Les Non-Classés et l’Émigration des femmes aux colonies

Les Non-Classés et l’Émigration des femmes aux colonies
Revue des Deux Mondes4e période, tome 147 (p. 779-809).
LES NON-CLASSÉES
ET
L’ÉMIGRATION DES FEMMES AUX COLONIES


I

Personne n’a moins que moi le goût des néologismes. Exception faite pour les termes techniques, je tiens que notre vieille langue française est presque toujours assez souple et assez riche pour traduire toutes les idées modernes ou soi-disant telles. Et cependant je me vois en quelque sorte obligé de fabriquer une expression nouvelle : les non-classées, pour désigner clairement une catégorie de femmes que j’ai en vue. Celle de déclassées, qui est usuelle, non seulement ne rendrait pas ma pensée, mais dirait exactement le contraire.

On appelle communément des déclassées les femmes qui, nées dans une certaine condition sociale, n’ont pas su s’y maintenir, et qui sont tombées au-dessous du rang où les circonstances les avaient placées. J’appelle, au contraire, des non-classées les femmes, ou plutôt les jeunes filles, qui, nées dans un milieu populaire, ont fait effort pour s’élever au-dessus, sans y avoir encore réussi, et qui oscillent, incertaines de leur avenir, entre la condition qu’elles ont quittée et celle qu’elles n’ont pu encore atteindre.

Le nombre des non-classées est grand dans notre société moderne. Il va s’accroissant chaque année, et cet accroissement provoque chez les moralistes des réflexions chagrines auxquelles, bien qu’étant parfois un peu chagrin moi-même, je ne saurais cependant m’associer sans réserve. Il m’est impossible, en effet, de savoir mauvais gré à un certain nombre de pauvres filles du sentiment qui les pousse à sortir des rangs du peuple où elles sont nées. Celles qui tentent cet effort sont en général des natures fines dont les sentimens délicats sont froissés par la rudesse et souvent la grossièreté du milieu où elles seraient naturellement appelées à vivre. Les meilleures, les plus raffinées, quand elles ont reçu une éducation chrétienne, sentent souvent s’éveiller en elles l’appel de la vocation religieuse. L’ouvrière pieuse, que M. René Bazin a peinte naguère dans son beau roman : De toute son âme, est un type beaucoup plus réel que ne le croient ceux qui ne connaissent point ces milieux. Tout récemment j’en ai eu encore la preuve en lisant une lettre écrite par une chemisière qui avait travaillé quatre ans dans un grand atelier de confection de Paris. « Pour une jeune fille, disait cette lettre, ce n’est pas une existence que de rester toute seule. Il arrive un moment où elle se lasse de son isolement et se livre à un terrible ennui. L’état du mariage ne me présente aucun attrait. Mon désir est de suivre la vocation religieuse, n’ayant plus qu’une seule ambition : celle de me dévouer toute à Dieu et de faire du bien autour de moi. » Et elle est entrée au couvent.

Mais si la source des vocations religieuses est loin d’être tarie, malgré tout ce que l’éducation laïque a fait pour cela depuis vingt ans, le courant ne porte cependant pas de ce côté. Il entraîne plutôt celles qui ont quelque ambition et quelque instruction du côté des fonctions publiques, si l’on peut appeler ainsi les modestes situations d’institutrices communales, de receveuses des postes, de télégraphistes et de téléphonistes. Ou bien elles aspirent à un emploi dans les grandes sociétés financières et industrielles qui admettent des femmes dans leurs bureaux. Qu’elles réussissent, leur avenir est assuré ; mais qu’elles échouent, et elles se trouveront aux prises avec une misère pire encore que celle qu’elles auraient pu connaître, si elles n’eussent point aspiré à sortir de leur humble milieu.

Cherchons d’abord quelle chance elles ont de réussir.

Inutile de dire que le chiffre des non-classées est impossible à fixer, même approximativement. La statistique peut à la rigueur donner des indications plus ou moins précises sur la répartition des femmes entre les diverses professions auxquelles le plus généralement elles s’adonnent : couturières, lingères, modistes, etc. Il n’en saurait être de même pour les emplois qu’elles sollicitent. On ne peut arriver à se former une idée, même très approximative, du nombre de ces solliciteuses qu’en rassemblant de droite et de gauche des renseignemens qui aient au moins le mérite de l’exactitude. C’est ce que je me suis efforcé de faire.

La principale fabrique de non-classées, c’est le ministère de l’Instruction publique. Depuis que la nouvelle législation scolaire a rendu obligatoire la création d’un grand nombre de nouvelles écoles de filles, en même temps qu’elle proscrivait à l’avenir des écoles communales toutes les institutrices congréganistes, elle a ouvert devant l’ambition des jeunes filles élevées dans nos écoles primaires une carrière qu’au début elles ont pu croire illimitée. Elles s’y sont précipitées avec ardeur, et se sont ruées aux examens, persuadées que le brevet menait à tout et était un gagne-pain.

Je ne possède pas pour toute la France le chiffre des institutrices brevetées en attente d’emploi, mais j’ai pu me le procurer pour le département de la Seine.

Du 1er janvier au 31 décembre dernier, il avait été adressé au préfet de la Seine 897 demandes d’emplois d’institutrices adjointes dans les écoles du département. Pendant ce même laps de temps, 394 postulantes avaient été pourvues d’un emploi d’institutrice-adjointe ou auxiliaire. Ce chiffre, relativement élevé, est tout à fait exceptionnel et spécial à l’année 1897. Il comprend, en effet, 288 postulantes ou remplaçantes provisoires, désignées pour former les nouveaux cadres auxiliaires de Paris et de la banlieue. En plus de ces 288 nominations faites d’un coup, il n’y a eu que 106 nominations à des emplois normalement vacans. C’est la moyenne annuelle.

Les demandes reçues dans l’année auxquelles il n’a pas été fait droit prennent rang après celles de l’année précédente, et ainsi de suite. Aussi la liste s’allonge-t-elle en quelque sorte indéfiniment. Elle était au commencement de cette année de sept mille quarante-trois. Mais quelques-unes de ces demandes sont de date si ancienne (il y en a qui remontent à 1871), qu’elles peuvent être considérées comme périmées. Quel est le chiffre réel des expectantes qui peuvent encore espérer que quelque recommandation efficace les fera sortir du rang ? Il est impossible de le dire avec exactitude, mais assurément il est considérable.

Immédiatement après le ministère de l’Instruction publique, dans l’ordre de fabrication de non-classées, vient l’administration des Postes et Télégraphes. Il y a longtemps que cette administration est hospitalière aux femmes, et leur confie des bureaux de poste. La génération de 1830, plus idéaliste que la nôtre, plaçait volontiers dans ces bureaux les premières scènes d’un roman. Ceux qui connaissent bien leur Sainte-Beuve se souviennent d’une délicate nouvelle, intitulée Christel, dont l’héroïne est une modeste receveuse. Aujourd’hui les portes de cette vieille administration leur sont ouvertes encore plus grandes, depuis qu’elle les admet à partager avec les hommes les emplois de télégraphistes, et quelle leur réserve presque exclusivement ceux de téléphonistes.

Notre génération, moins romanesque que la précédente, n’a jusqu’à présent prêté de rôle à la demoiselle du téléphone que sur la scène de nos petits théâtres, et il faut convenir que l’aspect de celles qu’on voit déboucher sur les cinq heures, de la vaste porte de la rue de Grenelle ou de la rue du Louvre, est plus évaporé que sentimental. C’est que les receveuses des postes, souvent filles d’anciens officiers ou d’anciens fonctionnaires, constituent une aristocratie par comparaison avec les télégraphistes et surtout les téléphonistes, qui se recrutent davantage dans les milieux populaires. Aussi les demandes abondent-elles. Un chiffre dont je crois pouvoir garantir l’exactitude donnera une idée de l’ardeur des compétitions. Il y a deux mois, un concours a été ouvert. Le chiffre des admissions avait été par avance limité à 200. L’administration des Postes n’en avait pas moins reçu près de 5 000 demandes d’admission au concours !

Le ministère des Finances emploie également une certaine quantité de femmes, une douzaine au Grand-Livre, un plus grand nombre au Timbre. Ici je n’ai pas de chiffres ; je n’ai pas, au surplus, la prétention de faire un dénombrement complet, mais seulement de donner quelques indications générales.


II

En plus de ces trois grandes administrations de l’Instruction publique, des Postes, et des Finances, il y a encore un certain nombre de sociétés industrielles ou financières qui emploient des femmes, les unes ayant un caractère quasi public, comme la Banque de France, les autres étant, au contraire, des sociétés privées, comme le Crédit lyonnais, la Société générale, le Comptoir d’escompte, et certaines compagnies de chemins de fer. Ces sociétés se sont aperçues que, pour compter des liasses de coupons au moment des échéances, ou pour additionner d’interminables colonnes de chiffres, les femmes n’avaient ni les doigts moins agiles, ni la plume moins exacte que les hommes. Dans une pensée d’économie, elles ont fait l’essai, depuis quelques années, d’en employer un certain nombre au service des titres, de la statistique ou du contrôle. L’essai paraît avoir très bien réussi, au moins dans certains établissemens. « J’ai toujours été très frappé, m’écrivait naguère un des principaux administrateurs d’une grande société financière, de l’excellente tenue de notre personnel féminin, dont le recrutement est surveillé de très près. Certains services, comme celui de la garde des titres, lui sont exclusivement confiés, sous la direction d’un chef de service, et le fonctionnement de ces services, qui a subi l’épreuve du temps, ne laisse rien à désirer[1]. » Une nouvelle carrière s’est donc trouvée ouverte devant la légitime ambition des femmes, et elles ne s’y sont pas précipitées avec moins d’ardeur que dans celle de l’enseignement. Quelques chiffres que j’ai rassemblés paraîtront peut-être intéressant.

A la Banque de France, il y a en ce moment environ 6 000 demandes pour 330 emplois de femme. Le nombre des nominations par an ne dépasse pas 20 à 25.

Au Crédit lyonnais, le nombre des demandes est d’environ sept à huit cents par an. Il est fait de quatre-vingts à cent nominations, soit environ une nomination pour huit demandes. Celles auxquelles il n’a pu être fait droit s’ajoutent, d’année en année, aux demandes antérieures et finissent par former un total qui doit s’élever au même chiffre qu’à la Banque de France.

A la Société générale, le nombre des postulantes représente une moyenne annuelle de deux cent quarante à deux cent cinquante. La moyenne des admissions est de soixante-quatre, soit une sur quatre. D’après cette proportion, le stock des demandes accumulées doit s’élever à un millier. Enfin il était déjà à une date récente de quatre cent dix-sept au Comptoir d’escompte, qui n’emploie des femmes que depuis quatre ans et qui n’en a jamais nommé plus de vingt-cinq par an.

Il faut aussi tenir compte de ce fait que celles-là mêmes qui sont admises ne le sont pas, du premier coup, d’une façon définitive et pour toute l’année. Elles commencent par être employées comme auxiliaires, au moment des principales échéances, janvier, avril, juillet, octobre. C’est une manière de s’assurer de leurs aptitudes. « La durée de ces emplois temporaires, dit une note qui m’a été remise par un des principaux établissemens dont j’ai parlé, représente annuellement cent vingt jours de travail pour les employées dont l’admission est la plus ancienne, et soixante-cinq jours environ pour celles dont l’admission est la plus récente. On peut évaluer à seize mois environ la durée du stage, à la suite duquel une employée dont le service a été satisfaisant est pourvue d’un emploi permanent. »

Certaines compagnies emploient également, depuis quelque temps, des femmes dans leurs bureaux. Pour ne point abuser des chiffres je me bornerai à donner ceux qui m’ont été fournis par la Compagnie d’Orléans. Cette compagnie emploie dans ses divers services 192 femmes, recrutées exclusivement parmi les femmes, veuves ou filles d’agens. Même ainsi limité, le nombre des postulantes était, à une date récente, de 626. Il n’est guère fait par an plus de sept nominations.

Une dernière perspective s’est ouverte depuis quelques années aux yeux des jeunes filles un peu intelligentes et ambitieuses : celle d’employée dans les grands magasins. Ce n’est pas ici le lieu de traiter cette question si controversée des grands magasins, ni de les défendre contre les préventions dont ils sont l’objet. Ce qu’ils pourraient alléguer de plus solide pour leur défense, c’est l’ardeur des intéressées à y entrer. Je ne citerai qu’un seul chiffre. Aux magasins du Louvre, il n’y a pas en permanence moins de cent demandes pour chaque emploi vacant. Le nombre de ces vacances est fort restreint, grâce à la stabilité de plus en plus grande du personnel, recruté avec beaucoup de soin. Il ne s’en produit guère plus de soixante-dix à quatre-vingts par an. Les demandes auxquelles il n’a pu être donné satisfaction prennent rang après les demandes antérieures. Je ne sais pas le chiffre de ces demandes accumulées, mais il doit être considérable. Nul doute qu’il n’en soit de même au Bon-Marché, et dans les autres grands magasins qui ont la réputation méritée de traiter leur personnel féminin avec égards et de lui assurer certains avantages.

En résumé, quel est le chiffre des non-classées ? Toute prétention à l’exactitude serait ici ridicule. Rien n’est facile comme de donner des chiffres. Rien n’est difficile comme de les établir solidement. Ce serait, par exemple, faire un faux calcul que d’additionner le chiffre des expectantes dans tous les établissemens dont j’ai parlé, car il y a beaucoup de doubles emplois. Telle jeune fille qui a formé une demande pour entrer au Crédit lyonnais sollicite en même temps son admission à la Société générale. Telle qui aspire aux magasins du Louvre s’est adressée en même temps au Bon-Marché. Tout ce que je puis dire, c’est que, très approximativement, d’après les renseignemens que j’ai groupés, j’évalue, à Paris seulement, à quinze ou vingt mille le nombre des jeunes filles qui végètent dans l’attente d’un emploi quelconque, que peut-être elles n’obtiendront jamais. Comment vivent-elles en attendant ? Partie aux frais de leur famille, si elles en ont une, partie du maigre salaire qu’elles peuvent tirer d’un métier manuel auquel elles sont nécessairement maladroites.

Et pendant ce temps-là, dans les petites villes des environs de Paris, on se dispute les ouvrières à l’aiguille, et celles douées d’un peu d’habileté de main font totalement défaut !

Quels sont donc les charmes qui rendent la condition d’employée si attrayante aux yeux de la jeune fille du peuple, et les causes de cette ardente compétition ?

Essayons de le démêler.


III

Ce qui attire les jeunes filles vers la condition d’employée, ce n’est pas le salaire : il est médiocre au début, et ne dépasse pas trois francs par jour, sauf à la Banque de France, où il est légèrement supérieur. Tous les deux ans, si le travail est satisfaisant, il est augmenté de vingt-cinq centimes, jusqu’à ce qu’il ait atteint quatre francs ou tout au plus quatre francs cinquante, taux qu’il ne dépasse jamais, sauf encore à la Banque, où certaines privilégiées peuvent arriver jusqu’à six francs par jour, mais après vingt-cinq ans de service. Sans doute, ce salaire de trois à quatre francs est supérieur à celui des lingères, égal à celui des couturières ordinaires. Mais les couturières habiles, les modistes, les fleuristes arrivent à un salaire égal et même supérieur. Il n’y a donc de ce côté aucun profit.

Ce n’est pas davantage la nature du travail, ni le genre de vie. Dans la confection d’un chapeau, d’une guirlande de fleurs, dans l’apprêt d’une robe de bal, il y a une part pour l’adresse, pour l’imagination, pour l’art. Au contraire, compter des coupons ou additionner des chiffres dans un bureau, le plus souvent à la lueur d’un bec de gaz, et cela toute la journée, toute sa vie, est une des besognes les plus fastidieuses qui se puissent imaginer. Et puis, la discipline d’un bureau est autrement sévère que celle d’un atelier de couture ou de modes. Pas moyen d’en user avec le sous-chef comme avec la première ou la patronne, de chanter, de rire, de s’amuser aux dépens des clientes. Il faut se taire pour ne pas déranger les additions des autres, et travailler toute la journée la tête penchée sur son bureau. On se croirait encore en classe.

Ce ne sont pas non plus les avantages indirects que quelques-unes de ces administrations accordent à leurs employées : restaurans où elles peuvent se nourrir à meilleur compte, soins gratuits du médecin en cas de maladie, congé annuel avec solde. Sans compter que ces avantages ne sont pas accordés par toutes les sociétés, ils sont compensés et au-delà par d’autres difficultés de vie. Souvent je me suis demandé si la condition des employés, dont on parle si peu (et je pense ici aux hommes autant qu’aux femmes), n’était pas plus difficile que celle des ouvriers, dont on parle tant. Le salaire est généralement moindre. Beaucoup d’ouvriers se font, à Paris, des journées de cinq ou six francs par jour, tandis que l’employé débute parfois à douze cents francs, généralement à quinze cents, et plusieurs années s’écoulent avant qu’il soit porté à dix-huit cents. En même temps, un certain décorum s’impose à lui, qui lui rend la vie bien autrement onéreuse. Il n’a pas, comme l’ouvrier, la ressource de prendre dans un fourneau économique, côte à côte avec des pauvres, un repas, excellent du reste, qui ne lui coûterait que douze sous. Sa dignité d’employé ne le lui permet pas. Il est obligé d’aller chez le traiteur, qui l’écorche en l’empoisonnant. Il ne peut pas, comme l’ouvrier, mettre en semaine un vêtement de travail usé et malpropre, et une jaquette le dimanche. Il lui faut, en plus de son costume de tous les jours, une redingote et un chapeau haut de forme pour les visites de cérémonie, sans parler d’un frac qui peut devenir nécessaire dans les grandes circonstances. S’il est malade, il ne pourra pas se faire inscrire à la mairie sur la liste des indigens soignés gratuitement. Si sa femme accouche, il n’aura pas droit au médecin du Bureau et à la layette, qu’il est si facile aujourd’hui d’obtenir. Il n’a point le bénéfice des lois protectrices du travail, qui ne s’appliquent point à lui. Il ne fait point partie d’un syndicat qui prendra fait et cause pour lui, s’il a quelques démêlés avec l’administration ou la compagnie qui l’emploie. Il est isolé, sans défense, aux prises avec cette immense machine dont il est un rouage infime. Enfin, il ne s’aide pas lui-même, et la lenteur avec laquelle se développe en France l’esprit d’association ne lui permet pas encore de réaliser, par l’intermédiaire de sociétés coopératives bien organisées, toutes les économies qu’à Londres les Coopérative Stores procurent aux employés du service civil et militaire. On plaint souvent l’ouvrier, et je ne dis pas qu’on ait tort ; mais moi, je plains davantage encore le petit employé, et je crois que j’ai raison.

Toutes ces difficultés, toutes ces gênes, parfois toutes ces misères attachées à la condition d’employé sont naturellement communes aux femmes. A ces difficultés viennent s’en ajouter d’autres qui leur sont spéciales et dont il faut tenir compte, si l’on veut bien connaître leur situation. L’employée est généralement célibataire. Mais si d’aventure elle est mariée, et si le mari est employé également, à toutes les épreuves que j’ai énumérées s’en joint une autre : c’est que la vie de bureau est absolument destructive de la vie conjugale.

Sans doute il en est de même pour l’ouvrier et l’ouvrière de fabrique, si tous deux travaillent au dehors, et c’est malheureusement le cas dans beaucoup de villes industrielles. Mais à Paris, toutes les ouvrières, il s’en faut, ne travaillent pas dans des ateliers ou des magasins. Beaucoup de professions féminines peuvent s’exercer, et s’exercent en effet, à domicile. Pendant que le mari est à l’atelier ou à l’usine (et encore un certain nombre d’ouvriers parisiens travaillent-ils en chambre), la femme peut faire à la maison, que ce soit à la main ou à la machine à coudre, beaucoup de travaux de couture et de lingerie qu’elle porte ensuite au magasin ou à l’entrepreneuse. Ces travaux ne l’empêchent pas de tenir son ménage, de faire la cuisine, et de garder ses enfans.

Il n’en est pas de même de l’employée. Entre elle et son mari s’élève toujours le bureau. Souvent il faut qu’elle y mange. En tous cas, elle y passe ses journées. C’est à peine si elle a le loisir de faire son ménage, et de préparer le repas du soir. Quanta garder les enfans, il n’y a pas à y songer. Qui en prendrait soin ? Il faut de toute nécessité les envoyer en nourrice. C’est dans les ménages d’employés que se recrutent surtout ce qu’on appelle, dans nos campagnes, les petits Parisiens, c’est-à-dire ces enfans nourris au biberon dans les villages des environs de Paris, parmi lesquels la mort cueille une si ample moisson.

Toutes ces tristesses de la vie d’employée ont été très bien décrites par M. Charles de Rouvre dans deux romans : l’Employée et A deux, qui sont d’une note émue, d’une touche sobre et vigoureuse à la fois. A ses conclusions, je n’aurais rien à objecter, s’il ne portait trop souvent au compte de ce qu’il appelle l’organisation sociale ce qu’il serait plus juste de porter au compte des lois naturelles, la femme ayant, tout comme l’homme, à gagner son pain à la sueur de son front. Quoi qu’il en soit, si ces deux romans tombaient sous la main d’une jeune fille qui attend avec impatience sa nomination comme employée, j’ai peine à croire qu’elle ne se sentît pas quelque peu découragée.

Elles ne se découragent pas cependant, bien au contraire. Les chiffres que j’ai donnés en sont la preuve, et lorsqu’elles ont obtenu leur nomination, c’est une joie sans pareille. Je connais, pour l’avoir suivie depuis son enfance, une jeune fille qui est employée dans une compagnie de chemins de fer. Elle était auparavant mécanicienne (ainsi appelle-t-on les ouvrières qui font marcher les machines à coudre) dans un grand atelier de confection. Elle y gagnait 3 fr. 75 par jour. Aujourd’hui, elle ne gagne plus que trois francs. Aussi sa préoccupation était-elle grande de savoir si, dans la maison de famille où elle vivait, la supérieure consentirait à rabattre de cinq francs par mois le prix de sa pension. Dans ces modestes existences, l’équilibre du budget dépend d’une somme de soixante francs en plus ou en moins. Mais le jour où elle apprit qu’elle avait été reçue à l’examen et que sa nomination était définitive n’en fut pas moins un des plus beaux jours de sa triste vie d’orpheline alsacienne.

Deux choses attirent les jeunes filles, si je les ai bien comprises, vers cette condition si ingrate, à en croire du moins M. Charles de Rouvre, et ces deux choses sont à leur honneur.

La première, c’est la sécurité. L’ouvrière parisienne, quand elle est laborieuse, a la terreur du chômage, de la morte-saison. Elle sait que, dans la plupart des industries où la femme est employée, le travail est excessif à certains momens de l’année, qu’à d’autres il fait absolument défaut. Elle vit dans une crainte perpétuelle que, d’un jour à l’autre, son gagne-pain ne vienne à lui manquer, et qu’après avoir été surmenée pendant quelques semaines, elle ne demeure oisive pendant plusieurs mois. Cette crainte du chômage fait même adopter de préférence par plusieurs un genre de travail où les salaires sont moins élevés, mais où la morte-saison est moins à craindre. Elles acceptent de travailler pour la confection, comme elles disent dans leur langage, c’est-à-dire pour les magasins qui vendent des articles tout faits. On est moins payé, mais le travail est moins intermittent. Cependant, même dans la confection, on n’est pas sûre d’avoir de l’ouvrage tous les jours. Et puis, un moment de vivacité de la patronne, une querelle avec la première, peuvent, du jour au lendemain, vous mettre sur le pavé. Dans un bureau, ce n’est pas la même chose. Une fois qu’on y est entrée, si on fait consciencieusement son service, c’est pour la vie. L’administration dont on dépend est peut-être plus rigide que paternelle ; mais elle est absolument juste. Pour l’avancement, elle ne tient compte que des notes et de l’ancienneté. Elle ne vous renvoie pas arbitrairement, et quand on a fait avec régularité des additions pour son compte pendant vingt-cinq ans, elle vous assure souvent une petite retraite. L’employée est une sage qui renonce à la vie joyeuse et aux rêves d’avenir. Elle aura moins de bon temps que ses camarades du magasin ; elle ne s’établira jamais pour son compte ; elle ne deviendra pas patronne, comme d’autres dont elle a entendu parler ; mais son pain quotidien et sa vieillesse sont assurés : elle peut dormir tranquille.

Une considération d’un tout autre ordre pousse également la jeune fille vers les occupations administratives, que la situation sollicitée par elle dépende de l’État ou de sociétés privées. En cessant d’être ouvrière pour devenir employée, elle monte en grade à ses propres yeux. Elle était du peuple ; elle passe au rang de petite bourgeoise. Si l’administration qui l’emploie dépend de l’Etat, peu s’en faut qu’elle ne se considère comme fonctionnaire, et les rapports avec elle n’en deviennent pas pour cela plus faciles. Il y a quelques années, un grand restaurant, ouvert seulement aux femmes, avait été fondé dans le voisinage de la rue Jean-Jacques Rousseau. Les ouvrières qui venaient y manger isolément étaient toujours contentes du menu et de la cuisine. Les demoiselles du téléphone, qui mangeaient dans une salle à part, se plaignaient toujours. Dans les maisons de famille destinées aux jeunes ouvrières, souvent on ne veut point recevoir d’employées. On craint que celles-ci ne fassent sentir à celles-là la supériorité de leur situation sociale, et que la zizanie ne s’introduise ainsi dans la famille.

L’employée, après tout, n’a pas si tort. Que, dans les couloirs ou dans les cours de l’administration où elle travaille, elle rencontre un brave garçon (il y en a) qui soit employé comme elle, et qui ne compte pas au nombre des adeptes de l’union libre ; qu’au lieu de fonder ensemble ce qu’on appelle dans la langue du peuple un ménage parisien, tous deux contractent un mariage régulier devant M. le maire et M. le curé ; qu’après quelques années d’une existence assurément difficile et chétive, où ils auront passé peut-être d’assez mauvais jours, son mari, par un avancement régulier, finisse par être nommé commis principal ou chef de bureau, dans la hiérarchie sociale elle aura monté d’un cran. Son fils unique (car assurément elle n’aura qu’un enfant), si elle parvient à obtenir pour lui une bourse à Chaptal, à Turgot, ou dans un lycée, pourra se présenter à l’École centrale ou à Saint-Cyr. Il deviendra ingénieur ou officier. Il sera tout à fait un monsieur. Elle-même est presque devenue une dame. Qui sait ? Quand, avec son mari, elle sera retirée aux Batignolles, peut-être aura-t-elle « un jour ».

Telles sont les perspectives qui attirent beaucoup de jeunes filles vers ces carrières à peine ouvertes et déjà encombrées. Mais, pour une employée qui arrive, combien restent en route et végètent misérablement ! Combien frappent plusieurs années à la porte, sans pouvoir la franchir, et augmentent ainsi cette catégorie des non-classées, que j’ai essayé de définir en commençant, et qui est assurément fort à plaindre ! Que peut-on faire pour elles ? Avant de le rechercher, je voudrais dire un mot d’autres misères qui ne sont pas sans analogie avec celles-là, et qui sont peut-être encore plus lamentables.


IV

Lorsqu’une jeune fille vient au monde dans un de ces ménages de petits fonctionnaires, d’employés inférieurs, d’officiers en retraite mariés sur le tard, où le revenu suffit à peine aux dépenses quotidiennes, la question de savoir ce qu’on fera d’elle devient aiguë, dès que la jeune fille atteint dix-sept à dix-huit ans. Jusque-là, elle est élevée au rabais, tant mal que bien, dans un externat de jeunes demoiselles ou au moyen d’une bourse obtenue dans un lycée de filles. Généralement, les parens de cette jeune fille lui font passer, vers l’âge de seize ou dix-sept ans, ses examens à l’Hôtel de Ville pour l’obtention du brevet simple ou même du brevet supérieur. Ce n’est pas qu’ils aient l’intention d’en faire une institutrice communale. Ce serait déroger. Mais ils ont l’idée vague qu’un brevet, c’est une recommandation, et que cela sert toujours à quelque chose.

Cependant l’enfant est devenue une jeune fille. D’autres enfans suivent peut-être, à l’éducation desquels il faut pourvoir : un garçon dont la pension au collège semble déjà lourde, une autre petite fille qui va faire sa première communion. Que faire de celle qui est une femme, et qui doit désormais se suffire à elle-même ?

À cette question, les féministes ont une réponse qui paraît simple. Ouvrir toute grande à ces jeunes filles la porte des carrières qui jusqu’à présent semblaient réservées aux hommes, en particulier celle d’avocat et celle de médecin. Pour la carrière d’avocat, la Cour de Paris a répondu, et elle a tranché la question, au moins d’une façon provisoire, car les féministes n’en resteront certainement pas là. A mon humble avis, elle n’a pas seulement donné une saine interprétation aux lois et aux textes qui régissent la matière. Elle a encore rendu service aux femmes en leur fermant l’accès d’une profession déjà encombrée, pour laquelle aucune aptitude spéciale ne les désigne, et où elles ne trouveraient que mécompte. Il n’en est pas de même de celle de médecin. En soignant de préférence des personnes de leur sexe ou des enfans, les femmes pourraient se rendre très utiles, surtout si, au lieu de courir la clientèle en ville, elles acceptaient modestement, comme aux Etats-Unis, d’être attachées à titre permanent à des établissemens spéciaux, couvens, lycées de filles, etc. Quand les mœurs y seront faites, et déjà cela commence, il y aura là un débouché utile pour les jeunes filles douées de rares qualités, non seulement d’esprit, mais de caractère, intelligentes, laborieuses et persévérantes. Mais celles-là ne seront jamais qu’une minorité. Devant la jeune fille à qui je pense, d’instruction ordinaire, d’intelligence moyenne, deux carrières semblent seules s’ouvrir : celle de maîtresse de piano, et celle de gouvernante, ou, comme on dit plus fréquemment aujourd’hui, d’institutrice dans une famille où il y a de jeunes enfans.

Un mot sur ces deux carrières.

Je ne saurais naturellement dire combien il y a dans Paris de maîtresses de piano. Mais j’en sais assez pour affirmer qu’il y en a trop, par rapport au nombre des élèves. La plupart de celles qui se destinent à cette carrière incertaine essayent d’abord d’entrer au Conservatoire. Il y a eu, aux derniers examens, 162 concurrentes pour 16 places vacantes. Le nombre de celles qui suivent aujourd’hui les différentes classes de piano s’élève à 66[2]. Celles-là sont les chanceuses. Ce n’est pas que le titre d’ancienne élève ou même d’ancien prix du Conservatoire soit toujours un gagne-pain. Mais, néanmoins, ce titre est une recommandation, non seulement pour obtenir des leçons en ville, mais encore pour devenir professeur de piano (le mot n’a pas encore de féminin) dans quelque couvent, pensionnat ou lycée de filles.

Ce n’est pas que ces situations soient très grassement rétribuées ; mais du moins elles assurent un traitement fixe. Avec ce traitement et quelques leçons particulières, la vie d’une maîtresse de piano est tolérable. Celles vraiment à plaindre, ce sont celles qui courent le cachet, et trottent de rue en rue, d’une leçon à l’autre. Sans parler de ce que le métier en lui-même a de pénible et de fatigant, il comporte en plus quelque chose de terrible : c’est le chômage annuel. Quand l’été arrive, les élèves se dispersent ; les leçons sont suspendues. La pauvre maîtresse de piano n’a plus rien à faire. Elle est tout heureuse, si, pendant ces longs mois d’été et d’automne, elle est engagée, un peu par charité, pour passer quelques semaines chez une élève dont on ne veut pas laisser se rouiller les doigts ou chez une vieille dame aimant la musique. Si rien de ce genre ne lui est offert, elle en est réduite à vivre, souvent à soutenir une vieille mère ou une jeune sœur, sur ses économies de l’hiver et du printemps, qui s’épuisent vite. Au mois d’octobre, la crise du loyer arrive ; elle est terrible. J’ai connu ainsi des situations navrantes, et je suis arrivé à cette conviction que, pour une jeune fille de la petite bourgeoisie qui veut gagner son pain, à moins qu’elle ne soit remarquablement bien douée (et encore ! ), mieux vaut courir la carrière d’institutrice privée.

Ce n’est point ici le lieu de faire le roman de l’institutrice ni de parler des tristesses de la situation, nécessairement un peu subalterne, à laquelle elle est condamnée, des dangers auxquels, pour peu qu’elle soit jolie, sa jeunesse est parfois exposée. Plaçons-nous à un point de vue beaucoup plus matériel et positif : celui de la carrière et du gagne-pain. Comment une jeune fille de la petite bourgeoisie devient-elle institutrice ? Que gagne-t-elle ? Si ce gain vient à lui manquer, que devient-elle ? Essayons de le rechercher.

Elle devient institutrice, par les recommandations, par les amies qui parlent d’elle à une amie plus riche. Elle peut le devenir aussi par l’intermédiaire d’un couvent, si elle y a fait son éducation, les religieuses plaçant volontiers ainsi leurs anciennes élèves. Enfin, elle peut s’adresser à un bureau de placement.

Il y a dans Paris quatre bureaux qui ont la spécialité de placer des institutrices. J’ai visité l’un de ces bureaux. L’aspect m’en a paru convenable, la directrice aussi. Le matin, elle reçoit les domestiques, femmes de chambre, bonnes d’enfant, etc. L’après-midi est consacrée aux institutrices, pour ne pas les humilier par le contact. D’après les renseignemens qui m’ont été fournis, la demande d’institutrices tendrait à baisser pour la France, à cause du grand nombre de cours publics ou privés que, depuis quelques années, on a ouvert pour les femmes. Ces cours, auxquels une bonne peut conduire, suffisent pour l’enseignement. La mère garde la charge de l’éducation, et, en soi, cela n’est peut-être pas un mal. Il n’en serait pas de même pour l’étranger. De même qu’en France on recherche beaucoup les institutrices anglaises ou allemandes, de même en Angleterre, en Allemagne, en Russie surtout, on recherche beaucoup les institutrices françaises. Certaines agences de placement à l’étranger écrivent pour en demander, et on leur expédie celles qui veulent s’expatrier, comme, une marchandise d’exportation. Mais il n’est guère prudent de partir sur la simple assurance de ces agences étrangères, et il est préférable de traiter, par l’intermédiaire du bureau de Paris, avec les familles elles-mêmes. La commission que ce bureau prélève est de cinq pour cent du traitement de la première année. Des délais sont donnés pour le paiement. Il n’y a là rien d’excessif ni qui justifie les déclamations habituelles contre les bureaux de placement.

Quant au gain de l’institutrice, il est des plus variables et dépend non seulement de l’âge et de l’expérience de l’institutrice, mais encore et surtout du rang social de la famille où elle est entrée. Je laisse de côté celles, en assez petit nombre, qui reçoivent, dans les familles riches, un traitement assez élevé ; je ne pense qu’à la petite institutrice, dans un milieu bourgeois. Douze cents francs est déjà une rémunération élevée. Quinze cents francs est un maximum rarement dépassé, et, comme il y a certaines obligations de toilette et de tenue, ce que chacune peut mettre de côté s’élève à peu de chose.

Celles-là, cependant, sont les privilégiées. Celles qui sont vraiment à plaindre, ce sont les sous-maîtresses dans les pensionnats laïques, ou, ce qui est plus rare, bien qu’on en rencontre quelquefois, dans les couvens. Elles ne touchent guère plus de cinquante à soixante francs par mois, qui passent en frais de toilette. Parfois même elles sont ce qu’on appelle au pair, c’est-à-dire qu’elles sont nourries, logées, habillées, et ne touchent absolument rien. Vraiment, même dans un couvent, c’est trop peu.

En comparaison avec la vie de l’employée et surtout de l’ouvrière, la vie de l’institutrice est cependant assez douce. Elle ne connaît point ces intermittences de travail, qui, pendant quelques semaines, exténuent l’ouvrière, et, pendant quelques autres, la laissent oisive. Elle est à l’abri de la morte-saison. En échange de son indépendance sacrifiée, elle a le vivre et le couvert toujours assurés. Elle ne connaît point l’angoisse du loyer à payer, ni celle de l’ouvrage à trouver. Matériellement, elle est heureuse. L’instant critique, c’est quand l’emploi qu’elle occupait vient à lui manquer, soit brusquement par un renvoi, motivé ou non, soit par le départ de la famille ou le mariage de l’élève. Si l’institutrice a encore ses parens, le mal n’est pas grand. Ce n’est qu’un moment difficile à passer. Elle revient dans le petit intérieur où s’est écoulée sa jeunesse. On ne l’y voit pas toujours revenir de très bon œil. Sa place y a été prise. Il faut dresser un lit de sangle pour elle dans la chambre de sa sœur, ou dans la salle à manger. Mais souvent, ce n’est qu’un temps à passer. Par le même bureau ou par les mêmes recommandations, elle pourra trouver une nouvelle place. Si l’attente est longue, du moins elle n’est pas trop pénible.

Tout autre est la situation de l’institutrice sans place, si elle est orpheline, et c’est précisément le cas de beaucoup d’entre elles. Étant sans famille pour la recevoir, il lui faut d’abord se loger et d’une façon convenable, car, si l’on vient chez elle aux renseignemens, elle ne peut pas recevoir dans une chambre misérable. Il faut se nourrir dans un endroit convenable également. L’hôtel garni et le restaurant coûtent très cher. Il faut que la toilette demeure soignée, et ne trahisse pas trop la gêne. Enfin, il faut s’épuiser en courses et en visites. Les plus à plaindre sont celles qui ont passé plusieurs années à l’étranger. Elles ont perdu toutes leurs relations à Paris, où peut-être elles n’en ont jamais eu beaucoup, et ne savent à qui s’adresser. Les autres font quelques visites, humbles et timides, aux familles amies de leurs anciennes élèves, qui leur promettent vaguement de s’occuper d’elles, et puis qui n’y pensent plus. Beaucoup ne connaissent même pas l’existence de ces bureaux de placement dont j’ai parlé, ou répugnent à s’y adresser, pensant, non sans raison, que les familles qui s’adressent à ces bureaux ne sont pas l’élite. Ces quelques démarches faites, elles attendent. Quoi ? Elles n’en savent trop rien. Pendant cette attente, le peu d’argent qu’elles avaient pu économiser s’en va rapidement, et la misère les guette. Quand elle les atteint, elle est atroce.

Ce n’est pas seulement en effet la misère du corps, les privations, les souffrances, le froid dans une petite chambre où l’on ne peut pas allumer de feu, les repas trop courts, parfois la faim. C’est encore la misère de l’âme, l’humiliation de la déchéance, l’angoisse de l’avenir, la perspective de l’aumône qu’il faudra bien recevoir, et peut-être solliciter. C’est aussi la préoccupation aiguë de conserver à tout prix dans sa personne et ses vêtemens une apparence décente. Ce n’est pas seulement une question de dignité ; c’est une question de salut. Qui voudrait d’une institutrice en haillons ? et Dieu sait si les vêtemens s’usent rapidement par la pluie et la crotte !

Le trop grand nombre de jeunes filles qui s’adressent à la Société de protection des Alsaciens-Lorrains, fondée par mon père, m’a permis parfois de recevoir des confidences, ou de recueillir des mots navrans. Je me souviens d’une, entre autres, qu’un malentendu avait fait revenir chez moi deux fois dans la même journée. Elle demeurait très loin. Comme je m’excusais de la longue course que je lui avais imposée : « Cela ne me fait rien de marcher, monsieur, me répondit-elle. Je suis jeune et forte, mais ce sont les chaussures. Cela les use tant ! »

Une autre, pour venir chez moi d’Auteuil, par un jour de décembre très froid, avait pris l’omnibus. Mais, pour économiser trois sous, elle était montée sur l’impériale. Elle était bleue de froid, et claquait des dents sous sa mince jaquette de drap noir. A une pauvre femme, rien n’aurait été facile comme de faire accepter un châle ou un tricot. Mais comment répondre par une aumône à une femme qui vient très dignement vous demander une place ? Quelques-unes, dans cette détresse, essayent des démarches hardies. Un jour, je reçus la visite d’une jeune fille qui venait me demander de lui procurer des leçons. Ce n’était pas une Alsacienne. Elle était toute jeune, assez jolie, avec une apparence d’aplomb qui ne me plut pas. Après lui avoir dit, sans doute un peu trop sèchement, que je n’étais pas un bureau de placement pour institutrices, je ne pus m’empêcher de lui faire remarquer ce qu’il y avait d’un peu inconsidéré de sa part à se présenter ainsi, sans introduction ni recommandations, chez des personnes qu’elle ne connaissait pas. À ces paroles, peut-être un peu inconsidérées elles-mêmes, son assurance factice l’abandonna. Elle éclata en sanglots, jurant qu’elle ne méritait pas le soupçon qui m’avait traversé et dont elle s’était bien aperçue. Vainement je m’efforçai d’expliquer et de retirer ces malheureuses paroles. Quand elle me quitta, elle n’était pas encore consolée. Qu’est devenue la pauvre fille ? je l’ignore, et il est infiniment peu probable que ces lignes tombent sous ses yeux. Je le voudrais cependant, car j’aimerais qu’elle sût au moins la justice que je lui ai rendue après coup, et le remords que j’ai toujours conservé de ma rudesse.


V

Quand elles sont à bout de démarches et de ressources, que deviennent-elles ? C’est une question qu’on peut se poser pour bien des misères que l’on croise dans la vie, sur lesquelles on s’attendrit un moment, et dont on se débarrasse avec un léger secours. En m’adressant aux œuvres qui ont la spécialité de venir en aide aux femmes en détresse, j’ai cherché à le savoir. Quelques-unes de ces pauvres filles ont recours à l’Œuvre des mères de famille. Cette œuvre, dont j’ai parlé autrefois dans la Revue, a comme spécialité de fournir du travail à domicile aux femmes atteintes par le chômage. Malgré son nom, elle procure, quand elle le peut, de l’ouvrage à toutes les femmes qui en demandent, mères de famille ou non. Malheureusement, les institutrices sont en général tout à fait impropres au genre de travail que l’Œuvre peut leur procurer, qui est toujours un travail manuel. L’une d’elles se présentait, il n’y a pas longtemps, au siège de l’Œuvre, 52, avenue de Versailles. Elle ne voulut pas convenir que c’était pour elle-même qu’elle sollicitait de l’ouvrage, et s’efforça de persuader que c’était pour une amie. Charitablement, la Supérieure entra dans son innocent mensonge, et lui offrit des chemises à coudre ou des draps à ourler. Mais elle soupira, disant que son amie ne savait faire que des petits ouvrages au crochet, et elle disparut, sans rien emporter. On ne l’a jamais revue.

Quelques-unes, à bout de forces, viennent frapper à la porte des refuges de nuit. L’Hospitalité du travail de l’avenue de Versailles en reçoit de quinze à vingt par an ; chacun des trois asiles de nuit de la Société philanthropique à peu près autant. Celles-là sont bien véritablement tombées dans l’insondable misère des déclassées. Elles ont sombré. Qui viendra, en effet, sauf par une circonstance tout à fait exceptionnelle, demander une institutrice pour ses enfans à un asile de nuit ? Quand elles sont courageuses, et qu’elles ont quelques aptitudes, les directrices de ces asiles arrivent cependant quelquefois à les placer, mais à une condition : c’est qu’elles consentent à oublier définitivement ce qu’elles ont été. On m’a parlé d’une qui, courageusement, a accepté ainsi une place de femme de chambre. Elle ne se plaint, pas trop de sa condition, car elle a fini par inspirer confiance à sa maîtresse qui en a fait une sorte de femme de charge. Ce qui lui est dur, c’est de manger à l’office. Une autre, adroite de ses doigts, s’est faite ouvrière, et travaille dans un magasin de la rue du Sentier. Parfois aussi on les place, pour leur nourriture, comme gardes permanentes auprès de personnes solitaires et impotentes. Mais ce métier d’infirmière forcée est très rebutant. Les autres, celles pour lesquelles on n’a rien pu trouver, quittent l’asile au bout d’un temps plus ou moins long. Que deviennent-elles ? Personne n’en sait rien. Elles roulent, épaves de la vie, au hasard de ce grand Paris, et disparaissent dans ses flots boueux. Quelques-unes allument un réchaud, et viennent ainsi grossir la liste de ces suicides par misère dont on faisait naguère, ici même, la triste énumération. Les plus heureuses sont encore celles qui meurent jeunes, à l’hôpital.

N’y a-t-il pas quelque chose de plus efficace à tenter en faveur de ces infortunées que de leur faire l’aumône d’une hospitalité passagère, et de les laisser ensuite devenir ce qu’elles peuvent ? Ne pourrait-on pas créer une œuvre ou une institution qui leur fût spécialement destinée ? Une personne de tête et de cœur l’a pensé : c’est Mlle Chiron, qui fondait, il y a trois ans, la Société de protection des institutrices françaises.

Ancienne institutrice elle-même, Mlle Chiron a connu tous les hasards de la profession, brusques renvois, longs mois sans place, solitude, misère, privations. À force d’énergie, elle a triomphé de tout, et aujourd’hui, elle a pu se retirer de la lutte avec quelques économies. Au lieu d’en jouir pour elle-même, elle a conçu un généreux dessein : celui d’en faire profiter ses anciennes compagnes pour lesquelles elle a conservé un amour profond. « L’institutrice, — s’écriait-elle éloquemment dans une conférence faite à Neuilly, en janvier 1895, — je l’aime par-dessus tout au monde, et tant que je vivrai, quoi qu’il arrive, celles qui connaissent, comme je l’ai connu, le dur labeur de la vie, trouveront toujours, dans la mesure de mes forces, de mes moyens, un toit pour les abriter, un morceau de pain pour calmer leur faim, un cœur pour les consoler. »

Ce toit existe depuis peu : mais il est encore bien exigu. Mlle Chiron a consacré, en effet, la majeure partie de ses économies à constituer le capital de la Sociale de protection des institutrices françaises, qui a été autorisée par arrêté préfectoral. Dès sa création, cette société a obtenu, entre autres patronages, celui d’une charité intelligente qui s’exerce encore de loin dans le pays qu’elle n’a pas cessé d’aimer. La reine de Portugal a compté au nombre des premières bienfaitrices de l’œuvre. Mlle Chiron a établi le siège de cette œuvre à Neuilly, 10, avenue du Roule. Mais ce n’est pas un simple bureau, c’est une petite maison blanche, proprette, qui a toute l’apparence d’une habitation bourgeoise, et ne dépare point une des plus belles avenues de Neuilly. La maison tout entière est consacrée aux institutrices. En effet, le but de la société, d’après l’article 3 de ses statuts, est « d’élever le caractère moral de l’institutrice en la soustrayant aux influences funestes de la capitale et à la promiscuité qu’elle rencontre dans les bureaux de placement ». Pour les soustraire à ces influences et à cette promiscuité, Mlle Chiron offre aux institutrices sans place un asile temporaire dans cette petite maison discrète. Elles y sont reçues sans conditions, si elles sont déjà connues de Mlle Chiron, ou moyennant le dépôt d’une somme de trente francs, si elles se présentent pour la première fois. Elles y sont hospitalisées jusqu’à ce qu’elles aient trouvé une place que, par ses relations personnelles, Mlle Chiron est souvent en mesure de leur procurer. Lorsqu’elles sortent de la maison, par un procédé ingénieux et qui sert à couvrir les frais de l’œuvre, on leur fait reconnaître par écrit la dette qu’elles ont contractée, sur le pied de trois francs par journée de séjour, ce qui est assurément modique. Mais cette dette est purement d’honneur. Celles qui l’ont reconnue l’acquittent quand et comme elles veulent. Il est rare, cependant, qu’avec le temps, la dette ne soit pas entièrement remboursée. Enfin, le lien d’une sorte de société de secours mutuels dont les membres sociétaires paient deux francs, et les membres d’honneur quarante francs, continue de rattacher à la maison hospitalière ses anciennes pensionnaires, et leur donne le droit de venir y passer les quelques heures qu’elles peuvent avoir de libres, dans la semaine ou le dimanche.

C’est là une œuvre excellente, ou plutôt l’embryon d’une œuvre excellente. Une chose, en effet, en a, jusqu’à ce jour, paralysé le développement : l’exiguïté des ressources. Le dernier budget de la société s’établit d’une façon bien simple : Dépenses 7 460 francs. Recettes 3 569. Déficit 3891. On espère pourvoir à ce déficit et à celui de l’année courante au moyen d’une loterie. En attendant, comment est-il fait face aux dépenses ? Si j’avais pressé Mlle Chiron, je l’aurais, je crois, forcée de convenir que l’œuvre vivait presque exclusivement à ses frais. La conséquence de cette situation difficile, c’est que la maison n’a jamais reçu plus de sept pensionnaires à la fois, tandis qu’elle en pourrait contenir douze. La charité, qui à Paris se montre parfois si aveuglément prodigue, laissera-t-elle végéter et tomber peut-être une œuvre qu’il faudrait au contraire encourager et agrandir ? Je veux espérer que non, et laisser le dernier mot à ce touchant appel de Mlle Chiron : « L’enfant abandonné a sa crèche, le vieillard a son hospice, l’oiseau du ciel son nid, et l’institutrice orpheline n’a pas où reposer sa tête. »

Offrir à ces non-classées ou à ces déclassées un asile et une assistance temporaire est bien. Leur procurer un emploi et, pour employer une expression peut-être trop commerciale, un débouché serait mieux encore. La chose est-elle possible ? Quelques bons esprits l’ont cru, et j’ai partagé, dans une certaine mesure, leurs espérances. Avons-nous eu raison ? C’est ce que je voudrais chercher, en toute bonne foi.


VI

Au mois de janvier de l’année dernière, l’Union coloniale française, société dont le nom seul dit assez la nature et le but, se proposa d’organiser une conférence sur un sujet absolument neuf, en France du moins : l’émigration des femmes aux colonies. C’était le très distingué et dévoué secrétaire général de la société, M. Chailley-Bert, qui devait faire la conférence, et il vint, au nom de la société, me demander de la présider. Rarement j’ai été aussi surpris que par cette demande, car rien, absolument rien ne me désignait pour cet honneur.

En effet, je ne suis point un « colonial », comme c’est aujourd’hui la mode de l’être, même parmi gens qui seraient bien fâchés de perdre de vue les côtes de France. J’appartiens à cette génération dont la jeunesse a été coupée en deux par la guerre, et qui se serait volontiers fait un point d’honneur de demeurer hypnotisée devant la trouée des Vosges, suivant une expression aussi célèbre que, selon, moi, malheureuse. Lorsqu’on demandait à Newton comment il avait découvert les lois de l’attraction, il répondait : « En y pensant toujours. » Je crois que penser toujours à l’Alsace et à la Lorraine eût été la meilleure manière de les reconquérir, et que l’acceptation trop facile des conséquences de notre défaite par la plus grande partie de la génération nouvelle est un des symptômes les plus affligeans de notre état moral. C’est pour moi un perpétuel sujet d’étonnement que, conservant à ses flancs cette plaie béante, la France ait cru pouvoir s’embarquer sans péril pour des plages lointaines, et partir à la conquête d’un empire nouveau qu’elle serait singulièrement en peine de défendre, le jour où, comme il lui advint au XVIIIe siècle, elle serait aux prises avec une guerre à la fois continentale et maritime. « Pour fonder une colonie* lointaine, il faut être assuré d’avoir et de conserver l’empire de la mer. » Il y a soixante-sept ans que Tocqueville a écrit ces lignes. Elles n’en demeurent pas moins vraies pour cela. Je crains que nos « coloniaux » n’aient pas suffisamment médité cette vérité, dont le péril actuel de l’Espagne est encore venu démontrer l’évidence.

Ceci dit, puisque nous avons des colonies, beaucoup de colonies, encore faut-il qu’elles servent à quelque chose. Déjà elles ont servi, et il faut s’en réjouir, à réveiller en France l’esprit d’entreprise, à ranimer l’énergie latente de notre race, à susciter des hommes, et à montrer que le vieil esprit des La Salle, des Jacques Cartier, des Champlain, ces hardis explorateurs d’autrefois, n’est pas mort, comme on pouvait le craindre, avec le régime social et politique qui encourageait leurs audaces.

Mais cela n’est pas assez, et sur ce point les « coloniaux » ont raison. La période d’exploration ou de conquête une fois terminée, il faut que la période d’exploitation commence. Or, pour qu’une colonie prospère et se développe, il ne suffit pas qu’elle offre un débouché à ceux qui, dans les rangs pressés de notre vieille société, n’ont point réussi à se tailler une place, ou encore à ceux dont l’activité, l’ardeur, l’esprit d’entreprise ne saurait s’accommoder des molles et prosaïques conditions de notre vie moderne. Il faut encore qu’elle s’accroisse, sur place, par le développement normal de la population, c’est-à-dire par les mariages et les naissances. Or, il y a aux colonies peu de naissances et encore moins de mariages, et cela pour une bonne raison : nos colonies manquent de femmes. Quelques chiffres vont le prouver.

Ces chiffres ne sont pas absolument faciles à rassembler, et il est surprenant, alors que les questions de colonisation intéressent aujourd’hui tant de personnes, qu’il faille les chercher dans des documens épars et incomplets.

En Tunisie, la proportion des femmes par rapport aux hommes est assez satisfaisante : 7438 femmes et 8 769 hommes, soit 46 femmes et 54 hommes pour 100 habitans. Aussi la population française en Tunisie s’accroît-elle rapidement. Elle était de 10 030, à l’avant-dernier recensement quinquennal ; de 16 534, au dernier. Cet accroissement rapide est plus démonstratif que tous les raisonnemens. Malheureusement, la situation est toute différente dans les autres colonies.

A la Nouvelle-Calédonie, par exemple, la population masculine serait de 6 111, et la population féminine de 2 950 seulement. Il est vrai que ces chiffres sont très anciens, puisqu’ils remontent à 1887, et il est étrange que des renseignemens plus récens n’aient pas encore été publiés. On m’affirme que, la population de la Nouvelle-Calédonie a beaucoup augmenté depuis quelques années, qu’elle est aujourd’hui d’environ 13 000 à 14 000 habitans, et que la proportion des hommes aux femmes serait de 60 à 40 pour cent. Mais ce sont là des conjectures. En tout cas, le déficit est patent.

En Cochinchine, la population française était, à une date assez récente, de 3891. Aucun renseignement n’est donné par les documens officiels sur la proportion relative des hommes et des femmes, sauf à Saïgon, où il y a 1345 hommes et 403 femmes seulement.

Au Tonkin, la population civile européenne se composait, en 1894, de 1 494 hommes et de 416 femmes, soit en tout 1 910 habitans. En 1896, elle était de 2 779. Quelle est sur ce nombre la proportion des femmes ? Silence des documens officiels. Les gens bien renseignés l’estiment à peine à 30 pour cent.

Silence plus complet encore en ce qui concerne l’Annam. Le seul renseignement, c’est que la population civile était, en 1896, de 359 habitans. La proportion des femmes ne dépasserait pas 20 pour cent. Encore une fois, il est étrange que, sur une question aussi capitale, l’administration ne se pique pas de donner des renseignemens plus exacts. Mais, à relever tout ce qu’il y a d’étrange dans notre administration coloniale, cet article se rallongerait singulièrement.

Si la plupart de nos colonies manquent de femmes, et si leur développement s’en trouve sensiblement ralenti, comment déterminer les femmes à s’y rendre ? C’est la question que l’Union coloniale française s’est proposé de résoudre. Le moyen qu’elle a trouvé a été de créer une société d’émigration féminine, et c’est à démontrer l’utilité de cette création que M. Chailley-Bert a consacré sa conférence. Mais cette question, intéressante assurément, peut encore être envisagée à un autre point de vue que celui de l’expansion coloniale. S’il y a disette de femmes aux colonies, il y a pléthore en France, au moins dans certaines professions. Les non-classées, dont nous venons de voir le nombre, n’y pourraient-elles pas trouver un débouché ? Certains emplois, convenant à leurs aptitudes, ne s’offriraient-ils pas à elles, là-bas, et, tandis qu’elles meurent de faim à Paris, ne seraient-elles pas largement rétribuées à Hanoï ou à Nouméa ? La question coloniale se doublerait ainsi d’une question sociale et charitable, qui aurait bien aussi son intérêt. Cette considération m’a déterminé à répondre à l’appel de M. Chailley-Bert, et c’est ainsi que j’ai accepté de devenir le parrain de l’enfant dont il était le père.

Cet enfant a aujourd’hui seize mois. Qu’est-il advenu de lui ? Où en est-il de sa croissance ?


VII

Cette idée d’encourager l’émigration des femmes aux colonies, que certains Français ont trouvée si étrange et si joyeuse, n’avait cependant, par elle-même, rien de nouveau, ni d’original. C’est une idée anglaise. Or, si l’on veut coloniser, il faut bien se résoudre à emprunter quelques idées à l’Angleterre, qui ne paraît point avoir mal réussi en ce genre d’entreprise. J’ai sous les yeux un petit livre très bien fait (je voudrais que le pareil existât en France), qui est intitulé : The English Women Year-Book. C’est une nomenclature exacte, une sorte de dictionnaire de toutes les œuvres, institutions, sociétés qui intéressent directement ou indirectement les femmes. A l’article Émigration, ce dictionnaire ne mentionne pas moins de quatre sociétés ayant pour but de favoriser l’émigration des femmes. Il mentionne également l’existence de dix-sept institutions où l’on donne aux jeunes filles une éducation spéciale, en vue de les préparer à gagner leur vie aux colonies. La plus importante de ces sociétés est la United British Women Emigration Association, qui compte quatorze années d’existence. Depuis sa fondation, elle a déjà favorisé l’émigration aux colonies de plus de dix mille femmes self respecting. Au cours de l’année 1896, elle a été en relation avec 1902 personnes, elle a écrit 5 646 lettres, et expédié aux colonies 378 femmes isolées et 13 familles comprenant 38 personnes. Son budget s’élève à près de 5 000 livres, et l’importance de ses ressources lui permet de faire aux émigrantes certaines avances que celles-ci lui remboursent sur leurs premiers gains. Bien qu’elle n’ait aucun caractère confessionnel, cependant une même pensée religieuse semble animer tous ses membres, et elle se refuse à expédier aucun convoi de jeunes filles sur un bâtiment qui ne serait point muni d’un chapelain.

Cette association est honorée des plus hauts patronages. Avec ce sens du devoir social qui caractérise l’aristocratie anglaise, les femmes du rang le plus élevé ont inscrit leurs noms sur ses listes. Aussi, dans son avant-dernier rapport, demandait-elle à tenir son rang, lors de la célébration du jubilé de 1897, et elle faisait appel à la générosité publique, « afin qu’il lui fût possible de faciliter à un plus grand nombre de femmes anglaises le moyen de porter le nom et l’exemple de leur grande reine jusque dans les parties les plus reculées de son vaste empire. »

La Société française d’émigration des femmes n’a point reçu les mêmes encouragemens. Elle n’a rencontré, ni dans le monde colonial, ni dans le monde charitable, les concours sur lesquels elle croyait pouvoir compter. Le monde charitable n’en a pas compris l’intérêt. Le monde colonial, qui lui avait au début témoigné quelques sympathies, s’en est assez vite désintéressé. Aussi son existence aurait-elle bien pu ne dépasser que de peu de mois la date de sa naissance, si elle n’avait été soutenue par l’énergie et le dévouement d’une femme de haute intelligence qui s’y est consacrée tout entière. Grâce à son activité incessante, certains résultats, qui sont intéressans, peuvent déjà être considérés comme acquis.

Une des principales objections qui étaient faites à la création de la Société se traduisait ainsi : On ne trouvera pas de femmes voulant partir pour les colonies. Si les Français sont attachés à leur foyer, les Françaises le sont encore davantage. Pas une femme respectable ne témoignera le désir d’émigrer. Celles qui s’adresseront à la Société ne seront que des aventurières, des demoiselles avec tare dont on ne voudra plus dans les agences matrimoniales. Ce serait un triste cadeau à faire aux colonies, et ce n’est vraiment pas la peine de les y envoyer.

À cette objection l’expérience a déjà répondu d’une façon victorieuse. La Société ne compte guère, en réalité, plus de six mois d’existence, les premiers mois ayant été absorbés par les difficultés d’organisation. Durant ces six mois, elle n’a pas reçu moins de 575 demandes ; ce qui fait presque une moyenne de 400 demandes par mois. Ces demandes, après enquête faite, ont été reconnues comme émanant de personnes parfaitement respectables qui, aux prises avec les pires difficultés de la vie, ont espéré trouver meilleure fortune aux colonies que dans la mère patrie. Dans le nombre figurent : 68 institutrices, gouvernantes, et demoiselles de compagnie ; 67 employées ; 25 sages-femmes ; 1 doctoresse ; 1 dentiste ; 78 couturières ; 20 modistes ; 16 cuisinières ; 48 femmes de chambre ; 19 bonnes à tout faire ; 30 femmes sans profession, etc.

Comme on le voit, le nombre des femmes appartenant aux professions intellectuelles l’emporte de beaucoup sur celles appartenant aux professions manuelles. Il suffit, au reste, de jeter les yeux sur les lettres reçues par la Société d’émigration pour s’en convaincre. Rien n’est triste comme la lecture de ces lettres, écrites presque toutes d’une écriture fine et distinguée, sur joli papier. Elles respirent la mélancolie, le découragement, parfois le désespoir. « Je suis forcée de reconnaître, écrit l’une, qu’en France, je resterai toujours ce que vous appelez une non-valeur, malgré mes vingt ans, puisque je n’ai pas de dot. » — « Voulez-vous avoir la bonté, écrit une autre, de me donner tous les renseignemens nécessaires sur les obstacles qu’il faut surmonter. Ne craignez pas de m’effrayer ; je suis habituée à la vie. » Et une troisième : « J’ai, pour la première fois, vu un peu clair dans cet avenir qui jusqu’à présent m’avait toujours paru si sombre. »

Toutes ces candidates à l’émigration ne sont cependant pas des vaincues de la vie. Quelques-unes sont, au contraire, très jeunes. L’une d’entre elles parle de ses seize ans. Ce sont des aventureuses, des romanesques. L’existence des femmes en France leur paraît plate et prosaïque. Elles voudraient voir des pays nouveaux. Au contraire, l’existence aux colonies plaît à leur imagination. Elles ont toujours rêvé quelque chose comme cela. Qu’on leur trouve un emploi. Elles sont prêtes à partir. Sur quelque ton que ces lettres soient écrites, on sent qu’elles émanent de braves filles, intelligentes, courageuses, et qui ne demandent qu’à bien faire. Si vraiment nos colonies ont besoin de femmes, elles peuvent en toute sécurité s’adresser à la Société d’émigration. La Société leur en fournira, dignes de ce nom.

Quel accueil les colonies ont-elles fait à ces offres ? Au début, cet accueil a été un peu froid. Les colonies n’avaient pas confiance dans ce nouvel article d’exportation qu’on proposait de leur envoyer. La qualité leur en paraissait douteuse. Peu à peu cependant, à mesure que le but poursuivi par la Société a été mieux compris, la confiance est venue, et les offres aussi, mais en nombre encore insuffisant : trente-neuf seulement. La difficulté provient surtout de ce que les offres ne répondent pas aux demandes. On offre aux colons des institutrices, des dames de compagnie, des sages-femmes ; ils demandent des cuisinières ou des femmes de chambre. Or, cuisinières et femmes de chambre ne sont pas disposées à quitter la France, où elles croient toujours trouver à se placer. Quelques couturières ou modistes, rebutées à Paris par la difficulté du métier, seraient bien disposées à tenter l’aventure. Mais l’industrie des marchandes, de modes ne paraît pas encore très développée dans nos possessions d’outre-mer. Cependant, les efforts de la Société n’ont pas été vains. Sans parler d’un certain nombre d’affaires en cours, trente personnes ont été expédiées aux colonies, où elles ont trouvé des situations avantageuses. C’est la Nouvelle-Calédonie et la Tunisie qui en ont absorbé le plus grand nombre, c’est-à-dire, contrairement à ce qu’on pouvait penser, les colonies où la proportion des femmes, par rapport aux hommes, est la plus nombreuse. La plupart des femmes que la Société a pu ainsi pourvoir ont été arrachées à des situations douloureuses, presque tragiques. Elles ont trouvé, dans les bureaux de la Société, où beaucoup entraient en tremblant, un accueil affectueux auquel les duretés de la vie ne les avaient point accoutumées. Aussi la reconnaissance déborde-t-elle dans les lettres qu’elles écrivent en cours de route ; de Marseille, où une collaboratrice dévouée de la Société les accompagne jusqu’à bord du bateau qui doit les emporter ; de Port-Saïd, leur première étape, d’où elles font naïvement part de la frayeur que leur a causée la mer ; enfin, du lieu de leur arrivée, où elles sont accueillies par des correspondantes de la Société, et immédiatement pourvues de la situation qui leur avait été promise, car la Société s’est fait une règle absolue de ne faciliter le départ d’aucune femme à qui une situation ne serait pas assurée à l’avance. Ainsi elle a pu opérer de véritables sauvetages. Ajoutons qu’à quelques-unes de ses protégées elle a su procurer en France des situations temporaires qui les aident à vivre, en attendant qu’un emploi à leur convenance leur soit trouvé aux colonies.

Sous le rapport charitable, la Société a donc fait déjà ses preuves. Contrairement à ce qui avait été dit, elle a trouvé une clientèle. À cette clientèle, elle a déjà rendu de signalés services. Mais en peut-elle rendre, dès à présent, aux colonies elles-mêmes ? Peut-elle, comme ses fondateurs l’ont espéré, contribuer à leur peuplement ? C’est là une autre question. Avec la même sincérité, je dirai ce que j’en pense.


VIII

En comptant sur l’émigration des femmes pour hâter le peuplement de nos colonies, les fondateurs de la Société d’émigration ont obéi, je crois, à une idée qui n’était pas tout à fait juste. Pour me servir d’une expression familière, ils ont un peu mis la charrue devant les bœufs. Dans les colonies où la vie sociale et de famille est déjà suffisamment développée, comme en Tunisie et même en Nouvelle-Calédonie, les femmes peuvent trouver un emploi. Dans celles où la population masculine l’emporte sensiblement, il est singulièrement difficile de leur assurer une place, et quant à les y envoyer au hasard avec la chance d’y rencontrer un mari, personne n’y songe. La Société n’a jamais voulu, avec raison, devenir une agence matrimoniale. Ce n’est pas qu’elle n’en soit parfois sollicitée. J’ai vu une quinzaine de lettres où, très dignement, très simplement, des jeunes filles racontent les difficultés de leur position, l’impossibilité où J’absence de toute dot les met de trouver un mari en France, et demandent s’il n’y aurait pas aux colonies un établissement possible « pour des jeunes filles gaies, robustes, pas poltronnes du tout. »

Beaucoup plus rarement, un brave homme de colon demande si une femme ne voudrait pas venir partager sa solitude. Mais la Société ne donne suite à ces ouvertures que dans des circonstances tout à fait exceptionnelles. C’est ainsi qu’elle ne s’est point fait scrupule d’expédier à la Nouvelle-Calédonie une pauvre orpheline qui, écrivait-elle, « n’avait jamais connu un jour de bonheur dans sa vie », et qui devait y épouser un ancien gendarme, très bien noté, devenu surveillant de prison. Renseignemens et photographies avaient été échangés. On s’était convenu mutuellement, et le surveillant allait venir en France pour faire connaissance avec sa fiancée, quand le congé lui a été refusé. Il fallait attendre trois ans. Bravement, la fiancée a pris son parti. Elle s’est mise en route pour Nouméa, emportant son modeste trousseau, son voile de mariée, et jusqu’à sa couronne de fleurs d’oranger dans un petit carton. Elle devait débarquer, les premiers jours de mai, chez les sœurs de Saint-Joseph de Cluny, qui sont fort accoutumées à voir des mariages se célébrer dans leur chapelle. La cérémonie est accomplie probablement à l’heure qu’il est. Qu’on ne sourie point ! Bien des mariages dans notre monde se font avec moins de renseignemens, de conscience, et de chances de bonheur.

Parfois la Société se borne à prêter son concours pour faciliter l’accomplissement de promesses échangées en dehors d’elle. C’est ainsi que j’ai vu, dans son bureau, une cuisinière, qui se préparait à partir, toute joyeuse, pour rejoindre à Nouméa son fiancé, un gendarme. Autant que j’ai pu comprendre, il s’agissait d’une payse et d’un conscrit qui ne s’étaient pas vus depuis longtemps. Enfin, la Société a reçu, il y a quelques jours, l’agréable nouvelle qu’une jeune fille placée par elle, à la Nouvelle-Calédonie également, venait d’y contracter un excellent mariage. Le père de la jeune mariée était si content d’avoir ainsi casé une fille à distance, qu’il demandait s’il ne pourrait point également envoyer la seconde à la Nouvelle-Calédonie, qui paraît décidément le paradis des mariages. Ce sont là, jusqu’à présent du moins, des cas exceptionnels. Les « coloniaux » de France auraient tort, je le crains, de compter sur la Société d’émigration des femmes pour peupler les colonies où les hommes dominent. Lorsque la population de ces colonies se sera accrue par l’émigration de familles entières, par le développement normal de la population déjà installée, alors, pour remplir certains emplois qui conviennent aux seules femmes, elles pourront s’adresser à la Société d’émigration. Mais, tant qu’elles continueront à servir de champ d’activité à un certain nombre de colons célibataires qui feront le sacrifice d’aller y passer dix ou douze ans pour y faire fortune et y amasser de l’argent, avec l’arrière-pensée de revenir un jour dépenser cet argent dans la métropole, elles n’auront point l’idée de s’adresser à la Société d’émigration, car les colons de cette espèce ne se soucient point de s’encombrer d’une femme et d’une famille. Les femmes qu’on rencontre aux colonies, comme partout, leur suffisent. Quant à une famille, ils s’en soucient encore moins. La nécessité, sentie par quelques personnes charitables, de créer au Tonkin une société pour recueillir les petits métis abandonnés le démontre surabondamment. En un mot, la Société d’émigration des femmes pourra profiter de l’expansion coloniale : je doute qu’elle puisse y aider.

Ce qu’il faudrait, en attendant, ce serait l’aider elle-même dans son action charitable. Cette action se trouve forcément restreinte par l’exiguïté de ses ressources. Un certain nombre de ces femmes qui s’adressent à elle sont aux prises avec la situation la plus difficile. Elles ont de petites dettes criardes. On ne peut pourtant pas leur faciliter le moyen de partir sans les avoir payées. D’autres sont réduites, pour tous vêtemens, à ceux qu’elles portent sur elles. Pour se rendre aux colonies, il faut cependant posséder un petit trousseau. Ces dettes criardes pourraient être payées, ce trousseau constitué, si la Société pouvait faire à ces femmes, comme le fait la Société anglaise, certaines avances que celles-ci rembourseraient sur leurs premiers gains. Mais pour cela, il faudrait que la caisse de la Société fût un peu plus garnie. Or, si elle n’est pas vide, il ne s’en faut de guère. Les souscriptions sont rares ; les dons ont été à peu près nuls. Et cependant bien des sociétés qui ont reçu dans ces derniers temps des libéralités éclatantes n’étaient pas dignes de plus d’intérêt.

En résumé, la Société existe ; elle agit ; elle fait du bien. N’aurait-elle eu pour résultat que de venir en aide à un certain nombre de détresses individuelles, de frayer la route à quelques non-classées, de remettre à flot quelques déclassées, sa création n’aura pas été une œuvre vaine. Quant à son avenir, il dépend de celui de nos colonies elles-mêmes. Je ne crois pas qu’elle puisse, dès à présent, contribuer d’une façon bien efficace à leur peuplement. Mais si les patriotiques espérances auxquelles je veux m’associer en terminant se réalisent, si nos colonies prospèrent, par les services qu’elle pourra rendre aux femmes de la métropole, elle méritera de tenir sa place dans ce grand mouvement de sympathie humaine et de charité qui aura été l’honneur et la consolation des dernières années du XIXe siècle.


HAUSSONVILLE.

  1. Je dois à la vérité de dire que, dans un autre établissement, on se plaint de l’insuffisance, de l’irrégularité et de l’irritabilité maladive du personnel féminin, dont la suppression par voie d’extinction vient d’être tout récemment décidée. Mais ce fâcheux résultat parait bien être une exception.
  2. On trouvera peut-être quelque intérêt à connaître le nombre exact des élèves femmes suivant les cours du Conservatoire. A la date du 1er mai, il y avait une élève à la classe de composition ; 20 à la classe d’harmonie ; 4 à la classe d’accompagnement ; 83 à la classe de solfège ; 66 à la classe de piano ; 21 à la classe de violon ; 4 à la classe de harpe ; 42 à la classe de chant.