Les Naufragés du Jonathan/Troisième partie/Chapitre VIII

J. Hetzel et Cie (p. 349-362).


VIII

un traître.

Harry Rhodes et Hartlepool, auxquels, en l’absence du Kaw-djer, revenait naturellement l’autorité, n’avaient pas perdu leur temps, pendant que celui-ci retardait de son mieux la marche des Patagons. Les quatre jours de répit qu’ils devaient à la tactique savante de leur chef leur avaient suffi pour mettre la ville en état de défense.

Deux larges et profonds fossés, en arrière desquels les terres rejetées formaient un épaulement à l’épreuve de la balle, rendaient un coup de main impossible. L’un de ces fossés, celui du Sud, long de deux mille pas environ, partait de la rivière, puis, se recourbant en demi-cercle, embrassait la ville et allait jusqu’au marécage, qui constituait à lui seul un obstacle infranchissable. L’autre, celui du Nord, long de cinq cents pas à peine, naissait pareillement à la rivière pour aller mourir au marécage, en traversant la route réunissant Libéria au Bourg-Neuf.

La ville était ainsi défendue sur toutes les faces. Au Nord et au Nord-Est, par le marais, où un cheval se fût enlisé jusqu’au ventre ; au Nord-Ouest, et du Sud-Ouest à l’Est par les remparts improvisés ; à l’Ouest, par le cours d’eau qui opposait sa barrière liquide aux assiégeants.

Le Bourg-Neuf avait été évacué. Les habitants s’étaient réfugiés à Libéria avec tout ce qu’ils possédaient, laissant leurs maisons condamnées à une destruction certaine.

Dès le premier soir, avant même que les travaux fussent achevés et alors que le péril n’avait rien d’imminent, on commença à monter autour de la ville une garde vigilante. Une cinquantaine d’hommes étaient constamment affectés à ce service. Espacés de trente en trente mètres au sommet des épaulements et sur la berge de la rivière, ils surveillaient les environs et devaient appeler à leur aide au premier signe de danger. Cent soixante-quinze hommes, armés du reste des fusils et massés au cœur de la ville, se tenaient en réserve, prêts à se porter du côté où l’alarme serait donnée. Le surplus de la population dormait pendant ce temps. Tous les citoyens figuraient à tour de rôle dans ces trois groupes.

La défense n’aurait pu être mieux organisée. En avant, la ligne de couverture formée par les cinquante sentinelles que relevaient à intervalles fixes les cent soixante-quinze hommes de la réserve centrale. En troisième plan, le reste des Libériens, qui ne seraient pas longs à prêter main forte à la moindre alerte. Ces derniers, il est vrai, ne possédaient guère, en fait d’armes offensives, que des haches, des barres d’anspect ou des couteaux, mais ces armes n’eussent pas été négligeables dans le cas d’un assaut amenant un combat corps à corps.

L’obligation de la garde était générale. Personne ne pouvait s’y soustraire. Patterson y était donc astreint comme les autres. D’ailleurs, quels que fussent ses sentiments, il avait paru se résigner de bonne grâce à cette corvée, et, en vérité, ses pensées intimes étaient si contradictoires qu’il eût été incapable de dire s’il en était fâché ou satisfait.

Pendant ses heures de faction, il réfléchissait à ce problème, et, pour la première fois de sa vie, il faisait de l’analyse.

L’animosité qu’il avait conçue contre ses concitoyens, contre la ville de Libéria, contre l’île Hoste tout entière, était toujours aussi vivante au fond de son cœur, et il lui semblait dur, par conséquent, de contribuer dans une mesure quelconque au salut de gens qu’il exécrait. Considérée à ce point de vue, sa faction l’exaspérait.

Mais la haine ne venait qu’en troisième ligne chez Patterson. Pour la haine franche, comme pour l’amour véritable, il faut des cœurs ardents et vastes, et l’âme étriquée d’un avare ne saurait loger d’aussi amples passions. Après la cupidité, le sentiment dominant chez lui, c’était la peur.

Or, son sort étant lié à celui de ses concitoyens, et tous les Libériens étant solidaires, la peur lui conseillait d’étouffer sa haine. S’il lui eût été agréable de voir flamber une ville qu’il abhorrait, c’était à la condition qu’il en fût sorti au préalable, et il n’y avait aucune possibilité de la quitter. Dans l’île, erraient des bandes de Patagons dont la férocité était légendaire et qui seraient bientôt en vue de Libéria. En la défendant, Patterson, après tout, se défendait lui-même.

Tout compte fait, il préférait donc, en somme, monter la garde, bien qu’elle fût pour lui la source des plus pénibles sensations. Il n’éprouvait aucun plaisir, en effet, à rester seul, parfois la nuit, au premier rang, au risque d’être surpris par un ennemi. Aussi, la peur faisait-elle de lui une excellente sentinelle. Avec quelle énergie il ouvrait les yeux dans l’ombre ! Avec quelle conscience il fouillait les ténèbres, le fusil à l’épaule et le doigt sur la gâchette au moindre bruit suspect !

Les quatre premiers jours se passèrent sans incident, mais il n’en fut pas de même du cinquième. Vers midi, ce jour-là, on avait vu les Patagons apparaître et installer leur camp au sud de la ville. La faction devenait tout à fait sérieuse. Désormais, l’ennemi était là, sans cesse menaçant.

Le soir de ce jour, Patterson venait de prendre la garde sur l’épaulement du Nord, entre la rivière et la route du Bourg-Neuf, quand une lueur intense brilla dans la direction du port. Il n’y avait pas à se faire d’illusion, les Patagons commençaient la danse. Peut-être allaient-ils donner l’assaut sans plus attendre, et vraisemblablement en face de lui, puisque sa mauvaise étoile l’avait placé tout près de la route du Bourg-Neuf.

Quelle ne fut pas sa terreur lorsque, précisément sur cette route, un vacarme éclata tout à coup. Une troupe qui paraissait nombreuse courait sur la chaussée et approchait rapidement. Certes, et Patterson le savait, la route était coupée par un fossé qu’une dérivation de la rivière avait rempli d’eau. Mais combien cette défense, qui lui inspirait tant de confiance pendant le jour, lui parut faible au moment du danger ! Il vit le fossé traversé, l’épaulement escaladé, la ville envahie…

Cependant les assaillants présumés avaient fait halte au bord du fossé. Patterson, placé trop loin pour entendre les mots, comprit qu’on parlementait. Puis il y eut un remue-ménage. On apportait des planches, des madriers, des perches, afin d’établir un passage de fortune. Quelques instants plus tard, Patterson rassuré vit de loin défiler les nouveaux venus. Ils étaient nombreux, en effet, et leurs fusils jetaient de faibles éclairs sous la lumière de la lune qui allait entrer dans son dernier quartier. À leur tête marchait un homme de haute taille autour duquel on se pressait. Son nom courait de bouche en bouche. C’était le Kaw-djer.

Patterson en conçut à la fois de la joie et de la colère. De la colère, parce que c’était le Kaw-djer qu’il détestait par-dessus tous les autres. De la joie aussi, parce qu’il était rassuré par l’appoint de si importants renforts.

Si le Kaw-djer arrivait de ce côté, c’est qu’il venait effectivement du Bourg-Neuf. En apercevant dans la nuit la lumière de l’incendie qui dévorait le faubourg, il avait improvisé un plan d’action. Passant, à l’exemple des Patagons, la rivière à trois kilomètres en amont avec sa petite armée, il s’était dirigé, à travers la campagne, vers la flamme qui le guidait comme un phare.

D’après le nombre des feux de bivouac qui brillaient au sud de la ville, il supposait justement que le gros des envahisseurs y était campé. Dans ce cas, on n’en rencontrerait, dans la direction du Bourg-Neuf, qu’un faible parti qu’il serait aisé de dispenser. Cela fait, on entrerait dans Libéria tout bonnement par la route.

Les événements s’étaient déroulés conformément à ses prévisions. On surprit les incendiaires du port, alors que, dans leur rage de n’y avoir rien découvert qui valût la peine d’être pillé, ils étaient encore fort occupés à en activer la destruction. Arrivés sans rencontrer la plus légère résistance jusqu’à cette agglomération de maisons et l’ayant trouvée complètement déserte, ils étaient si tranquilles qu’ils n’avaient même pas jugé utile de se garder.

Le Kaw-djer tomba sur eux comme la foudre. Autour d’eux, la fusillade crépita soudain de tous côtés. Les Patagons éperdus prirent la fuite, en laissant entre les mains du vainqueur quinze nouveaux fusils et cinq prisonniers. On n’essaya pas de les poursuivre. Les coups de feu avaient pu être entendus de l’autre côté de la rivière, et un retour offensif était à redouter. Sans s’attarder, les Hosteliens se replièrent sur Libéria. La bataille n’avait pas duré dix minutes.

Le retour inopiné du Kaw-djer ne fut pas la seule émotion
Il étouffa un cri.(Page 354.)

que le sort ménageait à Patterson. Trois jours plus tard, il en éprouva une seconde beaucoup plus intense et dont les conséquences devaient être autrement graves.

Son tour de garde le plaçait, cette fois, de six heures du soir à deux heures du matin, sur la berge de la rivière, à une centaine de mètres du point où l’épaulement du Nord venait s’appuyer. Entre cet épaulement et lui, trois autres sentinelles s’ échelonnaient. Cette place n’était pas mauvaise. On s’y trouvait gardé soi-même de tous côtés.

Quand Patterson arriva à son poste, il faisait jour encore, et la situation lui parut des plus rassurantes. Mais, peu à peu, la nuit tomba, et il fut repris alors de ses habituelles terreurs. De nouveau, il prêta l’oreille au moindre bruit et jeta des coups d’œil rapides dans toutes les directions, en s’efforçant de voir si un mouvement suspect ne se dessinait pas quelque part.

Il regardait bien loin, alors que le danger était tout près. Quelle ne fut pas son épouvante, quand il s’entendit tout à coup appelé à mi-voix !

« Patterson !… murmurait-on à deux pas de lui.

Il étouffa un cri prêt à jaillir de ses lèvres, car déjà, sur un ton menaçant, on commandait sourdement :

— Silence !

La voix demanda :

— Me reconnais-tu ?

Et comme l’Irlandais, incapable d’articuler un mot, ne répondait pas.

— Sirdey, dit-on dans la nuit.

Patterson reprit sa respiration. Celui qui parlait était un camarade. Le dernier, par exemple, qu’il se fût attendu à trouver là.

— Sirdey ?… répéta-t-il d’un ton interrogateur en se mettant au diapason.

— Oui… Sois prudent… Parle bas… Es-tu seul ?… N’y a-t-il personne autour de toi ?

Patterson fouilla la nuit des yeux.

— Personne, dit-il.

— Ne bouge pas… recommanda Sirdey. Reste debout… Qu’on te voie… Je vais m’approcher, mais ne te retourne pas de mon côté.

Il y eut un glissement dans l’herbe de la berge.

— M’y voici, dit Sirdey, qui resta étendu sur le sol. Malgré la défense faite, Patterson risqua un coup d’œil du côté de son visiteur inattendu, et constata que celui-ci était trempé des pieds à la tête.

— D’où viens-tu ? demanda-t-il en reprenant son attitude précédente.

— De la rivière… Je suis avec les Patagons.

— Avec les Patagons !… s’exclama sourdement Patterson.

— Oui !… Il y a dix-huit mois, quand j’ai quitté l’île Hoste, des Indiens m’ont fait passer le canal du Beagle. Je voulais aller à Punta-Arenas et, de là, en Argentine ou ailleurs. Mais les Patagons m’ont cueilli en route.

— Qu’ont-ils fait de toi ?

— Un esclave.

— Un esclave !… répéta Patterson. Tu es libre, cependant, il me semble.

— Regarde, répondit simplement Sirdey.

Patterson, obéissant à l’invitation, distingua une corde que son interlocuteur lui montrait et qui paraissait fixée à sa ceinture. Mais celui-ci ayant agité cette prétendue corde, il reconnut que c’était une mince chaîne de fer.

— Voilà comme je suis libre, reprit Sirdey. Sans compter que j’ai là, à dix pas, deux Patagons qui me guettent, cachés dans l’eau jusqu’au cou. Quand même j’arriverais à briser cette chaîne dont ils tiennent l’autre bout, ils sauraient bien me rattraper avant que je sois loin.

Patterson trembla d’une manière si évidente que Sirdey s’en aperçut.

— Qu’as-tu ? demanda-t-il.

— Des Patagons… bégaya Patterson épouvanté.

— N’aie pas peur, dit Sirdey. Ils ne te feront rien. Ils ont besoin de nous. Je leur ai dit que je pouvais compter sur toi, et c’est pourquoi ils m’ont envoyé ici en ambassadeur.

— Qu’est-ce qu’ils veulent ? » balbutia Patterson.

Il y eut un instant de silence avant que Sirdey se décidât à répondre :

— Que tu les fasses entrer dans la ville.

— Moi !… protesta Patterson.

— Oui, toi. Il le faut… Écoute !… C’est pour moi une question de vie ou de mort. Quand je suis tombé entre leurs mains, je suis devenu leur esclave, je te l’ai dit. Ils m’ont torturé de cent façons. Un jour, ils ont appris, par quelques mots qui m’ont échappé, que j’arrivais de Libéria. Ils ont eu l’idée de se servir de moi pour piller la ville qu’ils connaissaient déjà de réputation, et ils m’ont offert la liberté si je pouvais les y aider. Moi, tu comprends…

— Chut ! » interrompit Patterson.

Une des sentinelles voisines, lassée de son immobilité, s’avançait de leur côté. Mais, à une quinzaine de mètres des causeurs, elle s’arrêta, parvenue à la limite du secteur dont la surveillance lui était attribuée.

« Un peu frisquet, ce soir, dit l’Hostelien avant de retourner sur ses pas.

— Oui, répondit Patterson d’une voix étranglée.

— Bonsoir, camarade !

— Bonsoir ! »

La sentinelle fit volte-face, s’éloigna et disparut dans l’ombre. Sirdey reprit aussitôt :

— Moi, tu comprends, j’ai promis… Alors ils ont organisé cette expédition, et ils m’ont traîné avec eux en me surveillant nuit et jour.

Maintenant, ils me somment de tenir ma promesse. Au lieu de trouver un passage facile, ils ont perdu beaucoup de monde, et on leur a fait plus de cent prisonniers. Ils sont furieux… Ce soir, je leur ai dit que j’avais des intelligences dans la place, un camarade qui ne me refuserait pas un coup de main… Je t’avais reconnu de loin… S’ils découvrent que je les ai trompés, mon affaire est claire !

Pendant que Sirdey le mettait au courant de son histoire. Patterson réfléchissait. Certes il aurait eu plaisir à voir cette ville détruite, et tous ses habitants, y compris spécialement leur chef, massacrés ou dispersés. Mais que de risques à courir dans une pareille aventure ! Tous comptes faits, Patterson opta pour la sécurité.

— Que puis-je à cela ? demanda-t-il froidement.

— Nous aider à passer, répondit Sirdey.

— Vous n’avez pas besoin de moi, objecta Patterson. La preuve, c’est que tu es là.

— Un homme seul passe sans être vu, répliqua Sirdey. Cinq cents hommes, c’est autre chose.

— Cinq cents !…

— Parbleu !… T’imagines-tu que c’est dans le but de faire une promenade dans la ville que je m’adresse à toi ? Pour moi, Libéria est aussi malsaine que la compagnie des Patagons… À propos…

— Silence ! commanda brusquement Patterson.

« Rien de neuf ? »(Page 357.)

On entendait un bruit de pas qui s’approchait. Bientôt, trois hommes sortirent de l’ombre. L’un d’eux aborda Patterson, et, démasquant une lanterne qu’il tenait cachée sous son manteau, en projeta un instant la lumière sur le visage de la sentinelle.

« Rien de neuf ? demanda le nouveau venu qui n’était autre qu’Hartlepool.

— Rien.

— Tout est tranquille ?

— Oui.

La ronde continua son chemin.

— Tu disais ?… interrogea Patterson, quand elle fut suffisamment éloignée.

— Je disais : à propos, que sont devenus les autres ?

— Quels autres ?

— Dorick ?

— Mort.

— Fred Moore ?

— Mort.

— William Moore ?

— Mort.

— Bigre !… Et Kennedy ?

— Il se porte comme toi et moi.

— Pas possible !… Il a donc réussi à s’en tirer ?

— Probable.

— Sans être même soupçonné ?

— C’est à croire, car il n’a jamais cessé de circuler librement.

— Où est-il maintenant ?

— Il monte la garde quelque part, d’un côté ou de l’autre… Je ne sais où.

— Tu ne pourrais pas t’en informer ?

— Impossible. Il m’est interdit de quitter mon poste. D’ailleurs, que lui veux-tu, à Kennedy ?

— M’adresser à lui, puisque ma proposition ne semble pas te plaire.

— Et tu crois que je t’y aiderai ? protesta Patterson. Tu crois que j’aiderai les Patagons à venir nous massacrer tous ?

— Pas de danger, affirma Sirdey. Les camarades n’auront rien à craindre. Au contraire, ils auront leur part du pillage. C’est convenu.

— Hum !… fit Patterson qui ne semblait pas convaincu.

Il était ébranlé cependant. Se venger des Hosteliens et s’enrichir en même temps de leurs dépouilles, c’était tentant… Mais se fier à la parole de ces sauvages !… Une fois de plus, la prudence l’emporta.

— Tout ça, c’est des mots en l’air, dit-il d’un ton décidé. Quand même on le voudrait, ni Kennedy ni moi ne pourrions faire entrer cinq cents hommes incognito.

— Pas besoin qu’ils entrent tous à la fois, objecta Sirdey. Une cinquantaine, trente même, ce serait suffisant. Pendant que les premiers tiendraient le coup, les autres passeraient.

— Cinquante, trente, vingt, dix, c’est encore trop.

— C’est ton dernier mot ?

— Le premier et le dernier.

— C’est non ?

— C’est non.

— N’en parlons plus, conclut Sirdey qui commença à ramper dans la direction de la rivière.

Mais presque aussitôt il s’arrêta, et, relevant les yeux vers Patterson :

— Les Patagons paieraient, tu sais.

— Combien ?

Le mot jaillit tout seul des lèvres de Patterson. Sirdey se rapprocha.

— Mille piastres, dit-il.

Mille piastres !… Cinq mille francs !… Malgré l’importance de la somme, Patterson autrefois n’en eût pas été ébloui. La rivière lui avait pris bien davantage. Mais, maintenant, il ne possédait plus rien. À peine si, depuis un an, au prix d’un travail acharné, il avait réussi à économiser vingt-cinq piastres. Ces vingt-cinq misérables piastres constituaient à cette heure toute sa fortune. Sans doute elle croîtrait désormais plus vite. Les occasions de l’augmenter ne manqueraient pas. Le plus dur, il le savait par expérience, c’est la première mise. Mais mille piastres !… Gagner en un instant quarante fois le produit de dix-huit mois d’efforts !… Sans compter qu’il était peut-être possible d’obtenir mieux encore, car, dans tout marché, il est classique de marchander.

— Ce n’est pas lourd, dit-il d’un air dégoûté. Pour une affaire où on risque sa peau, il faudrait jusqu’à deux mille…

— Dans ce cas, bonsoir, répliqua Sirdey en esquissant un nouveau mouvement de retraite.

— Ou au moins jusqu’à quinze cents, poursuivit Patterson sans se laisser intimider par cette menace de rupture.

Il était maintenant sur son terrain : le terrain du négoce. Il avait l’expérience de ces transactions. Que l’objet en jeu fût une marchandise ou une conscience, c’était toujours d’un achat et d’une vente qu’il s’agissait. Or, les achats et les ventes sont soumis à des règles immuables qu’il connaissait dans leurs détails. Il est d’usage, tout le monde le sait bien, que le vendeur demande trop, et que l’acheteur n’offre pas assez. La discussion établit l’équilibre. À marchander, il y a toujours quelque chose à gagner et jamais rien à perdre. Le temps pressant, Patterson s’était exceptionnellement résigné à doubler les étapes, et c’est pourquoi il était descendu d’un seul coup de deux mille piastres à quinze cents.

— Non, dit Sirdey d’un ton ferme.

— Si c’était au moins quatorze cents, soupira Patterson, on pourrait voir !… Mais mille piastres !…

— C’est mille et pas une de plus, affirma Sirdey en continuant son mouvement de recul.

Patterson eut, comme on dit, de l’estomac.

— Alors, ça ne va pas, déclara-t-il tranquillement.

Ce fut au tour de Sirdey d’être inquiet. Une affaire si bien emmanchée !… Allait-il la faire échouer pour quelques centaines de piastres ?… Il se rapprocha.

— Coupons la poire en deux, proposa-t-il. On arrivera à douze cents. »

Patterson s’empressa d’accepter.

— C’est uniquement pour te faire plaisir, acquiesça-t-il enfin. Va pour douze cents piastres !

— Convenu ?… demanda Sirdey.

— Convenu, affirma Patterson.

Il restait, cependant, à régler les détails.

— Qui me paiera ? reprit Patterson. Les Patagons sont donc riches pour semer comme ça des douze cents piastres ?

— Très pauvres au contraire, répliqua Sirdey, mais ils sont nombreux. Ils se saigneront aux quatre veines pour réunir la somme. S’ils le font, c’est qu’ils n’ignorent pas que le sac de Libéria leur en donnera cent fois plus.

— Je ne dis pas non, accorda Patterson. Ça ne me regarde pas. Mon affaire, c’est d’être payé. Comment me paiera-t-on ? Avant ou après ?

— Moitié avant, moitié après.

— Non, déclara Patterson. Voici mes conditions, dès demain soir, huit cents piastres…

— Où ? interrompit Sirdey.

— Où je serai de garde. Cherche moi… Pour le reste, au jour convenu, dix hommes passeront d’abord, et l’un d’eux me versera la somme. Si on ne paie pas, j’appelle. Si on paie, bouche cousue, et je file d’un autre côté.

— Entendu, accorda Sirdey. Pour quand, le passage ?

— La cinquième nuit après celle-ci. La lune sera nouvelle.

— Où ?

— Chez moi… Dans mon enclos.

— Au fait !… dit Sirdey, je n’ai plus aperçu ta maison.

— La rivière l’a emportée, il y a un an, expliqua Patterson. Mais nous n’avons pas besoin de maison. La palissade suffira.

— Elle est aux trois quarts démolie.

— Je la réparerai.

— Parfait ! approuva Sirdey. À demain !

— À demain », répondit Patterson.

Il entendit un glissement dans l’herbe puis un faible gouglou lui fit comprendre que Sirdey entrait prudemment dans la rivière, et rien ne troubla plus le silence de la nuit.

Le lendemain, on fut très étonné de voir Patterson commencer à réparer la palissade à demi renversée qui limitait son ancien enclos.

La circonstance parut, en général, singulièrement choisie pour se livrer à un semblable travail. Mais le terrain lui appartenait, après tout. Il en avait en poche les titres de propriété, dont un duplicata lui avait été délivré, sur sa demande, après l’inondation. C’était, par conséquent, son droit de l’utiliser à sa convenance.

Toute la journée, il s’activa à ce travail. Du matin au soir, il releva les pieux, les réunit à l’aide de solides traverses, obtura les fentes par des couvre-joints, indifférent aux réflexions que sa conduite pouvait susciter.

Le soir, le hasard du roulement voulut qu’il fût placé en sentinelle sur l’épaulement Sud, face aux montagnes qui s’élevaient de ce côté. Il prit la garde sans mot dire, et attendit patiemment les événements.

Son tour étant venu plus tôt que la veille, il était de bonne heure et il faisait encore grand jour au début de sa faction. Mais celle-ci ne s’achèverait pas avant que la nuit fût complète, et Sirdey aurait, par conséquent, toutes facilités pour s’approcher de l’épaulement. À moins…

À moins que la proposition de l’ancien maître coq du Jonathan ne fût pas sérieuse. Était-il impossible, en effet, qu’ont eût tendu un piège à Patterson, et qu’il s’y fût stupidement laissé prendre ? L’Irlandais fut bientôt rassuré à ce sujet. Sirdey était là, en face de lui, tapi entre les herbes, invisible pour tous, mais visible pour un regard prévenu.

Peu à peu, la nuit tomba. La lune, dans son dernier quartier, n’élèverait qu’à l’aube son mince croissant au-dessus de l’horizon. Dès que l’obscurité fut profonde, Sirdey rampa jusqu’à son complice, puis repartit sans éveiller l’attention.

Tout s’était passé conformément aux conventions. Les deux parties étaient d’accord.

« La quatrième nuit après celle-ci, avait murmuré Patterson dans un souffle.

— Entendu, avait répondu Sirdey.

— Qu’on n’oublie pas les piastres !… Sans ça, rien de fait !

— Sois tranquille. »

Ce court dialogue échangé, Sirdey s’était éloigné. Mais, auparavant, il avait déposé aux pieds du traître un sac qui, en touchant le sol, rendit un son cristallin. C’étaient les huit cents piastres promises. C’était le salaire de Judas.