Au Comptoir des imprimeurs unis (2p. 165-191).


XIV


UN TÊTE-À-TÊTE.


Lady Ophelia, brusquement éveillée de son rêve, regardait le marquis avec effroi.

— Je vous attends, madame, dit-il froidement.

— Et que voulez-vous de moi, milord ?

— Vous avez parlé de trahir, vous dis-je ; vous en avez eu la pensée, madame, peut-être le dessein, et je viens de voir un homme sortir de chez vous. — Cet homme est l’ami de Frank Perceval.

— C’est vrai… il venait de sa part.

— De sa part ! répéta Rio-Santo avec amertume ; — je vous ai vue hier causer avec Perceval, madame ; j’ai surpris entre vous des regards d’intelligence… Ne savez-vous pas que rien ne m’échappe et que, lorsque mes yeux sommeillent ou ne voient pas, cent regards sont là pour veiller à leur place ?

— Je sais que vous êtes puissant, milord, répondit la comtesse en relevant sa jolie tête avec une fierté calme ; — puissant pour le mal comme l’ange déchu… Mais je ne vous crains pas.

— Vous ne me craignez pas ! répéta Rio-Santo, dont la voix éclata sourdement et s’emplit de menaces.

— Je vous aime, hélas ! je vous aime ! dit la comtesse après un silence et avec une expression soudaine de navrant désespoir.

Un sourire de triomphe plissa durant une seconde la lèvre de Rio-Santo, qui reprit d’une voix où il n’y avait plus de colère :

— Ophélie, il faut me pardonner ces mouvements de brusque courroux où s’échappe ma secrète souffrance… Je suis malheureux, vous le savez… Deux passions se partagent mon âme et s’y livrent un combat qui me tue… mon amour pour vous…

La comtesse leva ses beaux yeux bleus au ciel.

— Mon amour pour vous, continua résolument Rio-Santo et mon ambition sans limites… cet homme, ce Frank Perceval s’est trouvé sur mon chemin ; je me suis détourné. Sur l’honneur, milady, j’avais pitié de cet enfant, qui, après tout, n’était hier qu’un innocent obstacle… mais cet enfant m’a insulté comme un homme et j’ai dû le punir…

— C’est donc bien vous ? interrompit la comtesse.

— Vous étiez instruite ?… Ah ! milady, ce que vous appelez votre amour a parfois toutes les allures de la haine !… Oui, — c’est moi… mais tout en le punissant, j’ai encore eu pitié… au lieu de le tuer sans miséricorde, comme c’était mon droit et mon intérêt de le faire, je l’ai mis seulement hors de combat.

— Voilà qui est beau, milord, et généreux ! dit la comtesse avec chaleur ; — hélas ! il y a encore en vous de nobles sentiments et c’est ce qui me perd !…

— À quoi m’a servi ma clémence ? reprit Rio-Santo. Vous lui aviez donné rendez-vous hier… Il croyait trouver ici de quoi me nuire… Ne dites pas non, madame… Et sa première pensée en retrouvant la vie qu’il me doit est de dépêcher vers vous un affidé. Mais qui donc vous pousse à me perdre, Ophelia ?… Vous voulez vous venger… Je suis plus malheureux que vous !

— Non, milord, non, répondit la comtesse, je ne veux point me venger… Rien ne me pousse à vous perdre… Le hasard… ou plutôt votre impitoyable colère… m’a fait maîtresse d’un secret terrible… Je ne pense jamais à cette scène affreuse sans frémir… et parfois, il est vrai, ce mystère de sang pèse à ma conscience…

— Vous n’avez donc jamais été jalouse, milady ? demanda Rio-Santo, qui mit en sa voix une expression insinuante et tendre.

— Je le suis, milord.

— Eh bien ! ne comprenez-vous pas qu’un transport de jalousie ?…

— Pas un mot de plus ! interrompit la comtesse… Fi ! milord.

Rio-Santo courba le front sous ce reproche. Il avait essayé le mensonge, et le mensonge lui faisait honte et dégoût, à lui que le crime n’épouvantait pas peut-être.

Il y avait entre lui et la comtesse bien des secrets d’amour, mais il y avait encore un autre secret. Ce secret révélé eût arrêté Rio-Santo dans ses projets les plus chers et mis en danger sa vie. Or, il venait d’acquérir la certitude que lady Ophelia, — soit vengeance, soit jalousie, soit tout autre motif, — avait eu la pensée de parler.

Dès la veille, ses soupçons avaient été excités à cet égard. C’était le motif de sa visite.

Or, maintenant qu’il connaissait le péril, restait à le conjurer. Sa cause était mauvaise et sa position difficile. Il avait brusquement délaissé la comtesse, tout en conservant avec elle, devant le monde, ces rapports de courtoisie qu’un gentleman ne peut point mettre en oubli. La recherche qu’il faisait de miss Trevor était patente et publique. Par lui, la comtesse avait perdu, réputation, repos et bonheur.

Mais la comtesse l’aimait, ce qui compensait tout cela.

Le marquis, fort de son avantage et d’autant plus sûr de soi qu’il avait jeté tout à l’heure au dehors sa fougueuse colère, mit en usage toutes ses ressources et gagna la partie, — ou, du moins, il dut croire qu’il l’avait gagnée.

Parcourant successivement toute une série de transitions habiles, il passa de l’amertume à la tristesse, de la tristesse à la mélancolie, de la mélancolie à la tendresse, de la tendresse aux élans les plus chauds de la passion. Et comme il était doué de cette inestimable faculté de sentir à mesure qu’il parlait, de se créer pour ainsi dire une vérité à lui, factice et réelle en même temps, chacune de ces gradations empreintes de bonne foi, chacune de ces paroles respirant la franchise, acquéraient une irrésistible éloquence.

On est fort lorsqu’on croit : Rio-Santo croyait.

Durant ce tête-à-tête, il passa, de fait et de tout cœur, par toutes les nuances qui séparent la colère de l’amour.

La comtesse écoutait, charmée ; la comtesse revivait, retrouvait sa jeunesse, son espoir et son joyeux amour.

Oh ! comme elle eût accueilli quiconque lui aurait demandé alors le secret de son Rio-Santo !

Mais l’éloquence a ses périls : elle est sujette à dépasser le but. Il n’y a que les rhéteurs pour ne se point tromper, et tel homme de génie capable de galvaniser la grave somnolence de la chambre des lords ou de faire taire les bruyantes conversations qui assourdissent les échos du bas parlement, commettra une maladresse, compromettra sa cause et servira ses adversaires. Au contraire, lord*** parlera pendant deux heures à la chambre haute sans faire plus de mal à ses amis qu’à ses ennemis, et l’honorable M.*** tonnera pendant trois sessions consécutives contre les catholiques d’Irlande sans compromettre le moins du monde ses nobles patrons qui l’estiment, l’aiment et l’apprécient comme doit l’être le plus fastidieux bavard des trois royaumes.

Rio-Santo était éloquent : il dépassa le but.

Voulant persuader et se faire fort de son amour, il lui arriva de dire que parfois, en lui, son ambition et sa tendresse pour lady Ophelia combattaient à armes égales, — son ambition, que pourtant il faisait à dessein si grande ! son ambition, qu’il appelait de ce nom unique, mais qui, en réalité, servait un autre sentiment fort, fougueux, implacable, qui donnait à ses espoirs, à ses projets, à ses efforts une portée réellement gigantesque.

— En ces moments, poursuivit-il, j’hésite et je souffre davantage… Je sais qu’enrayer mes projets ce serait mourir, mais je me demande si mieux ne vaudrait pas mourir avec vous, Ophélie, que de vivre sans vous.

— Vous ne l’aimez donc pas, elle ? demanda la comtesse.

— Mary ?… Pauvre fille !… qui ne l’aimerait ? dit Rio-Santo en affectant la pitié… Je voudrais l’aimer comme elle le mérite, madame ; mais entre elle et moi il y a votre image…

— Si je croyais que vous m’aimez, don José !… murmura la comtesse avec une expression étrange.

— Croyez-le, croyez-le, Ophélie ! s’écria le marquis, emporté par une passion soudaine et véritable ; — si mon but, — mon but qui m’entraîne et me tue, — disparaissait un jour à mes regards…

— Vous redeviendriez ce que vous fûtes pour moi, don José ?

— Ai-je donc changé, madame ?… Que faut-il vous dire pour vous convaincre ?… Je reviendrais à vos pieds… qui sait ?… guéri peut-être de ce mal d’ambition qui me consume.

— Peut-être, — répéta la comtesse qui se prit à rêver ; et vous seriez tout à moi ?

— Tout à vous, madame…

L’entretien continua, tendre et doux ; les heures passèrent. Qui donc, à la place de Rio-Santo, n’eût point cru la victoire complète ?

Pourtant, à dater de cet instant, la comtesse fut distraite ; une secrète pensée, espoir ou crainte, semblait absorber son attention.

— Je vais ce soir à Covent-Garden, dit-elle enfin. — Milord, m’y accompagnerez-vous ?

— Je vous y conduirai, Ophelia ; mais j’ai place dans la loge de lady Campbell.

— Si réduite que soit votre offre, milord, je l’accepte… Veuillez m’attendre un instant.

Elle sonna. Jane parut et reçut ordre de préparer la toilette de milady.

Rio-Santo resta seul dans le salon.

Il se jeta sur un sopha et tomba insensiblement dans l’une de ces rêveries aimées qui lui étaient si habituelles. Mais cette fois sa rêverie n’erra point au hasard et fut déterminée par un beau portrait en pied de lady Ophelia qui décorait le salon.

Ce portrait, frappant de ressemblance, représentait la comtesse à l’âge de vingt ans. Elle avait peu changé depuis lors, et tout au plus pouvait-on dire qu’elle fût moins belle. Seulement, un étroit demi-cercle bleuâtre courait maintenant au dessous de ses yeux qui, dans le portait, surmontaient sans transition de fraîches joues de jeune fille.

Lady Ophelia, — ou son portrait, — avait de charmants cheveux cendrés, ondoyants, fins, à reflets rares et comme nacrés, dont les bandeaux encadraient un front de développement médiocre, mais singulièrement harmonieux de contours. Ses yeux, d’une couleur difficile à saisir et surtout à dépeindre, étaient doux, nobles et gardaient maintenant une arrière-nuance de mélancolie sous l’agate délicatement marbrée de leurs prunelles. Le reste de ses traits avait au suprême degré la beauté anglaise, beauté digne et pure, dont le défaut est de manquer d’expression et de grâce. Mais ce défaut n’était point chez lady Ophelia et d’ailleurs son regard eût donné de l’expression et du charme à la physionomie la plus insignifiante. Sa taille était moyenne et semblait grande à cause de la grâce noble qui régnait en son maintien. Elle avait des pieds de Française et ses mains atteignaient la suprême perfection du modèle aristocratique.

Tout cet ensemble, où dominait énergiquement l’élément aristocratique, « la race, » était un fidèle reflet du caractère de lady Ophelia. Dans sa nature prise à l’état normal, la distinction s’alliait à une sorte de fermeté courtoise et prévenante qui semble, en Angleterre, être le partage exclusif du sexe féminin. Il y avait certes entre elle et miss Mary Trevor quelques rapports éloignés de manières et d’éducation ; le type de leurs deux visages était bien également cette beauté britannique, suave, effacée, tournant un peu à l’idéal, mais, outre la différence d’âge, il y avait de l’une à l’autre un large intervalle. Mary était la faiblesse ; Ophelia était la force domptée ; miss Trevor, la douce et pauvre enfant, ployait, avant d’avoir combattu ; lady Derby, vaincue, gardait sa fierté native et savait encore se redresser à l’occasion.

Ni l’une ni l’autre du reste n’avait de ces caractères qu’on puisse limiter précisément ou dépeindre d’une seule fois. Ils pouvaient se transformer ou tourner au souffle de ces vents capricieux qui apportent le calme ou la tempête dans l’atmosphère parfumée des salons. Faible, Mary pouvait se montrer forte quelque jour, par hasard, et lady Ophelia avait prouvé déjà qu’elle pouvait être faible.

Si nous avons été conduits à établir cette sorte de comparaison, c’est que Rio-Santo la faisait mentalement, tout en contemplant le portrait de lady Ophelia. Il était encore sous le charme de la récente entrevue, mais pas assez pour ne penser point à miss Mary Trevor.

Le lecteur se tromperait s’il prenait à la lettre les paroles prononcées par le marquis dans la chaleur du tête-à-tête. Rio-Santo s’était trompé lui-même lorsqu’il avait dit à lady Ophelia que l’ambition seule le mettait aux genoux de miss Trevor. Il aimait Mary ; il l’aimait davantage peut-être qu’il n’avait aimé lady Ophelia.

Quant à ce qu’il appelait son ambition, c’était, nous l’avons dit, un sentiment vigoureux, patient, indomptable, mais qui méritait, peut-être un autre nom. Rio-Santo avait un vaste but ; ses regards portaient haut ; son bras était de force à atteindre jusqu’où portait son regard, et son cœur était plus robuste encore que son bras. Ce qu’il y avait au fond de son âme, nul ne le savait. Il marchait d’un pas ferme et sûr dans de ténébreux sentiers. Les moyens qu’il employait étaient étranges pour ne rien dire de plus. Sur la question de savoir si le but était de nature à excuser les moyens, le lecteur sera juge en définitive.

Après ce qui précède, il est à peine besoin d’ajouter que le marquis était allé beaucoup trop loin lorsqu’il avait dit à la comtesse : Vous savez tous mes secrets. La pauvre femme avait surpris par hasard l’un des anneaux d’une longue chaîne de mystères, et voilà tout. Ce secret isolé avait bien par lui-même une portée terrible ; mais il n’ouvrait nulle voie à la découverte du reste.

La comtesse ignorait ses projets aussi complètement que personne. Il couvrait tout de ce mot : « Ambition, » qui n’excuse rien, mais qui explique. Ophelia croyait comprendre, regrettait et souffrait.

Tandis que Rio-Santo flottait entre deux images charmantes qui sollicitaient ensemble ou tour-à-tour sa mémoire, lady Ophelia faisait précipitamment sa toilette et pressait sa femme de chambre, laquelle s’étonnait grandement de voir brusquer ainsi une œuvre de cette importance.

— Je vous remercie, Jane ! dit enfin lady Ophelia de cet air qui signifie textuellement : — C’est fini !

— Milady ne se fera pas coiffer ?

— Non, Jane.

— Milady ne mettra même pas quelques fleurs dans ses beaux cheveux ?…

— Non, Jane… Laissez-moi !… Attendez… donnez-moi, je vous prie, ce qu’il faut pour écrire…

— Milady oublie que milord…

Ophelia l’interrompit par un geste de nerveuse impatience, et Jane se hâta d’obéir.

— Allez ! dit Ophelia.

Jane sortit en jetant sur sa maîtresse un sournois regard d’étonnement.

— Il le faut !… il le faut… murmurait la comtesse en trempant sa plume dans l’encrier ; ne m’a-t-il pas dit que s’il venait à échouer…

Elle s’arrêta et posa la plume.

— Mon Dieu ! reprit-elle après un silence, — je ne sais… je ne sais…

Elle mit sa tête entre ses mains et réfléchit durant une minute, puis elle saisit de nouveau la plume et traça rapidement quelques lignes.

— Je prendrai sa parole, dit-elle, sa parole de gentilhomme !… Frank est un loyal cœur… Je lui ferai promettre… Ah ! il le faut ! je ne puis plus vivre ainsi, et cet espoir me rend insensée…

Elle plia sa lettre qu’elle adressa : — À l’Honorable Frank Perceval, etc.

Elle la laissa sur sa toilette et revint au salon.

— Vous jetterez à la poste, de suite, une lettre que vous trouverez sur ma toilette, Jane, dit-elle avant de sortir.

Un instant après, le bel attelage de Rio-Santo brûlait le pavé dans la direction de Covent-Garden.

Au moment où Rio-Santo descendait devant le péristyle du théâtre et offrait sa main à la comtesse, un homme lui toucha le bras, glissa un papier dans sa main et disparut aussitôt parmi la foule.

Rio-Santo, tout en montant les degrés, déplia le papier et lut à la dérobée :

« Côté gauche, no 3. — Princesse de Longueville. »

— Occasion unique ! murmura-t-il en jetant un oblique regard à la comtesse ; — la princesse fera comme il faut son entrée dans le monde.