Les Mystères de Marseille/Première partie/Chapitre XV

Charpentier (p. 98-102).

XV

Où Philippe refuse de se sauver


Marius s’avoua son impuissance. Il ne savait plus à quelle porte frapper. On n’emprunte pas quinze mille francs dans une heure lorsqu’on est un simple commis.

Il descendit lentement la rue d’Aix, l’intelligence tendue, ne trouvant rien au fond de ses pensées endolories. Les embarras d’argent sont terribles ; on aimerait mieux lutter contre un assassin que contre le fantôme insaisissable et accablant de la pauvreté. Personne n’a pu jusqu’à présent inventer une pièce de cent sous.

Lorsque le jeune homme fut arrivé sur le cours Belzunce, désespéré, acculé par la nécessité, il se décida à retourner à Aix, les mains vides. La diligence allait partir, il ne restait plus qu’une place sur l’impériale. II prit cette place avec joie, il préférait rester à l’air, car l’anxiété l’étouffait, et il espérait que les horizons larges de la campagne calmeraient sa fièvre.

Ce fut un triste voyage. Le matin, il avait passé devant les mêmes arbres, les mêmes collines, et l’espérance qui le faisait sourire jetait alors des clartés joyeuses sur les champs et les coteaux. Maintenant, il revoyait cette contrée et lui donnait toutes les tristesses de son âme. La lourde voiture roulait toujours ; les terres labourées, les bois de pins, les petits hameaux s’étalaient au bord de la route ; et Marius trouvait, dans chaque nouveau paysage, un deuil plus noir, une douleur plus poignante. La nuit vint, il lui sembla que le pays entier était couvert d’un crêpe immense.

Arrivé à Aix, il se dirigea vers la prison, d’un pas lent. Il se disait qu’il apporterait toujours trop tôt la mauvaise nouvelle.

Lorsqu’il entra dans la geôle, il était neuf heures du soir. Revertégat et Fine jouaient aux cartes sur un coin de la table pour tuer le temps.

La bouquetière se leva d’un mouvement joyeux et courut à la rencontre du jeune homme.

« Eh bien ? » demanda-t-elle avec un sourire clair, en renversant coquettement la tête en arrière.

Marius n’osa répondre. Il s’assit, accablé.

« Parlez donc ! cria Fine. Vous avez l’argent ?

– Non », répondit simplement le jeune homme.

Il reprit haleine et conta la faillite de Bérard, l’arrestation de Blétry, tous les malheurs qui lui étaient arrivés à Marseille. Il termina en disant :

« Maintenant, je ne suis qu’un pauvre diable... Mon frère restera prisonnier. »

La bouquetière demeura douloureusement surprise. Les mains jointes, dans cette attitude de pitié que prennent les femmes de Provence, elle répétait sur un ton lamentable :

« Pauvres, pauvres, nous ! »

Elle regardait son oncle, elle semblait le pousser à parler. Revertégat contemplait les deux jeunes gens avec compassion. On voyait qu’une lutte se livrait en lui. Enfin, se décidant :

« Écoutez, monsieur, dit-il à Marius, mon métier ne m’a pas endurci au point d’être insensible à la douleur des braves gens... Je vous ai déjà dit pourquoi je vous vendais la liberté de votre frère. Mais je ne voudrais pas que vous puissiez croire que l’amour de l’argent seul me guide... Si des circonstances malheureuses vous empêchent de me mettre en ce moment à l’abri de la misère, je n’en ouvrirai pas moins la porte à M. Philippe... Vous viendrez plus tard à mon secours, vous me donnerez les quinze mille francs sou à sou, quand vous pourrez. »

Fine, en entendant ces mots, battit des mains. Elle sauta au cou de son oncle et l’embrassa à pleine bouche. Marius devint grave.

« Je ne puis accepter votre dévouement, répondit-il. Je me reproche déjà de vous faire manquer à votre devoir, et je refuse d’aggraver ma responsabilité en vous jetant, en outre, sur le pavé, sans un morceau de pain. »

La bouquetière se tourna vers le jeune homme presque avec colère.

« Eh ! taisez-vous ! cria-t-elle. Il faut sauver M. Philippe... Je le veux... D’ailleurs, nous n’avons pas besoin de vous pour ouvrir les portes de la prison... Venez, mon oncle. Si M. Philippe consent, son frère n’aura rien à dire. » Marius suivit la jeune fille et le geôlier, qui se dirigeaient vers la cellule du prisonnier. Ils avaient pris une lanterne sourde, ils se glissaient doucement dans les corridors, pour ne pas éveiller l’attention.

Tous trois entrèrent dans la cellule et refermèrent la porte derrière eux. Philippe dormait. Revertégat, attendri par les larmes de sa nièce, adoucissait autant que possible pour le jeune homme le régime sévère de la prison : il lui portait le déjeuner et le dîner que Fine préparait elle-même, il lui prêtait des livres, il lui avait même donné une couverture supplémentaire. La cellule était devenue habitable, et Philippe ne s’y ennuyait pas trop. Il savait d’ailleurs, qu’on travaillait à sa fuite.

Il s’éveilla et tendit les mains avec effusion à son frère et à la bouquetière.

« Vous venez me chercher ? demanda-t-il en souriant.

– Oui, répondit Fine. Habillez-vous vite. »

Marius gardait le silence. Son cœur battait à grands coups. Il redoutait qu’un désir cuisant de liberté ne fit accepter à son frère cette fuite qu’il avait cru devoir refuser.

« Ainsi, tout est convenu et arrangé, reprit Philippe. Je puis me sauver sans crainte et sans remords... Vous avez donné l’argent promis ?... Tu ne me réponds rien, Marius. »

Fine se hâta d’intervenir.

« Eh ! je vous ai dit de vous dépêcher, cria-t-elle. De quoi vous inquiétez-vous ? »

Elle avait pris les vêtements du jeune homme, elle les lui jetait ajoutant qu’elle allait attendre dans le corridor.

Marius l’arrêta du geste.

« Pardon, dit-il, je ne puis laisser mon frère dans l’ignorance de nos malheurs. »

Et, malgré les impatiences de Fine, il raconta de nouveau son voyage à Marseille. D’ailleurs, il ne donna aucun conseil, il voulait laisser toute liberté à son frère.

« Mais alors, s’écria Philippe accablé, tu n’as pas donné l’argent au geôlier !... Nous sommes sans un sou.

– Ne vous inquiétez pas de cela, répondit le geôlier en s’approchant. Vous viendrez plus tard à mon aide. »

Le prisonnier resta muet. Il ne songeait plus à la fuite, il songeait à la misère, à la triste mine qu’il ferait désormais sur les promenades de Marseille. Plus de vêtements élégants, plus de flâneries, plus d’amours. D’ailleurs, il y avait en lui des sentiments chevaleresques, des idées de poète qui l’empêchaient d’accepter le dévouement de Revertégat.

Il rentra dans son misérable lit, remonta la couverture jusqu’à son menton, et, d’une voix tranquille :

« C’est bien, dit-il, je reste. »

Le visage de Marius rayonna. Fine resta comme écrasée.

Elle voulut prouver la nécessité de la fuite, elle parla de l’exposition publique, de l’infamie du pilori. Elle s’animait, elle était superbe de colère, et Philippe la regardait avec admiration.

« Ma belle enfant, répondit-il, vous me feriez peut-être céder si je n’étais devenu aveugle et entêté dans cette cellule. Mais vraiment, j’ai déjà assez commis de lâchetés sans charger ma conscience davantage... Il arrivera ce que le ciel voudra. D’ailleurs, tout n’est pas perdu. Marius me délivrera ; il trouvera l’argent, vous verrez... Vous viendrez me chercher quand vous aurez payé ma rançon. Et nous nous sauverons ensemble, et je vous embrasserai... »

Il parlait presque gaiement. Marius lui prit la main.

« Merci, frère, dit-il. Aie confiance. »

Fine et Revertégat sortirent ; Philippe et Marius restèrent seuls pendant quelques minutes. Ils eurent une conversation grave et émue : ils causaient de Blanche et de son enfant.

Quand les trois visiteurs furent revenus dans la geôle, la bouquetière se désespéra en demandant à Marius ce qu’il allait faire.

« Je vais me remettre en campagne, répondit-il. Le malheur est que nous sommes pressés et que je ne sais à quelle bourse m’adresser.

– Je puis vous donner un conseil, dit Revertégat. Il y a dans la ville, à deux pas d’ici, un banquier, M. Rostand, qui consentira peut-être à vous prêter une forte somme... Mais je vous avertis que ce Rostand a la réputation d’un usurier... » Marius n’avait pas le choix des moyens.

« Je vous remercie, dit-il. J’irai demain matin voir cet homme. »