’était pas socialiste, et pour prouver qu’il n’aimait pas assez le peuple, il cite quelques passages de sa correspondance. Il y avait en effet chez Voltaire un penchant très marqué pour l’élégance des mœurs aristocratiques et les traditions de la monarchie. Toutefois il n’est pas exact de prétendre, comme l’a fait M. Louis Blanc, que ce génie si juste et si clairvoyant n’ait jamais eu de préoccupations politiques et n’ait jamais cru à la possibilité d’une rénovation sociale. Voici ce qu’écrivait Voltaire en 1764 au marquis de Chauvelin : « Tout ce que je vois jette les semences d’une révolution qui arrivera immanquablement, et dont je n’aurai pas le plaisir d’être témoin. Les Français arrivent tard à tout, mais enfin ils arrivent. La lumière s’est tellement rapprochée de proche en proche, qu’on éclatera à la première occasion, et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux ; ils verront de belles choses. » Ce n’est pas la seule des assertions téméraires de M. Louis Blanc que nous puissions relever au sujet des grands hommes du XVIIe siècle. Que dirons-nous de ce jugement sur Montesquieu ? « Quand on étudie sérieusement Montesquieu, on s’étonne de le trouver si affirmatif à la fois et si faible. Sa profondeur prétendue n’est qu’à la surface : c’est un déguisement de ses erreurs. » Ce n’est pas à Montesquieu que ces lignes feront du tort, et elles ont achevé de nous convaincre combien peu M. Louis-Blanc a l’esprit historique et critique. Nous le voyons entièrement subjugué par les opinions qui ont cours dans son parti et dans ce qu’il appelle l’école de la fraternité. Ainsi Morelly et Mably sont de grands penseurs, et nous apprenons en revanche que l’esprit de Turgot manquait d’étendue. À la vue de pareilles étourderies, n’est-on pas consterné quand on songe que l’étendue est précisément le principal caractère du génie de Turgot ?

Un ton continuellement oratoire imprime à l’élégance du style de M. Louis Blanc de la monotonie. Il a, nous l’avons dit, des pages brillantes, et cependant la vivacité des couleurs n’empêche pas que la physionomie générale de la composition n’ait quelque chose de commun. Quelquefois aussi, par son emphase, l’auteur détruit les effets qu’il avait commencé de produire. C’est ainsi qu’il interrompt un récit qui promettait d’être piquant de la lutte de Beaumarchais contre le parlement Maupeou par cette apostrophe : « Puissans de la terre, gardez que votre bras n’atteigne un homme de génie ! Si un tel homme se trouve enveloppé dans quelque injustice, sa seule indignation est capable d’engendrer des événemens. Un moine irrité peut changer la face du catholicisme, si ce moine s’appelle Luther. Un particulier aux prises avec toute une magistrature peut la jeter par terre, s’il s’appelle Beaumarchais… » Bon Dieu ! c’est trop de fracas pour Figaro. Faut-il donc évoquer ici Luther, et ne pouvons-nous prendre les choses plus simplement ? M. Louis Blanc a besoin de temps et d’efforts pour arriver à une allure naturelle ; jusqu’à présent, c’est plutôt un avocat qu’un historien, et l’on s’aperçoit qu’il prête plutôt sa plume aux opinions d’un parti qu’il ne pense par lui-même. Nous désirons vivement que des études plus approfondies, que la réflexion et une plus grande expérience de la vie permettent à l’écrivain de s’élever peu à peu à la gravité de l’histoire, et qu’il mûrisse son talent à l’école impartiale des faits. N’aura-t-il que d’injustes préventions contre la bourgeoisie en face des grands travaux de la constituante, magnifique sujet qu’il est possible de traiter à fond aujourd’hui ? Depuis plus d’un demi-siècle, les théories et les créations de nos pères ont été soumises à l’épreuve de la pratique, à des changemens reconnus nécessaires. Que d’enseignemens ! que de matériaux ! Une histoire de la constituante qui présenterait à côté des événemens révolutionnaires une exposition critique de notre organisation administrative aurait une grande valeur politique.

Nous pouvons d’autant mieux proposer un pareil but à l’ambition de quelque esprit sérieux, qu’un sujet aussi considérable a été presque entièrement négligé dans l’histoire de la révolution française que compose en ce moment M. Michelet. Le premier volume, qu’il vient de publier, embrasse un espace de six mois, depuis le 5 mai 1789 jusqu’aux 5 et 6 octobre. Cet espace est rempli par de grands débats et d’importans travaux parlementaires. Jeter les bases d’une constitution, arrêter les principes d’une déclaration des droits, organiser le pouvoir judiciaire, réformer la législation criminelle, sonder l’abîme ouvert par la pénurie des finances, voilà quelles étaient alors les pensées et les occupations principales de l’assemblée constituante. Non-seulement M. Michelet s’y arrête peu, non-seulement il n’expose pas les discussions auxquelles se livre l’assemblée, mais il en fait un chef d’accusation contre elle. « L’assemblée nationale, dit M. Michelet, ne souffrait pas assez des souffrances du peuple ; autrement elle eût moins traîné dans l’éternel débat de sa scholastique politique… Tout le monde voyait la question, l’assemblée ne la voyait pas… Retardée par les résistances royalistes, aristocratiques, qu’elle portait dans son sein, elle l’était encore par les habitudes de barreau ou d’académie que conservaient ses plus illustres membres, gens de lettres ou avocats… » Au moment où la constituante discute les questions du veto absolu et du veto suspensif, M. Michelet va jusqu’à dire : « On eût pu croire que l’assemblée ne s’était point aperçue qu’il y eût une révolution. La plupart des discours auraient servi aussi bien pour un autre siècle, un autre peuple… Cette assemblée était mûre pour la dissolution. Née avant la grande révolution qui venait de s’opérer, elle était profondément hétérogène, inorganique, comme le chaos de l’ancien régime d’où elle sortit. Malgré le nom d’assemblée nationale dont la baptisa Sieyès, elle restait féodale… » Or, c’est après la nuit du 4 août que l’assemblée constituante est accusée d’être féodale par M. Michelet, et c’est après cinq mois d’existence que, s’il faut l’en croire, elle eût mérité d’être dissoute. En effet, la discussion sur la balance des trois pouvoirs s’ouvrit le 30 août ; elle se termina, le 11 septembre, par l’adoption du veto suspensif. Affirmer que, dans l’intérêt de la liberté, il n’y avait alors, à cette époque, d’autre remède aux difficultés de la situation que la dissolution de la constituante, assurément voilà une idée neuve. Personne ne l’eut alors, remarque naïvement M. Michelet. Nous le croyons sans peine. La cause de la liberté était identifiée avec l’autorité de la constituante, et tout acte qui eût frappé celle-ci eût été une coupable folie, même aux yeux des révolutionnaires les plus exaltés.

Si, aux yeux de M. Michelet, l’assemblée constituante a si mal servi la révolution, quels sont donc les hommes qui l’ont servie ? Personne et tout le monde. En d’autres termes, suivant M. Michelet, il n’y a eu qu’un grand acteur, c’est le peuple. « Plus j’ai creusé, dit-il, plus j’ai trouvé que le meilleur était dessous, dans les profondeurs obscures. » M. Michelet fait une guerre acharnée à la grandeur individuelle, au profit des masses. L’apothéose de la multitude compose aujourd’hui toute sa philosophie politique. Ceux que nous avions pris jusqu’à présent pour des grands hommes sont d’ambitieuses marionnettes que l’écrivain a dû ramener à leurs proportions. M. Michelet prend en pitié Mirabeau. Rien, à l’entendre, n’a été prévu ni préparé par les chefs de parti. Le peuple a tout fait, et il a toujours raison. Quand les paysans brûlent les châteaux, M. Michelet nous explique que la prise de la Bastille les avait encouragés à attaquer leurs bastilles, et il s’écrie : « Que vous avez tardé, grand jour ! Combien de temps nos pères vous ont attendu et rêvé !… J’ai vécu pour vous raconter ! » Jamais l’enthousiasme n’a plus égaré un écrivain, en dépit de l’honnêteté de son cœur.

Pour expliquer ces aberrations étranges, il faut se remettre en mémoire comment M. Michelet, en interrompant des travaux qui semblaient jusque-là être le but de sa vie, est arrivé à l’histoire de la révolution française. Il y est arrivé par le pamphlet. Il avait écrit un petit livre sur le prêtre, la femme et la famille ; il en avait composé un autre sur le peuple. De pareils sujets, la manière de l’auteur, l’imprévu de ses divagations, le lieu commun et le paradoxe relevés plus d’une fois par les saillies d’un talent inégal, tout cela avait fait un bruit qui avait charmé les oreilles et l’amour-propre de M. Michelet. Il sembla doux à un savant qui jusque-là avait vécu un peu obscur, même au milieu des justes témoignages de considération que lui attiraient ses honorables labeurs, d’entendre tous les échos de la publicité lui renvoyer son nom dans sa solitude, et peu à peu ce plaisir nouveau lui devint nécessaire. Mais comment occuper sans cesse la renommée ? Quand on a exploité les jésuites, tonné contre le prêtre et adulé le peuple, il n’est pas facile de trouver matière nouvelle à pamphlet. Alors M. Michelet imagina de combler ce vide par l’immense sujet de la révolution française, et de s’assurer, par la publication d’un volume tous les six mois, deux ou trois ans d’une bruyante popularité. À l’œuvre donc ! Quel plus beau thème pour se donner carrière, pour parler de tout, de soi d’abord, de sa vie, de sa famille, de ses promenades au Champ-de-Mars, à Versailles, et pour reparler du prêtre, du peuple, des jésuites et des philosophes ! Malheureusement ici M. Michelet s’est heurté contre un sujet qui se prête peu aux caprices de la fantaisie, et dont la sévère grandeur a des conditions inflexibles. Quelle méprise que de transformer l’histoire tantôt en élégie, tantôt en pamphlet ! Quand l’an dernier, en parlant ici des débuts de M. Michelet comme pamphlétaire, nous l’engagions à reprendre ses premiers travaux, c’était dans l’espérance que ce retour au culte de l’histoire l’affranchirait des récentes et fâcheuses habitudes qu’avait contractées son esprit. Mais non, ces habitudes ont fait dans la raison de l’auteur un ravage plus profond ; elles sont restées les plus fortes, et c’est sous leur joug qu’il a écrit ces pages incohérentes, si étrangement baptisées du nom d’histoire, pages que le désordre des idées rend presque douloureuses à lire, même au milieu des lueurs de talent qui brillent d’intervalle en intervalle, mais qui sont impuissantes à débrouiller ce chaos. Aussi l’impression générale a été pénible. M. Michelet ne s’est-il pas aperçu du silence gardé autour de lui par ses meilleurs amis ?

Cependant, qui mieux que lui, s’il fût resté fidèle aux grands principes de la science et de l’impartialité historique, se trouvait préparé pour entreprendre cette introduction à l’histoire de la révolution française dont nous signalions tout à l’heure les difficultés ? Malheureusement M. Michelet semble dédaigner aujourd’hui les recherches historiques. Il dogmatise, il se propose surtout d’établir l’incompatibilité du christianisme et de la révolution française, défigurant ainsi quelques idées qui sont raisonnables et justes, pourvu qu’on les analyse et qu’on les définisse avec précision et netteté. Il est très vrai, et nous avons souvent insisté sur ce point, que l’origine de la révolution française est surtout philosophique ; mais faut-il en conclure, comme le fait aujourd’hui M. Michelet, que la révolution est nécessairement hostile au christianisme, et que l’un des deux principes doit dévorer l’autre ? La nature des choses et l’expérience de l’histoire répondent, au contraire, qu’ils doivent et peuvent coexister dans le mutuel respect de leur indépendance. M. Michelet est dans un mouvement ou plutôt dans un vertige d’esprit qui lui fait tout confondre. Ne compare-t-il pas le dogme chrétien de la prédestination au favoritisme de l’ancienne monarchie ? Il revient, il insiste sur cette comparaison par ce singulier jeu de mots : « La religion de la grace, partiale pour les élus, le gouvernement de la grace, dans les mains des favoris, sont tout-à-fait analogues. » Voilà où en est aujourd’hui la critique philosophique et historique de M. Michelet.

Il est toutefois un point de son introduction qui nous procure le plaisir, malheureusement trop rare, d’être d’accord avec lui : c’est le jugement qu’il porte sur la grandeur du XVIIIe siècle et sur le génie de ses représentans illustres, Montesquieu, Voltaire et Rousseau. M. Michelet n’a pas toujours eu le même enthousiasme. En 1835, la philosophie du XVIIIe siècle s’appelait dans les livres de M. Michelet[1] philosophisme. Montesquieu, que l’écrivain considère avec raison aujourd’hui comme le représentant de l’idée du droit, n’était alors, à ses yeux, que l’auteur d’une théorie matérialiste de la législation déduite de l’influence des climats. M. Michelet ne trouve pas maintenant de termes qui puissent exprimer son admiration, son idolâtrie pour Voltaire ; il s’écrie : « Vieil athlète, à toi la couronne… Te voici encore, vainqueur des vainqueurs ! » En 1835, il était très avare d’éloges pour ce vainqueur des vainqueurs ; il le montrait allant chercher en Angleterre quatre mots de Locke et de Newton, puis préparant une histoire générale anti-chrétienne. Pour Rousseau, le contraste n’est pas moindre. Aujourd’hui c’est un révélateur, plus puissant, plus admiré, plus adoré que jamais. En 1835, M. Michelet rappelait que Rousseau fut tour à tour un vagabond et un laquais ; il le représentait maudissant la science en haine du philosophisme et de la caste des gens de lettres, maudissant l’inégalité en haine d’une noblesse dégénérée. « Cette fièvre de : dissolution niveleuse, ajoutait-il, coula par torrens dans les lettres de la Nouvelle Héloïse. » Aussi nous ne reprocherons pas ici à M. Michelet le ton du dithyrambe qu’il prend aujourd’hui pour célébrer le XVIIIe siècle et ses grands hommes, parce que dans ses élans il y a du repentir et comme une réparation du passé.

En passant de l’introduction à l’histoire même, nous la trouvons fort courte à analyser. Dans les trois cents pages consacrées par M. Michelet à l’année 1789, il n’y a véritablement que deux faits mis en lumière, la prise de la Bastille et les journées d’octobre. Ces deux coups d’état populaires ont vivement ébranlé l’imagination de M. Michelet ; il les raconte avec amour, avec un enthousiasme que les plus funestes épisodes ne peuvent modérer. La commotion électrique qui a parcouru Paris le 14 juillet est surtout sentie profondément et rendue avec bonheur. Maintenant, en dehors de ces deux grandes scènes, il ne faut rien chercher dans M. Michelet de précis et de continu. L’écrivain saute, au gré de son esprit, d’une idée à une autre, associe les détails les plus disparates, élève des pauvretés, des misères, à la notoriété, à l’importance historique. C’est une assez triste manière d’écrire, de renouveler l’histoire, que d’aller chercher dans des libelles oubliés, dans le coin d’un journal du temps, des anecdotes suspectes, d’invraisemblables calomnies. Nous ne nions pas les droits de l’historien, nous ne méconnaissons pas non plus qu’il a parfois de sévères et tristes devoirs à remplir ; seulement il faut que dans l’accomplissement de son ministère il porte de l’équité, de la modération, et enfin du goût, puisqu’il s’agit d’une œuvre littéraire. Nous avons eu, en plusieurs endroits, le chagrin de chercher inutilement ces qualités dans le livre de M. Michelet, notamment dans ce qu’il a écrit au sujet de la reine Marie-Antoinette, qu’il semble poursuivre avec un rare acharnement. Par quelle bizarre in conséquence le même écrivain entreprend-il la réhabilitation de Théroigne de Méricourt ? Souvent M. Michelet n’a ni pour l’histoire ni pour son propre talent le respect nécessaire. Ne pouvait-il caractériser le cardinal de Rohan que par cette parenthèse : « (Un polisson, mais, après tout, charitable.) » Il semble affectionner cette épithète, car nous la retrouvons au sujet de Camille Desmoulins, qu’il appelle « un polisson de génie, aux plaisanteries mortelles. » Une pareille manière d’écrire, qui transporte dans le style l’abandon familier ou cynique de la conversation, est blâmable à plus d’un titre, car elle dénote chez l’auteur qui se la permet non moins de prétentions que d’impuissance. Il se propose en effet de trancher sur les autres écrivains par l’audace de ses expressions, la bigarrure de ses couleurs, l’allure débraillée de ses phrases ; mais pourquoi plutôt ne pas prouver sa force en acceptant toutes les conditions, en se jouant en maître de toutes les difficultés de l’art d’écrire ? C’est dans l’accord des qualités individuelles avec les lois générales du beau et du bon qu’éclate la véritable originalité.

Transporter dans l’histoire de la révolution française une sorte de fantaisie humoristique qui prend tous les tons, tous les styles, qui veut mêler la plaisanterie d’Aristophane à la sombre énergie de Milton, ce n’est déjà plus chose nouvelle ; Thomas Carlyle l’a fait en Angleterre, et les critiques de la Grande-Bretagne peuvent seuls porter un jugement souverain sur le mérite littéraire de cette entreprise. Nous dirons seulement que ni les forces de M. Michelet ni le rôle qu’il a pris ne lui permettaient guère le même essor et les mêmes hardiesses que l’auteur anglais. Thomas Carlyle ne fait pas le démocrate, il n’identifie la justice et la vérité avec aucune cause et aucun parti, il garde à tous les hommes, à toutes les factions, la même ironie, la même équité, et, comme il a l’esprit entièrement libre, il peut l’avoir fantasque avec une piquante énergie. Si nous revenons à M. Michelet, quelle différence ! L’écrivain français soutient des thèses, flatte des passions ; il est sincère sans doute, mais il n’a plus la véritable indépendance du penseur ; il est mentalement affecté par une sorte de fanatisme politique qui l’exalte et le pousse. Qui ne s’en aperçoit à son style ? L’exclamation, l’apostrophe, l’interjection, y dominent. Dans un endroit il éclate ainsi : « Ah ! monsieur de Sartines, ah ! madame de Pompadour, quel poids vous traînez ! » Ailleurs il s’écriera comme Démosthènes, raillé sur ce point par Eschine : « O terre ! ô ciel ! ô justice ! » Il termine un de ses chapitres par le cri de vive la France ! Cependant le récit même, qui est le fond principal d’une histoire, est haché, souvent obscur, plutôt brisé que rapide, offrant çà et là des traits remarquables, mais dénué d’ampleur. La phrase de M. Michelet ne marche pas devant elle ; nous dirions plutôt qu’elle sautille. Enfin les effets que l’écrivain produit ressemblent à de petits coups souvent répétés : jamais il ne vous donne l’impression vivifiante de ces grands développemens de l’art et de la pensée qui, par leur éclat et leur richesse, ont pour l’esprit tout le charme des magnificences de la nature.

L’ambition est le droit du génie. Lorsque Dante, qui d’abord avait été guelfe, se déclara gibelin, lorsque, pour soutenir les prétentions de l’empereur Henri VII en Italie, il écrivit en latin son traité de Monarchia, quel homme de sens eût pu contester à Alighieri le droit d’exposer des théories politiques, parce que celui-ci passait en Italie pour avoir fait d’admirables vers ? Apparemment un grand poète ne sera pas moins libre au XIXe siècle qu’au XVIIIe dans l’emploi de ses facultés et de la puissance de son talent. M. de Lamartine, d’abord monarchique, est devenu démocrate : illustre dans la poésie, il a voulu conquérir dans la politique une autre renommée, et il n’a pas échoué dans ses efforts. En effet, si sévèrement que l’on juge le fond des opinions que dans ces dernières années il a portées à la tribune, on ne saurait nier l’éclat qu’il a su leur prêter. Il se révéla dans M. de Lamartine un don oratoire d’autant plus remarquable, qu’il s’alliait, dans la même imagination, à cette verve poétique dont les merveilleux effets nous avaient enchantés tant de fois. Cependant, même au milieu des applaudissemens décernés à la brillante abondance de sa parole, M. de Lamartine voulut encore par de nouveaux moyens donner à son caractère politique plus de consistance, plus de gravité. Il avait en face de lui dans le parlement des hommes d’état qui, avant d’entrer aux affaires, s’étaient rendus célèbres par leurs travaux historiques ; il envia l’autorité que leur donnait nécessairement une pareille initiation à la politique : lui aussi voulut être historien. Dans la seule pensée d’une rivalité aussi difficile, il y avait déjà une force audacieuse qui excita une vive attente.

C’est un dessein bien pris. M. de Lamartine a résolu d’écrire l’histoire, et c’est l’histoire de la révolution française qu’il a choisie. Un sujet pareil répond à toutes ses intentions, à tous ses désirs : il doit lui permettre de développer à son aise les théories démocratiques, qui ont désormais toutes ses prédilections ; il lui offre aussi l’occasion d’une lutte littéraire avec un grand talent que déjà en maintes circonstances il s’est attaché à combattre. Enfin, avant qu’il ait pris la plume, les amis de M. de Lamartine annoncent que l’école fataliste et révolutionnaire va rencontrer un contradicteur qui vengera éloquemment la moralité politique.

C’est ici qu’il faut admirer l’invincible ascendant du naturel et son empire indélébile. Ce que M. de Lamartine a conçu avec l’instinct de l’ambition politique, il l’exécute en artiste impatient ; il avait compris quelle force pouvaient lui apporter dans l’avenir des travaux solides et sérieux, fruit d’une réflexion longue et profonde, et il prend l’engagement d’écrire huit volumes en dix-huit mois ; il l’a tenu. C’est vraiment un prodige. Peut-être néanmoins n’est-il pas impossible de s’en rendre compte.

En face de la réalité, tout historien sérieux reconnaît qu’il a l’obligation de l’étudier tout entière, qu’à ce prix seul il pourra discerner où commence véritablement son sujet, et jusqu’où il s’étend. Il sait que la connaissance complète des faits peut seule lui livrer la vérité, l’empêcher de se méprendre sur le caractère, sur la valeur relative des événemens et des hommes. M. de Lamartine a-t-il eu tant de scrupules et de précautions, quand il a voulu peindre la réalité ? Au lieu de l’approfondir, ne lui a-t-il pas plutôt donné l’empreinte de son imagination ? N’a-t-il pas fait dans le domaine de l’histoire ce qu’Horace se permettait quelquefois dans la pratique de la vie ?

Et mihi res, non me rebus submittere conor.


Je le vois d’abord qui taille l’histoire comme un poème : il lui faut une action saisissante, des héros remplissant les conditions de la tragédie, assez vertueux et très infortunés. Ainsi l’histoire de la révolution française devient sous sa plume l’histoire des girondins, qu’il commence au lit de mort de Mirabeau et termine par l’échafaud de Robespierre. Tout cela n’est-il pas dramatiquement combiné ? Le drame sera tellement pathétique, que, sans craindre de le refroidir, l’auteur pourra semer çà et là des généralités, des théories. D’ailleurs, pour que l’attention du lecteur ne languisse pas, l’écrivain la stimulera par des assaisonnemens du plus haut goût. Nous aurons à chaque pas dans cette histoire les surprises, les effets du roman. La biographie prendra des proportions sans mesure et usurpera la place que devraient occuper les événemens politiques. L’écrivain multipliera les portraits et leur prodiguera les plus riches couleurs de sa palette : dans le récit des aventures et des morts tragiques, il sera intarissable, déchirant. Enfin, dans la peinture des fureurs populaires, des excès commis par les proconsuls de la révolution, il portera l’horreur à son comble. Il y aura dans ces pages ardentes une accumulation de supplices et de douleurs, une vapeur de sang, un enivrement de carnage, qui exerceront sur les sens éperdus des lecteurs comme une fascination poignante. Qu’on juge si surtout les femmes, les jeunes gens lisant pour la première fois une histoire de la révolution, dévoreront avidement un pareil récit. Que d’émotions ! puis, pour l’écrivain, quel succès ! Il remue toutes les amer, réveille toutes les passions, toutes les controverses. On ne s’aborde plus qu’en se demandant des nouvelles de l’Histoire des Girondins, en se communiquant ses impressions, ses jugemens. Tout a contribué à cette vogue, jusqu’à la rapidité avec laquelle se sont succédé toutes les parties de cette immense improvisation.

Élevée à toute sa puissance, l’imagination a de merveilleux privilèges. Il a suffi à M. de Lamartine de la lecture hâtive des mémoires relatifs à la révolution et de documens inédits tels que des lettres, des correspondances, de quelques entretiens avec des fils de conventionnels ou avec quelques vieillards qui avaient connu Danton et Robespierre, pour écrire en dix-huit mois non pas une histoire, mais un éblouissant ouvrage qu’il est impossible de caractériser d’un mot, car il mêle tous les genres, toutes les prétentions, tous les effets, car il a tour à tour les allures de l’épopée, de la biographie, d’une harangue de tribune, d’une chronique scandaleuse, d’une dissertation philosophique. Devant un aussi étonnant assemblage de beautés littéraires, de paradoxes, d’inexactitudes, de détails charmans, futiles, monstrueux, de déclamations erronées et d’expansions éloquentes, la critique a des devoirs, et elle ne saurait éprouver aucun embarras à les remplir. Elle se sent d’autant plus libre, qu’elle s’adresse à un talent plus puissant ; elle n’a pas affaire ici à une de ces renommées fragiles qui ont besoin de ses ménagemens et de ses réticences.

Dès le début, comment n’être pas frappé des inconvéniens auxquels s’expose un écrivain qui substitue un plan arbitraire au cadre tracé par la nature des choses ? En identifiant l’histoire de la révolution française avec celle d’un parti politique qui n’a parti sur la scène qu’après la constituante, M. de Lamartine se condamnait à rejeter dans l’ombre cette grande assemblée. Cependant il reconnut qu’il lui était impossible de passer entièrement sous silence cette représentation nationale qui a laissé dans nos institutions une trace si profonde. Aussi tout le premier volume se ressent-il de la manière plus dramatique qu’historique avec laquelle l’écrivain a choisi et posé son sujet. Ce sont à chaque moment des retours non-seulement sur la constituante, mais sur ce qui l’a précédée, sur la philosophie du XVIIIe siècle. Ainsi, après la fuite de Varennes, après les efforts de Barnave pour déterminer la constituante à consacrer l’inviolabilité du roi, le lecteur n’est pas peu surpris de rencontrer une longue digression où Voltaire est magnifiquement célébré. C’est pour le rival de Rousseau une nouvelle et éclatante réparation. « Voltaire, dit M. de Lamartine, est incontestablement le plus puissant des écrivains de l’Europe moderne… Sa plume a soulevé tout un vieux monde et ébranlé, plus que l’empire de Charlemagne, l’empire européen d’une théocratie. Son génie n’était pas la force, c’était la lumière. Dieu ne l’avait pas destiné à embraser les objets, mais à les éclairer. Partout où il entrait, il portait le jour. La raison, qui n’est que lumière, devait en faire d’abord son poète, son apôtre après, son idole enfin. » Ces lignes remarquables paraîtront encore plus piquantes à ceux qui se rappelleront ces vers de M. de Lamartine à M. de Bonald :

Ainsi les sophistes célèbres
Dissipant les fausses clartés,
Tu tires du sein des ténèbres
D’éblouissantes vérités…, etc.

Que dirait l’auteur de la Législation primitive, s’il lisait aujourd’hui l’Histoire des Girondins ? Pour revenir à la constituante, M. de Lamartine, en dépit de son plan, a été tellement préoccupé de l’importance de cette assemblée, qu’après avoir raconté les premières séances de la législative et nous avoir fait entrevoir ses héros, les girondins, il retourne une dernière fois sur ses pas pour consacrer un livre entier, le septième, à un jugement sur la plus imposante réunion d’hommes qui eût jamais représenté non pas la France, mais le genre humain. Voici l’arrêt de M. de Lamartine : L’assemblée constituante avait le droit de choisir entre la monarchie et la république, et elle devait choisir la république. Si la constituante se fût arrêtée à ce dernier parti, il n’y aurait eu, selon M. de Lamartine, ni 10 août, ni 21 janvier, ni massacres de septembre, ni 31 mai ; Marie-Antoinette ne serait pas montée sur l’échafaud ; enfin la guerre pouvait être évitée, ou, si la guerre était inévitable, elle eût été plus unanime et plus triomphante. Voilà comment, toujours suivant M. de Lamartine, une origine légale donnée à la république eût changé le sort de la révolution. Ainsi, devant une loi de la constituante proclamant la déchéance de la monarchie se serait arrêté le torrent populaire ! Ne fût-il pas au contraire devenu plus rapide ? Déjà, en 91, de pareilles idées eussent été des illusions ; mais de quel nom les appeler en 1847, après les leçons de l’expérience et de l’histoire, qui donnent un si complet démenti à cette thèse étrange et frivole ?

Enfin nous arrivons aux girondins. « J’entreprends d’écrire l’histoire d’un petit nombre d’hommes qui, jetés par la Providence au centre du plus grand drame des temps modernes, résument en, eux les idées, les passions, les fautes, les vertus d’une époque, et dont la vie et la politique, formant pour ainsi dire le nœud de la révolution française, sont tranchées du même coup que les destinées de leur pays. » C’est par cette phrase que M. de Lamartine a commencé le premier livre de son histoire. Arma virumque cano. Ou ces lignes n’ont point de sens, ou l’intention de l’écrivain qui les a tracées a été de signaler au lecteur les girondins comme les véritables représentans de la révolution, comme les hommes qui l’avaient le mieux comprise et servie. Dans la première partie de son ouvrage, M. de Lamartine semble fidèle à cette pensée. Après la proclamation de la république par la convention, au moment où Roland était ministre de l’intérieur, M. de Lamartine nous dit : « Les girondins avaient pour eux la raison, l’éloquence, la majorité dans l’assemblée[2]. » Qui nous expliquera comment, à partir de cet endroit de son livre, M. de Lamartine change de point de vue et de langage comme dans quelques-uns de ses harmonieux discours de tribune, où il n’est pas rare que la dernière partie contredise la première ? Quelles idées ont traversé son esprit ? Nous l’ignorons, mais, en tournant quelques pages, nous lisons : « Les girondins n’étaient que des démocrates de circonstance. Robespierre et les montagnards étaient des démocrates de principe[3]. » Et ailleurs, à l’époque de l’immolation de Mme Roland sur l’échafaud révolutionnaire, M. de Lamartine s’exprime ainsi : « Les girondins étaient enchaînés à son rayonnement. Parti d’imagination, ils avaient leur oracle dans l’imagination d’une femme[4]. » Pauvres girondins ! ne voilà-t-il pas leur historien qui, lui aussi, les exécute, et qui, après nous les avoir présentés comme les vrais modèles du républicanisme, ne voit plus en eux que des démocrates de circonstance et des hommes d’imagination !

C’est que, chemin faisant, M. de Lamartine a changé de héros. Des girondins il a passé aux jacobins. Les girondins l’avaient d’abord séduit par leur éloquence, par l’éclat de leur talent et de leur fin tragique, mais, dès qu’il y regarda d’un peu plus près, il dut reconnaître combien il s’était trompé en prenant ce parti pour le centre et le nœud du drame révolutionnaire. Les girondins, entre la constituante et la convention, n’ont rien commencé ni rien fondé : par leurs nobles qualités, par leur jeunesse, ils ornent un moment la révolution plus qu’ils ne la servent. Pour le fond des choses, c’est un parti transitoire et impuissant. Dès que M. de Lamartine s’en fut convaincu, nous le voyons, par d’autres préoccupations non moins exclusives, faire à leur tour des jacobins les véritables représentans de la révolution. À ses yeux, Robespierre en est le philosophe. « Il y a un dessein dans sa vie, dit à la fin de son huitième volume[5] M. de Lamartine, et ce dessein est grand, le règne de la raison par la démocratie. Il y a un mobile, et ce mobile est divin c’est la soif de la vérité et de la justice dans les lois. Il y a une action, et cette action est méritoire, c’est le combat à mort contre le vice, le mensonge et le despotisme. Il y a un dévouement, et ce dévouement est constant, absolu, comme une immolation antique ; c’est le sacrifice de soi-même, de sa jeunesse, de son repos, de son bonheur, de son ambition, de sa vie, de sa mémoire, à son œuvre. Enfin il y a un moyen, et ce moyen est tour à tour légitime ou exécrable, c’est la popularité. » Ici s’arrête l’admiration de M. de Lamartine : elle se change en anathème pour cet homme qui permet que son nom serve pendant huit mois d’enseigne à l’échafaud. Toutefois, à côté de cette indignation, exprimée sans équivoque et avec énergie, il y a dans l’ensemble du jugement de M. de Lamartine sur Robespierre une erreur fondamentale et dangereuse. M. de Lamartine condamne le terroriste, mais il admire le philosophe.

Ce que M. de Lamartine ne pardonne pas à Robespierre, c’est de ta cher de sang les plus pures doctrines de la philosophie. C’est avec enthousiasme qu’il raconte la fête consacrée le 8 juin 1794 à l’Étre suprême, qu’il nous montre Robespierre s’écriant à la vue de la foule qui remplissait les parterres et les allées des Tuileries : « Que la nature est éloquente et majestueuse ! Une telle fête doit faire trembler les tyrans et les pervers ! » Que Robespierre ait été de bonne foi en proclamant la Divinité, l’immortalité de l’ame et la vertu au nom de la république ; qu’il ait cru, pour parler son langage, « recréer l’harmonie du monde moral et du monde politique, » nous ne le nierons pas. Il ne fut pas moins sincère dans son fanatisme qu’envieux et cruel. Seulement il est bizarre que M. de Lamartine semble aussi dupe du déisme de Robespierre que Robespierre lui-même, et qu’il nous dise que c’était la politique élevée à la hauteur du type religieux du philosophe[6]. Il y a quelques années que dans ce recueil[7], en examinant l’Histoire parlementaire de la Révolution française de M. Buchez, et en appréciant un système qui cherche à s’appuyer à la fois sur Jésus-Christ et sur Robespierre, nous signalions dans le jacobinisme deux élémens qui sembleraient ne pouvoir s’unir, et dont néanmoins il faut bien reconnaître l’association, un machiavélisme qui laisse bien loin derrière lui les théories du Prince et la pratique de César Borgia, et un naturalisme qui, se séparant de toute l’expérience acquise du genre humain, aspire à fonder une société entièrement nouvelle. C’est néanmoins dans ce naturalisme insensé, rompant avec l’histoire et toutes les traditions du possible, que M. de Lamartine croit apercevoir les plus pures doctrines de la philosophie ! En écrivant cette phrase, M. de Lamartine n’avait pas sans doute présens à l’esprit certains axiomes de cette philosophie de Robespierre et de Saint-Just, qui flétrissait l’opulence comme une infamie, et déclarait l’industrie indigne d’un véritable citoyen.

Le célèbre écrivain était aussi dominé par le désir de trouver à son histoire, je me trompe, à son poème, un idéal qui pût lui servir de glorieux dénoûment. Aussi nous dit-il qu’avec Robespierre et Saint-Just finit la grande période de la république, qu’après eux la république tombe du spiritualisme dans l’ambition. Il faut à M. de Lamartine des types, des personnifications des choses et des idées nécessaires. Aussi Mirabeau, c’est la foudre ; Danton, l’audace ; Marat, la fureur ; Mme Roland, l’enthousiasme ; Charlotte Corday, la vengeance ; Robespierre, l’utopie ; Saint-Just, le fanatisme de la révolution. Mais enfin quelle est la part du crime et quelle est la part de la vérité ? Écoutons encore M. de Lamartine : « Les individus sont innocens ou coupables, touchans ou odieux, victimes ou bourreaux. L’action est grande, et l’idée plane au-dessus de ses instrumens comme la cause toujours pure sur les horreurs du champ de bataille. » M. de Lamartine avoue bien qu’après cinq ans la révolution n’est plus qu’un vaste cimetière ; il voit écrit sur la tombe de chacune de ces victimes un mot qui la caractérise sur l’une philosophie, sur l’autre éloquence, sur celle-ci génie, sur celle-là courage, ici crime, là vertu, et sur toutes il est de plus écrit : Mort pour l’avenir et ouvrier de l’humanité. On conviendra que la tombe du crime est singulièrement placée entre celle du courage et celle de la vertu. Dans son enthousiasme, M. de Lamartine déclare qu’une nation ne doit pas regretter le sang qui a coulé pour faire éclore des vérités éternelles. Dieu a mis ce prix à la germination et à l’éclosion de ses desseins sur l’homme. Les idées végètent de sang humain. Les révolutions descendent des échafauds. Voilà de terribles pensées. Toutefois rassurons-nous par une heureuse et honorable inconséquence, M. de Lamartine ajoute que le crime a tout perdu en se mêlant dans les rangs de la république, qu’il ne faut pas chercher à justifier l’échafaud par la patrie, les proscriptions par la liberté, et qu’on doit se garder d’endurcir l’ame du siècle par le sophisme de l’énergie révolutionnaire. Si nous voulions être sévèrement logique, nous pourrions répondre à M. de Lamartine que souvent il a lui-même cédé à cette mauvaise pente, et qu’il a fait ce qu’il blâme ; mais nous aimons mieux prendre acte des dernières paroles de son livre où il désavoue au nom de la démocratie tout avenir qui voudrait encore être sanglant.

Seulement, dans le domaine de l’histoire, il nous est impossible de ne pas remarquer que M. de Lamartine se montre au plus haut point fataliste et révolutionnaire. Qu’est devenu ce projet annoncé de nous donner le correctif et le contre-poids des opinions et des tendances attribuées souvent avec autant de légèreté que d’exagération à deux historiens éminens, MM. Thiers et Mignet ? Le système de la nécessité historique n’a jamais eu de partisan plus extrême et plus stoïque que l’auteur des Girondins. Les yeux fixés sur les lois irrésistibles et les inflexibles volontés de la Providence, à laquelle il donne l’insensibilité de l’antique destin, M. de Lamartine oublie trop souvent les principes et les conditions de la vérité morale. Que de fois on peut le surprendre à ressentir plus d’enthousiasme pour la force que pour la liberté !

Toutefois, en dépit de ces entraînemens dont M. de Lamartine a eu plus ou moins conscience, l’Histoire des Girondins inspirera plutôt l’effroi que l’amour des révolutions. Il y a dans ce livre tant de scènes descriptives des excès de la fureur populaire et de la terreur de 93, qu’en vain celui qui les a tracées montre en perspective au lecteur le bonheur du genre humain ; il ne réussit qu’à réveiller dans les ames pour les violences de la démagogie une invincible horreur. Lorsque, dans les pages de M. de Lamartine, on a assisté au siège, à la prise de Lyon, aux vengeances exercées dans les murs de cette grande cité par les jacobins, par Albitte, par Collot d’Herbois et Fouché, à des exécutions qui durèrent quatre-vingt-dix jours, au supplice en masse appliqué tantôt à soixante-quatre jeunes gens, tantôt à deux cent neuf prisonniers ; lorsqu’on lit les proclamations et les lettres de ces proconsuls en démence qui s’écrient : Frappons comme le tonnerre, et que la république ne soit qu’un volcan ! on enveloppe dans la même exécration tous ces crimes et la cause au nom de laquelle ils ont été commis. Sous ce rapport, l’Histoire des Girondins est un livre contre-révolutionnaire, et nous pourrions la comparer à la coupe d’Atrée. C’est du sang… Il y a des momens où. M. de Lamartine lui-même, si grandes que soient les ressources de son imagination, est à bout d’expressions et d’images au niveau de ces horreurs ; dans un endroit, il parle d’Attila au sujet de Collot d’Herbois[8]. En vérité, c’est calomnier Attila.

Robespierre a été traité avec une singulière faveur par M. de Lamartine, qui en a fait un grand philosophe ; il a peint avec complaisance la simplicité de ses mœurs, l’intérieur de sa vie domestique, et n’a rien négligé pour rehausser sa physionomie et son caractère. Cependant le récit du 9 thermidor que trace M. de Lamartine dans son dernier volume est accablant pour Robespierre, car il le montre entièrement destitué du courage nécessaire au triomphe de ses idées et de ses désirs. Il y eut un moment où Robespierre comprit qu’il fallait arrêter la terreur, mais il n’osa pas. Il comprit encore que, pour sauver et constituer la démocratie, il devait saisir la dictature ; il n’osa pas. Enfin quand, vaincu à la convention, il trouvait le salut et le triomphe dans une insurrection populaire, il n’osa pas non plus en donner le signal et s’en proclamer le chef. C’est le même homme qui laissa monter à l’échafaud Mme de Sainte-Amaranthe et sa famille, après s’être assis à sa table, après y avoir parlé en dictateur maître de l’avenir. On avait cru, sur plusieurs témoignages, que Robespierre, au dernier moment, avait eu le courage d’une mort volontaire ; mais non. Le coup de pistolet qui lui perça la lèvre gauche et lui fracassa les dents fut tiré par un gendarme nommé Méda. C’est ainsi que, par l’inflexible vérité des faits, M. de Lamartine est contraint de montrer l’homme dans lequel il a voulu incarner la cause de la démocratie, sans coup d’œil, sans résolution politique, sans courage moral, sans une de ces inspirations, sans un de ces mouvemens qui ravissent la victoire, ou du moins ennoblissent la défaite.

Il est vrai que l’historien des girondins abandonne et sacrifie facilement ses héros après les avoir mis sur le pavois. Nous avons vu comment il avait fini par caractériser les amis de Mme Roland. Il a aussi pour d’autres personnages des momens de prédilection, puis des retours de sévérité, et il n’est pas rare qu’il laisse dans l’esprit des impressions contradictoires. Il nous dira de Danton qu’il joua le grand homme et ne le fut pas. Cependant, plus loin, Danton est le colosse de la révolution, et, quand il a disparu, la cime de la convention paraît moins haute. D’autres fois, M. de Lamartine prend le parti d’adopter les jugemens et les points de vue que les parties intéressées ont consignés dans leurs mémoires ; ainsi a-t-il fait pour Dumouriez. On voit qu’il a été sous le charme du récit de ce général. Les mémoires de Mme Roland ont été aussi découpés d’une manière brillante. Dans le deuxième volume, M. de Lamartine parle avec admiration du génie de Mme Roland, et avec assez de dédain de la médiocrité du mari. Au septième volume, cette femme célèbre n’est plus tout-à-fait traitée avec la même faveur, et le mari est comparé à la fois à Caton et à Sénèque. Dans sa course rapide, M. de Lamartine oublie parfois non-seulement ce qu’il a écrit au début, mais aussi la mesure et la justesse dans les rapprochemens et les comparaisons. A-t-il le temps de peser les choses et les mots ?

Bossuet, dans l’un de ses sermons, nous représente l’homme obligé de précipiter la course de la vie sous l’empire d’une irrésistible fatalité. La loi est prononcée, il faut avancer toujours. On voudrait arrêter ; marche, marché. En écrivant l’Histoire des Girondins, M. de Lamartine a pu se rappeler ces impérieuses paroles. Lui aussi il eût voulu s’arrêter, parfois retourner sur ses pas, revoir ce qu’il avait traversé ; mais il fallait marcher, il fallait courir. Nous n’apprendrons rien à M. de Lamartine en lui signalant les conséquences fâcheuses de cette précipitation ; il les connaît mieux que nous. Il sait dans quels endroits de son livre il a incorporé des phrases, des pages entières des mémoires relatifs à la révolution, tantôt à propos de la captivité du Temple et du 21 janvier, tantôt sur les massacres de septembre, une autre fois au sujet du 10 août. Pour écrire l’histoire non-seulement de cette dernière journée, mais celle du 20 juin, M. de Lamartine s’est beaucoup servi d’un document publié par le comte Roederer en 1832, sous le titre de Chronique de cinquante jours, du 20 juin au 10 août 1792. À cette époque, M. Roederer était procureur-syndic du département de Paris ; c’est lui qui, en cette qualité, a conduit Louis XVI à l’assemblée nationale le 10 août. Non-seulement M. de Lamartine a puisé dans cette Chronique les principaux faits de cette orageuse époque, mais il a emprunté au comte Roederer les impressions morales que celui-ci avait reçues aux Tuileries de l’attitude de la reine et du roi. Dans une note, M. Roederer s’exprime ainsi[9] : « Je ne sais sur quel témoignage presque tous les historiens ont prêté à la reine, dans la nuit du 10 août, des paroles et des résolutions d’une exaltation plus qu’héroïque, comme d’avoir dit qu’on la clouerait plutôt aux murs du château que de l’en faire sortir, ou d’avoir présenté au roi des pistolets en l’invitant à se donner la mort. Pour moi, je n’ai rien vu de semblable. La reine, dans cette nuit fatale, n’eut rien de viril, rien d’héroïque, rien d’affecté ni de romanesque ; je ne lui ai vu ni emportement, ni désespoir, ni esprit de vengeance ; elle fut femme, mère, épouse en péril ; elle craignit, elle espéra, s’affligea et se rassura. Elle fut aussi reine et fille de Marie-Thérèse, elle pleura sans gémir, sans soupirer, sans parler. Son inquiétude, sa douleur, furent contenues ou dissimulées pour son rang, pour sa dignité, pour son nom. Quand elle reparut au milieu des courtisans, dans la salle du conseil, après avoir fondu en larmes dans la chambre de Thierry, la rougeur de ses yeux et des joues était dissipée ; elle avait l’air sérieux, mais tranquille et même dégagé. »

Citons maintenant M. de Lamartine[10] : « Marie-Antoinette, que les pamphlets de ses ennemis ont représentée dans cette nuit suprême comme une furie couronnée poussant l’exaltation jusqu’au délire, l’abattement jusqu’aux larmes, tantôt déclarant qu’elle se ferait clouer aux murs de son palais, tantôt présentant des pistolets au roi pour lui conseiller le suicide, n’eut ni ces emportemens ni ces faiblesses. Elle fut avec dignité et avec naturel, sans héroïsme affecté comme sans abattement timide, ce que son sexe, son rang, sa qualité d’épouse, de mère, de reine, voulaient qu’elle fût dans un moment où tous les sentimens que ces titres divers devaient agiter en elle se traduisaient dans son attitude… Elle fut femme, mère, épouse, reine menacée ou atteinte dans ses sentimens. Elle craignit, elle espéra, elle désespéra, elle se rassura tour à tour, mais elle espéra sans ivresse et se découragea sans avilissement. Les forces et les tendresses de son ame furent égales aux coups de la destinée. Elle pleura non de faiblesse, mais d’amour ; elle s’attendrit, mais sur ses enfans ; elle voila ses angoisses et sa douleur du respect qu’elle devait à elle-même, à la royauté, au sang de sa mère Marie-Thérèse, au peuple qui la regardait. » On voit quel a été le travail de M. de Lamartine ; il a répandu çà et là des phrases, des ornemens à travers la prose du comte Roederer, il en a tout-à-fait adopté la substance ; il a le même procédé pour un grand nombre de circonstances qui concernent Louis XVI.

Quand, après la lecture de l’Histoire des Girondins, on s’interroge sur les impressions définitives qu’elle laisse dans l’esprit, on s’aperçoit que les effets de ce livre se neutralisent les uns par les autres. Contraria contrariis curantur. Ouvert à toutes les impressions, à toutes les idées, M. de Lamartine a jeté d’admirables couleurs sur un fond emprunté à tout le monde. Il a tour à tour le langage d’un démocrate, d’un royaliste, d’un girondin, d’un montagnard ; il évoque les partis et les hommes, il nous les montre comme autant de phénomènes curieux, qu’il décrit avec une intarissable verve. En réalité il est indifférent, indécis ; l’enthousiasme n’est qu’à la surface. Oui, cette imagination, merveilleuse s’allie à un scepticisme profond. Cette alliance est le principal caractère du talent de M. de Lamartine. C’est parce qu’il est tout ensemble un artiste puissant et sceptique que nous avons vu. M. de Lamartine passer sans fatigue et avec une rare audace de la poésie à la politique, et de la politique à l’histoire. Dans cette dernière entreprise, il n’a réussi qu’à moitié. Il a réussi à augmenter encore sa renommée en montrant que son imagination avait des ressources, une flexibilité, une prestesse, qu’on pouvait ne pas soupçonner, même chez l’auteur de Jocelyn et de la Chute d’un Ange. Il n’a pas réussi à remplir les conditions d’une histoire grave et durable. Dans son septième volume, M. de Lamartine nous annonce le dessein de placer le récit des guerres de la Vendée dans un large cadre. Après les girondins, nous aurons les Vendéens. Dans cette nouvelle campagne, puisse M. de Lamartine être plus sévère pour lui-même ! Qu’il songe que, si l’écrivain a l’incontestable droit d’écrire l’histoire d’après son propre génie, l’histoire a aussi des conditions fondamentales qu’il n’est pas permis de méconnaître et de violer. C’est ce qu’ont trop oublié les trois écrivains : dont nous venons d’examiner les travaux sur la révolution française. L’histoire politique ne se construit pas avec des abstractions superficielles, comme l’a cru M. Louis Blanc, non plus qu’avec des impressions mélancoliques et des déclamations violentes, comme le fait M. Michelet ; elle ne se prête pas enfin à la transformation que veut lui faire subir le génie de la poésie. Elle reste ce qu’elle est : la grande école des affaires, la mémoire et l’expérience du genre humain. Je vais relire Tacite.


LERMIINIER.

  1. Précis de l’Histoire moderne.
  2. Tome IV, p. 115.
  3. Tome IV, page 260.
  4. Tome VII, page 246.
  5. Page 376.
  6. Tome VIII, page 198.
  7. Revue des Deux Mondes, 15 janvier 1840.
  8. Tome VII, page 204.
  9. Pages 362-363, Chronique de cinquante jours, etc.
  10. Histoire des Girondins, tome III, page 140.