Les Mystères du peuple — Tome II
LE COLLIER DE FER — Chapitre V


CHAPITRE V.


Sylvest est conduit dans les souterrains du cirque d’Orange. — Conseils paternels du guichetier et des bestiaires à l’endroit des lions, des tigres, des éléphants et des crocodiles. — Le jour de la fête arrive. — Gladiateurs à cheval et gladiateurs esclaves. — Les Mercures. — Les Plutons. — Les buveurs de sang. — Les femmes gladiateurs. — Faustine et Siomara. — Mont-Liban et Bribrix. — Diavole et ses amis. — Esclaves livrés aux bêtes féroces. — Dernier chant des enfants du Gui. — Le temple du canal. — Fuite.




Sylvest, conduit au cirque par les soldats, fut chargé de chaînes et enfermé seul dans une cellule souterraine ; les esclaves destinés aux bêtes féroces étaient emprisonnés séparément, de peur qu’ils ne s’étranglassent les uns les autres, afin d’échapper à une mort horrible par sa longue agonie.

De son cachot, il entendait les rugissements des animaux auxquels il devait être livré le soir du troisième jour après son emprisonnement, les combats de gladiateurs et de bêtes féroces se donnant aux flambeaux.

Tel avait été le trouble de l’esprit de Sylvest à la fin de cette nuit passée dans la maison de Siomara, surtout lorsque celle-ci lui eut offert de l’associer à ses sortilèges, qu’oubliant Loyse, il avait, en outrageant et frappant son maître, cherché une mort qu’il ne pouvait pas se donner, ayant eu les mains liées au moment de son arrestation chez la courtisane. Son esprit se raffermissant dans la solitude du cachot, l’esclave se souvint de sa femme, et par la pensée lui adressa ses adieux, songeant, non sans regrets, il avoue cette faiblesse, que le soir même où il serait livré aux bêtes féroces, Loyse devait, ainsi qu’ils en étaient tous deux convenus lors de leur dernière entrevue, tenter de venir l’attendre à tout hasard dans le parc de Faustine. Il regrettait aussi de n’avoir pas, un mois auparavant, accepté l’offre de Loyse, qui lui proposait de fuir.

Pour certains esclaves domestiques, de fabrique ou de labour, la fuite était parfois possible ; mais il fallait se réfugier dans des solitudes profondes, loin de tous les lieux inhabités ; alors souvent l’on mourait par la faim. C’est à une pareille mort qu’il n’avait pas voulu exposer sa femme, déjà mère ; mais ce moment venu, où le seul espoir de Sylvest était d’être étranglé au premier coup de dent par un lion ou par un tigre de l’amphithéâtre, et d’échapper ainsi à une lente agonie, il regrettait de n’avoir pas voulu braver avec Loyse les redoutables chances d’une évasion. Sans le souvenir de sa femme, l’esclave aurait d’ailleurs attendu le jour de son supplice avec indifférence ; la Gaule asservie ne devait peut-être pas de sitôt briser ses fers par la révolte des Enfants du Gui ; et il serait allé rejoindre ses aïeux dans les mondes inconnus…

Cependant, une seule crainte faisait parfois frémir Sylvest, et alors il regardait avec angoisse la voûte épaisse et les dalles de pierre de son cachot : Siomara était magicienne, il redoutait à chaque instant de la voir lui apparaître, et d’être emporté par elle, grâce à la puissance de ses sortilèges. Enfin, un chagrin pesait sur le cœur de Sylvest : il avait, selon son usage, replacé dans la forte et épaisse ceinture de ses braies la petite faucille d’or et la clochette d’airain provenant d’Hêna et de son père Guilhern, ainsi que les minces rouleaux de peau tannée contenant les récits de sa famille. Se voyant inévitablement destiné à mourir, il pensait avec tristesse que ces pieuses reliques seraient bientôt dispersées sur le sable ensanglanté de l’arène, au lieu d’être transmises à sa descendance, selon l’espoir de son aïeul Joel, le brenn de la tribu de Karnak…

Le guichetier qui, une fois par jour, apportait à Sylvest sa pitance, était un soldat invalide, ancien archer crétois, aussi bavard qu’un Gaulois, eût dit le bon Joel. Ce guichetier, vieil habitué des combats du cirque et endurci à ce spectacle, entretenait toujours Sylvest, durant son repas, et cela sans méchante intention, du nombre et de la férocité des animaux dont son ami et compagnon le bestiaire en chef avait la surveillance. La veille de la fête sanglante, il dit à l’esclave d’un ton paternel :

— Ah ! mon fils, il vient de nous arriver juste à point pour demain un superbe couple de lions d’Afrique ; j’ai songé à toi, car mon bon ami le bestiaire en chef, n’a jamais vu de bêtes plus farouches. À quatre lieues d’ici, dans un repos, et après s’être pourtant bien repus de viande, ces lions ont, par pure malice, mis en morceaux leur gardien arabe, auquel ils étaient depuis longtemps accoutumés et qui ne se défiait aucunement d’eux. Que sera-ce demain soir, lorsqu’ils auront été privés de nourriture pendant tout un jour ? Aussi, mon fils, je te souhaite de tomber sous la griffe d’un de ces compères ; il ne te fera pas languir… Et surtout, je t’en conjure, car ta jeunesse m’intéresse, surtout rappelle-toi ceci… N’imite pas ces malavisés qui, une fois les bêtes féroces lâchées dans l’amphithéâtre, se jettent maladroitement la face contre terre et présentent le dos au lieu du ventre… Maladroits ! leur agonie, leur supplice durent cent fois davantage ; tu vas comprendre pourquoi : aucune des parties nobles du corps n’étant tout de suite attaquée, la mort est beaucoup plus lente… tandis qu’au contraire on en finit vite en se mettant, n’oublie pas ceci, mon fils, en se mettant à genoux face à face avec le lion ou le tigre, la gorge et la poitrine franchement à portée de leurs dents ; l’on a du moins la bonne chance d’être étranglé ou éventré du premier coup…

— Le conseil est bon, je m’en souviendrai.

— Mais rappelle-toi, mon fils, que s’agenouiller ainsi face à face de la bête ne convient qu’à l’encontre des tigres ou des lions… A-t-on affaire à un éléphant ? c’est une manœuvre contraire.

— Il y aura donc des éléphants à cette fête romaine ? Je ne croyais pas qu’il y eût à Orange de ces animaux ?

— Les édiles, voulant rendre le spectacle de demain non pareil dans la Gaule romaine, se sont mis en grands frais : ils ont acheté l’éléphant de combat du cirque de Nîmes ; on le dit féroce ; il est arrivé depuis plusieurs jours. Et ce n’est pas tout, car, par Jupiter, nos vénérables édiles font impérialement les choses : il y aura encore un combat extraordinaire, que je n’ai vu, moi, que deux fois en ma vie, une fois à Rome, l’autre à Alexandrie, en Égypte.

— Et ce combat extraordinaire, quel est-il ?

— Avant de t’en parler, mon fils, laisse-moi te donner un précepte excellent. Quant à l’éléphant, tu le vois venir à toi furieux, n’est-ce pas ?

— Oui…

— Tâche de ne pas te laisser enlacer dans les replis de sa trompe ; jette-toi à plat ventre, glisse-toi sous lui, et cramponne-toi à l’une de ses jambes de derrière… Aussitôt il te piétinera pour se débarrasser de ton étreinte ; or, en un instant, il t’aura brisé les os et aplati aussi facilement que tu aplatirais sous ton soulier un escargot dans sa coquille…

— Je tâcherai donc de m’adresser de préférence aux éléphants ; avec eux, il y a plus de chance de mourir vite…

— Certes ! mais il te faudra être preste et leste pour arriver l’un des premiers à la portée de l’éléphant ; il sera très-couru, et, dès son apparition dans l’arène, tu verras tous les esclaves condamnés aux bêtes se précipiter vers lui.

— Et ce combat extraordinaire dont vous parlez, offrirait-il une chance de mort plus prompte ?

— Non, non ! aussi, par Hercule, je ne te souhaite pas d’avoir à affronter ces monstrueux animaux. J’ai vu à Rome trois esclaves avoir en un instant les cuisses et les bras aussi nettement tranchés par les dents de scie du crocodile (A) que par une hache…

— Je le vois… cette fête romaine sera complète… Ours, tigres, lions, éléphants, monstres marins… Y aura-t-il seulement assez d’esclaves pour le régal de tant d’hôtes ?

— Sans compter ceux que leurs maîtres offriront sans doute encore généreusement d’ici à demain pour le spectacle, vous êtes déjà près de quatre-vingt… c’est fort suffisant.

— Oui, il y a là de quoi divertir les ennuyés… Mais ce crocodile ne pourra combattre sur le sable de l’amphithéâtre ?

— Non ; aussi lui a-t-on creusé un bassin au milieu du cirque, à fleur de terre : de sorte que les esclaves, en fuyant de ci de là les bêtes féroces, ne pourront manquer d’y tomber. Ce bassin aura cent pas de tour et deux coudées de profondeur. Le crocodile vient de Rome, par mer, dans une galère disposée exprès pour lui…

— Ainsi qu’un proconsul ou un riche et noble seigneur ?

— Oui, mon fils. Et, tiens, ce qui m’intéresse encore à toi, c’est le ferme courage que tu montres… De quel pays es-tu donc ?

— Je suis né dans la Gaule bretonne !

— Par le vaillant dieu Mars ! c’étaient de rudes épées que ces Bretons !… Je les connais : le bras qui me manque, je l’ai perdu d’un coup de hache sous les yeux de César, du grand César ! à la bataille de Vannes… Terrible combat où César a failli être prisonnier.

— Oui, mon père l’emportait tout armé sur son cheval…

— Tu dis vrai : j’étais là lorsque les cavaliers numides sont accourus au secours de César, qu’une espèce de géant gaulois emportait sur son cheval… Comment, ce Breton, c’était ton père ?

— Le seul de ma famille qui ait survécu à la bataille de Vannes… Mais, — reprit Sylvest, de crainte que ce Romain ne crût qu’il le voulait apitoyer en lui parlant de la bravoure gauloise, — mais nous voici loin du crocodile venu de Rome dans sa galère, ainsi qu’un proconsul ou un riche et noble seigneur ! Où a-t-il débarqué ?

— À Narbonne, et de Narbonne ici, il est venu dans une immense cuve remplie d’eau et traînée par vingt couples de bœufs. Ce matin, on a donné à ce monstre une génisse vivante… Ah ! mon fils, il lui a broyé les os aussi facilement qu’un chat croque une souris.

— Les esclaves qui lui seront livrés pourront, il me semble, se noyer avant d’être dévorés… C’est une bonne chance…

— Non, ils ne pourront pas se noyer… l’on a prévu ceci… Le bassin du cirque sera rempli d’une coudée de limon, puis d’un peu d’eau par-dessus, de sorte que les esclaves auront les épaules et la tête hors de la vase… Quant à la manière d’aller à l’encontre du crocodile, mon fils, je ne peux rien te conseiller, n’ayant pas d’expérience à leur sujet… Du reste, comme les esclaves ne sont livrés aux bêtes qu’à la fin… tu attendras ton heure en assistant à l’un des plus fameux combats de gladiateurs qu’on ait vue : il y en aura huit couples à cheval et vingt-cinq couples à pied… Et l’on dit même, cela n’est pas encore certain, mais la fête serait complète, qu’à l’instar de la nouvelle mode de Rome, plusieurs de nos grandes dames combattront entre elles (B).

— Des femmes ? de nobles dames ?

— Certes, et des plus nobles ; le gardien qui a amené le crocodile d’Italie nous disait tantôt avoir vu, dans le cirque de Rome, cinq couples de femmes, épouses de sénateurs et de chevaliers, se battre, soit entre elles, soit contre des femmes esclaves, avec une furie incroyable ; de même que souvent des seigneurs et des chevaliers combattent en gladiateurs contre des esclaves, désarmés, bien entendu… On n’arme les esclaves que pour qu’ils combattent entre eux jusqu’à la mort, ainsi que les gladiateurs de profession, tels que le célèbre Mont-Liban de ce pays et autres batteurs d’épée, luttent entre eux… Oh ! la soirée sera bonne… Aussi, — ajouta le guichetier en riant, — grâce à la nouvelle méthode des médecins, les servants du cirque, et je suis du nombre, auront demain d’excellents profits, les compères.

— Quels profits ?

— Ignores-tu les merveilleux effets que, pour la guérison de certaines maladies, l’on retire maintenant du foie de gladiateur fraîchement tué ?… Les médecins sont là, tout prêts à s’abattre, comme une nuée de vautours, sur les corps des gladiateurs encore chauds… Car il faut que le foie soit retiré chaud des entrailles pour conserver toute sa vertu… et cette vente de foies, sans compter les générosités des vieillards et des épileptiques qui viennent aussi là chercher la vie dans la mort… (tu verras comment) constitue nos petits profits. Mais, par Pluton ! tout n’est pas plaisir pour nous ; car, une fois la fête terminée, les flambeaux éteints, l’amphithéâtre désert et noir comme la nuit… Ah ! mon fils !…

— Qu’avez-vous à frissonner ainsi ? Que se passe-t-il lorsque l’amphithéâtre est désert et noir comme la nuit ?

— Alors… vient l’heure des sorcières !…

— Des sorcières ! — dit Sylvest en tressaillant à son tour. — Et que viennent-elles faire au cirque… à cette heure de la nuit ?

— Oh ! c’est l’heure où, prenant la forme d’hyènes, de louves, de couleuvres, d’oiseaux de proie ou d’animaux inconnus plus effrayants encore, les magiciennes, se glissant dans les ténèbres, viennent se disputer, pour leurs sortilèges, les débris humains dont est jonché le sable ensanglanté de l’arène… Ah ! que de fois, frémissant dans ma logette, moi, vieux soldat pourtant, j’ai entendu au loin les cris, les grondements effrayants des sorcières s’arrachant ces lambeaux de chair à demi-dévorés, ces têtes arrachées du tronc labourées et trouées par l’ongle et la dent des bêtes féroces !… Ah ! mon fils ! la sueur me vient au front en songeant aux bruits mystérieux, formidables, que j’entendrai encore dans la nuit de demain, après la fête…

Et le guichetier laissa Sylvest dans de nouvelles angoisses… Peut-être Siomara, sous la forme d’une louve, viendrait-elle, dans la nuit du lendemain, disputer les débris du corps de son frère aux autres magiciennes.

Sylvest passa la dernière nuit dans sa prison presque sans sommeil, craignant toujours de voir apparaître Siomara… Grâce aux Dieux, elle ne lui apparut pas… Sans doute aussi, fidèle à sa promesse de ne pas s’adresser au seigneur Diavole, afin d’acheter, à un prix infâme, la liberté de Sylvest avant de l’avoir revu, elle l’attendait, ignorant qu’il était condamné à mourir dans l’arène.

La soirée consacrée à la fête romaine arriva ; deux heures auparavant, le vieil invalide crétois, le guichetier, au lieu d’apporter à Sylvest sa pitance habituelle, lui dit :

— Mon fils… tu as aujourd’hui le repas libre (C).

— Qu’est-ce qu’un repas libre ?

— Tu peux demander à manger tout ce que tu voudras, jusqu’à la valeur d’un demi-sou d’or… Les quatre-vingt esclaves destinés comme toi aux bêtes ont la même liberté… pour leur dernier repas… C’est un ancien et généreux usage…

— Oui… les édiles tiennent sans doute à ce que lions, tigres et crocodiles aient pour festin des esclaves délicatement nourris pendant leur dernier jour… Quant à moi, je n’offrirai pas ce régal à ces nobles animaux ; je ne mangerai rien aujourd’hui ; ils me prendront tel que m’a fait le régime de la prison.

— Voilà qui est singulier, — reprit le guichetier en réfléchissant et regardant Sylvest. — Vous êtes ici à peu près une trentaine d’esclaves gaulois condamnés aux bêtes, et vous êtes fermes comme des rocs ; tandis que les autres esclaves romains, espagnols, allemands, arabes, hébreux, tous… non, pas tous… les esclaves hébreux se montrent aussi d’un grand courage… ils se soucient assez peu de mourir, disant que leur véritable Messie viendra un jour.

— Qu’est-ce que leur Messie ?…

— Je n’en sais rien, mon fils… Un homme, disent-ils, qui, plus heureux que les nombreux Messies qui se sont produits naguère, affranchira leur peuple du joug des Romains, car Rome domine le pays des Hébreux comme le reste du monde… Mais enfin, ces Hébreux aussi sont très-fermes devant la mort, tandis que les autres, sauf vous, Gaulois, ont vu arriver le soir de ce jour-ci avec une terreur croissante ou un désespoir farouche ; vous autres, au contraire, vous ne sourcillez point ; plusieurs même font, comme toi, les plaisants. Mon fils, d’où vient cela ? par Hercule !

— C’est que nos Dieux et leurs druides nous ont appris que l’on ne meurt jamais.

— Toujours plaisant, mon fils !… Comment, lorsque, dans quelques heures, tes os craqueront sous la dent des bêtes féroces… lorsque ton corps sera déchiré en lambeaux, tu ne mourras pas ?

— Le corps meurt-il parce que les vêtements dont on le couvre s’usent et se remplacent ? non : les vêtements passent, le corps reste… Il en est ainsi de notre vie… elle est éternelle… et change d’enveloppe comme nous changeons de vêtements… À peine, ce soir, le dernier lambeau de mon vêtement de chair sera-t-il déchiré par les bêtes féroces, que, prenant un corps nouveau, comme l’on prend un vêtement nouveau, j’irai continuer de vivre dans des mondes inconnus, où je retrouverai ceux que j’ai aimés ici.

L’invalide regarda Sylvest d’un air surpris hocha la tête et dit :

— Si vous croyez cela, vous autres Gaulois, le courage vous est facile ; je ne m’étonne plus que vous soyez des enragés à la bataille… Ainsi, tu ne veux pas faire honneur au repas libre ?

— Non…

— Tu as tort… J’ai toujours ouï dire que l’agonie d’un homme à ventre vide dure plus longtemps que celle d’un homme à ventre plein… Mais, fais à ta guise… Au soleil couché, je te viendrai chercher ; tu pourras, du moins, te vanter d’avoir assisté à l’un des plus beaux spectacles du monde : d’abord, combat de huit couples de gladiateurs à cheval, gladiateurs de métier, ceux-là ; puis vingt-cinq couples de gladiateurs esclaves, forcés de combattre jusqu’à la mort ; ensuite, le jeune et riche seigneur Norbiac paraîtra dans le cirque.

— Pour se battre… le seigneur Norbiac ?… Et contre qui ?…

— Pure comédie, mais c’est la mode… Il se battra, lui, armé jusqu’aux dents, contre un esclave armé à blanc (D), comme on dit au cirque, c’est-à-dire nu et armé d’un sabre de fer blanc, sans pointe ni tranchant ; nos jeunes seigneurs se donnent ces divertissements… Ensuite viendra le combat de femmes dont je t’ai parlé, car décidément il aura lieu.

— Entre qui ?

— Entre deux des plus belles femmes d’Orange… une grande dame et une célèbre courtisane affranchie…

— Leur nom ? — demanda Sylvest avec anxiété, — oh ! leur nom… le sais-tu ?

— La grande dame est Faustine, patricienne de cette ville… La courtisane affranchie est depuis peu à Orange ; elle se nomme la belle Gauloise… Ensuite, nous aurons un combat à mort entre le fameux Mont-Liban et Bibrix, le plus célèbre gladiateur de Nîmes… Enfin, pour terminer la fête, les esclaves seront livrés aux bêtes… et, à ce propos, mon fils, n’oublie pas mes conseils selon l’encontre d’un lion, d’un tigre ou d’un éléphant ; quant au crocodile, je ne peux te donner d’avis.

Sylvest resta seul ; il venait d’apprendre avec surprise l’annonce du combat de Siomara et de Faustine. Pour quelle cause ces deux femmes devaient-elles se battre ? Mont-Liban était-il l’objet de cette rivalité ? Sylvest hésitait à le croire : il se rappelait avec quel dédain Siomara avait traité le gladiateur, quoiqu’elle l’eût congédié en lui adressant quelques douces paroles… Mais, depuis cette nuit-là, trois jours s’étaient passés : Siomara avait peut-être pris Mont-Liban pour amant, par haine contre Faustine plutôt que par amour pour ce gladiateur stupide et brutal ; car Sylvest se souvenait des aveux de Siomara se jetant dans les sortilèges par satiété de débauche… il se souvenait enfin en frémissant et sans vouloir y croire, de l’horrible révélation de l’eunuque au sujet de Belphégor… D’ailleurs, il ne s’étonnait pas de voir la noble Faustine franchir, pour ce combat, la distance qui la séparait de la courtisane affranchie… À Rome, les plus grandes dames combattaient, soit entre elles, soit contre des femmes esclaves, et une courtisane affranchie rentrait à peu près dans la condition d’une esclave. Ce dont il était surpris, c’est que Siomara eût accepté cette lutte meurtrière ; peut-être, pour en sortir victorieuse, elle comptait sur la puissance de ses sortilèges…

Ces pensées occupèrent Sylvest jusqu’à la fin du jour…

Au soleil couché, le guichetier vint chercher l’esclave pour la fête romaine.

— Serai-je donc livré aux bêtes les menottes aux mains et la chaîne aux pieds ? — demanda-t-il à l’invalide. — N’allez-vous donc pas me déferrer ?

— Non, mon fils. Vous allez être conduits tous ensemble sous une voûte grillée, communiquant de plain-pied avec l’arène, et, comme vous resterez enfermés là jusqu’au moment où vous serez livrés aux bêtes, on craindrait qu’en attendant vous ne vous tuiez les uns les autres. Quelques instants avant votre entrée dans le cirque, vous serez déferrés… Allons, mon fils, suis-moi : bonne et surtout prompte chance je te souhaite.

En sortant de son cachot, Sylvest se trouva dans une longue galerie souterraine, de chaque côté de laquelle s’ouvraient les portes de cellules, d’où étaient sans doute sortis avant lui un grand nombre de ses pareils, aussi condamnés. À l’extrémité de ce souterrain, vers laquelle se dirigeaient les esclaves, poussés par les guichetiers et les gardiens armés, on apercevait, à travers d’épais barreaux de fer, une éclatante lumière produite par l’éclairage de l’amphithéâtre. Sylvest, plein d’angoisses en songeant au combat de sa sœur et de Faustine, voulut arriver l’un des premiers à la grille de cet immense soupirail, d’où il pouvait voir le spectacle, et fendit la foule de ses compagnons, moins hâtés que lui. Il arriva l’un des premiers près des barreaux de fer, entendant de plus en plus distinctement le murmure et le tumulte d’une foule immense, car l’amphithéâtre d’Orange, comme ceux d’Arles, de Nîmes et autres villes de la Gaule romaine, contenait vingt-cinq mille spectateurs…

(Ô mon pauvre enfant ! le fils de ma Loyse ! toi pour qui j’écris ce récit, tu sauras, par la description que je veux te faire d’un des amphithéâtres construits par les Romains dans notre vieille Gaule (E), à quels excès de prodigalité insensée nos oppresseurs, enrichis par le travail de leurs esclaves, en étaient venus pour se donner le divertissement de massacres humains.)

L’arène du cirque d’Orange, destinée aux combats et aux supplices, était de forme ovale, longue de cent cinquante pas, large de cent, et entourée d’une muraille assez massive pour que l’on ait pu prendre dans son épaisseur la voûte sous laquelle se tenaient les victimes destinées aux bêtes. Cette construction, d’une telle hauteur que les éléphants ne pouvaient du bout de leur trompe atteindre le rebord de la plate-forme qui la surmontait, était intérieurement décorée de pilastres, déparant des niches ornées de statues de marbre, entourant l’arène de tous côtés, et offrait ainsi à sa partie supérieure, une sorte de terrasse où se trouvaient les places de première galerie. De crainte des bonds des bêtes féroces, et malgré son élévation au-dessus du lieu des combats, l’on avait encore défendu cette galerie par une forte balustrade de bronze doré. Ces places, régnant autour de l’amphithéâtre, étaient réservées aux femmes et aux hommes les plus riches, les plus nobles ou les plus considérables de la ville. On y voyait aussi, se faisant face l’un à l’autre, le trône d’Auguste, empereur de Rome et des Gaules, et la tribune des édiles, magistrats ordonnateurs de la fête.

Derrière cette galerie, et suivant comme elle la forme ovale de l’arène, s’élevaient une innombrable quantité de gradins de marbres superposés les uns aux autres ; l’on y arrivait du dehors par plusieurs étages de galeries extérieures, contournant le cirque, et communiquant entre elles par de nombreux escaliers. En temps de pluie ou de soleil trop ardent, l’on abritait les spectateurs sous des velarium ; mais ces toiles immenses n’avaient pas été tendues ce soir-là : la nuit était si sereine, l’air si calme, que pas un souffle de vent n’agitait la flamme des milliers de gros flambeaux de cire placés dans des torchères de bronze doré fixées autour de l’arène, où l’on avait accès par quatre passages voûtés pratiqués sous les gradins et dans l’épaisseur de la muraille d’enceinte. Les deux entrées, du nord et du midi, étaient réservées aux gladiateurs à pied et à cheval. À l’orient et à l’occident, se faisant face, se voyaient deux voûtes grillées : l’une destinée aux bêtes féroces, l’autre aux esclaves condamnés à être dévorés. Sous cette voûte avaient été conduits Sylvest et ses compagnons : debout, le long des barreaux de fer, il examinait avec une curiosité triste tout ce qu’il pouvait apercevoir au dehors.

Le sol de l’arène, couvert d’une épaisse couche de sable, coloré en rouge, afin que les traces du sang parussent moins, était semé d’une foule de petites parcelles brillantes qui, à la lueur des flambeaux, étincelaient comme des millions de paillettes d’argent (F). Un certain espace n’avait pas été sablé, mais recouvert d’un plancher à claire-voie ; au-dessous se trouvait le bassin où le crocodile attendait ses victimes. Ce plancher mobile devait être enlevé au moment où les animaux seraient lâchés dans le cirque. De loin en loin, montés sur des estrades appuyées au mur d’enceinte de l’arène, Sylvest remarqua des hommes vêtus comme le Mercure des païens, coiffés d’un casque d’acier arrondi et orné de deux ailes dorées ; ces hommes portaient pour tout vêtement un caleçon rouge, et au talon de leurs sandales étaient attachées de petites ailes. Chacun de ces Mercures avaient devant lui un réchaud de bronze, rempli de braise, où chauffaient de longues tiges d’airain ; ainsi rougies au feu, elles servaient à s’assurer si les gladiateurs esclaves, qui, gravement blessés, feignaient parfois d’être morts pour ne plus combattre, avaient réellement cessé de vivre : le Mercure acquérait cette certitude en sillonnant les plaies des blessés avec sa tige brûlante ; car, sous cette affreuse douleur, il était impossible de simuler l’insensibilité de la mort. Ces tiges d’airain servaient encore à ramener au combat les esclaves qui lâchaient pied devant leur adversaire (G).

Sylvest remarqua aussi, autour du mur d’enceinte de l’arène, immobiles comme les statues des niches qui le décoraient, des hommes à longue barbe, d’une taille gigantesque, vêtus comme Pluton, le dieu de l’enfer des païens ; coiffés d’une couronne de cuivre à dents aiguës, drapés dans leurs toges noires semées d’étoiles d’argent, ils s’appuyaient sur le long manche de leurs gros marteaux de forgeron : on les nommait les Plutons ; ils avaient pour office de traîner les cadavres hors du cirque et d’achever à coups de marteau les victimes qui respiraient encore (H).

Enfin, près des deux entrées des gladiateurs, se tenaient les hérauts d’armes, la tête ceinte d’une bandelette écarlate, ayant à la main une verge d’ivoire et vêtus de chlamydes blanches. À côté de ces hérauts étaient les buccinateurs, portant des justaucorps verts brodés d’argent ; leurs chausses, de même couleur, disparaissaient sous la tige de leurs grandes bottes de cuir qui leur montaient jusqu’au milieu des cuisses ; ils avaient à la main, prêt à les emboucher, leurs énormes buccins recourbés à la manière des trompes de chasse.

On attendait l’arrivée des édiles pour commencer la fête, bien que l’amphithéâtre regorgeât de monde. Les cris, les sifflets témoignaient de l’impatience de la multitude. L’éclairage du cirque donnait à ce spectacle une apparence étrange, sinistre ; les innombrables flambeaux placés autour de l’arène l’inondaient de clarté ainsi que les spectateurs de la première galerie et des gradins rapprochés de ce foyer de lumière qui, ensuite, allait toujours décroissant d’intensité vers les gradins supérieurs, de sorte qu’à ces lueurs rougeâtres, presque crépusculaires, les milliers de figures humaines placées aux rangs les plus élevés de l’amphithéâtre ressemblaient à de pâles fantômes à peine distincts des ténèbres, au-dessus desquelles brillaient les étoiles du firmament.

Soudain, il se fit grand tapage à la première galerie, où plusieurs places avaient été réservées jusqu’alors. Sylvest les vit bientôt occupées par son maître Diavole et par plusieurs jeunes seigneurs de ses amis, vêtus, comme lui, avec magnificence, et, comme lui, sortant d’un festin prolongé, car ils portaient à la main de gros bouquets de roses. L’entrée bruyante de ces jeunes gens, leurs éclats de voix, leurs rires prolongés, l’animation de leurs traits, annonçaient leur demi-ivresse. Le seigneur Diavole, penché sur la balustrade, examina longtemps l’aspect de l’amphithéâtre, saluant de côté et d’autre ; puis, comme il se trouvait placé juste en face de l’endroit où se tenaient les condamnés aux bêtes, et que Sylvest était debout derrière les barreaux de la voûte, Diavole ayant par hasard jeté les yeux de ce côté, reconnut son esclave, le désigna du geste à ses amis, et redoubla d’éclats de rire en lui montrant le poing.

Il est au ciel des dieux vengeurs ! Au moment où Diavole insultait ainsi au sort de son esclave, celui-ci entendit prononcer son nom derrière lui parmi ses compagnons ; il prêta l’oreille : une voix disait en langue gauloise :

— Il doit y avoir parmi nous un camarade du nom de Sylvest… comment ne répond-il pas ? Voici plusieurs fois que je l’appelle… Est-il sourd ?… Sylvest !… Sylvest !…

— Je suis là, — reprit l’esclave ; — je suis auprès de la grille ; je ne veux pas quitter ma place ; viens à moi si tu veux me parler…

Il vit, au bout de quelques instants, s’approcher de lui un des condamnés, marqué au front comme fugitif, et jeune encore, qui lui dit à voix basse en langue gauloise :

— Tu te nommes Sylvest ?

— Oui.

— Esclave chez Diavole, tu avais pour compagnon un cuisinier surnommé Quatre-Épices ?

— Oui.

— Quatre-Épices m’a chargé pour toi d’une bonne nouvelle ; je l’ai rencontré avant-hier au marché ; je le connais depuis longtemps ; c’est un compagnon ferme et sûr ; je lui ai dit : « Dans deux jours, je serai libre au fond des bois ou condamné aux bêtes lors du prochain spectacle ; car, cette nuit, j’essaye de me sauver, et mon maître m’a menacé, si je tentais encore de fuir et qu’il pût me rattraper, de m’envoyer au cirque… Veux-tu tenter de fuir avec moi cette nuit ?… Une évasion à deux offre plus de ressource. — Non, — m’a répondu Quatre-Épices ; — je ne peux t’accompagner cette nuit. Mais, si tu es rattrapé, ramené à ton maître et conduit au cirque, tu trouveras parmi les condamnés un Gaulois nommé Sylvest, esclave de Diavole : tu lui diras ceci, afin de lui rendre la mort douce : Notre maître a convié bon nombre de jeunes seigneurs de ses amis à un splendide festin, qui doit avoir lieu demain, et précéder le spectacle du cirque, où ils se rendront après le repas. J’attends depuis longtemps l’heure de me venger ; Sylvest m’avait fait ajourner mon projet en m’assurant qu’au prochain départ de l’armée romaine les esclaves se soulèveraient en armes… Vain espoir ! hier, on affirmait chez mon maître que l’armée romaine restait en Gaule. »

— Que dis-tu ? — s’écria Sylvest plein d’anxiété. — Cette nouvelle serait vraie ?…

— Oui ; car les logements préparés dans les faubourgs d’Orange pour l’avant-garde, qui devait y arriver demain, ont été décommandés hier… je le sais.

— Malheur ! malheur ! — dit Sylvest désolé. — Quand viendra maintenant, le jour de la délivrance ?

« — La révolte devenue impossible, — a ajouté Quatre-Épices, — j’ai hâte de venger moi et Sylvest du même coup. J’ai acheté d’une sorcière un poison sûr et d’un effet lent ; je l’ai essayé sur un chien : le poison n’a agi qu’au bout de quelques heures, mais avec une violence terrible. Au festin de demain, les plats d’honneur les plus exquis, que l’on ne sert qu’à la fin du repas, seront empoisonnés par moi ainsi que les dernières amphores que l’on videra. D’après mon expérience sur le chien, Diavole et ses amis doivent expirer vers le milieu de la fête… Dis ceci à Sylvest si tu vas le rejoindre au cirque. S’il doit mourir avant d’avoir vu expirer Diavole et sa bande, il s’en ira du moins certain d’être bientôt suivi par notre maître et ses dignes amis. Le coup fait, je tâcherai de fuir. Si je suis repris, j’ai fait d’avance le sacrifice de ma vie. » Et, là-dessus, Quatre-Épices m’a quitté. Moi, j’ai tenté mon évasion ; mon maître m’épiait : il m’a surpris au moment où j’escaladais un mur… Trois heures après, j’étais amené au cirque… et, depuis que nous sommes rassemblés ici, je t’appelle afin de remplir ma promesse faite à Quatre-Épices… À cette heure, il a sans doute abandonné la maison de son maître… Fasse que le poison soit sûr et que ces Romains maudits crèvent comme des rats empoisonnés !

— Vois-tu, — dit Sylvest à l’autre condamné, — vois-tu à la galerie, au-dessus de la voûte aux bêtes féroces, ce jeune seigneur couronné de pampres, vêtu d’une chlamyde de soie bleue brodée d’argent, et aspirant le parfum de ce bouquet de roses qu’il tient à la main ?

— Oui, je le vois.

— C’est le seigneur Diavole.

— Ah ! par tout le sang qui va couler ! — s’est écrié l’esclave avec une joie farouche, — nous aurons donc aussi notre fête, nous ?… Riez, riez, jeunes seigneurs avinés, lancez des œillades amoureuses aux courtisanes… ce soir le marbre de la brillante galerie aura ses morts comme l’arène ensanglantée aura les siens !… Regardons-nous donc un peu en face, mes joyeux et beaux seigneurs ! mes fiers conquérants romains ! vous, du haut de votre balcon doré… tout parfumé de fleurs… éblouissant de lumière… nous, Gaulois conquis, nous vos esclaves, du fond de notre soupirail funèbre… Oui, regardons-nous donc en face ! et saluons-nous, condamnés que nous sommes, vous et nous, à mourir ce soir !… nous, sous l’ongle et la dent des bêtes féroces… vous, tordus par le poison…

L’esclave ayant, dans son exaltation croissante, assez élevé la voix pour être entendu des autres Gaulois, il leur raconta, afin de leur rendre aussi la mort plus douce, la vengeance de Quatre-Épices. À ces mots, presque tous les esclaves, qui, jusqu’alors sombres et taciturnes, mais résignés à leur sort, s’étaient tenus assis ou couchés sur la dalle, dans l’ombre de la voûte, se précipitèrent aux barreaux, pour contempler avec une joie farouche ces jeunes seigneurs romains si gaiement avinés, et portant dans leur sein une mort terrible et prochaine…

Cette joie farouche, Sylvest la partagea d’abord, puis il se la reprocha, se souvenant que son oncle Albinik, le marin, pilotant les galères romaines la veille de la bataille de Vannes, avait regardé comme une lâcheté indigne de la valeur et de la loyauté gauloises de traîtreusement engloutir au fond de la mer des milliers de soldats romains, confiants dans sa manœuvre. Si excusable qu’elle fût par la férocité de Diavole, la vengeance de Quatre-Épices fit horreur à Sylvest… tandis qu’il eût donné des premiers le signal d’une révolte armée pour briser les fers de l’esclavage, exterminer les Romains et reconquérir la liberté de la Gaule ; mais l’heure de cette révolte, quand sonnerait-elle ?… S’il n’eût pas été ferme devant la mort, la nouvelle qu’il venait d’apprendre au sujet du maintien de l’armée romaine en Gaule, lui eût ôté tout regret de quitter la vie.

— Heureusement, — pensa Sylvest, — si les hommes meurent, les réunions des Enfants du Gui se succéderont d’âge en âge, grâce aux druides, jusqu’au jour de la justice et de la délivrance…

Le bruit éclatant des fanfares tira Sylvest de sa rêverie ; les buccinateurs, soufflant dans leurs buccins, annonçaient l’arrivée des édiles. Ces magistrats prirent place dans leur tribune ; les hérauts d’armes donnèrent le signal du combat. Les buccinateurs firent de nouveau résonner leurs instruments de cuivre. Un profond silence se fit dans cette foule immense, et quatre couples de gladiateurs à cheval (gladiateurs de profession) se présentèrent dans l’arène par l’entrée du nord, quatre couples par l’entrée du midi. Les premiers montaient des chevaux blancs harnachés de vert ; les seconds, des chevaux noirs harnachés de rouge. Chaque gladiateur à cheval était armé d’une lance légère, d’un bouclier peint et doré ; leur casque de bronze, à visière baissée, seulement ouverte à la hauteur des yeux par deux trous ronds, leur cachait le visage ; un brassard et un gantelet de fer couvraient leur bras droit ; le reste de leur corps était nu, car ils ne portaient que leur tablier de gladiateur, attaché aux hanches par une ceinture d’airain, à laquelle pendait leur longue épée ; des sandales ferrées chaussaient leurs pieds. Ces cavaliers, gladiateurs de profession, étaient libres ; du moins ils se combattaient volontairement, en hommes braves, ainsi que s’étaient souvent battus les aïeux de Sylvest, par seule outre-vaillance, mais non comme de malheureux esclaves forcés de s’entr’égorger sans raison, pour le divertissement de leurs maîtres. Glorieuse et digne est la lutte quand elle est volontaire ! Grâce au faible du Gaulois pour la bravoure, Sylvest et plusieurs de ses compagnons, collés aux barreaux du souterrain, oublièrent leur mort prochaine, intéressés malgré eux à ce valeureux combat, applaudissant de la voix et du geste l’adresse et l’audace. Un grand nombre de ces cavaliers furent tués ainsi que leurs chevaux ; et pas un gladiateur ne quitta l’arène sans blessure. Le combat des gladiateurs à cheval terminé, les cadavres emportés hors de l’arène par les Plutons, et les chevaux morts entraînés par des mules richement carapaçonnées que l’on attelait après eux, il y eut un moment de repos.

Alors de longs rugissements retentirent au fond de la voûte faisant face à celle où se trouvaient les esclaves condamnés, grillée comme la leur, et divisée en trois loges ; bientôt ils virent arriver lentement, et avec de sourds grondements, quatre lions dans l’une des loges, trois tigres dans l’autre, et dans celle du milieu, un éléphant si énorme, que son dos touchait presque au cintre. Ces animaux, un moment éblouis par la vive lumière du cirque, n’approchèrent pas d’abord des barreaux du souterrain ; ils restèrent à demi dans l’ombre, où l’on voyait luire leurs prunelles. Un frémissement d’effroi couru parmi les esclaves : les plus faibles, poussant des gémissements lamentables, défaillirent et se laissèrent tomber à terre en se cachant la figure ; d’autres éclatèrent en imprécations contre les Romains ; d’autres enfin, mornes, mais résolus, paraissaient insensibles au péril.

Les buccinateurs firent retentir leurs clairons ; les hérauts ouvrirent les barrières de l’arène, et l’on vit entrer un grand nombre de couples de gladiateurs esclaves, offerts ou vendus par leurs maîtres pour cette fête sanglante, et forcés de combattre jusqu’à la mort (I)… Tous étaient coiffés de casques de différentes formes : les uns à visière grillée, d’autres à visière pleine seulement d’un côté ou trouée de deux ouvertures ; leur tablier de gladiateur, d’étoffe rouge ou blanche, attaché autour des reins par un ceinturon de cuir, laissant leur corps, leurs cuisses ou leurs jambes nues. Plusieurs portaient un brassard de fer au bras droit et un jambard de fer à la jambe gauche ; tous avaient l’épée à la main et presque tous le bouclier au bras gauche ; quelques-uns remplaçaient cette arme défensive par un filet frangé de plomb roulé autour de leur bras, et destiné à être lancé sur leur adversaire, afin d’empêcher ses mouvements et de le frapper plus facilement.

L’esclavage énerve souvent les courageux et double la lâcheté des lâches ; la plupart de ces gladiateurs forcés, loin de ressentir aucune haine les uns contre les autres, étaient plutôt liés entre eux par la confraternité du malheur : les valeureux se révoltaient à la pensée d’employer leur vaillance au divertissement de maîtres abhorrés, et d’être réduits à la condition de chiens de combat. Aussi, dès leur entrée dans l’arène, trois esclaves se tuèrent en s’enfonçant leur épée dans la gorge avant que les couples fussent placés face-à-face par les hérauts ; d’autres, éperdus d’effroi, jetant sabre et bouclier, pleurant à sanglots, se mirent à genoux, les mains étendues vers les spectateurs, pour demander grâce du combat ; mais ils furent couverts de huées… Parmi eux, un vieillard courut embrasser les pieds d’une des grandes statues de marbre placées dans les niches de la muraille d’enceinte, et représentant des divinités païennes ; il semblait se mettre sous sa protection… Mais, à un des signes des édiles, les Mercures, retirant du brasier leurs longues tiges d’airain, en menacèrent le vieillard et les esclaves agenouillés… Ainsi placés entre la crainte de ces horribles brûlures et la crainte d’un combat à mort, ils se résignèrent à la lutte… Elle commença : les uns combattirent avec la furie du désespoir, heureux de trouver dans la mort la fin de leurs misères ; d’autres, à la première blessure, s’agenouillèrent et, hâtés d’en finir, tendirent la gorge à leur adversaire, forcé de les tuer (en attendant qu’il fût tué lui-même), aux grands applaudissements du public… Ceux-ci, couverts de blessures, se traînant à peine, levaient, selon l’usage, la paume de la main gauche vers les spectateurs, pour demander grâce de la vie, oubliant que les seuls gladiateurs de profession avaient ce droit, et que tout esclave entrant dans l’arène n’en sortait que mort, tué par l’épée ou la tête broyée sous le marteau des Plutons. Plusieurs, enfin, grièvement blessés, feignirent d’être morts. L’un de ceux-ci, jeune et vigoureux esclave, avait vaillamment combattu : son corps était criblé de blessures ; au dernier choc, il tomba non loin des barreaux de la voûte où se trouvait Sylvest. Lui-même crut cet esclave mort : les membres roidis, la tête couverte de son casque à visière baissée renversée sur le sable, il restait immobile… Un des Mercures l’aperçut, s’approcha de lui armé de sa longue tige d’airain rouge comme un charbon ardent, et en sillonna une des plaies de l’esclave… La chair vive grésilla, fuma… le corps resta sans mouvement malgré cette torture… Le Mercure le crut mort ; il s’éloigna… mais, se ravisant, il revint, plongea sa tige d’airain à travers l’un des deux trous de la visière du casque du gladiateur… Sans doute le fer brûlant et aigu pénétra dans l’œil, car l’esclave, vaincu cette fois par la douleur, se releva d’un bond en poussant des hurlements qui n’avaient rien d’humain, fit quelques pas et retomba ; aussitôt deux Plutons accoururent vers lui, et frappant de leurs lourds

marteaux sur ce casque comme sur une enclume, ils broyèrent tellement cette tête, que Sylvest vit jaillir, à travers les cassures de la visière, un mélange sans nom de chair, de sang, de cervelle et de petits morceaux d’ossements.

À cet horrible spectacle, qui couronnait cette boucherie, Sylvest ne put se contenir : d’une voix éclatante, il chanta ce refrain des bardes gaulois à la réunion nocturne des Enfants du Gui :

Oh !… coule… coule… sang du captif ! — Tombe, tombe, rosée sanglante !… — Germe, grandis, moisson vengeresse !…

Parmi les condamnés, Sylvest n’était pas le seul Enfant du Gui ; bientôt d’autres voix que la sienne répétèrent avec lui, à la sinistre cadence des chaînes secouées avec fureur :

Oh !… coule… coule… sang du captif ! — Tombe, tombe, rosée sanglante !… — Germe, grandis, moisson vengeresse !…

Ces chants de mort furent couverts par un grand tumulte ; l’arène était jonchée de cadavres et de mourants ; pas un des combattants n’était debout. Soudain on entendit crier par les hérauts :

— Les malades !… les médecins !…

Et aussitôt se précipitèrent dans le cirque un grand nombre de vieillards débiles, richement vêtus, les uns soutenus par des esclaves, d’autres s’appuyant sur des cannes. Il y avait aussi parmi ces malades des hommes mûrs et des jeunes gens ; tous s’agenouillèrent ou s’accroupirent auprès de ces mourants, et chaque malade, appliquant sa bouche avide aux blessures, pompa le sang encore tiède qui s’en échappait : les uns cherchaient dans ce sang le ravivement de leurs forces épuisées, les autres la guérison de l’épilepsie (J). Çà et là, des médecins, armés d’instruments tranchants, éventraient les morts encore chauds et en retiraient les foies (K), dont ils se servaient comme remèdes. Les médecins pourvus, les riches malades rassasiés de sang, les Plutons achevèrent à coups de marteau les esclaves encore survivants, et, aidés par les Mercures, ils emportèrent les cadavres, pendant que les servants de l’amphithéâtre, au moyen de longs râteaux, mêlaient au sable le sang de l’arène…

À ce moment, les bêtes féroces, de plus en plus animées par la vue de ce long carnage ainsi que par la chaude et forte odeur du sang, ont redoublé de rugissements, bondissant avec furie dans leurs cages dont elles ébranlaient les barreaux avec leurs pattes énormes. À ces rugissement des animaux, dont ils allaient être la proie, Sylvest et les esclaves gaulois ont répondu par ce refrain des bardes en secouant leurs chaînes :

Oh !… coule… coule… sang du captif ! — Tombe, tombe, rosée sanglante !… — Germe, grandis, moisson vengeresse !…

Il y eut alors un entr’acte à la fête romaine.

Pendant cette interruption, Sylvest et les esclaves jetèrent les yeux sur le seigneur Diavole et sur ses amis ; tous continuaient de se montrer joyeux et animés. Diavole avait été l’un des plus obstinés à refuser la vie, même aux gladiateurs libres qui, blessés, demandaient grâce aux spectateurs d’un geste suppliant.

Cependant, Sylvest remarqua que, sans doute grâce aux lents et sûrs effets du poison de Quatre-Épices, la vive rougeur du visage de son maître, excité par le vin et par la vue de cette fête sanglante, commençait à s’effacer, surtout au front, au nez, au menton, qui devenaient d’un blanc de cire. La même altération s’observait sur les traits des autres jeunes seigneurs ; ceux-ci, d’ailleurs, ne se montraient ni moins bruyants ni moins gais que Diavole ; car, la comédie ayant pour quelques instants succédé à la tragédie, tous accueillirent avec de grands éclats de rire l’apparition de leur ami Norbiac, qu’un faux pas avait fait trébucher à son entrée dans l’arène.

Ce Gaulois ridicule et lâche, objet des railleries de tous par sa suffisance et sa sottise, ayant ouï dire qu’à Rome les seigneurs à la mode combattaient parfois en gladiateurs, voulait, par vanité, les imiter. Coiffé d’un casque d’acier ayant pour cimier une chimère dorée d’une hauteur démesurée, sa visière baissée ne laissait pas voir son visage ; il s’était prudemment bardé de fer : hausse-col, cuirasse, brassards, gantelets, cuissards, jambards, bottines à écailles de fer ; on aurait dit une tortue dans sa carapace ; ployé sous le poids de cette lourde armure, il marchait difficilement, et portait de plus un complet arsenal, sans parler de son bouclier doré, ayant pour emblème un lion peint de vives couleurs, tenant dans sa patte droite une devise où l’on voyait écrit en grosses lettres le nom de Siomara. N’ayant pas renoncé à son amour pour la belle Gauloise, il espérait sans doute la toucher en faisant montre de courage dans ce spectacle où elle devait aussi combattre.

Norbiac tenait à la main une longue épée, et avait à sa ceinture d’un côté un poignard, de l’autre une hache d’armes et une masse à pointes aiguës. À peine se fut-il remis de l’ébranlement causé par son faux pas, que l’on s’aperçut, à l’embarras et à l’hésitation de sa marche, que les trous de sa visière, percés trop bas sans doute, pouvaient à peine lui servir à se conduire, car il essaya deux ou trois fois, mais en vain, de rehausser cette visière au bruit des rires de la foule.

L’esclave destiné à combattre Norbiac était entré par l’autre porte de l’arène : sauf son tablier de gladiateur, aucun vêtement, aucune armure ne le couvrait ; pour seule défense, il tenait à la main un large sabre de fer-blanc, véritable jouet d’enfant, et paraissait d’ailleurs jeune, agile et vigoureux. Le héraut d’armes et les buccinateurs donnèrent le signal de l’attaque… Norbiac, couvrant de son bouclier son corps déjà défendu par son épaisse cuirasse, fit tournoyer sa longue épée autour de lui, se tenant sur la défensive. L’esclave, armé d’un glaive inutile, restait hors de portée des coups de son adversaire, attendant, pour l’étreindre corps à corps, que Norbiac, peu familier au maniement d’une pesante épée, eût le bras lassé. En effet, déjà le tournoiement du glaive se ralentissait, et, de toutes parts, surtout des gradins supérieurs, on entendait des huées, des quolibets :

— Ce moulin-à-bras va s’arrêter ! criaient les uns.

— Il faut que la mécanique qui fait mouvoir ce mannequin de fer soit détraquée, — disaient les autres.

Et les esclaves gaulois, du fond de leur souterrain, applaudissaient aux mépris et aux injures dont on poursuivait ce lâche parjure… ce stupide imitateur des Romains… Mais les édiles, ne pouvant souffrir qu’un riche seigneur servît plus longtemps de risée à la foule, firent signe à l’un des Mercures de l’arène. Aussitôt celui-ci, retirant de la fournaise une des tiges d’airain brûlant, en piqua le dos de l’esclave, jusqu’alors toujours hors de portée de l’épée de Norbiac. La surprise et la douleur de la brûlure firent faire à l’esclave un bond en avant : il se jeta malgré lui sur l’épée de son adversaire, et reçut ainsi à la figure et à la poitrine deux larges blessures. Abandonnant alors son sabre de fer-blanc, il se précipita sur son adversaire couvert d’acier, le renversa sous lui, arracha de sa ceinture sa masse de fer, et commença de marteler le casque de Norbiac, qui poussait des cris perçants et appelait à l’aide, au grand contentement de la foule. Mais les forces de l’esclave, se perdant avec le sang de ses deux larges blessures, il ralentit bientôt ses coups, laissa échapper la masse de fer, éleva sa main défaillante pour demander grâce de la vie, et tomba près de Norbiac, dont les cris aigus s’étaient changés en gémissements lamentables, et qui essayait de se relever.

Les spectateurs des gradins supérieurs, quoique l’esclave fût d’avance destiné à périr selon la coutume, crièrent :

— La vie à l’esclave ! grâce ! grâce !…

Mais les spectateurs de la galerie et des gradins voisins, ainsi que Diavole et ses amis, trouvant d’un fâcheux exemple, quoique les premiers ils eussent ri de Norbiac, d’accorder la vie à un esclave qui venait de si rudement marteler son maître, demandèrent la mort, et, sur un signe de l’édile, un des Plutons brisa la tête du blessé. À ce moment, Norbiac, parvenant enfin à se relever, et trouvant des forces dans son effroi, se mit à courir çà et là devant lui, malgré le poids de son armure, étendant les mains au hasard comme quelqu’un dont les yeux sont bandés. Il tomba ainsi entre les bras d’un des hérauts, qui le conduisit hors de l’arène au milieu des huées universelles…

L’arène restant vide un moment, l’esclave, ami de Quatre-Épices, dit à Sylvest et à ses compagnons :

— Voyez donc le Diavole et ses amis… comme leur pâleur augmente et devient verdâtre ; l’on dirait que leurs yeux se renfoncent dans l’ombre de leur orbite, qui va toujours se creusant !… Courroux du ciel !… le poison de Quatre-Épices est d’un effet certain ; mais ces joyeux seigneurs n’éprouvent encore sans doute aucune douleur ? Cependant, voici l’un d’eux qui porte la main à son front ; sa tête alourdie semble lui peser…

— Et cet autre… qui vient de se rasseoir en cachant ses yeux comme s’il était ébloui ou étourdi ?

Un grand frémissement se fit alors dans la foule ; les noms de Faustine et de Siomara, circulant dans toutes les bouches, arrivèrent jusqu’aux oreilles de Sylvest, comme s’ils eussent été prononcés par une seule et grande voix composée de ces milliers de voix !

Hélas ! Siomara lui inspirait autant d’horreur que d’épouvante ; mais en ce moment, suprême… où il allait entrevoir sa sœur pour la dernière fois… il oublia la courtisane, la magicienne, il ne se souvint plus que de l’innocente enfant d’autrefois, la douce compagne de sa première jeunesse !

Les buccinateurs sonnèrent une fanfare ; tous les spectateurs se levèrent et se penchèrent avidement vers l’arène, s’écriant d’une voix palpitante d’impatience et de curiosité :

— Les voilà !… les voilà !…

Un instant cette attente fut trompée… cette fanfare n’annonçait pas encore l’entrée de Siomara et celle de Faustine, mais Mont-Liban, qui les précédait, non pour se battre à mort avec le célèbre Bibrix, car il était seul, et le combat des deux gladiateurs ne devait avoir lieu qu’après celui de la courtisane et de la grande dame… que venait faire Mont-Liban dans le cirque, lui peut-être la cause de cette rivalité qui allait se dénouer par la mort de l’une de ces deux femmes ? Le géant se présenta d’un air fanfaron dans l’arène, au milieu d’applaudissements et de cris d’enthousiasme. Sauf son tablier de gladiateur, un jambard de fer à sa jambe gauche et un brassard de fer à son bras droit, son corps, velu comme celui d’un ours, athlétique comme celui de l’Hercule païen, était nu et frotté d’huile ; par un raffinement d’orgueil, ses nombreuses cicatrices étaient peintes de vermillon, comme pour rehausser leur éclat aux yeux des spectateurs. Un casque d’acier poli sans visière, il dédaignait cette défense, retenait sa tête énorme. Son poing gauche sur la hanche et tenant de sa main droite deux épées courtes, il fit le tour de l’arène, jetant des regards effrontés sur les nobles dames de la galerie, pendant que ces grandes impudiques, agitant leurs mouchoirs, criaient avec ardeur :

— Salut… salut à Mont-Liban !… salut au vainqueur des vainqueurs !…

Mais les fanfares des buccinateurs résonnèrent de nouveau… et la foule cria cette fois avec vérité :

— Les voilà ! les voilà !…

C’étaient elles…

C’étaient Faustine et Siomara se présentant dans l’arène, l’une par la porte du nord, l’autre par la porte du midi…

Hommes, femmes, tous, jusqu’aux édiles, se levèrent de nouveau, et bientôt un profond silence régna dans cette foule immense…

La noble dame et la courtisane s’avancèrent, calmes, résolues, le front haut, le regard assuré, bravant tous les yeux ; depuis longtemps elles ne connaissaient plus la retenue, la pudeur ou la honte !

Faustine portait le casque léger de la Minerve païenne, orné d’une touffe de légères plumes écarlates ; sa courte visière découvrait son hardi et pâle visage, aux yeux noirs, aux lèvres rouges, encadré de deux grosses tresses de cheveux d’ébène tressés de perles qui se perdaient sous les oreillères du casque… Elle avait pour cuirasse une simple résille d’or à larges mailles laissant voir le blanc mat de la peau, emprisonnant ce corps souple et nerveux depuis la naissance des bras et du sein jusqu’aux hanches, serrées dans un étroit ceinturon d’or enrichi de pierreries, et où se rattachait sa tunique de soie écarlate, coupée bien au-dessus du genou, nu comme la jambe. Des bottines, formées de petites écailles d’or flexibles, montaient jusqu’à sa cheville, emboîtaient le cou-de-pied, et ne laissaient voir que l’extrémité de sa petite sandale de maroquin, aussi brodée de pierreries.

Si d’horribles débauches et l’expression habituelle des plus féroces passions n’eussent pas empreint les traits de ce monstre d’un caractère révoltant de sanguinaire et lubrique audace, elle eût paru belle d’une beauté sinistre ; car ardent était son regard… et fier était son front au moment de ce combat à mort !

Siomara, par son armure, par sa beauté resplendissante, car ses traits, à la stupeur profonde de Sylvest, conservaient en ce moment, comme toujours, leur sérénité candide, Siomara offrait un contraste frappant avec Faustine.

Son casque grec, d’argent ciselé, orné d’une touffe de légères plumes bleues, découvrait entièrement son visage enchanteur… Ses cheveux blonds, à demi-coupés depuis peu, tombaient en nombreuses boucles flottantes autour de ses joues et de son cou d’ivoire… Son corps de nymphe était, comme celui de Faustine, emprisonné dans une résille à mailles d’argent, laissant voir le rose animée de l’épiderme ; son étroite ceinture d’argent, sa courte tunique d’un bleu céleste, brodée de perles, ses bottines à écailles d’argent, étaient pareilles pour la forme à celles de Faustine.

L’expression du visage de Siomara n’était pas fière, impudique et sombre comme la physionomie de sa rivale… Non… ses grands yeux, doux comme son sourire, semblaient annoncer une confiance tranquille ; aussi, voyant sa sœur d’une beauté si radieuse sous son casque de guerrière, Sylvest se demandait encore par quel continuel prodige l’enfant élevé par Trymalcion, la célèbre courtisane, la magicienne empoisonneuse, la hideuse et sacrilège profanatrice des tombeaux, conservait ces dehors ingénus et charmants ?

Les deux femmes avaient lentement traversé l’arène pour se joindre à l’endroit où les attendait Mont-Liban, tenant les courtes épées. Le plancher à claire-voie recouvrant le bassin du crocodile, et occupant le milieu du cirque, n’ayant sans doute pas paru une place propice au combat, le gladiateur avait choisi un endroit si voisin de la voûte grillée où les esclaves attendaient la mort, que, Faustine et Siomara s’étant rapprochées de Mont-Liban, Sylvest était à peine éloigné de sa sœur de quelques pas. Cédant à un mouvement involontaire, il se rejeta dans l’ombre de la voûte, afin d’échapper aux regards de Siomara ; mais un mélange de tendresse, d’épouvante et de curiosité terrible le ramena bientôt devant la grille. Une puissance au-dessus de la volonté le retenait là ; il put ainsi observer attentivement la figure de Mont-Liban. À ses airs de brutalité fanfaronne et effrontée avait succédé une émotion visible. Pâle, troublé, une épée dans chaque main, de la gauche il offrait une arme à Faustine, et de la droite une arme à Siomara ; mais ses mains tremblèrent si fort au moment où les deux femmes s’apprêtaient à prendre les épées qu’il leur tendait, que ce tremblement et l’angoisse croissante du gladiateur n’échappèrent pas à Faustine ; elle jeta sur lui un de ses profonds et noirs regards, réfléchit un instant, puis, écartant du geste l’épée qui lui était offerte, elle voulut prendre l’autre.

— Non ! — dit Mont-Liban en reculant presque effaré d’un pas en arrière, — non… pas celle-ci.

— Pourquoi non ? — demanda Faustine d’un air de sombre défiance.

— Parce que, juge du combat, — balbutia le géant, — il m’appartient de donner les armes…

Tout à coup, inattentive à ce débat, car, avant qu’il eût commencé, les yeux tournés vers le souterrain des esclaves, elle y attachait ses regards avec une anxiété croissante, tout-à-coup, Siomara reconnut Sylvest, s’élança vers la grille, et saisissant de ses mains les mains de l’esclave attachées aux barreaux, elle s’écria en gaulois, d’une voix très-émue et de grosses larmes dans les yeux :

— Toi, frère !… toi condamné !… toi ici !…

— Oui… je vais mourir… Fassent les Dieux que tu meures aussi ! et, avant ce soir, nous aurons rejoint ceux des nôtres qui nous ont précédés dans les mondes inconnus… Puissent Hésus et nos parents te pardonner comme je te pardonne !…

— Confiante en ta promesse, je t’attendais… Ah ! malheur à moi d’avoir cru ta parole !… tu serais libre à cette heure !…

— C’est pour fuir cette liberté honteuse que j’ai voulu mourir.

Siomara, d’abord émue et effrayée, redevint souriante, presque joyeuse, et dit à son frère :

— Écoute… approche ton oreille…

Il obéit machinalement, et elle lui dit tout bas :

— Frère, tu ne mourras pas… Faustine, par un sortilège, va tomber sous mes coups… Diavole est là… il peut d’un mot t’arracher au supplice… Ce mot, il va le dire… après la mort de Faustine… Courage, frère… ce soir nous souperons ensemble, et tu seras libre !

Puis Siomara, de plus en plus souriante, fit un signe d’intelligence à son frère, lui envoya du bout des doigts un baiser d’adieu, et courut rejoindre Faustine et Mont-Liban, au bruit d’un murmure de surprise causé dans l’amphithéâtre par ce court entretien de la belle Gauloise avec un esclave condamné.

Lorsque Siomara revint près de Mont-Liban, celui-ci de plus en plus pâle et troublé, ne tenait plus qu’une épée à la main ; sa figure stupide peignait à la fois l’embarras, la douleur et l’effroi…

— Mon épée… — lui dit Siomara.

Le gladiateur parut faire un violent effort sur lui-même, et, malgré un geste de Faustine bref et menaçant, il repoussa du geste la main de la Gauloise étendue vers l’épée, et lui dit d’une voix altérée :

— Pas cette épée… Non… non… pas cette épée…

Et, de son œil unique, il tâcha de se faire comprendre de la courtisane ; mais celle-ci, préoccupée d’une autre pensée, ne remarqua pas les signes du gladiateur et se tourna du côté de la galerie où se trouvait Diavole. Alors, le saluant du geste et du regard, elle arracha une des légères plumes bleues de son casque d’argent, la prit entre ses deux doigts, approcha cette plume de ses lèvres roses, puis d’un souffle gracieux la lança en direction de la galerie, en disant à haute voix :

— À toi, beau Diavole !

Ensuite elle jeta à la dérobée un regard vers son frère.

Sylvest comprit alors, en frémissant, que sa sœur donnait à Diavole les arrhes d’un marché infâme, dont sa liberté, à lui, serait le prix ; car, ainsi que l’avait dit Siomara, tout maître, jusqu’au dernier moment, pouvait arracher son esclave au supplice… Faustine tuée, la belle courtisane irait, pendant le combat de Mont-Liban et de Bibrix, demander à Diavole la liberté pour Sylvest… Elle obtiendrait cette grâce par une promesse honteuse, et l’on reviendrait retirer du souterrain le condamné.

Pendant que l’esclave se désespérait à cette pensée, il préférait la mort à une telle délivrance, tous les regards se tournaient vers Diavole, un murmure d’envie avait circulé parmi les jeunes seigneurs à l’appel provoquant de la belle Gauloise, jusqu’alors dédaigneuse de tous les hommages. Diavole était devenu, ainsi que la plupart de ses compagnons de table, d’une pâleur verdâtre… Mais, soit qu’il n’éprouvât pas encore les atteintes du poison, soit qu’enivré d’orgueil par la flatteuse provocation de la célèbre courtisane, il oubliât les premiers ressentiments de la douleur, il se pencha radieux au-dessus de la balustrade, jeta dans l’arène le bouquet de roses qu’il tenait à la main, après l’avoir passionnément pressé de ses lèvres, et s’écria :

— Victoire et amour à la belle Gauloise !

La courtisane ramassa le bouquet, l’approcha de ses lèvres à son tour, puis, le plaçant au pied d’une des gigantesques statues de marbre qui décoraient les niches profondes du mur d’enceinte de l’arène, elle jeta un dernier regard à son frère, revint auprès de Mont-Liban, et lui dit impatiemment :

— Mon épée… mon épée !

Le gladiateur, cette fois, ne refusa pas l’arme à la courtisane.

Il lui mit au contraire l’épée dans la main avec un affreux sourire.

Sylvest devina tout… il avait été témoin des protestations d’amour de Mont-Liban pour Siomara ; mais, du moment où, dans l’espoir d’obtenir la liberté de l’esclave, elle eut si impudiquement provoqué Diavole, les traits de Mont-Liban, d’abord aussi troublés qu’attendris, devinrent soudain effrayants de jalousie et de férocité ; tandis que Faustine, immobile comme un spectre, son poing gauche sur la hanche, la pointe de son épée appuyée sur le bout de sa sandale, souriait d’un air de triomphe sinistre…

Plus de doute pour Sylvest : un des deux glaives offerts par le gladiateur était enchanté, grâce aux maléfices de Siomara… D’accord avec elle, Mont-Liban connaissait l’arme magique… Mais son trouble éclairant Faustine, elle avait refusé l’épée qu’il lui offrait, pour prendre l’autre, presque malgré lui. Autant ce choix avait d’abord épouvanté le gladiateur pour Siomara, autant il devait s’en réjouir, à cette heure que son amour pour la courtisane se changeait en haine furieuse par jalousie de Diavole.

À peine Siomora eut-elle pris l’épée, qu’à demi-voix elle dit à Faustine :

— Es-tu prête ?

— Je suis prête, — répondit la grande dame qui ajouta à demi-voix, mais assez haut pour que Sylvest l’entendit : — Tu te rappelles nos conditions ?

— Oui.

— À moi Mont-Liban si je te tue… À toi si tu me tues !

— Oui…

— Morte ou vive, tu m’appartiendras, Siomara, si tu ne peux continuer le combat après une première blessure.

— Et si je te tue, Faustine, nulle autre que moi n’entrera dans ton tombeau pour la veillée de mort ?

— Non… j’en ai donné l’ordre, et je t’ai remis les clefs du sépulcre de ma famille.

— Allons, noble Faustine…

— Allons, belle Siomara…

Et, sur un signe de Mont-Liban, les deux jeunes femmes se précipitèrent l’une sur l’autre, l’arme haute, Siomara toujours souriante et comme certaine de son triomphe, Faustine le regard implacable, mais confiante aussi, car au premier choc des épées, celle de la courtisane se rompit entre ses mains au ras de la poignée.

À ce moment, Sylvest ne put retenir un cri ; il vit la grande dame, poussant un éclat de rire féroce, plonger son épée dans le flanc de Siomara en s’écriant :

— À toi… la fausse sorcière de Thessalie !

La blessure était grave, mortelle peut-être. La courtisane abandonna la poignée de son arme, tomba sur les genoux, jeta un dernier regard vers Sylvest, et cria d’une voix défaillante :

— Pauvre frère !

Puis elle roula renversée sur le sable, tandis que son casque, se détachant, laissait nue sa tête blonde, et que le sang, coulant à flots de sa blessure, rougissait les mailles d’argent de la résille qui lui servait de cuirasse.

Faustine, rugissant de joie, se précipita sur sa rivale comme une tigresse sur sa proie, et, la fureur, la haine doublant ses forces, elle l’enlaça de ses bras frêles et nerveux, la souleva de terre, l’emporta comme elle eût emporté un enfant, en jetant d’une voix éclatante ces derniers mots au gladiateur :

— Mont-Liban, je vais t’attendre au temple du canal !

Et Faustine disparut avec sa victime dans l’ombre de la voûte du nord, au milieu des acclamations frénétiques des spectateurs.

Cela s’était passé si rapidement, que Sylvest se crut le jouet d’un songe ; il éprouva une sorte de vertige, dont il fut tiré par le bruit des chaînes que les guichetiers et des soldats armés ôtaient à ses compagnons ; l’heure était venue de déferrer les condamnés aux bêtes féroces, dont les grondements redoublaient.

Sylvest, immobile auprès de la grille, regardait sans voir. Deux guichetiers le saisirent et firent tomber ses chaînes. Alors, pleurant malgré lui la mort de sa sœur, quoiqu’il eût désiré cette mort, il s’assit sur les dalles du souterrain, sa tête cachée dans ses deux mains, indifférent à ce qui se passait dans l’arène, où combattaient alors Bibrix et Mont-Liban. De temps à autre, de grandes rumeurs annonçaient les différentes chances du combat.

— Courage, Mont-Liban ! — criaient les uns, — courage !

— Courage, Bibrix ! — criaient les autres, — courage !

Puis enfin, au bout d’un assez long temps, une immense clameur de : — Victoire à Bibrix ! — fit trembler les murailles de l’amphithéâtre.

Mont-Liban venait de succomber dans cette lutte à mort…

Tout-à-coup Sylvest fut violemment heurté et foulé aux pieds par ses compagnons qui fuyaient pêle-mêle. Se relevant, non sans peine, pour n’être pas écrasé par eux, il vit dans l’ombre, et du fond de la voûte, s’approcher rapidement une sorte de muraille ardente de la hauteur d’un homme, barrant toute la largeur du souterrain.

Cette immense plaque de bronze, rougie au feu sur des brasiers roulants, chassait devant elle les condamnés. La grille qui les avait jusqu’alors séparés du cirque s’était enfoncée au-dessous du sol en glissant dans une rainure ; de sorte que ces malheureux, refoulés par la plaque ardente, ne pouvaient échapper à d’horribles brûlures qu’en se précipitant dans l’arène où bondissaient les bêtes féroces, et d’où Plutons, Mercures, hérauts et buccinateurs venaient de disparaître, après avoir emporté le cadavre de Mont-Liban, et fermé, au moyen de portes garnies de barreaux de fer, les deux entrées du nord et du midi.

Le moment du supplice arrivé, Sylvest résolut de mourir vaillamment avec ses compagnons, et s’écria :

Enfants du Gui ! voulez-vous mourir en dignes fils de la vieille Gaule ?

— Oui… oui, répondirent de nombreuses voix.

— Frères, répétez comme moi en face de la mort :

« Coule… coule, sang du captif !… — Tombe… tombe, rosée sanglante !… — Germe… grandis, moisson vengeresse !… »

Et les Enfants du Gui, ainsi que les autres esclaves gaulois, ayant Sylvest à leur tête, se précipitèrent dans l’arène en chantant dans leur langue natale et d’une voix retentissante ce refrain du barde…

Ces chants éclatants, l’apparition de cette troupe d’hommes, étonnèrent d’abord les animaux… Profitant de leur hésitation et se souvenant des conseils du guichetier, Sylvest, voyant à quelques pas de lui l’éléphant acculé à l’une des niches du mur d’enceinte ornées de grandes statues de marbre, donna une dernière pensée à sa femme Loyse, et aussi à Siomara, courut droit à l’éléphant, et, dans l’espoir d’être bientôt piétiné, écrasé par lui, se jeta à plat ventre, rampa sous l’animal énorme, afin d’embrasser de ses deux bras un de ses pieds monstrueux.

À cet instant s’élevèrent, du côté de la galerie où se tenaient Diavole et ses amis, des cris d’abord voilés, puis de plus en plus lamentables, parmi lesquels il distingua la voix de son maître… À ces cris se joignit un tumulte extraordinaire dans l’amphithéâtre ; aussitôt une pensée traversa comme l’éclair l’esprit de Sylvest… pensée lâche, il l’avoue, car il voulait tenter d’échapper au supplice que ses compagnons allaient subir ; mais cette pensée lui venait avec le souvenir de sa femme et de son enfant…

Les yeux de tous les spectateurs, au lieu d’être tournés vers l’arène, devaient en ce moment être attachés sur Diavole et ses amis, alors sans doute expirants, par la violence du poison, aux regards de la foule étonnée ; le corps immense de l’éléphant, acculé à l’une des niches du mur, la cachait en partie ; à tout hasard, et au risque d’être découvert plus tard, Sylvest, après s’être glissé sous le ventre de l’éléphant, au lieu de saisir une de ses jambes de derrière, passa entre elles, monta sur le soubassement de la niche, et parvint à se blottir derrière une statue de marbre deux fois haute comme lui, et, par bonheur, représentant une femme amplement drapée…

À peine fut-il caché là, que les rumeurs de l’amphithéâtre s’apaisèrent et qu’il entendit ces mots :

— Voici les médecins… Emportez ces mourants ; leur agonie interrompt la fête…

Sans doute on transporta hors de la galerie Diavole et ses amis expirants, car peu à peu le silence se rétablit, silence bientôt troublé par le rugissement croissant des bêtes féroces, revenues de leur première surprise…

Le carnage commença ; au milieu des grondements des animaux, des cris de douleur de quelques esclaves déjà tombés sous la dent des tigres et des lions, des imprécations des victimes non encore atteintes, dont quelques-unes, folles de terreur, demandaient grâce aux animaux furieux… çà et là retentissait encore la voix éclatante des Enfants du Gui, chantant jusque sous l’ongle des bêtes féroces :

Coule… coule… sang du captif !… — Tombe… tombe, rosée sanglante !… — Germe… grandis, moisson vengeresse !…

De temps à autre, du fond de sa cachette, que ne masquait plus la masse de l’éléphant, alors au milieu de l’arène, Sylvest voyait bondir un tigre ou un lion à la poursuite d’un esclave, qu’ils abattaient en le saisissant entre leurs pattes dont les grilles faisaient aussitôt jaillir des jets de sang en s’enfonçant dans les chairs ; puis, accroupis ou allongés sur leur proie, ils la dévoraient ou la mettaient en lambeaux…

Sylvest vit, entre autres, horrible souvenir ! un lion énorme, fauve, à crinière presque noire, se précipiter sur le gaulois ami de Quatre-Épices… Afin de mourir plus vite, ce malheureux s’était jeté à genoux ; seulement, dans son épouvante, il cachait sa figure entre ses deux mains pour ne pas voir le monstre… Le lion, d’un coup de patte sur le haut du crâne, le jeta la face contre terre et l’y contint ; puis, lui plantant les ongles de son autre patte dans les reins, il l’attira transversalement à lui, et, le maintenant ainsi, il ne se hâta pas de le dévorer… Haletant, essoufflé, il s’étendit de toute sa longueur le ventre sur le sable, et appuya pendant un instant sur le corps de l’esclave sa tête monstrueuse, dont la gueule béante et la langue pendante ruisselaient d’une écume ensanglantée… Le gaulois n’était pas mort ; il poussait des cris inarticulés ; ses bras, ses jambes s’agitaient et battaient le sol ; aux contorsions de tout son corps, on voyait qu’il s’efforçait, mais en vain, d’échapper à une torture atroce… Soudain la crinière du lion se hérissa ; il fouetta le sable à grands coups de queue ; sa large croupe se releva, quoiqu’il tint toujours le Gaulois sous ses pattes de devant ; puis, baissant brusquement la tête, il mordit sa proie au milieu de l’échine, et, tout en la broyant sous ses crocs, il poussa des grondements irrités… Un tigre moucheté de jaune et de noir, aussi énorme que le lion, venait lui disputer sa victime… Le lion, sans démordre, levant la patte dont les ongles avaient jusqu’alors labouré le crâne de l’esclave, les enfonça dans le mufle du tigre… Celui-ci, malgré cette blessure, ouvrit la gueule, saisit entre ses dents la tête du Gaulois que le lion contenait de son autre patte, et, la croupe haute, le mufle abaissé, s’arc-boutant sur ses pattes de devant, la tigre tira violemment cette tête à lui en rugissant, tandis que le lion, ne démordant pas le milieu du corps, où s’enfonçaient ses crocs, tirait de son côté… Tous deux, d’accroupis, se levèrent pour finir de s’entr’arracher ce corps. L’esclave n’avait pas encore cessé de vivre… Soulevé de terre par les deux bêtes féroces qui se le disputaient, il raidissait encore convulsivement, de temps à autre, ses jambes et ses bras… La masse énorme de l’éléphant vint cacher à Sylvest cet épouvantable dépècement…

L’éléphant furieux tenait enlacé dans les replis de sa trompe un jeune esclave, un enfant âgé de quinze ans au plus, qui se tordait dans les airs en poussant des cris horribles. Par deux fois l’éléphant, dans sa rage, battit violemment, de ce pauvre corps meurtri, presque disloqué, la muraille d’enceinte ; et lorsqu’il eut ainsi brisé ces membres palpitants, il jeta l’enfant sous ses pieds, tâcha de le transpercer de ses défenses, et finit par le piétiner avec emportement. En s’acharnant ainsi sur ces restes sanglants qui ne formaient plus qu’une espèce de boue de chair humaine, il recula et heurta d’une de ses jambes de derrière un esclave fuyant un tigre, et qui, à ce moment, passait entre la croupe de l’éléphant et le bassin du crocodile. Du choc, l’esclave fut, comme d’autres l’avaient été avant lui, au milieu de leur fuite éperdue, précipité dans la cuve limoneuse du reptile ; aussitôt Sylvest entendit les hurlements de l’infortuné que coupaient en morceaux les dents de scie du crocodile.

Ce carnage a duré jusqu’à ce que les esclaves livrés aux bêtes ne fussent plus que des ossements à demi-rongés ou des débris sans nom et sans forme…

Pendant toute la durée, cette fête romaine fut accompagnée des cris, des acclamations de la foule, devenue ivre à ce spectacle de massacre…

Enfin les flambeaux usés, prêts à s’éteindre, ne jetèrent plus que des clartés vacillantes : lions et tigres, gorgés de chair humaine, alourdis et silencieux, vautraient leurs grands corps sur la boue sanglante de l’arène, bâillaient, soufflaient ou léchaient leurs pattes énormes, qu’ils passaient ensuite sur leur mufle rougi.

Sylvest entendit le murmure de plus en plus lointain de la foule quittant le cirque…

Bientôt, par les entrées du nord et du midi, à la lueur des flambeaux expirants, apparurent les esclaves bestiaires, revêtus d’épaisses armures de fer à l’épreuve de la morsure des animaux ; ils étaient armés de longs tridents sortant rouges de la fournaise. Les animaux, fatigués, repus, habitués à la voix des bestiaires, et surtout effrayés des piqûres des tridents, furent poussés sous la voûte dans les trois couloirs correspondant à leurs cages ; puis, au moyen d’une roue tournée par les servants du cirque, les grilles remontèrent de leur rainure souterraine ; la voûte fut close, le plancher mobile replacé sur le bassin du crocodile. Les flambeaux tout-à-fait éteints, les bestiaires quittèrent précipitamment l’arène en se disant d’une voix basse et effrayée :

— Voici l’heure des magiciennes !…

Et le plus profond silence régna dans les ténèbres de l’immense amphithéâtre.

Sauvé de la mort par un hasard miraculeux, car, si les cris de Diavole et de ses amis expirants par le poison n’avaient pas distrait tous les regards de l’arène, il lui eût été impossible, quoique à demi-caché par l’éléphant, de gagner sans être aperçu la niche où il s’était tenu blotti… Sylvest, ainsi sauvé miraculeusement de la mort, remercia Hésus… et comme si les dieux lui étaient cette nuit-là secourables, il se souvint que sa femme Loyse, lors de leur dernière entrevue, lui avait promis de venir l’attendre, à quatre jours de là, dans le parc de Faustine, le soir, à l’extrémité du canal… Il se souvint aussi de ces dernières paroles de Faustine à Mont-Liban, tandis qu’elle emportait Siomara évanouie dans ses bras :

— Mont-Liban, je t’attends au temple du canal.

Un sinistre pressentiment disait à l’esclave que la grande dame, tenant Siomara en son pouvoir, et peut-être vivante encore, devait lui faire subir toutes les tortures qu’une femme dépravée, jalouse et féroce, pouvait imaginer en haine d’une rivale… Sans doute le temple du canal était le lieu de ces supplices… Sylvest résolut de gagner en hâte le parc de la villa de Faustine… L’oreille au guet, il sortit enfin de sa cachette… Alors il éprouva d’étranges frayeurs… Comme il traversait l’arène, il entendit le vol de grands oiseaux de nuit qui, silencieux, tournoyaient très-près de terre ; deux ou trois fois il sentit en frissonnant le vent de leurs ailes sur son front ; il fut plusieurs fois heurté, presque renversé, par des corps velus et rapide qui passaient auprès de lui… C’étaient sans doute les magiciennes, venant, sous forme d’animaux inconnus, chercher des débris sanglants pour leurs sortilèges… Peut-être Siomara, échappée par magie au pouvoir de Faustine, se trouvait-elle parmi ces monstres…

L’esclave, ayant marché sur une épée abandonnée par un gladiateur, la ramassa ; elle était courte et acérée ; il s’en arma, atteignit enfin la sortie du nord, suivit une longue voûte, et se trouva bientôt hors de l’enceinte extérieure de l’amphithéâtre, situé dans le faubourg d’Orange. Il n’avait qu’une demi-heure de trajet pour se rendre chez Faustine ; il précipita sa marche, arriva, escalada le mur du parc, comme d’habitude, à l’aide de sa perche, et courut à l’extrémité du canal, où il osait à peine espérer de rencontrer encore Loyse, la nuit étant déjà très-avancée.

Bonheur des cieux ! le pauvre esclave a aussi ses moments de joie. À peine Sylvest eut-il fait quelques pas sur la terrasse du canal, qu’il reconnut la voix de sa femme disant :

— Sylvest ! Sylvest ! est-ce toi ?…

L’esclave ne répondit rien… Il se jeta en sanglotant dans les bras de Loyse, sans trouver un mot à lui dire… Il la tint longtemps embrassée, la couvrant de larmes et de baisers…

— Tu pleures… — reprit-elle enfin avec angoisse. — Un malheur te menace ?…

— Non, oh ! non… Loyse… les dieux nous sont secourables… mais nous n’avons pas un instant à perdre ; le jour va bientôt paraître… Veux-tu risquer les chances d’une fuite ? Elles sont terribles ! mais nous les braverons ensemble…

— Sylvest, plus d’une fois je t’ai proposé de fuir… tu as refusé…

— Oui… mais maintenant j’accepte : tu sauras pourquoi. Auras-tu la force de m’accompagner, femme bien-aimée ?

— Mon amour pour toi, pour notre enfant, me donnera cette force… Mais où fuir ? de quel côté ?…

— En partant à l’instant, nous pourrons arriver avant le jour dans une vallée sauvage et déserte où se trouve une caverne. Je m’y suis déjà rendu pour des réunions nocturnes… Nous resterons cachés là… nous prendrons en passant des fruits et des racines dans les jardins qui bordent la route… Un torrent n’est pas loin de la caverne ; nous n’aurons pas à craindre de manquer d’eau et de nourriture pour quelques jours… Plus tard, nous aviserons : peut-être les dieux auront-ils pitié de nous…

À ce moment, un cri horrible… un cri prolongé qui n’avait rien d’humain, mais affaibli par la distance, arriva aux oreilles de Sylvest et de sa femme qui dit, en frémissant :

— Ah ! ces cris… encore ces cris !…

— Tu les as déjà entendus ?…

— Plusieurs fois depuis que je suis ici à t’attendre… Tantôt ils cessent… et puis, au bout d’un assez long moment, ils repartent plus effrayants encore… Faustine supplicie quelque esclave…

— Faustine ! — s’écria Sylvest frappé de stupeur. Et se souvenant alors seulement de Siomara : — Ces cris viennent du temple du canal ?

— Oui… et pourtant on avait dit ce soir que notre maîtresse allait au cirque… mais au moment où je quittais la fabrique, un affranchi à cheval, venant de l’amphithéâtre, s’est dirigé à toute bride vers le temple, par les jardins, pour annoncer, disait-il, à Faustine, la mort de Mont-Liban.

— Plus de doute ! — s’écria Sylvest, — c’est Siomara… On l’aura transportée dans ce temple maudit… Oh ! malheur !… malheur !… Viens… viens, Loyse !…

— Où vas-tu ? — dit la compagne de Sylvest en s’attachant à son bras et le voyant courir éperdu. — N’entends-tu pas ces cris ?… Faustine est là !… Approcher du temple… c’est risquer de nous perdre…

Mais Sylvest n’écoutait plus Loyse… Plus il approchait de la rotonde, plus les cris que de temps à autre poussait la victime devenaient distincts… si distincts… qu’il reconnut la voix de Siomara, étouffée de temps à autre par les chants et le bruit des lyres, des flûtes et des cymbales.

Loyse, effrayée, suivait son époux, n’essayant plus de le retenir… Tous deux arrivèrent bientôt près du portique circulaire dont le temple était entouré… Une vive lumière s’échappait des cintres à jour à travers lesquels, quatre nuits auparavant, Sylvest avait assisté invisible, à de monstrueux mystères… Soudain un dernier cri, plus affreux encore que les autres, mais déjà expirant, retentit au milieu du silence de la nuit, et fut suivi de ces mots, suprême appel prononcé d’une voix forte encore, bien que défaillante et haletante de douleur :

— Sylvest !… ma mère !… mon père !…

L’esclave, prenant son épée entre ses dents, s’élança, afin de grimper, ainsi qu’il l’avait fait, le long d’une des colonnes du portique. Une fois arrivé aux cintres à jour, qu’aurait-il fait ? il ne le sait ; car, en ce moment, il n’était possédé que d’une passion furieuse, celle d’aller au secours de Siomara, et de la venger par la mort de Faustine… Mais Loyse, de plus en plus épouvantée de l’exaltation de son époux, se cramponna de toutes ses forces à son bras, et l’empêcha de monter à la colonne, en lui disant tout bas avec un accent déchirant :

— Tu nous perds !… Songe donc à notre enfant !…

Sylvest tâchait de se dégager de l’étreinte de sa femme, et, sourd à sa prière, il allait poursuivre son projet insensé, lorsque soudain, après un moment de silence funèbre, il entendit la voix éclatante de Faustine s’écrier :

— Morte !… déjà morte !… Tu l’avais prédit toi-même, belle magicienne… que Siomara, ma rivale, tomberait en mon pouvoir… et expirerait sous ma main dans des tortures inconnues !… Ta prédiction est accomplie… te voilà morte… déjà morte !… Oui, morte… comme Mont-Liban !… Par Hercule !… — ajouta le monstre avec un éclat de rire effrayant. — Mont-Liban est mort… vive Bibrix !… Évoë ! Évoë !… à moi, tous !… Évoë ! venez ! du vin, des chants, des fleurs… Morte est ma rivale !… Du vin… des chants… du vin !… toutes les ivresses !…

Et les instruments de musique retentirent : les chants obscènes, les cris de l’orgie devinrent frénétiques, et marquèrent la cadence de cette ronde infernale dont l’aspect avait déjà failli rendre Sylvest fou d’horreur !…

Siomara était morte, l’esclave n’avait plus qu’à fuir avec Loyse… et ce fut à peine si, haletant, éperdu, il put reconnaître son chemin à travers les ténèbres pour trouver la muraille du parc ; il la fit franchir à sa femme au moyen de la perche, et tous deux se dirigèrent en hâte vers la route de la vallée déserte………………………


fin du collier de fer


Moi, Fergan, qui écris ceci, je suis fils de Pearon, qui était fils de Sylvest, dont le père se nommait Guilhern, fils de Joel, le brenn de la tribu de Karnak, le dernier Gaulois libre de notre famille.

Sylvest, mon grand-père, est mort à quatre-vingt-six ans.

J’étais alors dans ma quinzième année ; ma naissance avait coûté la vie à ma mère. Peu de temps après sa mort, Pearon, mon père, a été écrasé sous la roue d’un moulin qu’il tournait.

De plusieurs récits sur sa vie, que Sylvest, mon aïeul, devait me remettre, deux ont été perdus ; il ne m’a transmis, avec les autres parchemins de notre famille, que le récit précédent sur les événements de sa vie, alors qu’il était esclave du seigneur Diavole dans la ville d’Orange, et qu’ayant échappé par prodige à la mort qui l’attendait dans le cirque, il s’était rendu dans le jardin de la noble Faustine, où il avait retrouvé mon aïeule Loyse, et fui avec elle après les derniers cris de l’agonie de Siomara, torturée par la grande dame romaine.

Je me rappelle (et ces souvenirs sont déjà loin de moi), je me rappelle que, dans mon enfance, mon grand-père m’a raconté qu’après son évasion, il s’était tenu longtemps caché avec sa femme Loyse, d’abord dans la caverne des Enfants du Gui, puis dans une solitude plus profonde encore, vivant de fruits et de racines que mon grand-père allait chercher la nuit, et souvent à de grandes distances, dans les champs cultivés.

La saison était belle et douce ; les deux pauvres esclaves, au fond de leur retraite, jouissaient avec délices des seuls jours de liberté qu’ils eussent jamais connus. Cependant, l’été passa, puis l’automne ; l’hiver approchait, et, avec lui le froid, le manque de fruits et de racines ; enfin le moment venait où mon aïeule allait mettre mon père au monde ; ses vêtements tombaient en lambeaux, sa santé s’affaiblissait de plus en plus… Mon grand-père se résigna de nouveau à l’esclavage, plutôt que de voir sa femme mourir de misère et de faim, mort qu’aurait partagée l’enfant qu’elle portait dans son sein.

Les esclaves fugitifs que l’on arrêtait loin du domicile de leur maître, ou qui refusaient de dire le nom de leur possesseur, lorsque, comme mon grand-père et sa femme, ils étaient parvenus à se débarrasser de leur collier, où se trouvait écrit le nom de leur maître, ces esclaves appartenaient au fisc romain, et étaient ou vendus à son profit, ou employés, toujours comme esclaves, aux travaux et constructions publics.

Mon aïeul et sa femme, après plusieurs jours de marche dans les montagnes, arrivèrent, presque mourants de fatigue et de faim, jusqu’aux faubourgs de la ville de Marseille ; ils demandèrent la demeure de l’agent du fisc, avouèrent qu’ils avaient fui de la maison de leur maître et qu’ils se rendaient à discrétion.

Les dieux voulurent que l’agent du fisc fût humain ; il eut pitié de mon aïeul et de sa femme, et leur promit qu’au lieu d’être vendus, ils resteraient esclaves du fisc, et seraient employés, mon aïeul aux travaux que l’on exécutait à Marseille, mon aïeule dans la maison de l’agent pour soigner les enfants ; mais ce Romain ne put épargner à mon grand-père et à sa femme la honte et la douleur d’être, selon la loi, marqués au front comme esclaves fugitifs.

Pendant de longues années, le sort de mon aïeul fut supportable, quoique soumis aux plus durs travaux ; employé d’abord à la construction d’un aqueduc, il transportait, soit sur son dos, soit attelé à un chariot, les pierres destinées aux bâtisses… Il rentrait le soir, brisé de fatigue ; mais, du moins, au lieu de coucher à l’ergastule, ainsi que ses compagnons d’esclavage, il revenait auprès de sa femme et de son enfant, faveur que mon aïeule avait, par sa douceur et son zèle, obtenue de la femme de l’agent du fisc.

Les années passèrent ainsi… Mon grand-père, devenu vieux et usé par le travail, incapable de continuer de porter de lourds fardeaux, fut chargé par le Romain du soin de cultiver son jardin… Mon aïeule mourut peu de temps avant que mon père fût en âge de se marier, comme se marient les esclaves, et ma mère perdit la vie en me donnant le jour… J’avais huit ans, lorsque mon père, resté esclave du fisc et attaché à la culture, fut écrasé sous la roue d’un moulin à huile qu’il faisait mouvoir. Le fils de l’agent avait succédé à l’emploi de son père ; à sa recommandation, il conserva mon aïeul auprès de lui comme esclave jardinier : celui-ci, quoique très-vieux, suffisait à ces fonctions.

Après la mort de ma mère, une autre esclave gauloise de la maison m’avait nourri en même temps que sa fille Geneviève, ma sœur de lait et d’esclavage. Dès l’âge de dix ans, nous étions employés tous les deux aux menus travaux de la maison… Mais, peu d’années après, notre maître, chargé, comme son père, de la surveillance des esclaves du fisc, me fit apprendre le métier de tisserand, afin de pouvoir retirer un profit de moi en me plaçant à loyer ; Geneviève, ma sœur apprit l’état de lavandière.

J’avais quinze ans lorsque mon grand-père, se sentant de plus en plus affaibli, pressentit sa fin prochaine… Il occupait une cabane dans le jardin du maître ; de temps à autre, ma journée de travail d’apprenti tisserand terminée, on me permettait de venir voir mon aïeul. L’un de ces soirs-là, je le trouvai couché dans sa cabane ; il fit un grand effort pour se lever, me fit fermer soigneusement la porte, monta sur un escabeau, et prit dans une cachette pratiquée entre deux solives de la toiture une large ceinture de toile épaisse ; puis il tira de cette espèce de fourreau de larges bandes de peau tannée, pareilles à celles dont on se sert pour écrire dans notre pays ; ces bandes de peau, larges comme deux fois la paume de la main, couvertes de notre écriture gauloise, fine et serrée, étaient cousues les unes au bout des autres. À ces rouleaux étaient joints une petite faucille d’or, une clochette d’airain, et un morceau du collier de fer que portait mon aïeul lors de son évasion du cirque de la ville d’Orange, et qu’il était parvenu, avec l’aide de Loyse, sa femme, à limer au moyen de sable mouillé et d’un poignard qu’il avait emporté dans sa fuite. Sur ce fragment de collier, on lisait encore, gravés sur le fer, ces mots en langue latine : Je suis esclave

— Mon enfant, — me dit mon grand-père, — je le sens, la vie s’éteint en moi ; mais avant de mourir je veux accomplir un devoir sacré… Quoique bien jeune encore, tu es en âge de sentir la valeur d’une promesse… Promets-moi donc, lorsque tu auras lu ces récits touchant notre famille, d’accomplir la volonté suprême de notre aïeul Joel, le brenn de la tribu de Karnak, volonté que tu trouveras mentionnée dans ces parchemins… Promets-moi aussi, mon enfant, de garder précieusement les reliques de notre famille, cette petite faucille d’or, cette clochette d’airain et ce morceau de collier, que j’ai porté pendant les plus cruels jours de mon esclavage. Du moins, jusqu’ici, mon pauvre enfant, de la servitude tu n’as connu que le pénible labeur et la honte… et encore la honte… je ne sais ; ton caractère est résigné, timide, craintif ; je ne trouve pas en toi cette furie gauloise, comme disent les Romains en parlant de notre race ; cela tient peut-être à ce que tu es chétif et frêle… Ah ! mon enfant ! les races dégénèrent dans l’esclavage, et pour la force du caractère et pour celle du corps… Mon aïeul Joel et mon père Guilhern avaient tous deux plus de six pieds romains ; peu d’hommes auraient pu les vaincre à la lutte ; ma taille n’atteignait pas la leur ; mais avant d’être courbé par le travail et les années, elle était haute et robuste… Déjà mon fils, ton pauvre père, atteint pour ainsi dire dans les entrailles de sa mère, et par suite des misères de notre vie errante et fugitive, avait dégénéré de l’antique vigueur de notre race, et toi, tu es encore plus petit et plus faible que ton père. Les habitudes sédentaires de ton état de tisserand, l’insuffisance de la nourriture accordée aux esclaves, augmentent encore ta débilité corporelle ; puisse ton caractère ne pas s’affaiblir encore ! Puisses-tu retrouver l’énergie de ta race, l’heure de la délivrance et de la justice venue, si elle vient, hélas ! pendant ta vie !… Tu sauras, du moins, par ces écrits, les maux que tes aïeux ont soufferts ; cette conscience et cette connaissance réveilleront peut-être en toi l’ardeur du sang gaulois, et te donneront le courage et la force de briser le joug odieux que tu portes, toi, de race autrefois libre, et de venger toi et tes aïeux sur le Romain, notre oppresseur éternel. J’avais joint à ce récit, que tu liras, celui de mon évasion avec Loyse, ma femme, évasion dont je t’ai quelquefois parlé ; j’y avais retracé les douces jouissances des seuls jours de liberté dont j’aie jamais joui durant ma longue vie d’esclavage ; j’avais aussi fait le récit de ma rencontre avec un de nos courageux et vénérés druides, esclave comme moi et mes compagnons, lors des travaux de l’aqueduc de Marseille ; ces deux récits se sont égarés : le plus important des trois est resté ; c’est celui que je te remets… Jure-moi, mon enfant, de conserver pieusement ce dépôt ; si tu ne crois pas pouvoir le cacher sûrement quelque part, porte-le sur toi au moyen de cette ceinture, sous tes vêtements, ainsi que souvent j’ai fait moi-même… Adieu, mon enfant, sois fidèle à tes dieux ; n’aie qu’un espoir, qu’un but : la délivrance de notre Gaule bien-aimée ! qu’un souvenir, les maux dont ta race a souffert !… »

J’ai fait à mon grand-père la promesse qu’il me demandait ; puis, selon ses conseils, j’ai mis la ceinture autour de moi, sous mes vêtements et, après un dernier embrassement de mon aïeul, je l’ai quitté.

Je ne devais plus le revoir… le lendemain il expirait…

J’avais alors quinze ans.

Geneviève, ma sœur de lait, devenue ma femme quelques années plus tard, avait été louée comme lavandière par l’épouse d’un Romain de Marseille nommé le seigneur Grémion, parent du premier maître de mon aïeul, et aussi l’un des agents du fisc.

La domination des Romains s’étendait alors d’un bout à l’autre du monde. La Judée leur était soumise comme dépendance de la province de Syrie, gouvernée par un préfet de Rome.

Plusieurs vaisseaux de Marseille partaient de ce port pour le pays des Israélites… Grémion, parent du procurateur romain en Judée, nommé Ponce-Pilate, fut désigné pour aller remplacer dans ce pays le tribun du trésor chargé d’assurer le recouvrement des impôts, car, partout où s’établissait la domination romaine, l’exaction des impôts s’établissait en même temps.

Aurélie, épouse de Grémion, avait loué Geneviève, ma femme, comme esclave lavandière ; elle fut si satisfaite de son zèle et de sa douceur, qu’elle voulut se l’attacher pendant ce long voyage au pays des Israélites, et pria son mari d’acheter Geneviève, ce qu’il fit.

Les Dieux nous furent favorables. Aurélie était du petit nombre de ces dames romaines qui se montraient pitoyables envers leurs esclaves. Jeune, belle, d’un caractère vif et enjoué, Aurélie ne devait pas rendre à ma femme la servitude trop pénible. Cette pensée rendit pour moi cette séparation moins amère. J’étais devenu habile dans mon métier de tisserand, et je rapportais au fisc, qui me louait à des maîtres, de bons bénéfices.

Ma vie était celle de tous les esclaves artisans, ni meilleure, ni pire ; et d’ailleurs, je l’avoue, mon grand-père m’avait bien jugé : je n’avais pas hérité, tant s’en faut, de la furie et de l’outrevaillance de notre vieille race gauloise et de sa farouche impatience de l’esclavage. La servitude me pesait comme elle pèse à tous ; mais (que mes aïeux, et si je dois avoir un fils, que mes descendants me le pardonnent) je n’aurais jamais osé songer à briser mes fers par la violence ou à échapper par la fuite à ma servitude ; mon caractère est resté aussi débile que mon corps, et lorsque je relis parfois les terribles combats des guerriers de ma race et les effrayants périls auxquels mon grand-père Sylvest a échappé, je frissonne d’épouvante, la sueur baigne mon front, et je me fais à moi-même le serment de ne jamais m’exposer, volontairement du moins, à de pareils dangers, et de faire de mon mieux tourner ma navette pour satisfaire mes maîtres ; j’ai gagné à cette résignation d’être un peu moins maltraité que mes compagnons, quoique j’aie fait comme eux connaissance avec le fouet et les verges, malgré ma douceur et mon envie de bien faire ; mais les maîtres ont leurs caprices et leurs moments de colère ; regimber contre eux, c’est s’exposer à un pire sort… J’endurais donc le mien, me contentant de me frotter les épaules quand elles me cuisaient… Malgré l’exemple de mon aïeul et les sollicitations de quelques-uns de mes compagnons, qui me croyaient d’une grande énergie, comme étant de la race de Joel, le brenn de la tribu de Karnak, je ne voulus jamais faire partie des réunions secrètes des Enfants du Gui, qui s’étaient perpétuées en Gaule… Le supplice des esclaves crucifiés pour rébellion m’inspirait trop d’effroi, et je frémissais, moi, chétif, à la seule pensée d’une révolte armée.

D’ailleurs, ces entreprises me semblaient insensées… En effet, vers le commencement du règne de Tibère, successeur d’Auguste, les sociétés secrètes des Enfants du Gui, et d’autres conjurés gaulois, après avoir longtemps attendu le moment opportun pour la révolte, se décidèrent, d’après les avis des druides, à tenter un soulèvement général.

Sacrovir, Gaulois du Nivernais, fut l’âme de cette insurrection, parcourant les conciliabules secrets, envoyant des émissaires de concert avec les druides, montrant l’Italie elle-même subissant avec impatience le joug de Tibère ; il croyait le moment venu, ou jamais, de recouvrer la liberté des Gaules (L). Une grande conjuration s’organisa ; Sacrovir en fut le chef et la dirigea avec une extrême circonspection. Il ne fallait, selon lui, rien brusquer, et attendre que toutes les cités conjurées fussent en mesure d’agir. Malheureusement, les Gaulois d’Anjou et de Touraine s’insurgèrent trop tôt ; ce commencement de révolte, n’étant pas appuyé, fut aussitôt comprimé : les riches Gaulois, ralliés aux Romains, se joignirent à eux pour châtier, disaient-ils, l’ingratitude des rebelles qui avaient l’audace de se soulever contre l’auguste empereur Tibère, le protecteur des Gaulois (M). Sacrovir avait toujours combattu au premier rang, sans casque et la poitrine découverte (N). Mais ses partisans, écrasés par le nombre, se débandèrent ; entraîné par la fuite de ceux qu’il avait soulevés, il se réfugia dans Autun, tenta d’insurger cette ville contre les Romains… Le peuple et les magistrats, découragés et craignant les vengeances de Tibère, menacèrent Sacrovir de le livrer aux Romains… Alors il se rendit avec plusieurs de ses amis dans sa maison de campagne, voisine de la ville ; ils y mirent le feu par en bas ; puis, montant sur la terrasse qui la surmontait, ils s’attablèrent, vidèrent une dernière coupe à la délivrance de la Gaule, dont ils ne désespéraient pas, et lorsque l’incendie commença d’envahir la terrasse où buvaient Sacrovir et ses amis, tous se poignardèrent et s’abîmèrent dans les flammes, offrant, comme nos aïeux, leur sang en holocauste à Hésus (O).

Gaulois, je déplorai la mort de ces vaillants ; mais je me dis avec découragement (que mes aïeux me le pardonnent encore !) : « C’en est fait à jamais de la liberté de notre pauvre pays, puisque depuis le chef des cent vallées, l’hôte de mon aïeul Joel, tant de héros ont en vain sacrifié leur sang généreux !… »

Ma femme Geneviève est une guerrière auprès de moi, et digne, par le courage et la vertu, d’entrer dans notre famille, qui compte parmi ses aïeules : Hêna, la vierge de l’île de Sên ; Méroe, la femme du marin, et Margarid, la matrone gauloise… J’ai fait lire à Geneviève les parchemins que m’a laissés mon grand-père : ces récits l’ont exaltée… Combien de fois elle m’a tendrement reproché ma tiédeur, mon découragement, en s’écriant :

« — Ah ! si j’étais homme ! si je descendais du brenn de la tribu de Karnak ! cette race féconde en vaillants et en vaillantes ! au premier soulèvement des Gaulois j’irais me faire tuer…

» — J’aime mieux vivre tranquillement près de toi, Geneviève, — lui disais-je, — prendre en patience les maux que je ne peux empêcher, et dévider de mon mieux ma navette au profit de mon maître. »

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Ce fut donc vers la quinzième année du règne de Tibère que ma femme partit de Marseille avec Aurélie, sa maîtresse, pour se rendre en Judée.

Les faits suivants ont été écrits par Geneviève il y a un an, à son retour de voyage… Ma vie a été jusqu’ici tellement monotone et insignifiante, qu’elle figurerait mal parmi les récits de ma famille. Celui de Geneviève, bien qu’il raconte quelques aventures sans grande importance qui se sont passées dans le pays des Hébreux, alors qu’elle habitait Jérusalem, aura du moins l’attrait de curiosité qu’inspire tout événement dont un pays très-lointain et très-peu connu est le théâtre…